Philosophie/Thalès de Milet/Theodor Gomperz
Études sur Thalès de Milet
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- « Thalès de Milet1 passe pour l'initiateur de tout ce mouvement. Cet homme extraordinaire était le produit d'un croisement de races ; le sang grec, le sang carien et le sang phénicien circulaient dans ses veines. Aussi était-il doué des aptitudes les plus diverses de la population de l'Ionie, et la tradition a entouré sa figure des couleurs les plus chatoyantes. Tantôt elle nous montre en lui le type du sage, étranger au monde, abîmé dans ses recherches, et qui se laisse tomber dans un puits en regardant les astres ; tantôt elle lui fait utiliser ses connaissances en vue d'un gain personnel ; une autre fois, s'il. faut en croire ce qu'on nous raconte, il donne à ses compatriotes, les Ioniens de l'Asie-Mineure, un conseil étonnamment sage et prévoyant : il s'agissait de créer une institution absolument inconnue aux Grecs de cette époque, un état fédératif. Sans aucun doute, il était tout ensemble marchand, homme d'État, ingénieur, mathématicien et astronome. Il avait acquis sa grande culture dans des voyages loin-tains : il était allé jusqu'en Égypte, où l'énigme des crues du Nil l'avait préoccupé. Le premier, il a fait de l'art rudimentaire de l'arpentage - où les Égyptiens ne voyaient que le moyen de résoudre tel ou tel problème donné - la géométrie déductive proprement dite, fondée sur des propositions générales. Une des démonstrations élémentaires de cette science porte encore aujourd'hui son nom. On rapporte, et le fait n'a rien en soi d'incroyable, qu'il indiqua à ses maîtres égyptiens le moyen, vainement cherché par eux, de mesurer la hauteur des Pyramides. Il leur fit observer qu'à l'heure où l'ombre d'un homme ou d'un objet quelconque est égale à leur grandeur réelle, l'ombre de ces monuments ne pouvait ni dépasser leur hauteur véritable, ni lui être inférieure. À la science babylonienne - avec les éléments de laquelle il avait pu se familiariser à Sardes2 - il emprunta la loi du retour périodique des éclipses, qui lui permit de prédire, au grand étonnement de ses compatriotes, l'éclipse totale de soleil du 28 mai 585. Car il est impossible qu'il soit arrivé à ce résultat théoriquement, vu l'idée enfantine qu'il se faisait de la forme de la terre : celle d'un disque plat reposant sur l'eau3. Ses connaissances météorologiques eurent vraisemblablement la même origine4. On sait qu'il les fit servir à des buts pratiques, que, grâce à elles, il put prévoir une récolte d'olives particulièrement abondante, louer de nombreux pressoirs et réaliser ainsi un sensible profit. Les notions astronomiques qu'il acquit servirent les navigateurs de sa patrie, qui alors parcouraient les mers et faisaient le commerce avec beaucoup plus d'ardeur que tous les autres Grecs. Il leur fit voir que, de toutes les constellations, la Petite Ourse est celle qui indique le plus exactement le Nord. Qu'il ait écrit des livres, cela reste incertain ; il n'est guère probable qu'il ait fait connaître de cette manière sa doctrine sur l'essence des choses5. Car Aristote la connaît, mais il ignore sur quoi Thalès la fondait, et il en parle d'une façon purement conjecturale6. La nourriture des plantes et des animaux est humide, et la chaleur de la vie se dégage de l'humidité ; d'autre part, la semence des plantes et des animaux est constituée d'éléments humides ; tels sont, suivant Aristote, les motifs qui ont conduit Thalès à déclarer que l'eau, principe de tout ce qui est humide, est aussi la matière primordiale. Ces considérations l'ont-elles en effet déterminé ? Ou bien - et dans ce cas en quelle mesure ? - a-t-il été influencé par des spéculations plus anciennes, grecques ou étrangères? Cela est aussi peu clair pour nous, à l'heure actuelle du moins, que son attitude à l'égard de la religion7.
- La doctrine de la matière primordiale admettait et devait provoquer un triple développement. La place que Thalès attribuait à l'eau dans la hiérarchie des matières ne pouvait rester incontestée. D'autres, parmi les plus répandues, particulièrement la plus fluide d'entre elles - l'air, - et la plus puissante - le feu, - devaient trouver des partisans et des champions. En outre, la pensée devait s'imposer à la pénétration d'un esprit génial, qu'il fallait chercher la forme primitive de la matière plutôt au-dessous et au-delà de ses formes actuelles et sensibles que dans le cercle de celles-ci. Enfin cette théorie renfermait un germe de scepticisme qui, tôt ou tard, devait acquérir sa pleine croissance. Car si, pour Thalès, elle signifiait peut-être ceci seulement : que toutes choses sortent de l'eau primordiale et y rentrent, elle ne pouvait manquer de prendre peu à peu une signification plus étendue, à savoir que la forme primitive de la matière est seule vraie et réelle, et que toutes les autres peuvent n'être que de simples et trompeuses illusions. Et du moment que l'on admettait que le fer ou le bois, par exemple, ne sont pas véritablement du bois ou du fer, mais de l'eau ou de l'air, était-il possible que le doute, éveillé sur la vérité du témoignage des sens, en restât là ? »
Notes
1. Sources principales : Diog. Laërce, I ch. 1, et Doxographi graeci. passim. Hérodote, I 170, nous dit que Thalès était d'origine phénicienne τὸ ἀνέκαθεν γένος ἐόντος Φοίνικος. Les objections qu'on a élevées dernièrement contre cette affirmation, et qui ont été résumées en dernier lieu par E. Meyer (Philolog. N. F., II 268 sq.) reviennent à dire qu'il est possible qu'Hérodote se soit trompé. Mais comme nous ne connaissons absolument pas la source de son renseignement, et que, a priori, il est extrêmement improbable que les Grecs se soient plu à faire de leurs grands hommes des étrangers, il nous paraît que, de cette possibilité à la certitude, il y a une distance bien grande. La mère de Thalès portait un nom grec (Kléobuline) ; le père s'appelait Examyès, d'un nom carien. (Cf. Diels, Arch. f. Gesch. d. Philos., II 169.)
