Précis d'épistémologie/L'origine et l'évolution de la vie et de l'esprit

La naissance de Vénus, Adolph Hirémy-Hirschl


L'évolution par la sélection naturelle

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La théorie de l'évolution par la sélection naturelle repose sur trois principes :

  • Les êtres vivants transmettent à leur descendants des caractères héréditaires.
  • De petites différences entre les caractères transmis aux descendants et les caractères hérités des parents apparaissent de façon aléatoire.
  • Les êtres vivants sont en compétition pour l'accès aux ressources dont ils ont besoin pour vivre.

Ces trois principes suffisent pour expliquer l'évolution de toutes les formes de vie (Darwin 1859).

Chaque génération explore de nouvelles possibilités héréditaires un peu différentes des possibilités explorées à la génération précédente. Si un être vivant est doté de caractères héréditaires qui le favorisent dans la compétition avec ses semblables, il aura nécessairement une progéniture plus nombreuse qui sera elle aussi favorisée dans la lutte pour la vie. En revanche les caractères héréditaires défavorables sont peu transmis ou pas du tout, et les lignées qui les transmettent finissent par disparaître. La sélection naturelle met donc une pression sur l'évolution des formes de vie qui va dans le sens d'une augmentation du désir de vivre. Elle retient les caractères héréditaires qui aident le plus à vivre et laisse disparaître les autres.

La théorie de l'évolution par la sélection naturelle peut être appliquée à de nombreux domaines. On peut en principe s'en servir pour résoudre n'importe quel problème. Il suffit d'étudier des générations de possibilités de solutions. Chaque génération est obtenue à partir de la précédente en introduisant aléatoirement de petites variations et en sélectionnant celles qui répondent le mieux, ou le moins mal, au problème. C'est la méthode des algorithmes génétiques. Même l'apprentissage par l'essai, l'erreur et la réussite est très semblable à l'évolution par la sélection naturelle. On explore des possibilités. On élimine celles qui nous conduisent à l'erreur et on retient celles qui nous font réussir. On progresse ainsi en modifiant petit à petit ce qu'on apprend, en faisant évoluer ce qui nous aide à vivre et en renonçant au reste.

Les molécules de l'hérédité

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Darwin et ses successeurs n'expliquaient pas l'existence de l'hérédité, pourquoi les chiens ne font pas des chats, ils ne pouvaient que la constater. On postulait l'existence de gènes, mystérieusement transmis par les parents à leur progéniture, pour rendre compte des observations, mais on ne savait pas ce qu'ils étaient, ni comment ils pouvaient déterminer les caractères transmis.

Les gènes sont principalement des molécules d'ADN (Avery, MacLeod et McCarty 1944, Watson et Crick 1953). Les parents les transmettent à leurs descendants en les déposant dans leurs œufs. Mais comment des molécules peuvent-elles porter des caractères héréditaires ?

Une molécule d'ADN est comme un plan de construction d'autres molécules, des ARN et des protéines. Les protéines sont à la fois des constituants de tous les organes, et des outils qui permettent de construire toutes les autres molécules que les êtres vivants doivent produire pour survivre, croître et se reproduire. Une molécule d'ADN est en outre autorépliquante, c'est à dire qu'elle peut servir de plan pour construire une réplique exacte d'elle-même. Les molécules d'ADN permettent donc de construire toutes les molécules que les êtres vivants doivent produire. Pour comprendre comment elles déterminent les caractères héréditaires, il faut comprendre comment les protéines déterminent le développement des organes et les comportements.

La génération spontanée de la vie dans l'océan primitif

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La théorie de la sélection naturelle explique comment la vie peut évoluer à partir de formes de vie primitives. Mais d'où viennent ces formes de vie ?

La réponse la plus vraisemblable est que la vie est apparue spontanément dans l'océan primitif.

Les réseaux autocatalytiques

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Pour croître et se reproduire, il faut être capable de se nourrir, c'est à dire de puiser dans l'environnement des molécules qui servent de matériaux de construction pour construire toutes les molécules du corps, les ADN, les ARN, les protéines et les autres. Les molécules d'un être vivant sont multipliées en permanence, pour la croissance ou pour remplacer les molécules dégradées.

