La politique monétaire/Le seigneuriage

Dans ce chapitre, nous allons étudier le seigneuriage, à savoir l'enrichissement de l'état suite à l'émission de sa monnaie. Le contenu du chapitre est la suite du chapitre précédent, où nous avions étudié l'interaction entre politique fiscale et monétaire. Pour être précis, nous avions seulement regardé l'interaction entre politique de contrôle des taux et dette de l'état, mais avions volontairement omis de parler du seigneuriage. Celui était décrit dans le chapitre précédent comme une création monétaire utilisée pour financer les dépenses de l'état, en remplacement de l'emprunt et/ou des taxes/impôts. Dans ce chapitre, nous allons voir en détail ce seigneuriage.

La définition du seigneuriage modifier

Il existe deux définitions techniques du seigneuriage, qui sont équivalentes sous certaines conditions.

  • La première définition du seigneuriage est tout simplement l'accroissement de la base monétaire sur une période fixée (l'année, par exemple)  .
  • Une autre définition est le coût d'opportunité de la base monétaire, à savoir le coût qu'il y a à conserver de la monnaie au lieu d'investir celle-ci.

La définition par le coût d'opportunité de la monnaie modifier

Rappelons que la monnaie et la dette publique sont toutes deux un passif pour l'état. Un gouvernement qui souhaite augmenter son passif (et donc acquérir de l'argent), a le choix entre augmenter la base monétaire et émettre de la dette. La différence principale est que là où la dette est adossée à un taux d'intérêt, ce n'est pas le cas de la base monétaire (en première approximation). Et les intérêts sont un coût qui existe avec la dette publique, mais pas avec la monnaie : émettre de la dette a un coût que la création monétaire n'a pas. Le seigneuriage est donc défini comme le coût des intérêts de la dette, l'argent qu'on économise en remplaçant de la dette par de la monnaie, l'intérêt que l'état n'aura pas à verser sur sa monnaie et qu'il aurait dû verser si la base monétaire était de la dette d'état. Pour résumer, cette seconde définition nous dit que le seigneuriage est égal à :

 .

Petite parenthèse, concernant la relation entre taux d'intérêt et revenus du seigneuriage. La définition   nous laisse croire que plus les taux sont hauts, plus le seigneuriage est important. En réalité, il ne faut pas oublier que la base monétaire dépend fortement des taux d'intérêts et que la relation entre les deux est décroissante : des taux forts vont réduire la base monétaire et des taux faibles d'augmenter. On se retrouve donc avec deux effets de sens contraire : d'un côté des taux forts augmentent le premier terme, de l'autre ils réduisent le second terme. En somme, l'effet des taux nominaux sur le seigneuriage n'est pas clair, pour ce qui est de la théorie. En pratique, les observations historiques nous disent que des taux forts signifient bien souvent un fort seigneuriage perçu par la banque centrale, via les revenus de ses taux directeurs.

L'impact de la rémunération des réserves modifier

L'équation précédente est valide sur le principe, mais il faut rester quelque peu prudent quant à sa validité. Rappelons que la base monétaire est composée d'espèces non-rémunérées, mais aussi de réserves. Et ces réserves peuvent être rémunérées, la banque centrale versant un intérêt tous les ans. Si le taux de rémunération des réserves n'est pas nul, l'économie d'intérêt est moindre et l'équation précédente doit être amendée.

Pour comprendre le principe, comparons deux situations : un financement par l'emprunt et un financement par émission de nouvelles réserves. Pour le premier cas, supposons que l'état emprunte une somme   à un taux  . Le coût pour l'état est donc de  . Dans le second cas, la banque centrale crée une quantité   de réserves qu'elle injecte dans l'économie, le plus généralement avec une politique d'assouplissement quantitatif. L'état n'a alors pas à supporter le coût des intérêts sur une dette qu'elle n'a pas empruntée. On pourrait donc croire que le gain des revenus de seigneuriage est égal au taux d'intérêt économisé, le coût d'opportunité de la monnaie créé. Mais la rémunération des réserves est financée par la banque centrale et le coût n'est pas négligeable pour l'état qui est l'actionnaire de la banque centrale. Pour faire les calculs correctement, il faut donc compter l'économie des intérêts d'un côté, mais soustraire la rémunération des réserves de l'autre.

