La science de la finance/Les inégalités devant la finance

“ Si vous donnez un poisson à un pauvre, il mangera un jour; mais si vous lui apprenez à pêcher, il mangera tous les jours. ”

Proverbe chinois

Et on peut ajouter : si un pêcheur n'a pas de bateau, vous pouvez lui faire payer tous les jours le bateau que vous lui prêtez.


Le système financier fondé sur la propriété privée est injuste puisqu'il privilégie les propriétaires au détriment des travailleurs peu fortunés. Il permet aux plus riches de gagner beaucoup d'argent sans travailler et il aggrave ainsi les inégalités sociales (Stiglitz 2012, Piketty 2013). Il permet parfois de corriger partiellement certaines inégalités économiques en offrant aux moins fortunés les moyens d'entreprendre, mais même ainsi il reste profondément inégalitaire.


Le problème de la propriété des moyens de production modifier

Lorsque les travailleurs ne sont pas propriétaires de leurs moyens de production (les équipements, bâtiments, véhicules, machines, outils...), ils doivent céder les profits aux propriétaires de l'entreprise, les actionnaires. Lorsque les sommes en jeu ne sont pas trop importantes, c'est un problème qui peut être en principe résolu par la finance. Si les travailleurs peuvent emprunter à un taux d'intérêt assez bas, ils peuvent devenir propriétaires de leurs moyens de production. S'ils ont de bons projets et s'ils n'ont pas les moyens financiers de les réaliser, le travail des banquiers et des intermédiaires financiers est de résoudre leur problème. Si tous les bons projets pouvaient toujours être correctement financés, les moins fortunés pourraient entreprendre autant que les riches (Shiller 2012). Bien sûr cette condition n'est pas souvent réalisée. Les êtres humains ne sont pas tous égaux devant l'emprunt, et les taux d'intérêt qui leur sont proposés, quand ils le sont, sont souvent trop élevés pour encourager des projets d'entreprise.

La solution au problème de la propriété des moyens de production ne peut pas être que les travailleurs soient toujours propriétaires de leurs moyens de travailler. Certaines entreprises requièrent des équipements très coûteux pour un nombre relativement petit de travailleurs. Il faudrait qu'ils soient tous très riches pour être propriétaires de leur entreprise, il faudrait donc interdire à tous les travailleurs peu fortunés de participer. Cela ne serait sûrement pas considéré comme une solution au problème.

L'actionnariat permet en principe de démocratiser la liberté d'entreprendre. Chacun peut essayer de vendre des actions sur son projet d'entreprise et le financer ainsi, pourvu qu'il ou elle trouve des investisseurs. Les startups sont en général financées de cette façon. Le crowdfunding exploite le même principe. Cela permet à un entrepreneur sans fortune personnelle de financer ses projets sans s'endetter. Cela ne résout pas le problème de la séparation entre le travail et la propriété des moyens de production, puisque les actions sont des parts de propriété d'une entreprise, mais le concepteur ou la conceptrice responsable d'un projet peut demander à ce que son travail soit partiellement rémunéré en actions. De cette façon, il ou elle peut conserver une partie de la propriété de son entreprise sans avoir avancé de fonds au départ.

Pourquoi y a-t-il des taux d'intérêt ? modifier

Lorsque le placement est sans risque, percevoir un intérêt, c'est percevoir un revenu sans travailler et sans se faire de souci, c'est comme avoir une poule aux œufs d'or, et les œufs sont d'autant plus gros qu'on est plus riche.

Lorsque les dettes résultent de taxes ou d'amendes, le taux d'intérêt est fixé par la puissance qui impose cette obligation. Les autres dettes résultent en général de prêts. En théorie, et sauf en cas de prêt ou d'emprunt forcé, les contrats de prêt sont librement conclus. Les deux parties sont volontaires. Il y a un taux d'intérêt parce que certains veulent prêter leur argent avec intérêt et d'autres veulent l'emprunter. Les emprunteurs acceptent souvent payer des taux élevés, bien supérieurs aux taux auxquels ils pourraient placer sans risque de l'argent s'ils en avaient. Un contrat de prêt a donc toujours pour eux une valeur actuelle nette négative. Il semble donc qu'ils s'engagent dans un projet à perte et qu'ils ont tort d'emprunter. On a pourtant souvent d'excellentes raisons de solliciter un prêt. Il faut distinguer les prêts à l'investissement, les prêts à la consommation et les prêts pour rembourser des dettes antérieures.

