Précis d'épistémologie/La pédagogie de l'autonomie

Les arguments d'autorité

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Un argument d'autorité consiste à dire qu'il faut croire un énoncé parce que X l'a dit, où X est une personne qui fait autorité. Un argument d'autorité est un aveu d'ignorance. On sait qu'un énoncé est un savoir quand on sait le justifier, quand on sait pourquoi il est un savoir. Faire appel à l'autorité d'autrui revient à admettre qu'on ne sait pas le justifier, qu'on n'est pas capable de le reconnaître comme un savoir, donc qu'on ne sait pas.

Lorsque la parole se réduit à la communication d'un argument d'autorité - crois-moi parce que je le dis, ou parce que X l'a dit, - oui je te crois parce que tu l'as dit, ou parce que X l'a dit - il y a seulement un ignare qui parle à un ignare. Ni celui qui parle, ni celui qui écoute et approuve, ne savent de quoi ils parlent, puisque pour savoir il faut justifier rationnellement ce qu'on dit. Ils ne partagent pas le savoir mais seulement leur ignorance.

Tenir pour vrai ce qu'on croit parce qu'on l'a pensé revient à s'incliner devant un argument d'autorité, c'est donc toujours une façon d'ignorer.

Il faut distinguer les arguments d'autorité des arguments d'observation. Tenir pour vrai ce qu'on croit parce qu'on l'a observé, et parce qu'on était bien placé pour l'observer, n'est pas pareil que s'incliner devant l'arbitraire.

L'autorité de la raison

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Lorsqu'on donne des preuves, des justifications rationnelles de ce qu'on dit, on ne fait pas appel à l'autorité arbitraire d'une personne ou d'une tradition, mais seulement à l'autorité de la raison. On ne demande pas à être cru sur parole. On demande au contraire que nos justifications soient soumises à un examen critique. Sont-elles de bonnes justifications ? Prouvent-elles vraiment ce qu'elles prétendent prouver ? Lorsqu'on impose un argument d'autorité on demande la soumission à ceux qui écoutent ou qui lisent, on ne leur accorde pas la liberté d'exercer leur raison. Lorsqu'on donne des justifications rationnelles on leur demande au contraire d'exercer leur raison et d'affirmer ainsi leur liberté.

Savoir et liberté sont inséparables. Pour que le savoir puisse se développer, il faut que la liberté de donner des preuves soit respectée, donc la liberté de contester tous les arguments d'autorité. Inversement il n'y a pas de véritable liberté dans l'ignorance, parce que pour affirmer sa liberté on a besoin d'un savoir éthique (pour savoir ce qui mérite d'être fait) et d'un savoir empirique (pour savoir comment le faire).

L'erreur fondationaliste

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Puisqu'un savoir doit toujours être justifié pour être un savoir, on pourrait songer à imposer une discipline pédagogique très rigoureuse : demander à l'élève de récuser toutes les croyances qu'il ne sait pas justifier, puis lui enseigner de façon progressive un savoir qui est toujours justifié à partir du savoir préalablement reconnu. Le savoir premier, reconnu au départ, regrouperait toutes les formes de savoir qui se justifient d'elles-mêmes. Elles constitueraient ainsi des fondations à partir desquelles tout le reste du savoir pourrait être prouvé par le raisonnement. Le fondationnalisme consiste à croire que l'ensemble du savoir peut être prouvé et enseigné à partir d'un savoir fondamental qui se justifie de lui-même. Pour constituer ce savoir fondamental, on peut songer aux bonnes observations, aux lois confirmées par de bonnes expériences et aux principes dont la vérité peut être admise par définition des termes employés.

Le fondationnalisme est une erreur à la fois épistémologique et pédagogique. L'idéal fondationnaliste n'est pas un bon idéal de savoir tout simplement parce qu'il ne peut pas être atteint et parce qu'il est souvent vain d'essayer de s'en rapprocher. Il faudrait que nous soyons capables de reconnaître dès le départ, avant même de commencer à apprendre, un savoir qui se justifie pleinement de lui-même et qui suffise pour justifier tout le reste. Mais nous n'en sommes pas capables.

Nos facultés naturelles nous permettent parfois de reconnaître les bonnes observations et les bonnes expériences, mais leur fiabilité est limitée aux domaines qui nous sont les plus familiers, et même là elles ne sont pas infaillibles. En général pour reconnaître les bonnes observations et les bonnes expériences il faut avoir acquis beaucoup de savoir au préalable. Le savoir empirique ne peut pas progresser d'une façon linéaire et cumulative en prenant les bonnes observations et les lois empiriques bien vérifiées comme fondations, parce que les théories servent à justifier et évaluer les observations et les expériences.

Dire que les principes sont vrais par définition ne suffit pas pour les justifier pleinement. On ne veut pas qu'ils soient seulement vrais par définition, on veut surtout qu'ils soient de bons principes, qu'ils portent des fruits, qu'ils nous donnent les moyens de développer un bon savoir. Mais nous ne pouvons pas le savoir par avance, avant de nous servir des principes pour raisonner et acquérir du savoir. Même le savoir abstrait ne peut pas progresser d'une façon linéaire et cumulative en prenant les principes comme fondations, parce que les principes doivent être évalués à partir de leurs applications.

