Tribologie/Manifestations du frottement
Les manifestations du frottement ne sont pas toutes évidentes et la liste que nous vous proposons ci-dessous n'est pas exhaustive !
Résistances passives
modifierLe frottement et l'adhérence engendrent des efforts mécaniques (des forces et des couples) dont la principale caractéristique est de contrarier systématiquement ou d'empêcher les mouvements relatifs et les déformations des objets. Ces efforts prennent naissance non seulement au niveau des surfaces en contact, mais aussi au sein même des matériaux solides ou fluides qui se déplacent ou se déforment. Le frottement n'est pas un problème à deux dimensions mais bel et bien à trois dimensions, il concerne des volumes et pas seulement des surfaces comme on a trop tendance à le croire !
Sans que nous y prêtions attention, nos gestes quotidiens intègrent les données du frottement. Quand nous saisissons un verre de bière, le volant d'une automobile ou le manche d'un outil, nous « réglons » instinctivement la contraction de nos muscles. Lorsque les forces de contact prennent, à notre insu, des valeurs inhabituelles, les accidents surviennent. Tel objet fragile devenu glissant nous échappe des mains et se brise sur le sol. Nos pieds glissent soudain sur une plaque de verglas, sur un sol de bois mouillé ou sur quelque amas nauséabond de matière molle traîtreusement déposé sur le crottoir (non, ce n'est pas une faute de frappe) que nous parcourons. Les glissades intempestives dans les salles de bain, lieux de tous les dangers, sont la cause de 90 % des bras cassés : chacun en déduira ce qu'il voudra ...
Échauffement
modifierL'énergie mécanique perdue par frottement, transformée en chaleur, est généralement irrécupérable et parfois très difficile à évacuer. Les calories produites par le frottement d'un crayon sur une feuille de papier n'empêchent personne de dormir, mais il n'en est pas de même lors de la conception des freins d'un train à grande vitesse ou a fortiori d'un avion de ligne. Les aspects thermiques du frottement peuvent avoir des conséquences inattendues.
Usure
modifierL'usure, multiforme, souvent paradoxale, ne peut être réduite à une simple perte de matière. Sous ce terme se cachent des phénomènes extraordinairement diversifiés, qui provoquent un ensemble de transformations géométriques et physicochimiques des couches superficielles soumises au frottement.
L'usure provoque des pertes économiques énormes mais elle n'est pas toujours nuisible. L'usure de la craie sur le tableau permet au professeur de communiquer des informations à ses élèves. Les usinages par abrasion (affûtage, meulage, rectification, rodage pris dans ce sens) ne sont rien d'autre que de l'usure ; on cherche alors à enlever le maximum de matière avec un minimum d'énergie, tout en laissant sur les pièces des surfaces utilisables.
Bruits et sons musicaux
modifierLes vibrations dues au frottement sont un phénomène très banal. Les portes qui grincent, les freins de poids lourds qui hurlent dans la nuit, l'excitation de la chanterelle d'un violon par l'archet du Maître, en sont des exemples.
En 1829, Gustave-Gaspard Coriolis a indiqué que la production de vibrations est particulièrement forte quand le frottement produit peu d'usure, et inversement. En tenant la craie « comme il faut », nous formons sur le tableau un dépôt large et opaque, en silence. En la tenant « mal », nous engendrons des crissements plus ou moins discordants ou d'autres types de sons dont nous reparlerons plus loin.
Le bruit des pièces en frottement peut devenir très gênant lorsque l'on se trouve dans l'impossibilité d'y échapper. Ainsi, les équipages de la Station Spatiale Internationale se sont plaints dès le début du niveau sonore trop élevé provoqué par de nombreux organes mobiles, au premier rang desquels on trouve les ventilateurs. Des amortisseurs spéciaux installés par le cosmonaute russe Guennadi Padalka et l'astronaute américain Michael Finke ont sensiblement réduit le niveau du bruit.
