Le mouvement Wikimédia/L'utopie Wikimédia


Imaginons un instant que l’espace Web serait une gigantesque ville électronumérique. Au sein de cette ville se trouve alors un immense quartier[1], dans lequel sont rassemblés près d’un millier d’édifices[2] que l’on peut visiter librement et gratuitement. Imaginons ensuite qu’à l’exception de quelques bâtiments administratifs[3], non seulement on peut parcourir librement tous ces lieux, mais on peut aussi y modifier presque tout ce qui s’y trouve. On peut y apporter de nouvelles informations, sous forme de texte, photo, vidéo et document sonore, et aussi, si on le veut, ranger les informations apportées par d’autres, afin de rendre leur présentation plus esthétique ou plus compréhensible.

D’une manière plus incroyable encore, on peut même faire disparaitre l’entièreté de ce qui est présent dans une pièce ! Suite à quoi, comme par un tour de passe-passe, un programme informatique remettra tout en place, avant de demander gentiment d’éviter ce genre de vandalisme. La prochaine fois peut-être, ou dans le cas d’un acte de vandalisme plus sournois qui ne serait pas détecté par les robots, ce sera sans doute l’une des personnes qui a préalablement enrichi ou enjolivé la pièce qui annulera les modifications, juste avant de contacter le perturbateur. S’il s’agit d’un multirécidiviste, il est alors sanctionné en se voyant interdit de modifier le contenu du bâtiment[4] qu’il a précédemment vandalisé. Une décision qui, par ailleurs, sera toujours mise en application par un des volontaires administrateurs choisis par la communauté des bénévoles actifs au sein des projets.

Figure 3. Photo de la Digital City de Riyadh arborant une esthétique proche de la métaphore du quartier Wikimédia.

On comprend donc que tout le monde peut enrichir, mais aussi surveiller et protéger les richesses partagées dans le quartier Wikimédia. Il suffit pour cela de rejoindre le mouvement Wikimédia en se créant un compte qui permet, entre autres, de s’abonner à un système de notification, qui envoie un message, ou un courriel, à chaque fois qu’une des pièces des bâtiments Wikimédia[5] que l’on veut surveiller est modifiée.

Pour la création de ce compte, pas besoin de fournir une adresse ou un numéro de téléphone. Les seules informations personnelles indispensables au bon fonctionnement du quartier Wikimédia sont les adresses IP des ordinateurs au départ desquels sont faites les modifications de contenu[6]. Des adresses qui, de plus, deviennent invisibles suite à la création de comptes utilisateur.

Contrairement à ce qui se passe dans les quartiers commerciaux de la grande ville électromagnétique[7], aucune des informations récoltées lors des visites des bâtiments Wikimédia n’est ainsi vendue à des services de marketing. Même les adresses des visiteurs qui ne sont pas enregistrés sont appelées à disparaitre de la vue des autres internautes. Seules des personnes accréditées par la communauté pour effectuer des contrôles d’usurpation d’identité[8] pourront alors accéder à ces informations. C’est là une précaution nécessaire au bon déroulement des prises de décisions organisées au sein du quartier, durant lesquelles les personnes actives au sein des projets, tenteront souvent d’obtenir un consensus avant de passer au vote.

Wikimédia apparait ainsi comme le plus grand quartier de la ville électromagnétique dédiée au partage de la connaissance. Tandis que la partie la plus connue du quartier est composée de centaines de bâtiments encyclopédiques répertoriés par langues[9], derrière ceux-ci, et toujours séparés en versions linguistiques, se trouvent aussi de nombreuses autres bibliothèques. Celles-ci peuvent être soit générales[10], soit thématiques et spécialisées dans des domaines aussi variés que le traitement lexical[11], l’actualité[12], la pédagogie et la recherche[13], les voyages[14], les êtres vivants[15] et les citations d’auteurs[16]. Après quoi, il faut encore ajouter l’existence d’un immense musée médiatique[17] et d’une énorme banque d’informations factuelles[18] dont les fonctions sont d’enrichir les lieux précédemment cités. Le tout étant muni d’étages[19] spécialement dédiés à l’organisation technique ou politique des projets.

Parallèlement à cela et toujours de manière ouverte et libre de participation, on trouve dans le quartier Wikimédia plusieurs édifices entièrement dédiés à sa maintenance technique[20]. À côté d’eux, se trouve un building consacré à l’organisation générale des activités qui s’y déroulent[21], puis, un autre dans lequel s’opère le traitement des courriers adressés au quartier[22], et enfin, un dernier où s’organisent des activités de sensibilisation et de recrutement de nouveaux bénévoles[23].

En découvrant l’existence de ce vaste quartier numérique libre d’accès et de transformation, on comprend donc pourquoi le mouvement Wikimédia apparait, pour certains, comme l’une des plus grandes utopies du XXIᵉ siècle[24][25]. Car au bout du compte, ce mouvement social aura permis la création du plus grand espace libre du Web, dont le contenu est presque intégralement produit et géré par des bénévoles. Sans oublier que ce mouvement représente aujourd’hui, la plus grande organisation mondiale non marchande présente sur le Web. Autant de particularités donc, qui suscitent finalement cette simple question : Comment tout cela fut-il rendu possible ?