Passages principaux relatifs à ce qui suit : Platon, Théétète, 174a ; Hérodote, I 170 (le récit qu'il nous fait à I 75 est très douteux). Sur Thalès en Egypte, voir la très importante Histoire de la Géométrie d'Eudème (un camarade de Théophraste), dans Eudemi Rhodii quae supersunt, colleg. L. Spengel, p. 113 sq. Sur la tentative de Thalès pour expliquer la crue du Nil, voir Diog. Laërce, I 37 ; Diodore, I 38 entre autres. Sur Thalès comme géomètre, cf. Allman, Greek geometry from Thales to Euclid, p. 7 sq.
2. La Lydie était sous l'influence de la civilisation babylonien-assyrienne. C'est ce dont témoignent : l'arbre généalogique de sa dynastie, qui remonte au dieu Bel ; beaucoup de traits de l'histoire légendaire, et surtout le protectorat de l'Assyrie sur les rois Gygès et Ardys, que nous font connaître les inscriptions cunéiformes. Il n'est pas douteux que les Ioniens, avides de science comme ils l'étaient, et voisins de la magnifique capitale de Sardes, qu'ils visitaient (Hérod., I 29), ne s'y soient familiarisés avec les éléments de la culture babylonienne. Cf. Georges Radet, La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades, Paris 1393. L'éclipse de soleil prédite par Thalès est le n° 1189 du Canon des Eclipses de Th. von Oppolzer (Denkschr. der math.-naturwiss. Classe der kais. Akademie der Wissensch., Bd. 52). Sur Thalès comme astronome, cf. Sartorius, Die Entwickelung der Astronomie bei den Griechen (Halle 1883).
3. Sur la forme de la terre, cf. Aristot. de caelo, II 13, et Doxogr. gr., 380, 21
4. Les prévisions météorologiques, comme celle que mentionne Aristote, Politique, I 11, sont fréquentes « dans le grand traité astrologique » dit Lenormant, loc. cit.
5. Les écrits attribués à Thalès étaient déclarés apocryphes déjà dans l'antiquité, d'après Diog. Laërce, I 23.
6. Arist. Métaph. I 3. Dans le de Anima. I 2, Arist. sur la foi de données traditionnelles ¤j Én Žpomnhmoneæousi), lui fait dire que l'aimant possède une âme. Si le renseignement est exact, nous nous trouvons en présence d'un reste de conceptions proprement fétichistes ou primitives. L'opinion attribuée à Thalès par Aristote dans le même traité (1 5), à savoir que «tout est plein de dieux », est attribuée ailleurs (Diog. L., VIII 32), à Pythagore : « L'air, aurait dit ce dernier, est plein d'âmes, et celles-ci sont appelées héros et démons ». Ceci encore est un élément de la religion naturaliste la plus primitive, qui se retrouve aujourd'hui encore chez les Finnois, chez les Khonds de l'Inde et chez les Algonquins de l'Amérique du Nord ; cf. Tylor, Civil. prim., II 169, 170 sq., 172, 187 sq. Est-on en droit de supposer qu'ici Thalès a été influencé par les conceptions religieuses des Babyloniens, identiques aux conceptions accadiennes, qui admettent des esprits innombrables, dont Lenormant a essayé d'établir la parenté avec les esprits des Finnois dans La Magie chez les Chaldéens? (cf. le registre s. v. Esprits).
7. La conception de Thalès : une terre flottant, comme un disque de bois, sur l'eau; et un univers rempli de matière primordiale, c'est-à-dire envisagé comme une masse liquide, s'accorde, comme le fait voir Tannery, Pour l'histoire de la science hellène, pp. 70 sq., en une certaine mesure avec l'idée égyptienne de l'eau primordiale Nun, divisée en deux masses séparées. Les anciens Babyloniens admettaient pareillement un Océan supérieur et un Océan inférieur; cf. Fritz Hommel, Der babylonische Ursprung der aegyptischen Kultur, Munich 1892, p. 8. On peut comparer aussi avec le livre de la Genèse, I 7. La concordance entre la doctrine fondamentale de Thalès et celle de la secte mi juive des Sampséens reste tout à fait obscure; cf. Hilgenfeld, Judentum und Judenchristentum, p. 98, d'après Epiphan. Haeres, 19, 1 ; cf. aussi Plutarque, sur les Syriens, Quaest. conviv., VIII 8, 4 (Mor., 891, 7 sq., Dübner). La tendance actuelle est de considérer Thalès comme un simple intermédiaire entre étrangers et Grecs ; cette tendance a pourtant contre elle la façon dont la meilleure autorité, Eudème, op. cit., parle des travaux géométriques de Thalès et du rapport dans lequel ils se trouvent avec la mathématique égyptienne.