Philosophie/Thalès de Milet/L'École milésienne

Études sur Thalès de Milet


L'École milésienne

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Texte grec de Diels 1922, traduction anglaise de Burnet 1908 et traduction française de cette traduction anglaise 1919 par A. Reymond.

(la numérotation des notes n'est pas encore faite)

I. Milet et la Lydie.

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C'est à Milet que la plus ancienne école de cosmologie scientifique eut son siège. À l'époque où elle fut fondée, les Milésiens étaient dans une situation exceptionnellement favorable aux recherches scientifiques comme aux entre­prises commerciales. Ils étaient, il est vrai, entrés en con­flit plus d'une fois avec leurs voisins, les Lydiens, dont les souverains s'efforçaient alors d'étendre leur domination jusqu'à la côte ; mais, vers la fin du VIIe siècle avant J-C., Thrasybule, tyran de Milet, avait réussi à signer un arran­gement avec le roi Alyatte, et une alliance fut conclue entre eux, qui non seulement sauva, dans le présent, Milet d'un désastre pareil à celui qui frappa Smyrne, mais la garantit de toute inquiétude pour l'avenir. Même un demi-siècle plus tard, lorsque Crésus, reprenant la politique extérieure de son père, déclara la guerre à Éphèse et la prit, Milet fut en mesure de maintenir les anciennes relations décou­lant du traité, et ne devint jamais, strictement parlant, sujette des Lydiens. Il n'est guère possible de douter que le sentiment de sécurité dû à cette situation exceptionnelle n'ait été pour quelque chose dans le développement de la recherche scientifique. La prospérité matérielle est la base sans laquelle ne sauraient s'accomplir les plus hauts efforts intellectuels, et, à cette époque-là, Milet était en [38]possession de toutes les élégances de la vie à un degré inconnu dans l'Hellade continentale. Mais ce ne fut pas seulement de cette manière que les relations avec la Lydie favorisèrent le développement de la science à Milet. Ce qu'on appela plus tard hellénisme paraît avoir été traditionnel dans la dynastie des Mermnades. Il peut bien y avoir quelque chose de vrai dans cette affir­mation d'Hérodote que tous les « sophistes » du temps affluaient à la cour de Sardes l. La tradition qui représente Crésus comme ce que nous appellerions le « patron » de la sagesse grecque, était complètement formée au Ve siècle, et si peu historiques qu'en puissent être les détails, il est évident qu'elle n'est pas, de fait, sans avoir quelque fonde­ment. Il faut noter comme particulièrement digne d'atten­tion ce « récit répandu parmi les Grecs », suivant lequel Thalès l'accompagnait dans sa malheureuse campagne contre Pteria, apparemment en qualité d'ingénieur mili­taire. Hérodote, il est vrai, ne croit pas qu'il ait détourné le cours de l’Halys 2, mais il ne s'inscrit pas en faux contre cette histoire en raison d'une improbabilité a priori, et il est tout à fait clair que ceux qui la racontaient n'éprou­vaient aucune difficulté à admettre le rapport qu'elle présuppose entre le philosophe et le roi.

[39] II faut ajouter que l'alliance avec la Lydie facilita gran­dement les relations avec Babylone et l’Égypte. La Lydie était un poste avancé de la civilisation babylonienne, et Crésus vivait en excellents termes tant avec les rois d’Égypte qu'avec ceux de Babylone. Il est digne de remarque, aussi, qu'Amasis d’Égypte avait les mêmes sympathies pour la Grèce que Crésus, et que les Milésiens possédaient un temple à eux, à Naucratis l.

II. Son origine

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On ne saurait mettre en doute que le fondateur de l'école milésienne, et par conséquent le premier des cosmologues, n'ait été Thalès 2 ; mais tout ce que l'on peut réellement prétendre savoir de lui nous vient d'Hérodote, et le roman des Sept Sages existait déjà quand il écrivait. Il nous dit tout d'abord que Thalès était d'origine phénicienne, indi­cation que d'autres écrivains expliquaient en disant qu'il appartenait aux Thélides, noble maison qui prétendait descendre de Kadmos et d'Agénor3. Ce fait est évidemment en rapport avec l'opinion d'Hérodote, suivant laquelle il y avait des « Kadméens » de Béotie parmi les colons primitifs de l'Ionie, et il est certain qu'il y avait réellement des gens nommés Kadméens dans plusieurs cités ioniennes4. Quant à savoir s'ils étaient d'origine sémitique, c'est naturellement [40] une autre question. Hérodote mentionne probablement l'origine présumée de Thalès pour la seule raison que celui-ci passait pour avoir introduit de Phénicie certains progrès dans l'art de la navigation1. Dans tous les cas, le nom d'Examyès, que portait son père, ne tend pas à prouver qu'il fût Sémite. C'est un nom carien, et les Cariens avaient été presque complètement assimilés par les Ioniens. Sur les monuments, on trouve des noms grecs et des noms cariens alternant dans les mêmes familles, et il n'y a donc aucune raison de supposer que Thalès fût autre chose qu'un citoyen ordinaire de Milet, quoique peut-être avec du sang carien dans les veines 2.

