Précis d'épistémologie/Les fondements de l'éthique

L'éthique est le savoir sur le bien de l'esprit. L'épistémologie est le savoir sur le savoir. Elle est un savoir éthique parce que le savoir est un bien de l'esprit.

Le bien est ce qui doit être. Est bien ce qui est tel qu'il doit être.

La matière inerte n'a pas de devoir être, ou plutôt elle est déjà ce qu'elle doit être.

Le bien de la vie est de persévérer dans son être. La santé est d'avoir pleinement les moyens de continuer à vivre. La reproduction est la perpétuation de la vie. Le bien de la vie est de continuer à être ce qu'elle est déjà. L'esprit n'a pas à lui prescrire ce qu'elle doit être.

Le bien de l'esprit est de bien vivre comme un esprit, donc de bien vouloir, bien penser, bien ressentir, bien agir, bien percevoir, bien faire attention, bien imaginer, bien méditer... L'éthique est le savoir sur le bien de l'esprit donc sur le bien vivre de l'esprit.

Un esprit s'accomplit quand il vit bien, quand il vit comme il doit vivre.

Le péché originel

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« Le serpent, plus fin que tous les animaux sauvages que Yhwh Dieu a faits, dit à la femme

Dieu vous a donc dit

Ne mangez pas de tous les arbres du jardin

Nous mangeons le fruit des arbres du jardin, répond la femme au serpent, mais Dieu a dit

Le fruit de l'arbre au milieu du jardin vous n'en mangerez pas et n'y toucherez pas ou vous mourrez

Non, vous ne serez pas condamnés à mourir, répond le serpent, mais Dieu sait bien que le jour vous en mangerez vos yeux s'ouvriront

vous serez comme Dieu

vous aurez l'expérience du bon et du mauvais

La femme voit que l'arbre est appétissant

un régal pour les yeux

qu'on désire l'arbre pour devenir connaisseur

Elle prend un fruit et le mange

elle en donne aussi à son homme avec elle

ils mangent

Leurs yeux s'ouvrent à tous les deux »

(Genèse, 3, 1-7, traduit par Frédéric Boyer et Jean l'Hour)


Tout le monde ou presque se réclame de la raison. Personne ou presque ne fait l’effort de la respecter vraiment.

Le mauvais usage de la pensée et de la volonté fait beaucoup souffrir. Le bon usage de la pensée et de la volonté apaise beaucoup de souffrances.

Nous croyons bien connaître le bien et le mal mais nous les connaissons mal. Croire qu'on connaît bien le bien et le mal quand on les connaît mal nous fait faire beaucoup de mal. C’est l’erreur fondamentale, le péché originel.

Une légende affirme que le fruit défendu est le plaisir sexuel. Rien ne peut être plus faux. Le fruit défendu est la connaissance du bien et du mal, le savoir éthique.

Le mythe du péché originel peut être interprété d'une façon rationnelle : si nous croyons bien connaître le bien et le mal quand nous les connaissons mal, nous nous condamnons au malheur. Cet avertissement n'est pas désespérant, parce qu'en même temps qu'il énonce le problème - mal connaître le bien - il indique aussi la solution : bien connaître le bien.

Bien vouloir, c'est vouloir le bien

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Bien vouloir, c'est nécessairement vouloir le bien, vouloir le faire autant qu'on peut. Si un esprit ne veut ni son propre bien, ni celui d'autrui, il se sert mal de sa volonté. Il ne lui reste plus qu'à s'autodétruire, ou à détruire autrui.

L'esprit ne doit pas s'autodétruire, il doit persévérer dans son être, il doit vivre pour l'esprit.

Que l’esprit doit vivre pour l’esprit a un sens très terre à terre : on doit agir pour avoir de bonnes conditions de vie. Si on ne fait pas d’efforts, on vit forcément plutôt mal. Si un esprit veut profiter de la vie, il doit s’en donner les moyens et travailler.

La volonté de persévérer dans son être est une condition nécessaire de la bonne volonté, mais elle n'est pas suffisante. L'esprit doit vivre pour le bien de l'esprit, pas seulement pour que l'esprit vive. Le crime organisé vit pour continuer à vivre et il n'est pas un bien de l'esprit.

Pour bien vivre, il faut vouloir bien vivre. On ne peut pas bien vivre sans avoir une bonne volonté. L'esprit doit vouloir le bien de l'esprit.

