Le mouvement Wikimédia/Conclusion : Un mouvement culturel inspirant

Tout au long de cet ouvrage, le mouvement Wikimédia fut présenté comme un vaste système ouvert, dans lequel se trouvent d’un côté, une sphère d’activités numériques mondialement connue grâce au projet Wikipédia, et de l’autre, une sphère d’organisations hors ligne nettement moins populaire, qui s’articule autour de la Fondation Wikimédia et des organismes affiliées au mouvement. Au niveau des projets éditoriaux, les activités se font essentiellement sur base bénévole, tandis que du côté des organismes affiliées, celles-ci peuvent être réalisées par des travailleurs rémunérés.

Ces employés sont toutefois minoritaires par rapport aux bénévoles, qu’ils ont souvent pour charge d’aider. Cela contrairement à ce qui se passe au sein de la Fondation, où les contractuels ont pour tâche de gérer, à l’échelle du mouvement, les questions d’infrastructures informatiques, logistiques, administratives, juridiques, financières, et parfois organisationnelles, lorsqu’elles se posent dans le cadre d’un événement d’envergure internationale.

Durant leur temps de travail, les salariés du mouvement sont en revanche inactifs dans les projets pédagogiques, sauf pour diffuser des messages d’information dans les espaces de discussion, ou pour répondre à des questions. Alors qu’en dehors des projets éditoriaux, ils peuvent participer aux élections des membres du conseil d’administration de la Fondation, ainsi qu’à d’autres activités en lien avec la stratégie du mouvement et sa gestion politique.

Les bénévoles quant à eux, peuvent s’investirent dans des activités de promotion, de formation, de gestion, de coordination ou de prise de décision. Ce qui peut se faire en rejoignant un conseil d’administrations, un comité ou un groupe de travail ou en participant à l’élaboration des stratégies du mouvement. Ceci à côté bien sûr, de tous les espaces pédagogiques où leur participation est grandement sollicitée. Et ce contrairement aux salariées qui, s’ils éditaient les projets durant leur temps rémunéré, risquerait d’attribuer à la Fondation ou aux organismes affiliés, le statut d’éditeur du contenu des sites web, plutôt que celui d’hébergeur ou d’organismes de soutien.

Cela ne veut pas dire qu’en dehors de leurs activités professionnelles, les employés du mouvement sont incapables de modifier le contenu des projets Wikimédia. Mais ils savent dès lors qu’à la moindre dérive pouvant être mise en lien avec leur statut d’employé, cela peut aboutir à un licenciement[1]. D’ailleurs, au sein des projets éditoriaux, toutes les personnes rémunérées pour leurs participations, y compris par une entité extérieure au mouvement, doivent respecter une règle de divulgation d’identité ou de fonction, reprise dans les conditions générales d’utilisation des projets[2].

Contrairement à cela, il est tout à fait naturel que les bénévoles, un minimum actifs au sein des projets et en possession d’un compte, aient accès à la quasi-totalité des activités du mouvement. Et ce, jusqu’aux prises de décision les plus importantes, puisque tous les membres des conseils d’administration du mouvement sont bénévoles. Suite à quoi, il faut se rappeler qu’au niveau des comités, des groupes de travail, et autres lieux de gestion et de prise de décision formellement établis au sein du mouvement, les volontaires travaillent côte à côte avec les personnes employées par le mouvement, y compris celles actives dans les équipes de directions.

À l’intérieur de l’organisation Wikimédia, apparaît ainsi une structure très horizontale par sa mixité et dans laquelle il est possible de passer du statut de bénévole à celui de contractuel et réciproquement. À ce propos, un contributeur expliquait qu’il était employé pendant un an par l’Institut international pour la Francophonie de Lyon afin de travailler sur le Dictionnaire des francophones. Lorsque son mandat fut terminé, c’est de nouveau en tant que bénévole, qu’il posta ce message à l’attention de la communauté des éditeurs du projet Wiktionnaire francophone[3] :

Tout au long de cette année, j’espère avoir été à l’écoute de la communauté et j’espère que mes modifications ne sont pas allées à l’encontre des usages en vigueur. N’hésitez pas à me faire part de toute remarque ou question sur des choses que j’aurais pu faire ou ne pas faire, je me tiens disponible pour en assurer le suivi. J’ai appris énormément de choses sur les façons de faire, la lexicographie en général et j’ai aujourd’hui une vision assez précise de ce qu’est une bonne entrée, une bonne définition. Aujourd’hui, avec mon compte personnel Sebleouf, j’ai l’ambition de continuer ces missions d’amélioration de la qualité à titre bénévole.

Vidéo 4. Introduction à une série de vidéos produite par Alexandre Hocquet dans le but d’enseigner Wikipédia par les anecdotes.[4]

Comme l’explique ensuite très bien Alexandre Hocquet en paraphrasant Michel Foucault au sujet de Wikipédia, dans une vidéo accessible via son code QR, ce projet encyclopédique peut être vu tel une hétérotopie, ou autrement dit, comme un espace différent au regard de ce qui est habituellement observé au sein des sociétés. Une analyse tout à fait transposable au mouvement dans son ensemble, vu ses particularités liées à la liberté des acteurs et à l’esprit de partage, qui divergent fortement avec ce que l’on a l’habitude de voir dans le monde politique ou marchand.

