Mémoire/L'oubli en mémoire déclarative

L'oubli est une réalité. Fréquent dans les maladies neurodégénératives et à la suite d'AVC, il représente alors un dysfonctionnement du substrat cérébral qui retentit sur le fonctionnement des processus mnésiques. L'oubli normal semble relever d'un principe différent : si l'on oublie, la mémoire nous fait défaut d'une manière ou d'une autre, sans pour autant que le cerveau soit endommagé. Mais loin d'être un défaut du fonctionnement de la mémoire, l'oubli nécessite parfois une implication active. Les chercheurs font notamment la différence entre oubli incident et oubli motivé, la différence étant l'intention (ou la non-intention) d'oublier un souvenir. Quand on souhaite oublier un souvenir, nous allons utiliser diverses stratégies pour éviter de nous en rappeler, comme éviter tout ce qui pourrait nous remémorer ce souvenir. L'oubli qui en résultera sera nommé l'oubli motivé. En revanche, les autres formes d'oubli ne présupposent pas une volonté active d'oublier. L'étudiant qui a oublié son cours lors d'un examen ne souhaitait certainement pas oublier ce sur quoi on l'interroge, mais il n’empêche qu'il peut ne pas s'en rappeler lors du test. C'est alors un oubli dit incident. Ce chapitre se propose de voir comment se produit l'oubli, quelles sont ses causes.

Observations sur le phénomène d'oubli modifier

Il va de soi que plus le temps passe, plus on oublie. Cette évidence est relativement vraie : les souvenirs anciens sont les plus difficiles à rappeler, ceux qu'on oublie plus facilement. Cependant, les savants ne peuvent pas se contenter d'une telle intuition : ils souhaitent d'abord la vérifier, mais aussi l'étudier en profondeur. On peut notamment se demander à quelle vitesse les sujets peuvent oublier : est-ce que l'oubli se fait à taux constant, où bien l'oubli se fait-il de plus en plus rare avec le temps ?

Les courbes de l'oubli modifier

Les premières études sur le sujet sont, encore une fois, l’œuvre d'Ebbinghaus. Dans ses expériences, Ebbinghaus apprenait des listes de syllabes et mesurerait à intervalles réguliers ce qu'il en avait retenu. Il représentait ensuite les résultats sur un graphique appelé courbe de l'oubli. Cette courbe de l’oubli avait une forme sensiblement identique à la suivante. Celle-ci montre un oubli très rapide suivi d'une stabilisation, la forme de la courbe étant approximativement l'inverse du logarithme. Tout se passe comme si les souvenirs finissaient par geler, par se consolider si fortement en mémoire qu'ils ne peuvent plus être oubliés. Les informations qui survivent à l'oubli sont alors très résistantes, et forment ce que l'on appelle le permastore. Ce mot fait référence au permafrost, à savoir l'état totalement gelé de certains sols dans les régions froides (en Sibérie, notamment).

 
Courbe de l'oubli.

De nombreuses expériences plus récentes ont confirmé les observations d'Ebbinghaus, avec du matériel similaire : listes de mots, liste de faits, et autres. Mais ces observations peuvent parfaitement se généraliser à du matériel plus complexe. Tel est le cas des souvenirs personnels. Un bon exemple est l'étude de Meeter et de ses collègues, datée de 2005. Dans celle-ci, comme dans bien d'autres, les scientifiques ont interrogé les sujets sur des évènements "historiques", suffisamment saillants pour attirer l'attention et dont les sujets ont eu vent par les actualités. Les scientifiques ont commencé par faire une liste de tels évènements en étudiant d'anciens journaux ou émissions d'actualité. Puis, ils ont interrogé leurs sujets sur ce qu'ils ont retenu de ces évènements. Le bilan est qu'une année est suffisante pour que les sujets oublient la moitié des évènements choisis : si 60% des évènements très récents sont retenus, seuls 30% sont récupérables une année plus tard. Cependant, cet oubli ralentit assez vite, des durées plus longues montrant un écart nettement plus faible. Le tout peut se résumer par une courbe de l'oubli similaire à celle d'Ebbinghaus.