Comme la bonne volonté est un bien, on doit vouloir que la volonté du bien se perpétue quand on veut le bien. C’est le cercle de la perpétuation de la vie de l’esprit.

La bonne volonté est centrale et fondamentale (Kant 1785), parce que bien penser, bien agir, bien ressentir, bien percevoir, bien faire attention, bien imaginer, bien méditer, c'est penser, agir, ressentir, percevoir, faire attention, imaginer, méditer en accord avec la bonne volonté.

Vouloir le bien, percevoir, imaginer, penser, ressentir et agir pour le bien, c'est vivre pour le bien.

Le bien de l'esprit est de vivre pour le bien. Pour un esprit, vivre bien, c'est vivre pour le bien.

L'amour du bien est le désir, la connaissance et l'acte. Aimer le bien, c'est le vouloir, et percevoir, imaginer, penser, ressentir et agir pour le réaliser, dans la mesure du possible. Aimer le bien, c'est vivre pour le bien.

Le bien de l'esprit est d'aimer le bien. Un esprit s’accomplit en aimant le bien, par le désir, la connaissance et l’action.

On peut prendre des décisions sur sa façon de prendre des décisions. On peut exercer sa volonté sur sa façon d'exercer sa volonté. On peut décider d'adopter des principes qui déterminent le bien qu'on doit rechercher. On décide ainsi de toujours se décider en respectant les principes qu'on a adoptés. On peut se décider à toujours prendre ses décisions en voulant le bien.

Une action motivée par la bonne volonté est un bien, même si elle manque son but, parce que la bonne volonté est un bien. Inversement une action qui n'est pas motivée par la bonne volonté n'est pas un bien, même si elle a des conséquences bénéfiques, parce que l'absence de bonne volonté est un mal (Kant 1785). Les intentions sont essentielles pour évaluer les actions, parce que la bonne volonté est la condition fondamentale du bien-vivre, mais il ne faut pas ignorer les conséquences pour autant : nous avons le devoir de prévoir les conséquences de nos actions, autant qu'il est possible et adapté à la situation.

Une remarque sur les définitions circulaires : des principes tels que "la matière est ce qui interagit avec la matière", "un nombre naturel est ou bien zéro ou bien le successeur d'un nombre naturel" et "le bien est que l'esprit vive pour le bien" ne sont pas fautifs. Ils déterminent la signification des concepts fondamentaux. Formellement on les traduit par des axiomes. De façon informelle, on peut dire qu'ils sont vrais par définition, ou qu'ils définissent les concepts fondamentaux. Les définitions circulaires sont interdites seulement pour les concepts dérivés, définis à partir des concepts fondamentaux. Mais elles ne sont pas interdites pour les concepts fondamentaux, parce que les axiomes peuvent être considérés comme des définitions implicites des concepts fondamentaux.

Vivre pour le bien de tous les esprits

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On ne peut pas faire le bien d'autrui contre son gré parce qu'on ne peut pas prendre ses décisions à sa place. Son bien est qu'il ait une bonne volonté et qu'il l'exerce librement. Comme on n'a pas le devoir de faire ce qu'on ne peut pas faire, on pourrait en conclure qu'on n'a jamais le devoir de faire le bien d'autrui, qu'on ne doit s'occuper que de son propre bien. Un esprit égoïste, qui vit seulement pour son bien, sans se soucier du bien des autres esprits, peut-il bien vivre ?

On ne peut pas faire le bien d'autrui à sa place mais on peut lui donner des moyens de le faire, ou au contraire l'empêcher de bien vivre.

Un esprit égoïste renonce à sa nature sociale. Il peut être bon pour les autres esprits mais il renonce à l'être. C'est un rabougrissement de l'esprit.

Un esprit vit bien en étant bon pour lui-même et son entourage. Mais il peut aussi être bon pour tous les esprits, parce que les fruits de la raison sont universels. Quand un esprit connaît la raison, il connaît en même temps ce qui est bon pour lui et ce qui est bon pour tous les autres. En révélant la raison, un esprit se prouve à lui-même, et à tous les autres, qu’il peut être bon pour tous les esprits, parce que nous pouvons tous bénéficier des fruits de la raison.

En refusant d'être bon pour autrui un esprit égoïste renonce du même coup à être vraiment bon pour lui-même parce qu'il se prive de la puissance de la raison. On apprend en même temps à être bon pour soi-même et à être bon pour les autres. Si on ne sait pas être bon pour les autres, on ne sait pas être bon pour soi-même.