Rappelons-nous en effet que la vision de Wikimédia est de développer un système de partage de la connaissance humaine à un niveau planétaire. Et que pour ce faire, le mouvement semble avoir tenu compte, de manière inconsciente sans doute, de cette composante importante dans l’organisation de la vie sociale que représente le nombre de Dunbar. Selon les capacités cognitives de chacun, ce nombre qui se situe entre 100 et 203, indique en effet le nombre maximum de personnes au-delà duquel, il devient très difficile d’établir des relations de confiance et une bonne communication au sein d’un groupe[5]. En sachant cela, l’idée de développer et maintenir au sein de l’immense structure Wikimédia, de nombreux petits groupes autonomes et interdépendants, est tout à fait remarquable.

À l’opposé des États-nations ou des religions qui divisent les êtres humains tout en établissant des hiérarchies statutaires, le mouvement Wikimédia, tout au contraire, développe une organisation extrêmement cosmopolite, dans laquelle cohabitent autour d’une mission commune, de nombreuses entités autonomes et peu hiérarchisées. Il s’agit donc bien là d’une manière très astucieuse de penser l’organisation du monde, au travers de ce que l’on pourrait considérer comme une sociocratie[6] ou holacratie planétaire, dans lequel les différents groupes d’humains autonomes fonctionnent tels des « holons[7] » sociaux. Ou autrement dit, un ensemble d’organismes autosuffisants capables de gérer des imprévus sans forcément ou obligatoirement se référer à une autorité supérieure.

Figure 32. Une foule de participants lors de la rencontre Wikimania 2016.

En cette fin d’ouvrage, il devient donc évident que le mouvement Wikimédia est quelque chose de plus vaste, plus complexe et surtout plus intéressant qu’une simple encyclopédie. Car au sein de l’écoumène numérique, et grâce à un refus catégorique de toute forme de publicité, c’est finalement l’espace du savoir que le mouvement a réussi à maintenir à l’écart de l’espace des marchandises[8]. Cela pendant que dans le reste de l’espace Web, pourtant initialement conçu comme lieu d’émancipation, les entreprises commerciales finirent par prendre le dessus, en créant des espaces à but lucratif pourvoyeurs d’exclusions sociales[9].

De manière moins flagrante sans doute, ces inégalités existent aussi dans le mouvement Wikimédia. Ce qui explique peut-être pourquoi la majorité des membres qui ont participé à l’élaboration de sa stratégie à l’approche de 2030, ont décidé d’orienter celle-ci vers un partage plus équitable des connaissances humaines selon deux grands principes[10] :

La connaissance en tant que service : Pour servir nos utilisateurs, nous deviendrons une plate-forme offrant des connaissances libres à travers le monde, sans limites d’interfaces ni de communautés. Nous bâtirons des outils pour que nos alliés et partenaires puissent organiser et partager des connaissances libres au-delà de Wikimédia. Notre infrastructure permettra que nous et d’autres puissions rassembler et organiser différentes formes de connaissances libres crédibles.

L’équité au sein de la connaissance : En tant que mouvement social, nous focaliserons nos efforts sur les connaissances et les communautés qui ont été exclues des structures de pouvoir et de privilège. Nous accueillerons des personnes de toutes les origines pour construire des communautés fortes et diverses. Nous surmonterons les obstacles sociaux, politiques et techniques qui bloquent l’accès et la contribution des personnes aux connaissances libres.

Bien sûr, il ne s’agit là que d’affirmations théoriques formulées dans un mouvement social qui n’est pas épargné par les inégalités sociales et économiques qui caractérisent notre époque. Car il va de soi, qu’entre les employées et employés de directions et les bénévoles en situation précaire, les élus dans les conseils d’administration et les contributeurs ou contributrices sans compte, les programmeurs d’interfaces et les utilisatrices ou utilisateurs novices, certaines inégalités sont aussi présentes au sein du mouvement, et même pourvoyeuses de certaines tensions.

C’est là sans doute un paradoxe qui, au-delà de Wikimédia, nous invite à réfléchir sur la meilleure façon d’organiser notre société humaine, confrontée aux enjeux d’un monde toujours plus global et numérique. Et il se fait que cette invitation représente précisément l’objet d’un second ouvrage intitulé Imagine un monde[11], dans lequel le modèle de partage et d’autodétermination bénévole Wikimédia est analysé, dans le but d’imaginer un monde plus juste et plus sain. Un monde dans lequel une révolution culturelle oubliée, mais remise en lumière dans cet ouvrage, pourrait achever son œuvre.

  1. Romain Geoffroy, « Une employée de Wikipédia débarquée pour avoir monnayé ses articles », sur Les Inrockuptibles, .
  2. Méta-Wiki, « Terms of use ».
  3. Wiktionnaire, « Wiktionnaire:Wikidémie/janvier 2021 ».
  4. Alexandre Hocquet, « Enseigner Wikipedia Par Les Anecdotes », sur Wikimedia Commons, .
  5. R. I. M Dunbar, How many friends does one person need?: Dunbar's number and other evolutionary quirks, (ISBN 978-0-674-05932-0, OCLC 680039068).
  6. Gerard Endenburg, Sociocracy as social design: its characteristics and course of development, as theoretical design and practical project, (ISBN 978-90-5166-604-5, OCLC 1250360148).
  7. Arthur Koestler, The Ghost in the Machine, 1990 reprint, (ISBN 0-14-019192-5).
  8. Pierre Lévy, L'intelligence collective: pour une anthropologie du cyberspace, Ed. La Découverte, (ISBN 978-2-7071-2693-1, OCLC 717897859).
  9. Périne Brotcorne et Patricia Vendramin, « Une société en ligne productrice d'exclusion ? », dans Sociétés en changement n°11, iacchos, UCLouvain, no 11, mars 2021 [texte intégral] .
  10. Méta-Wiki, « Stratégie/Mouvement Wikimédia/2017 ».
  11. Lionel Scheepmans, « Imagine un monde », sur Wikilivres, .