Triboélectricité
modifierThalès de Milet a décrit comme « familière » la propriété de l'ambre jaune (elektron) qui acquiert par frottement le pouvoir d'attirer de menus objets.
Elle était comme l'ambre et moi comme la paille, dit une vieille romance persane, elle me touchait et je restais accroché à elle ...
La triboélectricité (électricité dite statique) produit facilement des tensions très élevées, redoutables en raison des risques d'incendie, de destruction de composants électroniques ... Elle se produit avec les solides mais aussi avec des liquides coulant dans des conduites ou des gaz en mouvement : on doit brancher le camion-citerne sur l'avion qu'il vient ravitailler, pour les mettre au même potentiel. On trouvera plus loin davantage de détails sur ces phénomènes, en particulier ici.
Triboluminescence
modifierD'une manière générale la luminescence est une émission lumineuse d'origine autre que thermique. On parle de triboluminescence à propos de la lumière issue de corps frottés ou broyés, sucre, sel gemme, craie ... Cette émission a été décrite dès le XVIe siècle et Francis Bacon la mentionne en 1620. Pour la percevoir, il faut s'habituer à l'obscurité pendant quelques minutes, le temps pour la rhodopsine de se reformer dans la rétine.
En 1790, la triboluminescence est bien connue dans l'industrie sucrière naissante, où l'on constate que de la lumière est émise lorsque l'on casse des pains de sucre pour obtenir des morceaux plus petits et plus commodes à utiliser. Dans l'obscurité, on peut la constater facilement en écrasant avec une pince des bonbons durs diversement parfumés, tels les « bonbons anglais » parfumés au salicylate de méthyle et autres arômes plus ou moins chimiques. Selon la nature de ces arômes, mais aussi des colorants et autres additifs qui « dopent » le sucre, l'émission peut notablement varier en couleur et en intensité. Quand on les fait frotter, des morceaux de saccharine, édulcorant utilisé par les diabétiques, ou encore d'acide tartrique, font merveille. À défaut, frotter du sucre avec un couteau ou décoller un morceau de ruban adhésif ... Les diamants brisés pendant qu'on les taille émettent paraît-il des éclats lumineux de couleur bleue ou rouge.
On ne comprend pas encore très bien comment les perturbations des réseaux cristallins occasionnées par le frottement, les rayures ou les cassures aboutissent à cette émission lumineuse. Il faut remarquer que la triboluminescence ne survient a priori qu'avec des isolants électriques et jamais avec des conducteurs, du moins quand les matériaux sont purs, la présence d'impuretés pouvant, pense-t-on, expliquer certaines exceptions.
On a découvert assez récemment que la transformation d'énergie mécanique en radiations électromagnétiques pouvait s'étendre à un domaine spectral bien plus large que la seule lumière visible. On sait par exemple qu'en décollant un ruban adhésif ordinaire dans le vide, on produit à la fois de la lumière visible et des ondes radio. Lorsque ce décollement est saccadé, il se produit un phénomène dit de « stick-slip » (colle-glisse) qui est étudié plus loin. Ce stick-slip s'accompagne de décharges de rayons X très brèves, de l'ordre de la nanoseconde, mais suffisamment intenses pour que l'on ait pu s'en servir pour radiographier un doigt.
Réactions chimiques
modifierLes surfaces subissent de nombreuses transformations, y compris diverses sortes de corrosion amorcées ou favorisées par frottement. Il y a là de nombreux pièges dans lesquels ne manquent pas de tomber les novices et qui de toute manière donnent toujours du fil à retordre aux gens d'expérience.
Le cas le plus fréquent est celui où il faut faire frotter deux composants mécaniques l'un contre l'autre dans un milieu physico-chimique plus ou moins hostile. Après avoir choisi deux matériaux réputés (individuellement !) résistants à ce milieu, disons au hasard un acier inoxydable passivé par le molybdène et une résine phénolique, on lance la fabrication, on assemble le mécanisme, on met en marche ... et ô surprise, les matériaux se corrodent ...