Un esprit vit bien quand il vit pour le bien de tous les esprits, le sien et celui de tous les autres. Le bien d'un esprit n'est pas séparable du bien de tous les esprits.

« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. » (Kant, 1785) Considérer un esprit seulement comme un moyen, c'est ignorer délibérément son bien. Pour le considérer vraiment comme une fin, il faut vouloir son bien.

Aimer un esprit, c'est vivre pour son bien. La raison prescrit de vivre pour le bien de tous les esprits, donc de les aimer.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18) n'est pas seulement un principe religieux, c'est aussi un principe rationaliste. Si les êtres humains ne veulent pas s'entraider la raison ne peut pas être parmi eux.

La haine rend fou parce qu'elle est contraire à la raison, qui nous prescrit de toujours vouloir le bien de tous les esprits. Si on veut garder la raison, il faut « aimer ses ennemis » (Matthieu 5, 44). Il faut pardonner parce que la haine empêche de vouloir le bien, et donc de bien vivre.

La raison nous demande d'aimer tous les esprits, mais l'amour ne se commande pas. Les émotions ne sont pas directement sous le contrôle de la volonté. On ne décide pas d'être ému. On ne choisit pas d'aimer. Aimer ses ennemis peut sembler impossible ou absurde. Pourtant la raison ne demande pas l'impossible.

Les bons et les mauvais schémas

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Le Bouddha (l'éveillé) :

« Il m'a insulté, il m'a battu, il m'a vaincu, il m'a volé ». S'attachent-ils à ces reproches : point d'apaisement pour leur haine !

« Il m'a insulté, il m'a battu, il m'a vaincu, il m'a volé ». Ne s'attachent-ils pas à ces reproches : apaisement pour leur haine !

Assurément, en ce monde jamais haine n'apaisa haine, mais absence de haine le fait : loi éternelle.

(Dhammapada 3-5, traduit par Jean-Pierre Osier)


L'interprétation fait partie de la perception. La perception de la réalité dépend donc de nos décisions. Comme la réalité existe pour nous seulement à partir de sa perception, nous faisons notre propre réalité quand nous choisissons nos interprétations.

Le Bouddha s'est éveillé quand il a compris qu'il était le créateur de sa perception de la réalité, comme un rêveur qui se réveille en se rendant compte qu'il a rêvé.

La perception de la réalité ne dépend pas que de nos décisions. Nous ne sommes pas libres d'inventer la réalité perçue de la même façon que nous sommes libres d'inventer n'importe quel fantasme. Il faut bien tenir compte du témoignage des sens et de l'introspection.

La perception de la réalité peut être plus ou moins adaptée à ce qui ne dépend pas de nous, à la réalité extérieure ou intérieure que nous n'avons pas décidée.

L'interprétation de la réalité dépend de nos présupposés. Nous nous donnons des schémas, des systèmes de présupposés ou de principes, qui déterminent nos façons de percevoir, comment nous anticipons les conséquences de nos actions et comment nous prenons nos décisions. Nous avons besoin de bons schémas pour nous adapter à la réalité. Tant qu'on n'a pas de schéma on ne sait pas comment interpréter ce qu'on perçoit. Mais les schémas que nous avons intériorisés ne sont pas toujours bons. Les mauvais schémas empêchent de s'adapter à la réalité, ils aveuglent, ils affaiblissent, ils font souffrir, ils font répéter toujours les mêmes erreurs, ils enferment dans des situations qui semblent sans issue, ils affligent et condamnent. Les bons schémas font découvrir les possibilités que la réalité nous offre, ils éclairent, ils rendent forts, ils apaisent les souffrances, ils montrent comment retenir les leçons de l'expérience, ils donnent le pouvoir d'éviter ou de surmonter les obstacles, ils réjouissent et donnent des raisons d'espérer.

La méthode des schémas : identifier les schémas inadaptés et les modifier ou les remplacer par de meilleurs.

Le principe de la méthode des schémas est facile à énoncer mais pas toujours facile à appliquer. Identifier les schémas inadaptés requiert toujours un travail de conscience. Trouver les bons schémas n'est pas non plus toujours facile. Un peu de bon sens suffit pour résoudre beaucoup de problèmes, mais pas tous.

Le principe de la méthode des schémas est un principe de bon sens. On a besoin de bons schémas et de bons principes pour bien percevoir, bien penser et bien décider.