D'un point de vue biochimique un être vivant est un réseau autocatalytique, c'est à dire un système moléculaire capable de catalyser la production de ses propres molécules. Une molécule catalyse une réaction chimique si elle n'est pas consommée par la réaction et si sa présence est nécessaire pour que la réaction se produise, ou si elle accélère une réaction très lente en son absence. Les ADN sont des catalyseurs pour les réactions de synthèse des ADN et des ARN. Les ARN sont des catalyseurs pour la synthèse des protéines et des ADN. Certaines protéines sont des catalyseurs pour la synthèse des ADN, des ARN, des autres protéines et de toutes les molécules construites par l'organisme. En plus des ADN, des ARN et des protéines, les êtres vivants peuvent se servir de tous les catalyseurs qu'ils trouvent dans leur environnement ou qu'ils arrivent à produire.

Les réseaux autocatalytiques apparaissent spontanément dès que les réseaux de réactions chimiques sont suffisamment complexes et touffus, c'est à dire que de nombreuses molécules sont capables de catalyser de nombreuses réactions (Kauffman 1993, 1995). L’océan primitif était un mélange d’eau salée et de molécules organiques. Une molécule est organique lorsqu'elle est construite sur une structure d'atomes de carbone. La plupart des molécules des êtres vivants sont organiques. L'atome de carbone est de tous les atomes celui qui peut former le plus de liaisons chimiques avec d'autres atomes. C'est pourquoi les molécules organiques sont très nombreuses, très diversifiées et souvent très réactives. On peut tout faire ou presque avec des molécules organiques. Il y en a de toutes les formes et pour tous les usages. Dans l'océan primitif les réseaux de réactions chimiques étaient donc complexes et touffus. De très nombreuses molécules organiques pouvaient réagir les unes avec les autres et catalyser de très nombreuses réactions. Les réseaux autocatalytiques pouvaient donc apparaître spontanément.

Les molécules amphiphiles et les vésicules

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Pour être vivant il faut avoir une peau ou une membrane, qui sépare l'intérieur de l'extérieur. La physique de l'eau savonneuse suffit pour expliquer l'apparition spontanée de membranes. Une eau savonneuse contient des molécules amphiphiles, c'est à dire des molécules allongées dont une extrémité est hydrophile et l'autre hydrophobe. Une molécule est hydrophile si elle “préfère” être dans l’eau que dans l’huile, c’est à dire si elles se concentrent spontanément davantage dans l’eau que dans l’huile. Elle est hydrophobe, ou lipophile, dans le cas inverse. Lorsque des molécules amphiphiles sont mises en solution dans l’eau, elles forment spontanément de nombreuses structures qui peuvent être très complexes. En particulier, elles peuvent former des bicouches qui se replient en vésicules. Une bicouche est une paroi, plongée dans l'eau, dont les deux faces sont composées d'extrémités hydrophiles, les extrémités hydrophobes s'étant rassemblées à l’intérieur de la paroi. Une vésicule est un petit sac plein d’eau, plongé dans l’eau, et dont la membrane est une bicouche.


 

Une bicouche. Les cercles sont les extrémités hydrophiles. Les lignes ondulées sont hydrophobes.


 

Une vésicule


Les cellules des êtres vivants sont des vésicules très élaborées. Leur membrane est essentiellement une bicouche mais elle est beaucoup plus complexe que les membranes des vésicules dans l’eau savonneuse. L’intérieur de la cellule surtout est très différent de son extérieur, ce qui n’est pas le cas des vésicules que l’on forme en agitant une eau savonneuse.

Les premières cellules vivantes

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De très nombreuses vésicules pouvaient se former dans l’océan primitif, aussi facilement qu’aujourd’hui l’écume de la mer. Qu’une telle vésicule puisse être le lieu de réactions autocatalytiques est tout à fait plausible. Si sa membrane est telle qu’elle laisse pénétrer les petites molécules nécessaires à la reproduction des grosses, alors on obtient, par le simple jeu des lois physiques et chimiques, un organisme capable de s’alimenter et de grandir. Bien sûr les vésicules ne sont pas toujours dotées d’une telle capacité, mais si elles sont assez nombreuses et assez diversifiées un tel événement n’est pas complètement improbable.