  • Un prêt à l'investissement finance un projet destiné à rapporter un profit. Si le taux de profit est supérieur au taux d'intérêt de l'emprunt, l'emprunteur pourra encaisser la différence entre le profit et les intérêts dus. Même si le taux de profit est légèrement inférieur au taux d'emprunt, il peut être intéressant d'emprunter une partie des avances de fonds si cela permet de réaliser des projets dont le taux de profit est supérieur au taux sans risque, et si on ne peut pas les réaliser sans emprunter. Dès que les agents ont des projets profitables, ils ont donc intérêt à emprunter pour les réaliser.
Un prêt à l'immobilier peut toujours être considéré comme un prêt à l'investissement, même si on achète le bien pour l'habiter et non pour le louer. Dans ce cas le service de logement fourni peut être considéré comme le profit, comme si on s'était payé un loyer à soi-même.
  • Un prêt à la consommation finance l'achat d'un bien de consommation. De nombreuses raisons, pas seulement l'inconscience ou l'imprévoyance, peuvent faire préférer un achat présent à un achat retardé, faute d'argent disponible.
  • Lorsque qu'on n'arrive pas à rembourser ses dettes, l'obtention d'un nouveau prêt peut être une aide considérable, parce que les coûts de l'insolvabilité sont en général assez élevés. Mais si on n'a pas de perspectives de revenus futurs suffisants pour rembourser, on ne fait bien sûr que s'enfoncer dans l'endettement.

On aurait tort de croire que l'existence des taux d'intérêt est exclusivement liée à l'endettement. Les intérêts sur les prêts ne sont qu'une des formes de revenu de la propriété, et dès qu'il y a un revenu de la propriété, on peut calculer un taux d'intérêt. Un loyer est vis à vis d'un logement identique, d'un point de vue comptable, à un intérêt vis à vis d'un prêt. Le taux de loyer (le loyer annuel actualisé en fin d'année, divisé par le prix du logement) est le taux d'intérêt de la propriété immobilière. On peut faire le même calcul pour toute location de biens durables, pourvu qu'on compte correctement les charges. Les profits d'un projet sont les revenus de la propriété des fonds engagés. Le taux de profit est le taux d'intérêt de la propriété d'entreprise.

Ces trois formes de revenus de la propriété, les intérêts sur les prêts, les loyers sur les biens loués et les profits des entreprises sont en concurrence. L'offre de prêts à intérêts dépend des autres revenus de la propriété, parce qu'on peut choisir entre prêter son argent, ou acheter un bien immobilier pour le louer, ou acheter des actions pour recevoir des profits. La demande de prêts à intérêt dépend elle aussi des autres revenus de la propriété, parce qu'on peut emprunter pour acheter un bien immobilier, et parce que les espérances de profit incitent les entreprises à emprunter. L'existence des autres revenus de la propriété fait que les taux d'intérêt sur les prêts ne peuvent pas être arbitrairement réduits à zéro. Si par exemple une banque centrale acceptait de prêter à tout le monde à taux zéro (techniquement, elle peut le faire, parce qu'elle peut créer l'argent prêté) elle pourrait perturber gravement l'économie, parce que tout le monde serait incité à emprunter pour placer son argent dans l'immobilier ou dans des entreprises, et parce que les entreprises seraient incitées à trop investir. Les taux d'intérêt fonctionnent comme un frein à la volonté d'endettement. Si on supprimait ce frein, une économie de propriétaires privés s'exposerait à un fort risque de forte inflation et à d'autres déséquilibres.

Il y a des taux d'intérêt simplement parce qu'il y a un intérêt à être propriétaire. Même si tout le monde était propriétaire de son logement et de ses biens d'équipement et si personne n'était endetté, on pourrait quand même calculer des taux d'intérêt - mais ce serait plus difficile. L'existence des taux d'intérêt n'est même pas propre aux économies humaines. Les animaux disposent d'une réserve d'énergie qui leur est vitale pour leurs activités quotidiennes. En début de période, cette réserve est comme une avance de fonds. En fin de période, après que l'animal ait recherché sa nourriture et ait accompli toutes ses autres activités, on peut compter comme charges toutes les consommations d'énergie, et comme recettes toute la nourriture mangée. S'il y a un excédent, on peut le compter comme un profit, parce que l'animal a augmenté ses réserves. On peut donc calculer un taux de profit qui est le taux d'intérêt sur la propriété des réserves. Que l'animal soit propriétaire de ses moyens de production (son corps, y compris les réserves) n'empêche pas qu'il y ait un taux d'intérêt.

Dès qu'on a un projet, on peut évaluer son profit ou sa perte. Si le projet requiert des avances de fonds, on peut calculer un taux de profit. Dès qu'il y a projets profitables qui requièrent des avances de fonds, il y a donc des taux d'intérêt.

Si un projet requiert un bien d'équipement, il faut le compter comme une avance de fonds. Si on retrouve ce bien en l'état à la fin du projet, on le compte parmi les recettes finales, sinon il a été consommé par le projet. Que les travailleurs soient ou non propriétaires de leurs moyens de production ne change rien au fait qu'on peut calculer des taux de profit sur les projets qui font usage de ces moyens.