La méthode des schémas repose sur la capacité de l'esprit à se former lui-même, se programmer lui-même, en prenant des décisions. Nous ne sommes pas condamnés à subir les effets de schémas qui nous font souffrir. Choisir de bons schémas, fondés sur de bons principes, revient à se donner de bons programmes, pour bien percevoir, bien penser, bien ressentir, bien agir et bien vivre.

La méthode des schémas est appliquée dans de nombreux domaines, la psychothérapie (Jeffrey Young 2003, Jean Cottraux 2001...), la liberté sexuelle, l'auto-réhabilitation des anciens détenus (Shadd Maruna 2008)... On peut l'appliquer dans tous les domaines où s'exerce l'intelligence humaine, parce qu'elle nous invite à nous servir pleinement des pouvoirs de l'intelligence.

La méthode des schémas ne peut pas être exercée de façon tyrannique. Elle ne peut être efficace que par la volonté de ceux qui s'en servent. Sa puissance est celle de la conscience, de l'intelligence et de la bonne volonté. Sans un véritable travail volontaire de conscience, elle ne peut pas porter de fruits.

Le potentiel de la méthode des schémas est a priori illimité. Dès que des bons principes et des bons schémas sont reconnus, ils sont adoptés par tous ceux qui comprennent qu'ils rendent plus compétents, plus forts, plus lucides. S'ils sont vraiment bons, vraiment utiles, ils s'imposent naturellement à tous ceux à qui ils rendent service. En inventant ou en développant de bons schémas et de bonnes théories avec de bons principes, on peut se rendre utile pour tous les esprits.

Le bon savoir

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Pour bien vouloir, on a besoin d'un bon savoir. Il faut connaître le bien qu'on veut et la réalité où on est. Et il faut les connaître bien : bien percevoir, bien imaginer les conséquences de nos décisions, bien ressentir et bien penser.

Pour bien penser, il ne faut pas se contenter de croire ce qui nous plaît, il faut connaître de bonnes raisons de croire ce qu'on croit. On doit être capable de justifier ce qu'on croit savoir avec des bons principes, des bonnes observations et des bons raisonnements.

Nous n'avons pas toujours besoin d'être experts pour bien penser mais nous avons toujours besoin d'un minimum de bon sens, pour reconnaître des bons principes et les appliquer correctement.

On connaît et on respecte la raison, quand on raisonne correctement avec de bons principes et de bonnes observations.

On reconnaît les bons principes à leurs fruits. Ils portent des fruits quand ils nous aident à bien vivre.

La raison est bonne pour tous les esprits. Ses fruits sont universels. Les bonnes observations, les bons principes et les bons raisonnements sont bons pour tous les esprits. Les grands principes nous révèlent la puissance de la raison. Ils donnent à tous les esprits les moyens d'acquérir tous les savoirs, de comprendre tous les esprits et de révéler tous les bienfaits de la raison.

En apprenant ce que les grands principes nous enseignent, nous apprenons du même coup que nous pouvons penser pour le bien de tous les esprits. Être bon pour tous les esprits n'est pas un idéal inaccessible. C'est la réalité de la pensée rationnelle.

Pour qu'un savoir puisse être partagé, il faut qu'il puise seulement dans des ressources communes, accessibles à tous. On pourrait croire que c'est une limite très restrictive, qu'en se privant de ressources privées, on se prive du même coup du meilleur du savoir, mais c'est l'exact contraire qui est vrai. Nos intelligences sont les plus puissantes justement quand elles se limitent aux ressources communes. C'est en nous entraidant que nous découvrons le mieux le pouvoir de nos intelligences, que nous développons les meilleurs savoirs et que nous faisons vivre la raison.

Quand nous comprenons que la raison est universelle, nous comprenons du même coup le grand principe à partir duquel fonder tout le savoir rationnel. Tout se passe comme si la raison était une divinité généreuse, qui donne sa sagesse à tous ceux qui veulent vraiment la connaître. La première vérité sur la raison est qu'elle est généreuse. Elle n'est pas envieuse, elle ne nous prive pas du meilleur. Elle ne serait pas la meilleure si elle privait un seul d'entre nous du meilleur. « Il n'est pas possible que la divinité soit envieuse. » (Aristote, Métaphysique, livre A, 983a) En sachant que le savoir rationnel peut être partagé par tous, nous avons le savoir fondamental qui nous donne les moyens de comprendre tout le savoir rationnel.