III. L’éclipse prédite par Thalès

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L'indication de beaucoup la plus remarquable qu'Héro­dote nous donne sur Thalès est qu'il prédit l'éclipse de soleil qui mit fin à la guerre entre les Lydiens et les Mèdes3. Or nous pouvons être sûrs qu'il ignorait tout à fait la vraie cause des éclipses. Anaximandre et ses successeurs l'igno­raient certainement4, et il est incroyable que l'explication juste de ce phénomène ait été donnée une fois pour être si vite oubliée. Même en supposant, toutefois, que Thalès ait connu la cause des éclipses, personne ne croira que les bribes de géométrie élémentaire qu'il avait rapportées d’Égypte l'eussent mis à même d'en calculer une d'après les éléments du cours de la lune. Mais le fait de la [41] prédiction est trop bien attesté pour pouvoir être rejeté sans examen. Le témoignage d'Hérodote sur un événement qui doit s'être passé une centaine d'années avant sa naissance sera peut-être tenu pour insuffisant ; mais il en est tout autrement de celui de Xénophane, et c'est de ce dernier que nous avons réellement à nous occuper1. Selon Théophraste, Xénophane était disciple d'Anaximandre, et il se peut fort bien qu'il ait vu Thalès et se soit entretenu avec lui. En tout cas, il doit avoir connu une foule de gens capa­bles de se rappeler ce qui était arrivé, et qui n'avaient aucun intérêt concevable à en faire un récit inexact. La prédiction de l'éclipse est réellement mieux attestée qu'au­cun autre fait relatif à Thalès, et il n'en est guère dans la première partie du VIe siècle avant J.-C. qui soit appuyé sur des preuves plus solides.

Il est parfaitement possible de prédire des éclipses sans en connaître la vraie cause, et il est hors de doute qu'en réalité c'est ce que faisaient les Babyloniens. Sur la base de leurs observations astronomiques, ils avaient établi un cycle de 223 mois lunaires, à l'intérieur duquel les éclipses de soleil et de lune revenaient à intervalles réguliers 2. Cela, il est vrai, ne les eût pas mis en état de prédire les éclipses de soleil pour un lieu donné de la surface de la terre ; car ces phénomènes ne sont pas visibles dans tous les lieux où le soleil est, à ce moment, au-dessus de l'horizon. Nous n'occupons pas un point au centre de la terre, et ce que les astronomes appellent la parallaxe géocentrique doit être pris en considération. Tout ce qu'il était donc possible de dire, au moyen du cycle, c'est qu'une éclipse de soleil serait visible quelque part, et qu'il valait la peine d'observer le [42]ciel. Or, si nous en pouvons juger d'après le rapport qui nous a été conservé d'un astronome chaldéen, c'était juste­ment là la situation dans laquelle se trouvaient les Baby­loniens. Ils guettaient les éclipses aux dates déterminées, et quand elles ne se produisaient pas, le fait était interprété comme un heureux présage1. Il n'en faut pas davantage pour expliquer ce que l’on nous rapporte de Thalès. Il dit simplement qu'il y aurait une éclipse, et, par un heureux hasard, elle fut visible en Asie-Mineure et dans une circons­tance frappante.

IV. Date de Thalès

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La prédiction de l'éclipse ne jette donc pas une grande lumière sur les connaissances scientifiques de Thalès ; mais si nous pouvons en fixer la date, elle nous fournira un point de départ pour essayer de déterminer l'époque à laquelle il vivait. Les astronomes modernes ont calculé qu'il y eut une éclipse de soleil, probablement visible en Asie-Mineure, le 28 mai (vieux style) de l'an 585 av. J.-C.2, et Pline, d'autre part, place l'éclipse prédite par Thalès à la quatrième année de la 48e Olympiade (585-4 av. J.-C.3). La concordance n'est, il est vrai, pas parfaitement exacte, car mai 585 appartient à l'année 586-5. Elle est suffisam­ment approximative, toutefois, pour que nous ayons le [43]droit d'identifier cette éclipse avec celle de Thalès, et cela nous est confirmé par Apollodore, qui fixait à la même année l’akmè du philosophe1. Une autre indication, que nous devons à Démétrius de Phalère, et suivant laquelle Thalès «reçut le nom de Sage» sous l'archontat de Damasias à Athènes, s'accorde très bien avec toutes ces données, et elle est sans doute basée sur l'histoire du trépied de Delphes, car l'archontat de Damasias est l'ère du rétablissement des jeux pythiques 2.