La réponse se trouve dans une particularité peu connue de l’histoire de l’informatique. Celle d’un chamboulement culturel apparu tout au long de la révolution numérique, et dont les origines se situent au niveau de la contre-culture des années 1960. Quand on regarde de plus près cette facette de l’histoire, on y découvre un véritable changement de paradigme orchestré par des chercheurs et étudiants en informatique, tous pionniers des réseaux et de leurs applications durant les années 70, 80 et 90. Une révolution dont l’aboutissement fut l’apparition d’une philosophie et d’un mode d’organisation tout à fait spécifique, dont aura hérité le mouvement Wikimédia.

D’ailleurs, dès les débuts du mouvement et lors de la création du projet Wikipédia, qualifié un jour de « bazar libertaire[26] » par le journal Le soir, un principe fondateur, dont l’énoncé est repris ci-dessous[27], illustrait déjà très clairement l’orientation culturelle du mouvement naissant.

N’hésitez pas à contribuer, même si vous ne connaissez pas l’ensemble des règles, et si vous en rencontrez une qui, dans votre situation, semble gêner à l’élaboration de l’encyclopédie, ignorez-la ou, mieux, corrigez-la.

Il ne s’agissait là en fait que d’une simple recommandation, mais à elle seule, elle exprime toutes les valeurs d’universalité, de liberté, de décentralisation, de partage, de collaboration et de mérite décrites par Steven Levy dans son ouvrage L’Éthique des hackers[28]. Une éthique qui, bien avant l’apparition du mouvement Wikimédia, aura permis le développement de tout un environnement technique gratuit, sans lequel le lancement d’une encyclopédie, écrite et gérée par des millions de contributeurs et contributrices situés aux quatre coins du monde, n’aurait jamais été possible.

Dès 2011 cependant, l’idée d’ignorer ou de corriger une règle en cas de besoin ne fut pas reprise dans les conditions d’utilisations des sites web hébergés par la Fondation Wikimédia[29]. Parallèlement à ceci et de façons variables selon les projets et leurs versions linguistiques, les communautés d’éditeurs ont aussi produit une série de règles et de recommandations[30], qui aujourd’hui, s’apparente fort à une ligne éditoriale. Ensuite, dans le courant de l’année 2023, c’est même un code de conduite universel qui fit son apparition au sein du mouvement, dans le but d’établir un « référentiel minimum des comportements acceptables et inacceptables[31] ».

Quoi qu’il en soit, il faut garder à l’esprit que le mouvement Wikimédia n’aurait jamais pu voir le jour sans Internet, le seul réseau mondial de communication en libre accès, ni l’apparition de son application World Wide Web, qui facilita grandement les interactions humaines à l’échelle planétaire. C’était juste avant que le Web 2.0 fasse son apparition grâce au développement de logiciels informatiques, qui rendirent possible la modification de sites web, au départ d’un simple navigateur.

Et il se fait que parmi ces logiciels web, on retrouve les moteurs de Wiki dont le plus puissant d’entre eux, intitulé MediaWiki, est utilisé et développé avec le soutien de la Fondation Wikimédia. D’où ce préfixe « Wiki » appliqué à tous les noms des projets développés au sein du mouvement, tel l’héritage d’un passé qu’il est possible de découvrir de manière chronologique. Le moment est donc venu d’en savoir un peu plus sur ce mouvement social, qui a précédé le mouvement Wikimédia et que l’on nomme communément le mouvement du logiciel libre.

  1. Les serveurs informatiques de la Fondation Wikimedia.
  2. Sites web.
  3. Wikimedia Foundation Governance Wiki et Wikimedia VRT.
  4. Projets pédagogiques.
  5. Page Web.
  6. Adresses IP.
  7. GAFAM, NATU, BATX, etc.
  8. Méta-Wiki, « Contribution d'IP : Amélioration de la confidentialité et limitation des abus ».
  9. Wikipédia.
  10. Wikilivres et Wikisource.
  11. Wiktionnaire.
  12. Wikinews.
  13. Wikiversité.
  14. Wikivoyage.
  15. Wikispecies.
  16. Wikiquote.
  17. Wikimedia Commons.
  18. Wikidata.
  19. Espace de noms.
  20. MediaWiki, Wikitech, Phabricator, etc.
  21. Méta-Wiki.
  22. Wikimedia VRT.
  23. Wikimedia outreach.
  24. Christian Vandendorpe, « Le phénomène Wikipédia: une utopie en marche », dans Le Débat, Gallimard, vol. 148, no 1, 2008, p. 17 (ISSN 0246-2346) .
  25. Théo Henri, Wikipédia : une utopie réalisée ?, Université de Poitier, , 98 p. (lire en ligne).
  26. Frédéric Joignot, « Wikipédia, bazar libertaire », sur Le Monde, .
  27. Wikipédia, « Wikipédia: Interprétation créative des règles ».
  28. Steven Levy et Gilles Tordjman, L'éthique des hackers, Globe, (ISBN 978-2-211-20410-1, OCLC 844898302).
  29. Méta-Wiki, « Revision history of "Terms of use" ».
  30. Wikipédia, « Wikipédia:Règles et recommandations ».
  31. Wikimedia Foundation Governance Wiki, « Policy:Universal Code of Conduct/fr ».