Mémoire/L'encodage des informations

Les premiers modèles de mémoire prédisaient que la probabilité de mémorisation d'une information dépendait de son temps de passage en mémoire à court terme. Le fait de la répéter mentalement devait donc augmenter ce temps de maintien et permettre une mémorisation durable. Cette forme de répétition consistant à répéter une information à l'identique s'appelle la répétition de maintien. Il s'agit d'une forme de répétition utilisée dans le par cœur, la répétition d'exercices, etc. Mais les expériences faites sur le sujet ont montré qu'elle n'avait qu'un effet relativement faible. Pour en donner un exemple flagrant, des chercheurs ont demandé à des volontaires de reconnaître un détail du quotidien, en l’occurrence une pièce d'un penny, parmi plusieurs photographies très semblables : les volontaires ne se souvenaient pas des détails de la pièce (par exemple, ils ne savaient pas si le visage était tourné vers la droite ou la gauche). Dans le même genre, on peut demander à des cobayes quelle est la disposition des chiffres (les touches) sur leur téléphone : le taux de fausses réponses est particulièrement élevé. Et ces observations sont confirmées par les expériences de laboratoire qui comparent des sujets qui ont simplement appris un matériel quelconque sans répétition de maintien, avec un second groupe qui a utilisé la répétition de maintien : la répétition de maintien a certes un effet, mais celui-ci est relativement faible. Mais alors, quels sont les paramètres qui influencent la mémorisation, l'encodage ? Voyons cela plus en détail.

L'organisation du matériel encodé

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L'esprit humain n'est pas une table rase sur laquelle les informations viennent s'inscrire verbatim. Une telle mémorisation par cœur est certes possible, comme en atteste notre expérience d'étudiant ou d'élève, mais elle met de côté un principe cardinal de notre mémoire : son organisation. Les informations que nous avons apprises ne sont pas des unités isolées, tels des faits ou concepts indépendants. Toutes sont reliées entre elles, via des principes logiques ou des relations qui donnent du sens à l'ensemble de nos connaissances. La signification des informations structure notre mémoire, ce qui a un impact très fort pour l'encodage. L'encodage est nettement meilleur quand le sujet organise les informations qu'ils reçoit, quand il les classifie, les structure, leur donne une signification. Ce processus d'organisation subjective peut être aidé par les connaissances antérieures (quand on trouve des liens avec ce qui est déjà connu), mais aussi par d'autres paramètres relativement importants.

La profondeur de traitement

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Les psychologues ont découvert que la mémorisation dépendait de la profondeur de traitement. Grosso-modo, plus le matériel à mémoriser est soumis à un traitement profond, sémantique, mieux il est mémorisé. Ce concept de profondeur de traitement a été "découvert" par Craik et Lockhart en 1972, avant d'être répliqué par Craik et Tulving en 1975. Ces deux psychologues ont cherché à savoir si le fait de traiter profondément l'information avait un effet sur la mémorisation. Leur première expérience était une tâche d'apprentissage non-intentionnel : les cobayes n'étaient pas prévenus qu'il subissait une tâche de mémorisation, et ne savaient pas qu'on allait les interroger ultérieurement. Le test demandait aux cobayes de faire un traitement sur un mot particulier, traitement qui portait sur l'écriture du mot, sa prononciation, ou sa signification. Par exemple, si l'on projette le mot LAPIN sur un écran, on peut demander au cobaye de nous dire si le mot est écrit en minuscules ou en majuscules : le traitement est structural. On peut aussi lui demander si le mot rime avec montagne : le traitement est phonétique. Et enfin, on peut demander si le mot est un animal : le traitement est sémantique. Chaque cobaye devait traiter 60 mots différents. À la fin, les cobayes recevaient une interrogation surprise dans laquelle on leur demandait de rappeler les mots qu'ils venaient de traiter. Bilan :

  • 15 % de mots rappelés pour la tâche structurale ;
  • 48 % de mots rappelés pour la tâche orthographique/phonétique ;
  • 81 % pour le traitement sémantique.