Le seigneuriage est donc défini comme la différence entre l'économie sur sa dette et la rémunération de la base monétaire.

 , avec   la base monétaire,   la quantité de réserves,   le taux de rémunération des réserves et   le taux de la dette d'état.

Si on suppose que toute la base monétaire est composée de réserves, on a :

 

L'équation précédente nous permet de déterminer quel est le gain du seigneuriage pour l'état. Et ce gain est souvent plus faible que prévu à cause de la rémunération des réserves et peut même être nul.

  • Si le taux sur la dette est égal au taux de rémunération des réserves, ce qui est économisé d'un côté est repris de l'autre. Les intérêts économisés sur la dette d'état sont compensés par la rémunération des réserves par la banque centrale. Un stimulus fiscal financé par l'emprunt et l'émission de réserves sont alors deux politiques identiques.
  • Dans le cas contraire, on a un gain positif. Le stimulus fiscal financé par l'emprunt est alors plus cher que la monnaie hélicoptère, car l'économie d'intérêt sur la dette est supérieur à la rémunération des réserves. Les deux politiques ne sont donc pas équivalentes et l'ensemble ressemble plus à une forme de taxation implicite (l'état gagne de l'argent au détriment du secteur privé).

Encore une fois, les revenus de seigneuriage dépendent des taux, mais aussi de la base monétaire, et les deux ne sont pas indépendants. Si des taux élevés sur la dette d'état tendent à réduire la base monétaire, c'est l'inverse pour les taux de rémunération des réserves. Au final, ce qui compte est la différence entre les deux taux. Dette d'état et réserves sont presque identiques en termes de risques, bien que la dette d'état a une probabilité non-nulle de remboursement alors que les réserves sont totalement sans risques. La véritable différence qui fait pencher la balance d'un côté plutôt que de l'autre est réellement le rendement. Plus le taux sur la dette d'état est élevé, par rapport au taux de rémunération des réserves, plus la détention de dette est intéressante. Inversement, plus le taux de rémunération des réserves se rapproche du taux sur la dette d'état, plus les agents privilégient la détention de réserves. Encore une fois, la base monétaire diminue avec le différentiel de taux et on ne peut pas dire à l'avance quel effet va l'emporter.

L’influence de la présence d'espèces modifier

L'équation précédente est une bonne approximation, mais elle met de côté les espèces. Dans la réalité, l'économie exacte dépend du taux de rémunération des réserves, mais aussi de la proportion d'espèces/réserves. Plus le poids des espèces dans la base monétaire est important, plus l'économie est elle aussi importante. Pour nous en rendre compte, faisons les calculs en tenant compte de la présences des espèces. Pour cela, partons de l'équation vue plus haut :

 , avec   la base monétaire,   la quantité de réserves,   le taux de rémunération des réserves et   le taux de la dette d'état.

La base monétaire est égale à la somme des espèces   et des réserves  , ce qui donne :

 

On développe :

 

On factorise R :

 

On voit que les espèces donnent un revenu de seigneuriage plus important que les réserves, en raison de leur différence de rémunération. Mais vu la faible utilisation des espèces dans les économies avancées, c'est plus un détail qu'autre chose.

Les deux définitions sont équivalentes, sous certaines conditions modifier

Les deux définitions précédentes sont équivalentes si la base monétaire croit au même rythme qu'un placement rémunéré au taux d'intérêt. Dit autrement, le taux de croissance et le taux d'intérêt sont égaux. Pour comprendre pourquoi, partons de la définition du taux de croissance de la base monétaire.

 

Par définition, le taux de croissance de la base monétaire   vaut :  . En injectant dans l'équation précédente, on a :

 

On voit que les deux définitions coïncident si :

 

Le seigneuriage réel modifier

Dans cette section, nous allons démontrer des équations qui serviront de fil rouge pour ce chapitre. Elles donnent toutes deux la valeur du seigneuriage réel, à savoir la valeur corrigée du niveau des prix du seigneuriage. La première équation par de la définition  , alors que la seconde équation utilise la définition   du seigneuriage.