V. Thalès en Égypte

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L'introduction de la géométrie égyptienne en Grèce est universellement attribuée à Thalès, et il est extrêmement probable qu'il visita l’Égypte, car il s'était fait une théorie [44] des inondations du Nil. Dans un passage bien connu 1 Hérodote donne trois explications du fait que ce fleuve, par une exception unique, croît en été et décroît en hiver ; seu­lement, suivant sa coutume en pareil cas, il ne nomme pas les auteurs de ces explications. Mais la première, celle qui assigne pour cause aux débordements les vents étésiens, est attribuée à Thalès dans les Placita2, de même que par plusieurs écrivains postérieurs. Or ces indications sont tirées d'un traité sur les crues do Nil que l'on croit être d'Aristote, et qui était connu des commentateurs grecs, mais dont il n'existe plus aujourd'hui qu'un abrégé latin du XIIe siècle3. Dans cette œuvre, la première des trois théories mentionnées par Hérodote est attribuée à Thalès, la seconde à Euthymène de Massalie, et la troisième à Anaxagore. Où Aristote — ou celui qui écrivit le livre, s'il est d'un autre — a-t-il pris ces noms? Nous pensons natu­rellement, une fois de plus, à Hécatée, qu'Hérodote repro­duit si souvent sans en mentionner le nom, et cette conjec­ture tire une grande force du fait qu'Hécatée mentionne en effet Euthymène4. Nous pouvons donc conclure que Thalès alla réellement en Égypte, et peut-être qu'Hécatée, en décri­vant le Nil, tint compte, comme cela était naturel, des vues de son célèbre concitoyen.

VI. Thalès et la géométrie

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Quant à la nature et à l'étendue des connaissances mathématiques rapportées d’Égypte par Thalès, il y a lieu de faire ressortir que beaucoup d'écrivains se sont sérieusement [45]mépris sur le caractère de la tradition 1. Dans son commentaire sur le premier livre d'Euclide, Proclus énumère, sur l'autorité d'Eudème, certaines propositions qui, à ce qu'il prétend, étaient connues de Thalès2. L'un des théorèmes dont il le crédite est que deux triangles sont égaux lorsqu'ils ont un côté égal compris entre deux angles égaux chacun à chacun. Ce théorème, il doit l'avoir connu, dit Eudème, car autrement il n'aurait pu, du haut d'une tour, mesurer, de la manière dont on raconte qu'il le fit3, les distances de vaisseaux sur la mer. Nous voyons ici com­ment toutes ces indications prirent naissance. Certains faits remarquables en matière de mensuration étaient tradition­nellement attribués à Thalès, et l'on admettait qu'il avait connu toutes les propositions que ces faits impliquent. Mais c'est là une méthode d'inférence tout à fait illusoire. Le mesurage de la distance où se trouvent des vaisseaux sur la mer, et celui de la hauteur des pyramides, qu'on lui attribue aussi4, sont des applications faciles de ce [46] qu'Aahmès appelle le seqt. Ces règles de mensuration peu­vent fort bien avoir été apportées d’Égypte par Thalès, mais nous n'avons aucune raison de supposer qu'il en ait su davantage que l'auteur du Rhind-papyrus sur les raisonnements dont elles étaient la conclusion. Peut-être en faisait-il une application plus étendue que les Égyptiens ; il n'en est pas moins vrai que les mathématiques, au sens propre du mot, n'ont commencé à exister que quelque temps après Thalès.

VII. Thalès comme homme politique

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Thalès apparaît encore une fois dans les récits d'Hérodote quelque temps avant la chute de l'empire lydien. Il pressa, nous dit l'historien, les Grecs d'Ionie de s'unir en un état fédératif avec Teos pour capitale1. Nous aurons encore plus d'une fois, dans la suite, l'occasion de noter que c'était l'habitude des anciennes écoles de philosophie d'essayer d'influencer le cours des événements politiques, et plu­sieurs circonstances, par exemple le rôle joué par Hécatée dans la révolte de l'Ionie, nous portent à croire que les savants de Milet prirent une position très nette dans les temps agités qui suivirent la mort de Thalès. C'est cette action politique qui a valu au fondateur de l'école milesienne sa place incontestée parmi les Sept Sages, et c'est surtout parce qu'il fut mis au nombre de ces grands hommes que s'attachèrent à son nom les nombreuses anec­dotes dont on lui fit honneur dans la suite 2.