Les cobayes se rappelaient nettement mieux des mots lorsqu'ils effectuaient un traitement sémantique dessus. Autre détail : en reconnaissance, les temps de réponse étaient fortement inférieurs pour les mots traités sémantiquement. De même, les cobayes répondent plus rapidement aux questions sémantiques qu'aux questions structurales, lors de la phase d'apprentissage. Et ce résultat est assez solide. Augmenter le nombre de questions, présenter plus longtemps les mots à traiter superficiellement, prévenir les cobayes à l'avance du test, voire payer plus les cobayes pour qu'ils se rappellent des mots traités superficiellement, ... rien à faire : le traitement sémantique surpasse les autres.

Ces expériences ont été reproduites non pas avec des mots, mais avec des dessins, ou des photographies de visages. Les questions étaient alors légèrement modifiées. Comme tâches légères, on demandait aux cobayes de dire s'il s'agissait d'une photo d'homme ou de femme (ce genre de reconnaissance s'effectue automatiquement, dans une zone spécialisée du cerveau). Comme traitement léger, on demandait si le visage était colérique, joyeux, etc. ; ce qui demande d'extraire la signification de certains traits particuliers du visage. Pour les expériences sur des dessins, on présentait des dessins sans signification aux cobayes. Un premier groupe se faisait poser des questions sur les couleurs du dessin, et l'autre devait inventer une signification pour ce dessin. Le second groupe passait devant, avec un taux de rappel double.

La théorie du traitement adapté au transfert

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Cependant, le concept de profondeur de traitement n'est pas sans défaut. Premièrement, il faut noter que la théorie de base postule un sens de traitement des informations : les informations orthographiques et phonologiques sont traitées avant la signification du matériel. Mais certaines expériences nous permettent d'en douter. Mais la critique principale provient des tâches de rappel utilisées dans les expériences sur la profondeur de traitement : en changeant les conditions de rappel, on peut faire disparaître l'effet de profondeur de traitement.

Un exemple est l'étude de Morris, Bransford et Franks (1977). Dans cette étude, les sujets devaient effectuer soit un traitement sémantique des mots d'une liste, soit un traitement phonologique. Lors du rappel, les sujets étaient interrogés soit via des questions liées à la phonologie, soit à la signification des mots. Dans le premier cas, l’expérimentateur demandait si un des mots de la liste rimait avec "moche", ou tout autre mot. Dans le second cas, les conditions étaient similaires à celles utilisées dans les expériences sur la profondeur de traitement. Il se trouve que les sujets qui avaient subi une tâche de traitement phonologique étaient nettement meilleurs dans le test de rime. Et de la même manière, les sujets qui avaient la liste en conditions normales étaient meilleurs dans la tâche de rappel sémantique. Cette étude illustre le principe du traitement approprié au transfert, à savoir le fait que le rappel est meilleur si les conditions du rappel sont proches/semblables à celles de l'encodage.

L'élaboration mnésique

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Ces expériences montrent clairement un effet, reste à l'expliquer. Pour cela, Tulving et Craik ont émis l'hypothèse suivante : plus le traitement est profond, plus le matériel à apprendre sera relié à des connaissances antérieures. Pour eux, la profondeur de traitement provenait de différences d'élaboration, c'est-à-dire de nombre de relations formées avec des connaissances antérieures. Le fait est qu'un matériel élaboré entretient un grand nombre d'associations avec des indices de récupération potentiels. Il s’avère que plus le matériel est élaboré, meilleure est sa mémorisation.