Des émotions pour bien vivre

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Pour bien vivre on a besoin de bien penser. Mais on n'a pas par avance tous les bons principes et tous les bons schémas qui nous aident à prendre de bonnes décisions. On doit apprendre continuellement de nouvelles façons de penser et de percevoir.

On a besoin des émotions pour apprendre à bien vivre. Elles signalent ce qui est important. Elles nous enseignent ce qu'il faut rechercher, quand elles sont plaisantes, et ce qu'il faut éviter, quand elles ne le sont pas. Elles nous avertissent sur ce qui peut nous aider à bien vivre, ou au contraire nous empêcher de bien vivre. Elles nous font connaître la réalité en nous donnant les moyens de l'évaluer.

Une même décision peut avoir de nombreuses conséquences, les unes plaisantes, les autres non. L'exercice de la bonne volonté requiert une vue d'ensemble et une appréciation équilibrée des conséquences prévisibles. Une émotion trop faible nous empêche de prendre conscience de ce qui est important. Une émotion trop forte étouffe les autres émotions et nous aveugle elle aussi. Pour que les émotions nous aident à vivre, il faut une juste mesure, ni trop, ni trop peu (Aristote, Éthique à Nicomaque).

Le émotions nous éclairent en nous montrant comment évaluer les fins et les moyens. Mais elles peuvent aussi nous aveugler. Une émotion particulière ne montre qu'un aspect de la situation. Si elle est forte, elle peut empêcher d'avoir une vue d'ensemble équilibrée et nous conduire à une décision partiale, intolérante et injuste. Les émotions ne s'opposent pas à la raison comme des ennemis, parce qu'elles nous éclairent sur les moyens de bien vivre, mais comme des intérêts particuliers qui s'opposent parfois à l'intérêt commun.

Les plaisirs sont des indicateurs du bien vivre. Mais le bien vivre ne se réduit pas à la recherche des plaisirs. La bonne volonté ne se réduit pas à l'obéissance aux émotions parce qu'elle requiert une appréciation équilibrée de l'ensemble des conséquences prévisibles de nos décisions. Suivre le plaisir du moment ne fait pas une bonne volonté, on a surtout besoin de bons principes et de bons schémas.

La raison n'est pas d'être au-dessus des passions, parce qu'on a besoin des émotions pour évaluer nos raisonnements. Ce ne sont pas les émotions qui s'opposent à la raison, mais seulement le déséquilibre émotionnel. Une émotion trop forte nous empêche d'avoir un jugement équilibré. La raison nous demande d'avoir une vue d'ensemble équilibrée. L'équilibre émotionnel est une condition nécessaire de la raison.

Pour bien penser, il faut bien ressentir. Mais comme les émotions dépendent de nos pensées, pour bien ressentir il faut bien penser. Il y a donc un cercle vertueux des émotions et des pensées : l'équilibre émotionnel permet de développer une pensée équilibrée qui renforce l'équilibre émotionnel. Inversement, il y a une cercle vicieux du déséquilibre émotionnel. Le déséquilibre émotionnel conduit à une pensée déséquilibrée qui amplifie le déséquilibre émotionnel.

Bien ressentir, avoir des émotions qui nous aident à nous adapter à la réalité en accord avec la bonne volonté, fait partie de la vertu ((Aristote, Éthique à Nicomaque, Hursthouse 2001). La vertu requiert l'équilibre émotionnel, mais les émotions n'obéissent pas aux ordres de la volonté. Comment alors pourrait-on vouloir bien ressentir ?

Le déclenchement des émotions n'est pas directement sous le contrôle de la volonté, mais les émotions ne sont pas pour autant toutes puissantes face à la volonté. On peut contrôler volontairement l'expression des émotions, les retenir ou les libérer. On peut aussi contrôler volontairement les conditions, extérieures et intérieures, qui les déclenchent. En particulier, les émotions dépendent des façons d'interpréter la réalité. Nous pouvons nous servir de la pensée pour modifier nos réactions émotionnelles en changeant nos interprétations. En contrôlant volontairement nos interprétations, nous pouvons acquérir la maîtrise de nos émotions. Grâce à la pensée, la conscience de soi est assez puissante pour apaiser ou éteindre le feu des émotions. Nous pouvons donc exercer notre bonne volonté pour apprendre à bien ressentir, à aimer et à être équilibré.