Pour qu’une cellule soit vivante, il ne suffit pas qu’elle soit capable de grandir, il faut encore qu’elle puisse se reproduire. On peut supposer qu'une vésicule suffisamment grosse peut se diviser en vésicules plus petites, ou laisser des protubérances se détacher.

Si une vésicule est capable de croître, en s’alimentant, et de se reproduire, en se divisant ou en formant des protubérances qui se détachent, alors elle est un être vivant primitif. Elle a la propriété essentielle des êtres vivants, la capacité à se reproduire quand elle est placée dans un environnement approprié. On peut alors supposer qu’une telle vésicule est l’ancêtre de tous les êtres vivants qui existent aujourd’hui.

L’origine de l’ADN

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Les premiers réseaux autocatalytiques n’étaient pas aussi élaborés que ceux d’aujourd’hui, fondés sur la machinerie très complexe de l’ADN, des ribosomes, du code génétique et des protéines. Mais les êtres vivants primitifs étaient capables d’évoluer. Leurs réseaux autocatalytiques pouvaient être modifiés par l’incorporation de nouvelles molécules, absorbées de façon exceptionnelle. De telles modifications sont héritables, parce qu’une fois qu’une molécule est incorporée à un réseau autocatalytique, elle devient capable de se reproduire. Les conditions de l’évolution par la sélection naturelle sont donc réunies : variations aléatoires héritables et compétition au sein d’une population pour l’accès aux ressources. Les cellules primitives les plus performantes étaient celles qui se reproduisaient le mieux et elles tendaient à dominer la population. On peut donc supposer que ces êtres vivants primitifs ont évolué. Leurs techniques autocatalytiques rudimentaires se sont perfectionnées jusqu’à atteindre un point de quasi-perfection, à savoir les techniques de réplication de l’ADN et de fabrication des protéines qui sont possédées depuis des milliards d’années par tous les êtres vivants.

Comment savoir si cette théorie est vraie ?

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On ne peut pas remonter le temps pour aller voir comment était l’océan primitif et comment il a évolué. Mais on peut trouver des témoignages indirects. Le passé laisse des traces dans le présent. Si on a les bons outils, théoriques et observationnels, on peut déduire le passé à partir du présent. Par exemple, les techniques autocatalytiques d’aujourd’hui (ADN et compagnie) se sont en quelque sorte fossilisées depuis des milliards d’années, puisqu’elles n’ont pas ou peu évolué. Elles nous renseignent donc sur un passé très lointain. En combinant ces informations avec d’autres, on peut espérer remonter encore plus loin dans le temps. Des expériences en laboratoire de chimie prébiotique peuvent apporter des renseignements précieux.

La vie est chez elle dans l'univers

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Cette théorie de la génération spontanée conduit à une vision unifiée de la matière et de la vie. L’apparition et l’évolution de la vie y sont conçues comme des conséquences nécessaires de la dynamique de l’univers. Dès que des conditions adéquates sont réunies (des molécules organiques en abondance dans de l’eau liquide, ce qui suppose une température adéquate), la matière manifeste sa capacité à engendrer la vie. D’une façon métaphorique, on peut dire avec Kauffman (1995) que les êtres vivants peuvent se sentir chez eux dans l’univers, parce que la matière est comme la terre nourricière qui nous a donné la vie.

La coopération est plus fondamentale que la compétition

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La vie repose sur la coopération entre toutes les molécules, et plus généralement, entre toutes les parties d'un organisme. Lorsque les parties cessent d'œuvrer à la conservation de leur ensemble, la vie disparaît. Les parties sont vivantes parce qu'elles font partie d'une totalité vivante. Une main cesse d'être une main si elle est séparée du corps. Si on applique le principe d'Aristote, que toutes les parties d'un être vivant vivifient et sont vivifiées par toutes les autres, à la biologie moléculaire, on définit précisément les réseaux autocatalytiques.