La même chose s'observe pour des informations apprises délibérément, comme le montrent les études de Bahrick sur les connaissances apprises durant la scolarité d'élèves américains. L'étude portait surtout, mais pas que, sur les connaissances en espagnol. Cette étude a montré que la phase de déclin peut prendre 3 ans, avant que l'oubli ne se stabilise. Une autre étude (cf. Ellis, J.A.; Semb, G.B. & Cole, B. (1998). Very long-term memory for information taught in school), a montré que les élèves retiennent entre 30 et 20 % de ce qu'ils ont appris en classe plusieurs dizaines d'années après avoir quitté l'école.

Facteurs qui influencent la forme de la courbe d'oubli modifier

L'étude précédente a montré que les connaissances scolaires s'oublient assez rapidement, avant que l'oubli se stabilise. Il se trouve que la quantité de connaissances oubliées dépend fortement de leur niveau de maîtrise initial : les élèves qui avaient les meilleurs résultats dans la matière sont ceux qui ont le moins oublié à très long-terme. En clair, ceux qui retiennent le mieux sont ceux qui ont appris en profondeur le matériel et qui ont réussi à le maîtriser suffisamment.

Dans un autre genre, on peut citer une étude de Bahrick et Wittlinger (1975) sur la capacité à reconnaître ses anciens camarades de classe sur des photographies. Celle-ci a montré que l'oubli peut être encore plus lent, avec des courbes de l'oubli quasiment horizontales. L'astuce de ces dernières études est que le test de mémoire est une vulgaire tâche de reconnaissance sur du matériel extrêmement familier, ce qui facilite énormément les performances. L'étude montre notamment que l'oubli est plus important en situation de rappel que de reconnaissance.

La nature de l'oubli modifier

Le passage du temps favorise l'oubli, c'est une évidence qui est confirmée par la recherche sur les courbes de l'oubli. On peut naturellement rendre compte de ce fait par une dégradation des souvenirs avec le temps ou l'âge. L'idée est que les informations s'effacent progressivement de la mémoire, avec le passage du temps, sauf si elles sont utilisées, revues ou rappelées fréquemment. Cette intuition voudrait que l'information oubliée n'est plus disponible : elle n'existe plus.

Mais dans ce cas, comment expliquer que l'oubli est plus fort pour le rappel que la reconnaissance ? Si une information est reconnue mais non-rappelée, peut-on dire qu'elle est oubliée ? Visiblement non, vu qu'un test de mémoire (la reconnaissance) montre que le sujet a gardé une trace de l'apprentissage initial. On doit avouer que le sujet a mémorisé plus d'informations qu'il ne peut en rappeler. Une partie de l'oubli en tâche de rappel est donc une forme d'oubli diffère ce que nous suggère l'intuition : les informations ne sont pas effacées, mas simplement inaccessibles. Cette dernière observation pose de nombreuses questions sur la nature de l'oubli. Pour résoudre ce paradoxe, les psychologues ont découvert/inventé divers mécanismes complémentaires à l'effacement des souvenirs avec le temps. Ces mécanismes sont peu nombreux, mais les principaux sont les suivants : l'insuffisance des indices de récupération, la fluctuation du contexte, les interférences, et l'oubli induit par le rappel. Tou font qu'une information présente en mémoire n'est pas rappelée, soit parce qu'elle est inaccessible, soit qu'elle entre en compétition avec d'autres candidat au rappel.