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VIII. Caractère incertain de la tradition

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Si Thalès écrivit jamais quelque chose, ce qu'il écrivit fut bientôt perdu, et les ouvrages qui furent publiés sous son nom ne trompèrent pas même les Anciens 1. Aristote prétend avoir quelque notion des vues de Thalès ; mais il ne prétend pas savoir par quelle voie celui-ci y arriva, ni sur quels raisonnements elles étaient fondées. Il suggère, il est vrai, certaines explications que des écrivains postérieurs répètent comme des indications de fait, mais qu'il ne donne lui-même que pour ce qu'elles valent2. La tradition soulève encore une autre difficulté. Plus d'une indication d'apparence précise nous est fournie par les Placita, qui ne repose en réalité que sur l'habitude d'attribuer « à Thalès et à ses successeurs » les doctrines en quelque sorte carac­téristiques de la «succession» ionienne, mais nous fait l'effet d'une indication nettement relative à Thalès. Néan­moins, en dépit de tout cela, nous ne pouvons douter qu'Aristote ait été exactement renseigné sur les points essentiels. Nous avons vu dans Hécatée des traces de réfé­rences à Thalès, et il est tout à fait probable que les écri­vains postérieurs de l'école citaient les vues de son fonda­teur. Nous pouvons donc nous aventurer à reconstruire, par conjecture, sa cosmologie, en nous guidant sur ce que nous savons de certain du développement subséquent de l'école milésienne, car il est naturel de supposer que les doctrines caractéristiques de cette école étaient pour le moins esquissées dans l'enseignement de son plus ancien représentant. Mais tout cela doit être pris pour ce qu'il vaut, et rien de plus, car, strictement parlant, nous ne savons absolument rien de l'enseignement de Thalès.

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IX. Exposé conjectural de la cosmologie de Thalès

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Les indications d'Aristote peuvent se ramener à ces trois propositions :

1. La terre flotte sur l'eau 1.

2. L'eau est la cause matérielle2 de toutes choses.

3. Toutes choses sont pleines de dieux. L'aimant est vivant, car il a la puissance de mouvoir le fer3.

La première de ces indications doit être comprise à la lumière de la seconde, qui est exprimée dans la termino­logie aristotélicienne, mais signifie sans aucun doute qu'au dire de Thalès l'eau était la chose fondamentale ou primor­diale dont toutes les autres n'étaient que des formes pure­ment transitoires. C'était justement, comme nous le ver­rons, une substance primordiale que chercha toute l'école milésienne, et il est peu probable que la première réponse à la grande question du jour ait été la réponse relativement subtile qu'y donne Anaximandre. Et nous sommes peut-être en droit de soutenir que la grandeur de Thalès con­siste en ce qu'il fut le premier à se demander non pas quelle était la chose originelle, mais quelle est maintenant la chose primordiale, ou, plus simplement encore, de quoi le monde est fait. La réponse qu'il fit à cette question fut : d'eau.

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X. L'eau

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Aristote et Théophraste, suivis de Simplicius et des doxographes, suggèrent plusieurs explications de cette réponse. Ces explications, Aristote les donne comme con­jecturales ; seuls, les écrivains postérieurs les reproduisent comme tout à fait certaines1. Le plus probable semble être qu'Aristote attribua simplement à Thalès les arguments dont se servit plus tard Hippon de Samos pour défendre une thèse analogue2. Ainsi s'expliquerait leur caractère physiologique. Le développement de la médecine scienti­fique avait rendu les arguments biologiques très popu­laires au Ve siècle ; mais, à l'époque de Thalès, ce à quoi l'on s'intéressait surtout, ce n'était pas la physiologie, mais bien plutôt ce que nous appellerions la météorologie, et c'est par conséquent de ce point de vue que nous devons essayer de comprendre la théorie.

Or, il n'est pas très difficile de se rendre compte comment [50] des considérations de nature météorologique condui­sirent Thalès à adopter l'opinion qu'il soutint. De toutes les choses que nous connaissons, c'est l'eau qui paraît prendre les formes les plus variées. Elle nous est familière à l'état solide, à l'état liquide et à l'état de vapeur, de sorte que Thalès peut fort bien s'être imaginé voir se dérouler devant ses yeux le processus du monde, partant de l'eau pour revenir à l'eau. Le phénomène de l'évaporation éveille naturellement partout l'idée que le feu des corps célestes est entretenu par l'humidité qu'ils tirent de la mer. Même de nos jours, quand les rayons du soleil deviennent visibles, les gens des campagnes disent que «le soleil pompe l'eau». L'eau retombe sur la terre sous forme de pluie, et finale­ment, à ce que pensaient les premiers cosmologues elle se transforme en terre. Cela nous paraît étrange, mais peut avoir paru plus naturel à des hommes familiers avec le fleuve d’Égypte, qui avait formé le Delta, et avec ces tor­rents de l'Asie-Mineure qui déposent de si abondantes alluvions. À l'heure qu'il est, la haie de Latmos, au bord de laquelle s'élevait Milet, est complètement comblée. Enfin, pensaient-ils, la terre redevient eau — idée déduite de l'observation de la rosée, des brouillards nocturnes et des sources souterraines. Car, dans les temps primitifs, on ne supposait pas que celles-ci eussent le moindre rapport avec les pluies. Les «eaux sous la terre» étaient regardées comme une source d'humidité entièrement indépendante1.