Odeurs
modifierC'est une conséquence du déclenchement de réactions chimiques, de nombreuses substances émettent par frottement des odeurs caractéristiques. On le vérifie aisément en entrechoquant deux rognons de silex ou en perçant certaines matières plastiques. Sir Robert Boyle a signalé l'odeur fétide émise par frottement du verre.
Un doigt passé sur du plomb ou un métal contenant du plomb prend une odeur caractéristique qui permet, par exemple, de distinguer rapidement un acier ordinaire d'un acier à usinabilité améliorée contenant 1 à 1,5 % de plomb. Évidemment, cette méthode d'analyse immédiate tombe en défaut les jours de rhume, mais si vous en avez fait l'expérience, peut-être éviterez-vous un jour d'acheter un bijou contenant 95 % de plomb durci que l'on aura tenté de vous faire passer pour de l'argent massif !
Le frottement et les électrons périphériques
modifierOn peut maintenant, à juste titre, se demander ce qui peut bien relier des faits apparemment aussi disparates.
Les phénomènes « macroscopiques » comme l'échauffement, les vibrations, ... mettent en jeu les masses, les raideurs, la conduction thermique, etc. et on est à peu près en mesure de les étudier directement grâce aux lois habituelles de la mécanique et de la thermodynamique.
Les autres phénomènes nous obligent à réfléchir sur ce que veut dire exactement le mot « surface ». Vue du large, la dune du Pyla, vers Arcachon, France, se découpe en douces formes arrondies bien distinctes sur un fond de ciel bleu (il fait toujours beau en Gironde, c'est bien connu). Des parapentistes profitent des courants ascendants provoqués par ce relief isolé au milieu d'une vaste étendue plate. Si l'un d'eux fait une fausse manœuvre et pique tête baissée vers la dune, il va vite constater qu'il existe bel et bien une séparation entre deux milieux distincts. Pourtant, la dune du Pyla n'a pas à proprement parler de surface, puisqu'elle n'est rien d'autre que le tas de sable le plus haut d'Europe.
D'où la question qui, je le sens, vous taraude : les petits grains de sable ont-ils une surface ? Si nous les regardons dans le creux de notre main, ils nous apparaissent plutôt brillants mais vus au microscope électronique à balayage ils montrent un autre visage, plein de bosses, de crevasses, de rayures, de porosités, ... mais c'est encore une apparence ! Le microscope à effet tunnel nous permettrait d'y localiser les atomes, que nous pouvons nous représenter sous la forme d'un noyau très massif entouré d'un « nuage » d'électrons qui gravitent autour de lui.
Même si cette représentation est très grossière, imaginons qu'un « solide isolé » est un ensemble d'atomes et de molécules liés « rigidement », qui baigne dans un autre milieu « fluide » (atmosphère ou autre) composé quant à lui d'atomes et de molécules plus ou moins libres de leurs mouvements. Qui est aux premières loges lorsque deux solides frottent l'un contre l'autre ? Les électrons périphériques des atomes « extérieurs » de ces solides, qui sont directement concernés par les transferts d'énergie dus au frottement !
Arrachés ou rapportés en surnombre, ces électrons sont responsables de l'apparition de charges électriques positives ou négatives. Passant à un niveau d'énergie supérieur, dont ils redescendent en émettant des photons, ils provoquent les phénomènes de triboluminescence. Ce sont encore eux qui déterminent les propriétés chimiques des éléments et que l'on appelle électrons de valence.
On comprend mieux dès lors que tous les phénomènes physiques et chimiques qui mettent en jeu les électrons périphériques peuvent être influencés par le frottement et avoir une influence sur lui. Vaste programme : l'étude théorique du frottement passe par celle des couches électroniques externes des atomes.