L'oubli par insuffisance des indices de récupération modifier

L'oubli provient alors d'un raté du processus de rappel, comme quand on a un mot sur le bout de la langue. Le problème n'est pas la présence de l'information en mémoire, mais son accessibilité : l'activation n'arrive pas jusqu'au concept à rappeler, ou n'est pas suffisante pour générer un rappel. L'oubli peut donc venir d'une mémorisation mal faite, qui n'a pas suffisamment associé l'information dans le réseau mnésique : les indices de récupération ne sont pas suffisants pour activer le concept à rappeler. Il est donc nécessaire de faire la différence entre l’accessibilité et l'existence d'un souvenir/d'une connaissance. Mais cette distinction est très difficile à faire empiriquement : comment savoir si un souvenir s'est effacé ou s'il n'est tout simplement pas possible de le rappeler ? En l'état actuel de nos connaissances, cela est impossible. Si le sujet n'arrive pas à se rappeler de quelque chose, il se peut qu'il ne l'ait pas oublié, mais que les indices de récupération ne soient tout simplement pas suffisants pour entraîner son rappel.

L'oubli par interférences modifier

Les phénomènes d'interférence surviennent quand l'apprentissage d'une information empêche le rappel d'une autre. Celles-ci apparaissent quand plusieurs informations sont reliées à un même indice de récupération : ces items entrent en compétition pour le rappel, diminuant leurs chances de rappel respectives. Mais d'autres protocoles expérimentaux sont allés plus loin, et ont cherché à savoir si l'ordre de présentation des informations jouait sur l'interférence. Selon l'ordre d’apprentissage des informations interférentes, on distingue deux types d'interférences : proactive, et rétroactive.

Dans l'interférence proactive, d'anciennes connaissances empêchent la mémorisation de nouvelles idées. C'est ce qui explique que quelqu'un qui a appris l'anglais aura plus de mal à apprendre l'italien, par exemple. Premier indice en faveur de ce phénomène d'interférence, on peut remarquer que plus une liste de mots est longue, plus le taux de rappel diminue. Une liste de 50 mots sera rappelée à 50 %, tandis qu'une liste de 100 mots ne sera rappelée qu'à 25 %. Autre expérience : on prend deux groupes de cobayes, auxquels on fait apprendre des listes de mots. Le premier groupe doit apprendre deux listes : une liste A, et une liste B. Le second groupe doit se contenter d'apprendre la liste B. Pour limiter les biais, on fait en sorte que les cobayes aient un temps de repos entre l'apprentissage de chaque liste, et on décale le rappel. Dans ces conditions, on remarque que le groupe qui a du apprendre deux listes a des résultats nettement moins bons : on passe de 70 à 40 % ! De plus, rajouter des listes à apprendre augmente encore l'effet : rajouter un troisième jour diminue l'efficacité à 25 %. Et ainsi de suite. Cette conclusion se généralise dans d'autres expériences, qui ont montré que cet effet ne fonctionne pas que pour des listes de mots.

On trouve aussi l'interférence rétroactive, où de nouvelles connaissances forcent l'oubli des anciennes. Pour mettre cet effet en évidence, on peut utiliser une expérience toute simple : on prend deux groupes de cobayes, auxquels on fait apprendre des listes de mots. Le premier groupe doit apprendre deux listes : une liste A, et une liste B. Le second groupe doit se contenter d'apprendre la liste B. Pour limiter les biais, on fait en sorte que les cobayes aient un temps de repos entre l'apprentissage de chaque liste, et on décale le rappel. Dans ces conditions, le second groupe a un taux de rappel nettement moins bon. L'apprentissage de la seconde liste a interféré avec la première. Cette conclusion se généralise dans d'autres expériences, qui ont montré que cet effet ne marche pas que pour des listes de mots. Toutefois, l'effet voit son intensité varier suivant la situation. L'effet est très faible quand les listes de mots à apprendre sont très différentes. De plus, l'effet est beaucoup plus fort si les mots des différentes listes sont conceptuellement proches. À l'inverse, rassembler des mots de la même catégorie dans la même liste diminue fortement l'interférence. Bilan : la similarité et la proximité sémantique des concepts jouent sur leur interférence.