XI. Théologie

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De l'avis d'Aristote lui-même, la troisième des proposi­tions énoncées plus haut implique que Thalès croyait à une « âme du monde », mais le Stagirite a bien soin de faire [51]remarquer que ce n'est là qu'une inférence1. La doctrine de l'âme du monde est ensuite attribuée à Thalès d'une manière tout à fait positive par Aétius ; celui-ci l'exprime1 dans la phraséologie stoïcienne qu'il trouva dans sa source immédiate, et identifie le monde-intellect avec Dieu2. Cicéron trouva un exposé analogue de la question dans le manuel épicurien dont il se servait, mais il fait un pas de plus. Éliminant le panthéisme stoïcien, il fait du monde-intellect un démiurge platonicien, et affirme que, selon Thalès, il y avait un esprit divin qui formait toutes choses de l'eau3. Tout cela est dérivé de la prudente déclaration d'Aristote, et ne peut avoir une autorité plus grande que cette déclaration. Nous n'avons donc pas à nous occuper de la vieille question controversée de savoir si Thalès était ou n'était pas athée. En réalité, elle n'a pas de sens. Si nous en jugeons par ses successeurs, il peut fort bien avoir qualifié l'eau de divine, mais s'il avait une croyance reli­gieuse quelconque, nous pouvons être certains qu'elle n'avait aucun rapport avec sa théorie cosmologique.

Nous ne devons pas attacher trop d'importance non plus à cette déclaration que « toutes choses sont pleines de dieux». On l'interprète souvent en ce sens que Thalès attri­buait une «vie plastique» à la matière, ou qu'il était «hylozoïste». Nous avons déjà vu à quels malentendus cette manière de parler pouvait prêter4, et nous ferons bien de l'éviter. Il serait dangereux de considérer un apophtegme de ce genre comme preuve de quoi que ce soit ; il y a des chances pour que Thalès l’ait prononcé en sa qualité de [52]« Sage » plutôt qu'en sa qualité de fondateur de l'école milésienne. D'ailleurs, des maximes comme celle-là sont la plupart du temps anonymes au début, et sont attribuées tantôt à un Sage, tantôt à l'autre1. D'autre part, Thalès a très probablement dit que l'aimant et l'ambre avaient des âmes. Ce n'est pas là un apophtegme, mais une proposition qui peut aller de pair avec celle qui fait flotter la terre sur l’eau. C'est, de fait, justement ce que nous pourrions nous attendre à trouver dans une remarque d'Hécatée sur Thalès. On aurait tort, cependant, d'en tirer des conclusions quant à ses vues sur le monde ; car de dire que l'aimant et l'ambre sont vivants, c'est donner à entendre que les autres choses ne le sont pas2. Thalès est allé à l'école milésienne

1 Herod. I, 29. Quelques autres points peuvent être relevés en confir­mation de ce qui a été dit de 1' «hellénisme» des Mermnades. Alyatte eut deux femmes, dont l'une, la mère de Crésus, était Carienne ; l'autre était Ionienne, et il eut d'elle un fils qui reçut le nom grec de Pantaléon (ib. 92). Les offrandes de Gygès étaient exposées dans le trésor de Kypsélos à Delphes (ib. 14) et celles d'Atyatte étaient une des curiosités de la ville (ib. 25). Crésus, lui aussi, fit preuve d'une grande libéralité envers Delphes (ib. 50) et envers plusieurs autres sanctuaires grecs (ib. 92). Il donna la plupart des colonnes du grand temple d’Éphèse. Men­tionnons aussi à ce propos les histoires de Miltiade (VI, 37) et d'Alcméon (ib. 125).

2 Herod. I, 75. Il se refuse à le croire parce qu'il avait entendu parler, probablement par les Grecs de Sinope, de la haute antiquité du pont de la route royale entre Ancyre et Pteria (Ramsay, Asia Minor, p. 29). Xanthos rapportait une tradition d'après laquelle ce fut Thalès qui engagea Crésus à monter sur son bûcher seulement quand il sut qu'une averse arrivait.

3 Herod. II, 178, où l'historien dit qu'Amasis était φιλέλλην. Il contri­bua de ses deniers à la reconstruction du temple de Delphes après le grand incendie (ib. 180).