Savoir reconnaître, justifier et évaluer le savoir ne s'apprend pas en un jour. Les chemins de l'acquisition du savoir procèdent rarement de certitudes bien justifiées en certitudes bien justifiées. Le débutant est plongé dans un océan d'incertitudes, où tout est plus ou moins hypothétique, où on avance en tâtonnant, avec de fréquents retours en arrière. Au début on ne sait pas justifier grand chose, ou pas très bien. On acquiert petit à petit la capacité à reconnaître, justifier et évaluer le savoir en même temps qu'on acquiert du savoir, en se confrontant à des exemples, en étudiant des principes, des raisonnements, des théories, des observations et des expériences. C'est seulement à la fin, quand on est devenu vraiment compétent, qu'on est vraiment capable de reconnaître, de justifier et d'évaluer le savoir acquis.

Devenir un enseignant pour soi-même

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L'élève (l'apprenant, le débutant, l'étudiant, le néophyte) est dans une position semblable à celle du chercheur, expérimentateur ou théoricien. Lorsqu'il invente un nouvel instrument d'observation, une nouvelle expérience, un nouveau modèle ou une nouvelle théorie, le chercheur doit se prouver à lui même, et aux autres, par l'expérience et le raisonnement, que c'est un bon instrument, que l'expérience est bien contrôlée, que le modèle explique le réel, ou que la théorie permet d'acquérir du bon savoir. On ne le sait pas d'avance. Au début tout est très incertain, très hypothétique. C'est seulement à la fin, quand on a obtenu de bonnes preuves, qu'on sait qu'on a acquis un bon savoir.

Évidemment un élève ne peut pas trouver tout seul en quelques années toutes les preuves que les êtres humains ont mis des siècles à découvrir. Il acquiert du savoir en étudiant les preuves qu'on lui donne. Il doit vérifier qu'elles sont de bonnes preuves en s'assurant qu'il pourrait se les donner à lui-même, qu'elles sont en accord avec ses facultés naturelles d'observation et de raisonnement. Les preuves qu'on lui donne doivent être des preuves qu'il pourrait se donner.

En même temps qu'on apprend à reconnaître la valeur des preuves qu'on nous donne, on découvre qu'on est soi-même capable de découvrir des preuves, d'abord les plus faciles, les plus courtes, les plus simples, puis des preuves de plus en plus difficiles. On devient ainsi de plus en plus capable de répondre aux questions qu'on se pose et on progresse en autonomie. Le rôle de l'enseignant est d'assister l'élève dans son apprentissage de l'autonomie, de lui donner les moyens de se donner des preuves. L'élève doit s'enseigner à lui-même le savoir qu'il acquiert, l'enseignant doit lui en donner les moyens.

On acquiert du savoir en se donnant des preuves, en se les enseignant à soi-même. Et en même temps qu'on se donne des preuves, on découvre qu'on est capable de savoir, on se prouve à soi-même qu'on est capable de se donner des preuves. Chaque bonne preuve, en plus de prouver ce qu'elle affirme, nous prouve que nous sommes capables de prouver la vérité, et donc de l'enseigner, à soi-même et aux autres.

S'approprier les principes de la science

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Toutes les sciences s'efforcent de rassembler des principes pour expliquer et prouver tout ce qu'elles nous donnent à connaître. Quand on apprend une science on doit apprendre à se servir de ses principes. Pour le néophyte, ils sont en général très hypothétiques. On apprend petit à petit, en raisonnant à partir d'eux, tout ce qu'ils peuvent nous enseigner, et on reconnaît ainsi leur valeur. On se rend alors capable de développer soi-même la science, à partir des mêmes principes, ou en les modifiant et en les complétant. On s'est approprié le pouvoir de raisonner et de savoir qui nous est donné par les grands principes de la science.

Les sciences sont très nombreuses et diversifiées, et si on compte comme principes toutes les prémisses qui peuvent apparaître dans leurs raisonnements, les principes sont encore plus nombreux, de quoi remplir des milliers de pages dans une encyclopédie. Mais certains principes sont plus fondamentaux que d'autres. Il y a des principes des principes, c'est à dire des principes qui nous servent à trouver et à justifier les autres principes. Les principes des principes sont les grands principes qui nous ouvrent les portes de tous les savoirs. Lorsqu'il s'efforce de les comprendre pour se les approprier, le débutant se rend capable de savoir tout ce qui peut être su.

Les principes des principes de la logique, des mathématiques, de la physique et de la biologie sont présentés et expliqués dans les chapitres suivants. Comme les principes des principes de la psychologie et de l'épistémologie ont été présentés dans les deux premières parties, ce livre donne une vue d'ensemble des principes les plus fondamentaux des sciences les plus fondamentales.


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