Le seigneuriage réel : définition à partir du cout d’opportunité de la monnaie modifier

La première équation part de la définition  . Elle suppose donc qu'à l'instant t, l'argent économisé par l'état est l'intérêt qu'il économise en émettant de la monnaie au lieu de la dette d'état. Dit autrement, c'est l'intérêt supplémentaire qu'il payerait si la monnaie était convertie en dette.

Pour déterminer la valeur réelle du seigneuriage, on pourrait croire qu'il suffirait de diviser   par le niveau général des prix  . Mais en réalité, quelques subtilités font que c'est plus compliqué. Rappelons que l'intérêt versé par la dette est versé avec un retard : la dette a une certaine maturité. Dans ce qui va suivre, nous allons partir du principe que l'intérêt est annuel et allons voir ce qui se passe d'une année sur l'autre. À un instant t, l'intérêt économisé est celui qu'aurait versé une dette émise l'année précédente. Si on note   cette dette virtuelle, on a :

 

Sachant que cette dette virtuelle est en fait égale à la base monétaire, on peut remplacer   par   :

 

On peut alors diviser le tout par le niveau général des prix P pour trouver le seigneuriage réel.

 

Le terme   est incorrect : il divise deux grandeurs mesurées à des instants différents. Pour corriger cela, on injecte la formule   dans l'équation précédente.

 

Le seigneuriage réel : définition à partir de la création monétaire modifier

La seconde équation que nous allons voir est extrêmement importante pour qui veut étudier le seigneuriage réel, en déduire l'impact de l'inflation sur celui-ci, etc. La voici :

 


Démonstration

Partons de la définition du seigneuriage réel (corrigé du niveau des prix) :

 

On peut réécrire cette équation comme ceci :

 

Le premier terme,   n'est autre que le taux de croissance de la base monétaire, défini comme suit :  . Faisons le remplacement :

 

On injecte la formule   dans l'équation précédente.

 

Il est possible de reformuler les calculs précédents de manière à distinguer la part du seigneuriage qui vient de l'augmentation de la base monétaire réelle  , et quelle est la part provenant de l'inflation proprement dite. On trouve alors l'équation suivante :

 


Démonstration

Partons de la définition du seigneuriage :

 

Développons et appliquons la formule   :

 

Reformulons l'équation précédente comme suit :

 

Regroupons les termes ainsi :

 

On factorise le terme de droite :

 

On simplifie en utilisant la formule   :

 

La taxe d'inflation modifier

Dans l'équation précédente, le premier terme de droite correspond à l'augmentation de la base monétaire réelle, alors que le second est celui de l'équation obtenue précédemment.

 

Le premier terme, à savoir l'augmentation de la base monétaire réelle, est le fruit d'un échange de ressources entre les agents privés et le gouvernement. Rappelons que la base monétaire est détenue par des agents privés, non par le gouvernement proprement dit. Quand le gouvernement augmente sa base monétaire, elle doit être échangée avec quelque chose pour passer dans les mains des agents privés : le gouvernement peut donc acquérir des ressources réelles en échange de la monnaie qu'il crée. Plus précisément, le gouvernement transfère de la monnaie en échange de titres ou d'autres ressources qui ont une valeur réelle, via des opérations d'open market ou des prêts interbancaires.

Maintenant, étudions le second terme  . Il s'agit de revenus de seigneuriage qui ne sont pas le fruit d'un échange de ressources réelles contre de la monnaie. Il s'agit d'un gain net pour le gouvernement et d'une perte sèche sans contrepartie pour les agents privés détenteurs de monnaie.