4 En fait, Simplicius cite une indication de Théophraste suivant laquelle Thalès aurait eu plusieurs prédécesseurs (Dox., p. 475, 11). Cela ne doit cependant pas nous préoccuper ; car le scholiaste d'Apol­lonius de Rhodes (II, 1248) nous dit que Théophraste faisait de Prométhée le premier philosophe, ce qui est simplement une application du littéralisme péripatéticien à une remarque de Platon (Philèbe 16 c 6). Cf, Appendice. § 2.

Herod. I, 170 (R. P. 9 d D V 1 A 4) ; Diog. I, 22 (R. P. 9).

5 Strabon, XIV p. 633, 636; Pausan. VII, 2, 7. Priène était appelée Kadmé, et le plus ancien annaliste de Milet portait le nom de Kadmos. Voir E. Meyer, Gesch. des Altert. II, § 158.


6 Diog. I, 23 : Καλλίμαχος δ΄ αὐτὸν οἶδεν εὑρετὴν τῆς ἄρκτου τῆς μικρᾶς λέγων ἐν τοῖς Ἰάμβοις οὕτως

             καὶ τῆς ἁμάξης ἐλέγετο σταθμήσασθαι
             τοὺς ἀστερίσχους, ᾗ πλέουσι Φοίνικες.

7 Voir Diels, Thales ein Semite? (ArcH. II, 165 sq.), et Immisch, Zu Thales Abkunft (ib. p. 515). Le nom d'Examyès se rencontre aussi à Colophon (Hermesianax, Leontion, fr. 2, 38 Bgk), et peut être comparé avec d'autres noms cariens tels que Gheramyès et Panamyès.

8 Herod. I, 74.

9 Sur les théories professées par Anaximandre et par Héraclite, voir plus loin, §§19 et 71.

10 Diog. I, 23 δοχεῖ δὲ κατά τινας πρῶτος ἀστρολογῆσαι καὶ ἡλιακὰς ἐκλείψεις καὶ τροπὰς προειπεῖν, ὥς φησιν Εὔδημος ἐν τῇ περὶ ἀστρολογουμένων ἱστοριᾳ, ὅθεν αὐτὸν καὶ Ξενοφάνης καὶ Ἡρόδοτος θαυμάζει.

2 Le premier savant qui ait attiré l'attention sur le cycle chaldéen à ce point de vue paraît avoir été le Rev. George Costard, fellow du Wadham Collège. Voir sa Dissertation on the Use of Astronomy in History (Londres, 1764), p. 17. Il est inexact d'appeler ce cycle le saros, car le saros était tout autre chose. (Voir Ginzel, Klio I, p. 377.)

1 Voir George Smith, Assyrian Discoveries (1875), p. 409. L'inscription dont suit la traduction a été trouvée à Kouyunjik :

«Au roi mon Seigneur, ton serviteur Abil-Istar,

…………………………………………………

« Concernant l'éclipse de lune au sujet de laquelle le roi mon Sei­gneur m'a adressé un message, des observations ont été faites dans les cités d'Akkad, de Borsippa et de Nipur, et dans la cité d'Akkad, nous vîmes une partie.... L'observation fut faite, et l'éclipse eut lieu.

« El quand, pour l'éclipse de soleil, nous ordonnâmes une observa­tion, l'observation fut faite et elle (l'éclipse) n'eut pas lieu. Ce que j'ai vu de mes yeux, je l'envoie au roi mon Seigneur.»

2 Pour la littérature sur ce sujet, voir R. P. 8 b, et y ajouter Ginzel, Spezieller Kanon, p. 171. Voir aussi Milhaud, Science grecque, p. 62.

3- Pline, Nat. Hisl. II, 53.

1 Sur Apollodore, voir Appendice, § 20. Les dates que donne notre texte de Diogène (I, 37; R. P. 8) ne peuvent se concilier l'une avec l'autre. Celle qu'il donne pour la mort de Thalès est probablement exacte; car c'est l'année qui précéda la chute de Sardes en 546/5 avant J.-C., ce qui est une des ères régulières employées par Apollodore. Il semblait sans doute naturel de faire mourir Thalès l'année avant la «ruine de l'Ionie», qu'il avait prévue. Si l'on remonte à 78 ans en ar­rière, cela porte à 625/4 la naissance de Thalès, et cela nous donne 585/4 pour sa quarantième année. C'est la date que Pline indique pour l'éclipse, et les dates de Pline viennent d'Apollodore par l'intermédiaire de Nepos. Pour une discussion complète de la question, voir Jacoby, p. 175 sq.