L'extinction de l'insatisfaction

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L'insatisfaction (dukkha) est toujours une souffrance, parce qu'on souffre de la frustration. La souffrance est toujours une insatisfaction, parce qu'on voudrait ne pas souffrir.

Le Bouddha, dans le Discours pour mettre en mouvement la roue du savoir (Dhammacakkappavattana Sutta, SN 56,11) :

« Voici la Vérité Noble dite dukkha. La naissance est dukkha, la vieillesse est aussi dukkha, la maladie est aussi dukkha, la mort est aussi dukkha, être uni à ce que l'on n'aime pas est dukkha, être séparé de ce que l'on aime est dukkha, ne pas obtenir ce que l'on désire est aussi dukkha.

Voici la Vérité Noble dite la cause de dukkha. C'est cette "soif" produisant la ré-existence et le re-devenir et qui est liée à une avidité passionnée, qui trouve une nouvelle jouissance tantôt ici, tantôt là, c'est-à-dire la soif des plaisirs des sens, la soif de l'existence et du devenir et la soif de la non-existence.

Voici la Vérité Noble dite la cessation de dukkha. C'est la cessation complète de cette " soif", c’est la délaisser, y renoncer, s'en libérer, s'en débarrasser.

Voici la Vérité Noble dite le chemin conduisant à la cessation de dukkha. C'est la Noble Voie Octuple, à savoir: la perception juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, le moyen d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste et la méditation juste. »

On est insatisfait dès la naissance, parce qu'on voudrait être ce qu'on n'est pas encore. La vieillesse est insatisfaisante, parce qu'on voudrait être encore ce qu'on n'est plus. De façon générale on est insatisfait dès qu'on veut que ce qui n'est pas soit ou que ce qui est ne soit pas.

La cause de l'insatisfaction est toujours une "soif", une envie, un désir ou une volonté. Quand un désir ne peut pas ou ne doit pas être satisfait, on peut encore éteindre l'insatisfaction en supprimant la soif, en renonçant à son désir et en modifiant sa volonté. Nirvana signifie extinction.

Un chemin de sagesse n'est pas un renoncement à tous les désirs - pas de sagesse sans désir de sagesse, pas de bien vivre sans désir de vivre - mais ce n'est pas un chemin d'insatisfaction, parce qu'un désir de sagesse n'est pas condamné à la frustration. Un vrai désir de vraie sagesse est l'exact contraire du supplice de Tantale (Homère, L'Odyssée, XI) : il suffit de se pencher pour que l'eau claire apparaisse, parce qu'un vrai désir de vraie sagesse est déjà une vraie sagesse.

« C'est avec la compréhension: " Cette Vérité Noble dite le sentier conduisant à la cessation de dukkha a été parcouru " que, dans les choses qui n'avaient pas été entendues auparavant, s'est élevée en moi la vision, s'est élevée en moi la connaissance, s'est élevée en moi la sagesse, s'est élevée en moi la science, s'est élevée en moi la lumière. » (Dhammacakkappavattana Sutta, Traduit du Pali par Môhan Wijayaratna)

La vertu est d'être toujours disposé à bien percevoir, bien faire attention, bien imaginer, bien ressentir, bien penser, bien vouloir, bien agir, bien méditer, ou presque toujours. Les vertus sont des façons particulières d'être vertueux.

La vertu est nécessaire au bien vivre mais elle ne suffit pas. À elle seule, elle ne guérit pas les maladies, elle n'arrête pas la main des tortionnaires, elle ne sauve pas de la misère. Pour bien vivre un esprit a besoin de conditions favorables en plus de la vertu : santé, paix et prospérité.

La vertu n'est pas donnée d'avance. Un esprit doit apprendre à être ce qu'il doit être. Quand il apprend à être vertueux, un esprit n'est pas encore ce qu'il doit être, parce qu'il doit l'apprendre, mais d'une autre façon il est déjà ce qu'il doit être, parce qu'il doit apprendre, parce que la phase d'apprentissage doit être. Apprendre à être vertueux, c'est déjà commencer à l'être, parce que vouloir le bien est un bien. Le désir de la sagesse est le commencement de la sagesse. Quand on aime le bien, on aime ce qui est déjà là, pas seulement un bien qu'on désire sans l'avoir, parce que l'amour du bien est le bien. « Qui boira de cette eau n'aura plus jamais soif car elle est une source d'où jaillit la vie sans fin. » (Jean 4, 14)