Cette explication fonctionne très bien pour expliquer les résultats dans les tâches de rappel libre, où les sujets doivent apprendre des listes de mots. La plupart des mots sont déjà connus des sujets, dans le sens où ils font déjà partie de leur vocabulaire. Les sujets doivent donc se rappeler de l'appartenance des mots à la liste, et non apprendre les mots eux-mêmes. Cela demande d'organiser les mots de la liste, histoire de les unifier dans un tout cohérent qui représente la liste. Cette organisation peut se fonder sur l'ordre des mots dans la liste, mais aussi sur d'autres formes d'organisations. Les expériences de Tulving et leurs réplications (celle de 1962[1]) le montrent clairement. Dans ces expériences, les sujets doivent apprendre une liste de mots, qui leur est présentée plusieurs fois et qu'ils doivent rappeler après chaque présentation. À chaque présentation, l'ordre des mots est changé, histoire que les sujets ne puissent pas se fonder sur l'ordre des mots pour organiser la liste. Cela n’empêche pas les sujets d'organiser la liste suivant des critères sémantiques. Au fur et à mesure des rappels, les sujets finissent par rappeler les mots dans un ordre de plus en plus stable, les mêmes suites de mots ressortant à chaque répétition. Ces regroupements semblent être réalisés sur des critères conceptuels. Par exemple, les mots d'une même catégorie sont rappelés les uns à la suite des autres. De plus, les groupes finissaient par être regroupés eux-mêmes en des groupes de plus en plus larges. On peut y voir une application du phénomène de chunking, vu dans le chapitre sur la mémoire à court-terme, mais Tulving préféra appeler ce phénomène l'organisation subjective.

De cette expérience, on voit que les processus de regroupement sont impliqués dans l'organisation du matériel à apprendre, processus qui semble important pour l'encodage. On peut raisonnablement en déduire qu'organiser le matériel à apprendre en hiérarchie peut donner de bons résultats, ces hiérarchies utilisant au mieux le processus de regroupement. Cette hiérarchie qui sert à organiser le matériel appris est ce que l'on appelle une structure de récupération, aussi appelés plan de récupération. Par exemple, essayez de deviner laquelle de ces deux listes fonctionne le mieux :

Liste 1 :

  • vache
  • cheval
  • poney
  • poulain
  • cochon
  • rat
  • souris
  • lézard

Liste 2 :

  • vache
  • cochon
  • poulain
  • souris
  • cheval
  • lézard
  • poney
  • rat

C'est évidemment la première, vu que les mots sont regroupés par catégorie. Le fait d'indiquer explicitement les catégories permet d'améliorer encore la mémorisation. De plus, si l'on montre un petit dessin montrant la hiérarchie des catégories, le rappel de la liste de mots est clairement meilleur comparé à une liste de mot convenablement triée.

Expérimentalement, cette organisation hiérarchique permet d'obtenir un meilleur rappel que d'autres formes d'organisation.

  • Prenons un exemple : l'expérience de Bousfield (1953). Dans cet expérience, il était demandé à des élèves de mémoriser une liste de 60 mots. Ces 60 mots appartenaient à 4 catégories différentes : animaux, profession, légumes, et vêtement. Les mots sont présentés aléatoirement aux cobayes. Seulement, au fil des essais, on s’aperçoit que les cobayes ont tendance à regrouper les mots dans leurs réponses. Au final, après un grand nombre d'essais, ils rappellent les mots catégorie par catégorie. Et ce regroupement est fortement corrélé à un taux de rappel de plus en plus élevé.
  • Prenons un autre exemple : Clark, Lesgold et Winzenz (1969) ont fait apprendre des listes de mots à deux groupes de cobayes. Le premier avait une liste de mots organisée hiérarchiquement, classée par catégories, et l'autre une liste complètement désorganisée. Le bilan est très clair : les participant du groupe hiérarchique ont rappelés 3 fois plus de mots que les autres.
  • Wittrock and Carter (1975) ont montré que des élèves du secondaire qui organisaient eux-même une table de minéraux en hiérarchie catégorielle avaient de meilleures performances que des élèves qui ne faisaient que recopier et relire la liste de minéraux. Par contre, relier une hiérarchie créé par le professeur donnait de meilleurs résultats que générer soit-même la hiérarchie.
  • D'autres expériences sur des listes de mots sont arrivées aux même résultats : classer les informations dans une hiérarchie permet de faciliter fortement le rappel et l'apprentissage, d'un facteur pouvant aller de 3 à 5.