Les êtres vivants sont souvent en compétition les uns contre les autres, mais une telle compétition ne pourrait pas exister s'il n'y avait pas d'abord de la coopération à l'intérieur des organismes. La lutte pour la vie est une compétition entre des systèmes qui doivent coopérer intérieurement. Les vainqueurs sont ceux qui coopèrent le mieux. La sélection naturelle retient les meilleures formes de coopération. Elle découvre spontanément ce que la matière est capable d'inventer de mieux quand elle fait des systèmes autoprotecteurs.

Plutôt que la compétition, les êtres vivants ont souvent intérêt à rechercher la coopération entre eux, entre membres d'une même espèce ou entre membres d'espèces différentes. Là encore la sélection naturelle favorise ceux qui coopèrent le mieux.

L'infinie tolérance de la vie

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On conçoit parfois la sélection naturelle comme une sorte d'élimination de tout ce qui n'est pas optimal, comme s'il fallait absolument être le meilleur pour avoir le droit d'exister. Mais c'est une erreur. La sélection naturelle laisse vivre tout ce qui arrive à vivre, optimal ou pas. L'évolution de la vie n'est pas la quête du meilleur, elle est plutôt une exploration de toutes les possibilités de vie. Elle laisse apparaître tout ce qui peut apparaître, elle n'a pas de préjugés sur ce qui doit être ou ne pas être. Toutes les formes de vie sont a priori bienvenues. La sélection naturelle laisse vivre les faiblesses et les imperfections. Et même elle requiert leur apparition, parce que les nouveautés aléatoires vont dans tous les sens, tantôt favorables, tantôt défavorables, et parce que les faiblesses sont aussi parfois des forces. Qu'un caractère héréditaire soit favorable ou défavorable dépend de très nombreuses circonstances qui peuvent varier. C'est pourquoi il n'est jamais possible de définir un unique optimum.

La Nature est beaucoup plus tolérante que nous. Quand nous affirmons que ce qui existe ne mérite pas d'exister, la Nature affirme toujours le contraire, puisqu'elle le laisse exister. De notre point de vue la Nature ne pèche pas par intolérance mais par excès de tolérance. Elle laisse vivre tout ce qui veut vivre, dès que ça arrive à vivre, même la peste et toutes les épidémies - les épidémies sont une manifestation naturelle de la vie, puisque les microbes sont vivants - et tout ce qui nous fait horreur.

Nous existons parce que la Nature nous laisse exister. Ce n'est pas très flatteur, parce qu'elle laisse exister même la peste. On aimerait bien être au moins un peu mieux que la peste. La peste ne peut pas être mieux que ce qu'elle est, parce qu'elle ne peut pas y penser, mais nous nous pouvons.

L'origine de l'esprit

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La vie commence avec la coopération entre molécules, les réseaux autocatalytiques, et les organismes unicellulaires qu'ils permettent de construire. Elle continue avec les organismes pluricellulaires, la coopération entre cellules vivantes, et par suite entre tous les organes d'un être vivant. Elle continue encore avec la coopération entre les êtres vivants.

La conscience et la volonté sont également une forme de coopération à l'intérieur du vivant. Un organisme dépourvu de volonté est livré aux circonstances. Si son environnement le pousse vers des désirs incompatibles, ses contradictions intérieures ne peuvent que le faire souffrir et souvent périr. La volonté consciente, c'est à dire une administration centralisée dans le cerveau qui impose un minimum de cohérence intérieure, est l'apparition d'une nouvelle forme de coopération, comme si toutes les parties de l'organisme arrivaient à se mettre d'accord sur des objectifs communs. De même qu'un État intelligent peut augmenter la puissance d'une société humaine, la volonté consciente augmente la puissance de vivre, parce qu'elle rend possible davantage de coopération entre les parties d'un être vivant.

Comme la sélection naturelle favorise la coopération intérieure, la volonté consciente est apparue et a évolué dès que les êtres vivants ont eu les moyens de la faire apparaître, c'est à dire dès que leurs cerveaux ont été assez complexes pour développer une administration centralisée.