2 Diog. I, 22 (R. P. 9). Je ne discute pas ici l'ère pythienne et la date de Damasias, quoique, à ce qu'il me semble, le dernier mot n'ait pas encore été dit sur ce point. Jacoby (p. 170 sq.) défend vigoureusement la date 582/1, qui est généralement admise aujourd'hui. D'autres se pro­noncent pour l'année pythienne 586/5, qui est l'année même de l'éclipse, et cela aiderait à expliquer comment les historiens qui utilisèrent Apollodore en vinrent à dater l'événement d'une année trop tard ; car Damasias fut archonte pendant deux ans et deux mois. Il est même possible qu'ils aient mal compris les mots Δαμασίου τοῦ δευτέρου, dont le but est de le distinguer d'un archonte antérieur du même nom, et aient interprété : « dans la seconde année de Damasias ». Apollodore se con­tentait d'indiquer les archontes athéniens, et la réduction en olym­piades est l'œuvre d'écrivains postérieurs. Kirchner, adoptant l'année 582/1 pour Damasias, place l'archontat de Solon en 591/0 (Rh. Mus. LIII, p. 242 sq.). Mais il est impossible que la date de l'archontat de Solon ait jamais été douteuse. D'après le calcul de Kirchner, nous obtenons la date 586/5, si nous gardons la date traditionnelle de Solon. Voir aussi E. Meyer, Forschungen, II. p. 242 sq.

1 Herod. II, 20.

2 Aet. IV, I, 1 (Dox. p. 884; D V, 1 A 16).

3 Dox. p. 226-229. L'abrégé latin se trouve dans l'édition de Rosé des fragments aristotéliciens.

4 Hécatée, frag. 278 (F. G. H 1, p 19).

1 Voir Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, vol. I, p. 12 sq. : Allman, Greek Geometry from Thales to Euclid (Hermathena, III, p. 164-174).

2 Proclus, in Eucl. p. 65, 7; 157, 10; 250, 20; 299, 1; 352, 14 (Friedlein). Eudème écrivit la première histoire de l'astronomie et des mathéma­tiques, comme Théophraste écrivit la première histoire de la philoso­phie.

3 Proclus, p. 352, 14 Εὔδημος δὲ ἐν ταῖς γεωμετρικαῖς ἱστορίας εἰς Θαλῆν τοῦτο ἀνάγει τὸ θεώρημα (Eucl. I, 26) τὴν γὰρ τῶν ἐν θαλάττῃ πλοίων ἀπόστασιν δι' οὗ τρόπου φασὶν αὐτὸν δεικνύναι τούτῳ προσχρῆσθαί φησιν ἀναγκαῖον. Sur la méthode adoptée par Thalès, voir Tannery, Géométrie grecque <1887>, p. 90. Je pense toutefois, avec le Dr Gow (Short History of Greek Mathematics, § 84), qu'il est fort peu probable que Thalès ait reproduit et mesuré sur terre l'énorme triangle qu'il avait construit en plan per­pendiculaire par dessus la mer. Pareille méthode eût été trop compli­quée pour être pratique. I1 est beaucoup plus simple de supposer qu'il fit usage du seqt égyptien.

4 La plus ancienne version de ce fait nous est donnée dans Diog. I, 27 : ὁ δὲ Ἱερώνυμος καὶ ἐχμετρῆσαί φησιν αὐτὸν τὰς πυραμύδας, ἐκ τῆς σχιᾶς παρατηρήσαντα ὅτε ἡμῖν ισομεγέθης ἐστίν. Cf. Pline, H. Nat. XXXVI, 82 : mensuram altitudinis earum deprehendere invenit Thales Milesius umbram metiendo qua hora par esse corpori solet. (Jérôme de Rhodes était contemporain d'Eudème.). Ceci implique seulement la simple réflexion que les ombres de tous les objets sont probablement égales aux objets à la même heure. Plutarque (Conv sept. sap. 147 a), indique une méthode plus compliquée : τὴν βακτηρίαν στήσας ἐπι τῷ πέρατι τῆς σκιᾶς ἣν ἡ πυραμὶς ἐποίει, γενομένων τῇ ἐπαφῇ τῆς ἀκτῖνος δυοῖν πριγώνων, ἔδειξας ὃν ἡ σκιὰ πρὸς τὴν σκιὰν λόγον εἶχε, τὴν πυραμίδα πρὸς τὴν βακτηρίαν ἔχουσαν.

Ceci, comme le fait remarquer le Dr Gow, n'est qu'une variante du calcul avec le seqt, et peut fort bien avoir été la méthode de Thalès.

1 Herod. I, 170 (R. P. 9d; D V 1 A. 4).

2 La prétendue chute de Thalès dans un puits (Platon, Théét. 174 a) n'est qu'une fable destinée à montrer l'inutilité de la σοφία; l'anecdote relative à la spéculation sur l'huile (Ar. Pol. A, II, 1259 a 6; DV 1 A 10) a pour but d'enseigner le contraire.