Les revenus immobiliers existent même lorsque les biens ne sont pas loués. Une maison rend service parce qu'on y passe mieux la nuit que dans la rue. Le service de logement, qu'il soit payé ou non, est un revenu de la propriété. Même si tout le monde était propriétaire de son logement, on pourrait évaluer des loyers virtuels, parce que les propriétaires peuvent choisir entre diverses façons de se loger et entre diverses façons de placer leurs fonds dans divers autres projets profitables. Les taux de profit des autres projets sont donc représentatifs de la valeur que les propriétaires accordent aux services fournis par leur logement.

Si les taux d'intérêt mesurent l'intérêt des projets, donc l'intérêt qu'il y a à vivre, pourquoi dit-on qu'il faut qu'ils soient très bas, afin de favoriser le développement économique ? Les taux d'intérêt des prêts pratiqués ne représentent pas l'intérêt de tous nos projets, ils jouent le rôle d'une limite entre les projets qu'on peut réaliser et les autres. Si le taux de profit d'un projet est supérieur au taux d'intérêt auquel on peut emprunter on a intérêt à emprunter, sinon on en est dissuadé. Plus les taux d'intérêt sont élevés, plus il est difficile de réaliser des projets, même s'ils sont profitables. Plus les taux d'intérêt sont bas, plus il devient possible de réaliser de nombreux projets.

Tous les placements sont toujours risqués, parce qu'il y a toujours le risque d'une catastrophe économique tellement grave qu'elle affecterait tous les placements, même ceux qui sont habituellement considérés comme sans risque. Même les dettes de l'état fédéral des États Unis sont risquées si on prend en compte le risque d'inflation (il n'y a pas de risque de contrepartie parce que la Réserve Fédérale a toujours la possibilité de créer des dollars pour rembourser les dettes de l'État. Comme les dettes sont libellées en dollars, il est sûr qu'elles pourront être ainsi remboursées). Mais tant que les économies sont un peu prospères ou pas trop gravement atteintes par une récession, il est en général assez facile de trouver des placements peu risqués, parce que de nombreux États ou de grandes entreprises peuvent être considérés comme des emprunteurs très fiables et parce que certains placements immobiliers sont peu risqués.

L'existence de certains revenus de la propriété peut être considérée comme une grave injustice, parce que c'est une façon de gagner de l'argent sans travailler et parce que cela aggrave les inégalités sociales. Il est possible de concevoir un système économique qui supprime certains revenus de la propriété (les intérêts sur les prêts, les profits d'actionnaires, et de propriétaires qui louent des biens immobiliers) tout en conservant les autres libertés économiques, c'est à dire les autres droits de propriété, la liberté d'entreprendre, de travailler, de vendre, d'acheter et de consommer tous les biens et les services produits. Un État très puissant pourrait financer toute l'économie et tout le parc immobilier disponible à la location. Mais on peut craindre qu'une telle puissance publique soit un remède pire que le mal, parce qu'elle risque fort d'être une dictature. Dans la suite une telle possibilité est ignorée. On raisonne sur une économie telle que la nôtre, où les revenus de la propriété sont respectés. L'aggravation des inégalités qui en résulte peut être parfois compensée et corrigée partiellement autrement qu'en renonçant complètement au capitalisme.

L'inégalité face aux risques modifier

Les agents ne sont pas égaux vis à vis d'un risque de pertes. Un agent peu fortuné qui s'endette pour s'engager dans un projet risqué et qui subit ensuite de lourdes pertes le paiera très cher probablement toute sa vie. Quand on ne peut pas payer ses dettes, on rajoute des coûts supplémentaires (amendes, frais de procès et d'avocats, perte de réputation...) aux coûts initiaux qu'on n'arrive déjà pas à payer. Ces coûts de l'insolvabilité sont très dissuasifs, même si désormais on ne va plus en prison à cause de dettes impayées. Il en résulte que les personnes peu fortunées sont dissuadées de s'endetter pour s'engager dans des projets risqués. Si en revanche on dispose d'une fortune conséquente, on est plus solide pour supporter d'éventuelles pertes. Si le projet est finalement perdant, on perd une partie de sa fortune, mais en général on en conserve une grande partie, même après avoir payé toutes ses dettes.

Les projets qui rapportent le plus en moyenne sont le plus souvent les projets les plus risqués. Ceux qui ont de la fortune et l'esprit audacieux sont les mieux placés pour tirer profit de ces opportunités. Les moins fortunés sont nettement moins bien placés, et ils sont en général incités à s'abstenir, ne serait-ce que pour ne pas prendre le risque de se retrouver noyés sous les dettes.


Chapitre suivant >>