Les revenus de seigneuriage à base monétaire réelle constante modifier

Pour comprendre à quoi il peut bien correspondre, partons de l'équation suivante, démontrée plus haut :

 

Supposons que la banque centrale garde la base monétaire réelle constante. Pour cela, la base monétaire doit croître au même niveau que les prix, ce qui donne :  . On pourrait croire que, la base monétaire augmentant au même rythme que les prix, le gouvernement ne devrait pas faire le moindre profit et les revenus de seigneuriage devraient être nuls. Mais les calculs qui vont suivre montrent qu'il n'en est rien. La raison est simple : les revenus de seigneuriage obtenus quand   sont des revenus causés par l'inflation. En injectant   dans l'équation précédente, on a :

 

Une autre manière de retrouver ce résultat est de partir de l'équation suivante :

 

Supposer une base monétaire réelle constante revient à dire que :  . Dans ce cas, on retrouve l'équation vue auparavant :

 

L'origine de la taxe d'inflation modifier

On vient de voir que si l'état garde une base monétaire réelle constante, il gagne quand même des revenus de seigneuriage. Ces revenus sont le résultat de l'inflation, qui rogne le pouvoir d'achat de l'épargne au profit de l'état. Le tout peut s'interpréter comme une sorte de taxe sur les encaisses réelles privées, la taxe d'inflation. Et comme toute taxe, elle est égale au produit d'un taux par une certaine assiette fiscale. Il est possible de calculer le taux et l'assiette de celle-ci. Pour ce qui est de l'assiette, la taxe d'inflation touche la détention de monnaie, précisément sur les encaisses réelles  . Elle est donc payée par les ménages et le secteur privé, en fonction de leur détention d'encaisse réelle. Le taux de la taxe est égal à :

 

Si l'inflation est elle-même faible, on peut faire l'approximation suivante :  , ce qui donne :

 

Vous vous demandez certainement quelle est l'origine de cette taxe d'inflation, mais son nom devrait vous donner une petite idée : l'inflation réduit la valeur de la monnaie, au profit de l'état. L'augmentation des prix causée par le seigneuriage va causer une inflation surprise, qui n'a pas été anticipée par les agents économiques. Or, l'équation de Fisher   nous dit que les taux d'intérêts ne tiennent compte que de l'inflation anticipée. Les agents économiques décident de leurs investissements en fonction de l'inflation qu'ils anticipent, mais ils ne peuvent rien contre des surprises au niveau des prix. La rémunération de l'épargne est donc capable de compenser l'inflation anticipée, mais elle ne peut rien contre une inflation surprise, que personne n'a vu venir. Le seigneuriage va donc réduire la valeur de la monnaie détenue par les agents économiques. L'épargne monétaire d'un ménage vaudra moins qu'avant du fait de l'inflation surprise.

La dépréciation de la monnaie détenue par les agents se fait au profit de l'état, qui est le détenteur de la monnaie qu'il crée et qui peut acheter ce qu'il veut avec. Et le montant perdu d'un côté est strictement égal au montant perdu de l'autre. Si l'état augmente la base monétaire de x%, cela se fait au prix d'une perte de valeur de la monnaie de x%, et donc d'une inflation surprise de x%. Les ménages vont donc perdre x% en encaisses monétaires réelles. La perte pour les ménages est un gain pour l'état. Ce qui fait que l'inflation causée par le seigneuriage peut être vu comme une taxe d'inflation, chose que nous avons déjà évoqué dans les premiers chapitres où nous avions dit que l'inflation peut être vue comme une taxe sur les encaisses monétaires, mais sans le justifier vraiment. Nous avions juste dit qu'une inflation surprise de x% réduit les encaisses monétaires réelles de x%, ce qui a le même effet qu'une taxe nominale de x% sur ces encaisses nominales. Mais en réalité, l'analogie est bien plus profonde : l'état gagne bien de l'argent par la création monétaire et le montant ainsi gagné est égal au montant de la taxe d'inflation. La taxe d'inflation agit donc comme une vraie taxe, au profit de l'état !