Une autre forme d'organisation est de regrouper les mots à apprendre pour former une petite histoire. Cette technique va non seulement former des regroupements, mais va aussi relier ceux-ci entre eux, donnant un encodage encore plus élaboré. Il est aussi possible de ne prendre que la première lettre d'un mot pour former des acronymes, ou former de nouvelle phrases. Cette méthode est d'ailleurs utilisée comme procédé mnémotechnique : diverses mnémoniques de ce genre existent, notamment pour mémoriser les formules de la thermodynamique, les décimales du nombre Pi, la liste des planètes ou encore le code couleur des résistances.

Cette efficacité de l'organisation subjective provient en partie du processus de chunking et en partie des processus d'organisation/élaboration qui attribuent un sens au matériel appris. Dans toutes les expériences faites sur le sujet, les expérimentateurs ont remarqué que lors du rappel d'une hiérarchie, le rappel d'un concept était suivi du rappel des sous-concepts situés juste en-dessous dans l'arbre dans 90% des cas. En clair, chaque information sert d'indice de récupération pour les sous-informations placées immédiatement en dessous de lui. La recherche de l'information à rappeler se fait en parcourant la hiérarchie, en partant du sommet, jusqu’à trouver l'information à rappeler. Lors de ce parcours, les indices parcourus lors de la recherche de l’information sont aussi conservés en mémoire de travail, et servent à se repérer dans la hiérarchie. La somme d'indices parcourus + taille du groupe en cours de visite ne doit donc pas dépasser la capacité de la mémoire de travail.

La distinctivité

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Par la suite, d'autres mécanismes d'encodage se sont fait jour. Eysenck a notamment proposé que la distinctivité des informations influençait leur récupération. Une information très distinctive, qui se démarque du reste du contenu de la mémoire, a plus de chances d'être récupérée qu'une information similaire à d'autres.

L'influence de l'attention sur l'encodage

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L'attention présente aussi une influence sur l'encodage : plus on est attentif à quelque chose, mieux on mémorise. Mais bizarrement, cet effet ne provient que de la profondeur de traitement.

L'influence de l'intention d’apprendre

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Une première preuve de l'effet de l'attention vient des expériences ont comparé apprentissage incident, où les sujets ne sont pas prévenus qu'ils allaient être interrogés, et apprentissage intentionnel, où les sujets étaient prévenus. En apprentissage intentionnel, les sujets vont plus porter attention au matériel à apprendre et vont alors tenter de l'organiser au mieux. Globalement, le taux de rappel était supérieur dans les tâches d'apprentissage intentionnel, mais pas toujours. Les psychologues ont établi des protocoles expérimentaux dans lesquels ils pouvaient contrôler la profondeur de traitement et/ou les processus d'organisation. Par exemple, une présentation rapide des mots à apprendre empêche le sujet d'utiliser des stratégies d'organisation coûteuses, limitant l'organisation subjective. Bilan : pas de différence à profondeur de traitement égale. La motivation et l'attention ne permettent de mobiliser plus d'attention sur le matériel à retenir, ce qui permet d'augmenter la profondeur de traitement, mais c'est le seul effet psychologique sur la mémorisation. Dans tous les cas, être attentif et concentré aide à mieux mémoriser dans pas mal de situations.

L'effet délétère du stress

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Le stress et l'activation physiologique ont aussi des effets délétères sur la concentration, ce qui réduit les performances.

Références

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  1. Tulving, E. (1962). Subjective organization in free recall of "unrelated" words. Psychological Review, 69(4), 344–354. https://doi.org/10.1037/h0043150