1 Voir R. P 9 e.

2 R. P. ibidem.

1 Arist. Met. A 3, 983 b 21 ; de Cœlo, B 13, 294 A 28 (R. P. 10, 11; DV 1 A 12, 14). Des écrivains postérieurs ajoutent qu'il donnait cela comme une explication des tremblements de terre (ainsi Aet. III, 15, 1); mais cette allégation est probablement due à un commentateur d'Homère féru d'allégorie (Append. §11), qui voulait expliquer l'épithète ἐννοσἱγαιος. Cf. Diels, Dox., p. 225.

2 Met. A 3, 983 b 20 (R. P. 10). J'ai dit «cause matérielle », parce que τῆς τοιαύτης ἀρχῆς (b 19) équivaut à τῆς ἐν ὕλης εἴδει ἀρχῆς (b7).

3Arist. de An. A 5, 411 a 7 (R. P. 13); ib. 2, 405 a 19 (R. P. 13 a; DV 1 A 22). Diog. I, 24 (R. P. ib.) ajoute l'ambre. Cette indication vient d'Hésychius de Milet, car elle se trouve dans la scholie de Par. A sur Platon, Rep. 600 A.


1 Met. A, 3, 983 b 22; Aet. I, 3, 1; Simpl. Phys. p. 36, 10 (R. P. 10, 12, 12 a). La dernière des explications données par Aristote, à savoir que Thalès fut influencé par des théories cosmologiques antérieures sur Okéanos et Téthys a étrangement été supposée plus historique que le reste, alors que c'est une simple boutade de Platon prise à la lettre. Platon dit plus d'une fois (Tht. 180 d 2; Crat. 402 b 4) qu'Héraclite et ses prédécesseurs (οἱ ῥέοντες) dérivèrent leur philosophie d'Homère (Il. XIV, 201), et même de sources plus anciennes (Orph. frg. 2, Diels, Vors. lre éd. p. 491, 2e éd. p. 66 B 2). En citant cette suggestion, Aristote l'attribue à « quelques-uns », — terme qui signifie souvent Platon, — et il appelle les initiateurs de la théorie παμπαλλαίους, comme l'avait fait Platon (Met. A 3,984 b 28; cf. Tht. 181 b 3). C'est là un exemple caractéristique de lu manière dont Aristote puise l'histoire chez Platon. Voir Append. § 2.

2 Cf. Arist. de An. A. 2, 405 b 2 (R. P. 220; DV 26 A 10) avec les pas­sages cités dans la note précédente. La même supposition est faite dans la 5e édition de Zeller (p. 188, n. 1), que je n'avais pas vue quand j'ai écrit la phrase ci-dessus. Döring, Thales (Zeitschr. f. Philos. 1896, p. 179 sq.) exprime la même opinion. Nous savons maintenant que, bien qu'Aristote se refuse à considérer Hippon comme un philosophe (Met. A, 3, 984 a 3; R. P. 219 a; DV 26 A 7), il était discuté dans l'his­toire de la médecine connue sous le nom de Iatrika et attribuée à Ménon. Voir Diels dans Hermes, XXVIII, p. 420 (DV 26 A 11).

1 L'opinion ici exprimée ressemble fort à celle de l'interprétateur allégorisant d'Homère, Héraclite (R. P. 12 a). Mais cette dernière est aussi une conjecture, probablement d'origine stoïcienne, comme les autres sont d'origine péripatéticienne.


1 Arist. de An. A, 5, 411 a 7 (R. P. 13; DV 1 A 22).

2 Aet. I, 7, 11 = Stob. I, 56 (R. P. 14 ; DV 1 A 23). Sur les sources indiquées ici, voir Append., § 11, 12.

3 Cicéron, de Nat. D. l, 10, 15 (R. P. 13 b; DV 1 A 23). Sur la source de Cicéron, voir Dox. p. 125, 128. Le papyrus de Philodème trouvé à Herculanum a malheureusement une lacune juste en cet endroit, mais il n'est pas probable que le manuel épicurien ait anticipé sur la mé­prise de Cicéron.

4 Voir Introd. § VIII.

1 Platon cite le mot πάντα πλήρη θεῶν dans les Lois, 899 b 9 (R. P. 14 b ; DV I A 22), sans mentionner Thalès. Le mot attribué à Héraclite dans le de part. An. A, 5, 645 a 1, paraît n’être qu'une variante de celui-ci. Dans Diog. IX, 7 (R. P. 46 d), on met sur le compte d'Héraclite cette affirmation : πάντα ψυχῶν εἶναι καὶ δαιμόνων πλήρη.

2 Bäumker, Das Problem der Materie, p. 10, n.1.