L'assiette de la taxe d'inflation modifier

La taxe d'inflation ne touche que les détenteurs de monnaie, à savoir majoritairement des ménages (souvent les plus pauvres). Les agents économiques relativement "riches", ceux qui ont un patrimoine conséquent sont relativement peu touchés par cette taxe d'inflation. En effet, la majorité de leur patrimoine est composé d'actifs financiers ou immobiliers : obligations, actions ou pierre-papier. La taxe ne touchant que la monnaie proprement dite, seule la faible partie monétaire de leur patrimoine est touchée. En comparaison, les ménages qui dépensent une majorité de leurs revenus sont obligés de conserver une grande partie de leurs revenus sous forme monétaire. Ceux-ci sont plus fortement touchés, en proportion de leurs revenus, par la taxe d'inflation. Pour résumer, la taxe d'inflation est une taxe fiscalement régressive. Cependant, toute la monnaie émise par l'état est touchée, y compris celle détenue sur les résidents étrangers. Là où les impôts traditionnels touchent les ressortissants, le plus souvent les résidents, la taxe d'inflation a une assiette beaucoup plus large.

Chose importante, l'assiette dépend de l'inflation anticipée. Pour nous en rendre compte, prenons de l'équation précédente :

 

On peut faire l'amalgame entre la base monétaire à la masse monétaire, l'une étant approximativement proportionnelle à l'autre, ce qui donne :

 

Rappelons que   n'est autre que la demande de monnaie  .

 

Enfin, on injecte l'équation de Fisher  .

 

On voit que l'assiette dépend de l'inflation anticipée et on peut même déduire que cette relation est décroissante (vu que la relation entre taux et demande de monnaie est décroissante). Les agents réagissent à la taxe d'inflation et réduisent en conséquent leur épargne monétaire. Plus l'inflation est forte, plus les agents réduisent leurs encaisses monétaires, devenue encore moins rentables avec la taxe d'inflation. Rien d'étonnant à cela : plus l'inflation est forte, plus les agents se débarrassent rapidement de leur monnaie, avant qu'elle perde de la valeur. Pour le dire autrement, la vélocité de la monnaie augmente avec l'inflation. Pour le montrer, rappelons que la vélocité de la monnaie est, par définition :  . En injectant dans l'équation précédente, on trouve :

 

Le taux de seigneuriage optimal modifier

 
Courbe qui lie le taux de seigneuriage réel et l'inflation (sous-entendu, les recettes provenant de la taxe d'inflation). On voit que celle-ci fournit des revenus croissants, sauf au-delà d'un certain point où les revenus décroissent.

Il est souvent dit que trop d'impôt tue l'impôt. Et il se trouve que les modélisations théoriques nous disent que cet argument est vrai dans le cas de la taxe d'inflation. On vient de voir que l'inflation influence non seulement le taux de la taxe d'inflation, mais aussi son assiette. Il doit donc exister un taux de seigneuriage optimal, au delà duquel une hausse de l'inflation diminue les recettes du seigneuriage.

Pour le montrer mathématiquement, partons de la définition simplifiée des revenus de la taxe d'inflation :

 

Il est raisonnable de supposer que le produit intérieur brut et le taux réel sont constants : seules les variables nominales changent. C'est une manière de dire que le seigneuriage ne modifie pas ces valeurs, ou tout du moins n'a pas d'influence dessus. Dans ces conditions, on peut les négliger. On a alors :

 

On voit donc que l'inflation (anticipée) a deux effets : elle augmente le taux d'un côté, mais réduit l'assiette (la demande de monnaie) de l'autre. Et autant l'augmentation du taux augmente les revenus, la réduction de l'assiette les réduit. Le résultat final dépend de l'influence de ces deux facteurs. Pour simplifier, l'influence du taux prédomine quand l'inflation est faible, mais l'influence de l'assiette prend le dessus pour une inflation trop forte. La courbe qui relie revenus de seigneuriage réel et inflation ressemble donc à une courbe en forme de bosse.. La courbe se divise en deux portions : une où elle est croissante (à gauche du point d'inflexion) et une où elle est décroissante (à droite du point d'inflexion). Et les deux correspondent à des régimes différents. Si l'état ne finance pas sa dette avec le seigneuriage, le seigneuriage est faible et l'état tire des revenus réguliers de seigneuriage. Mais si l'état tente de trop financer sa dette avec le seigneuriage, il passe sur la partie droite de la courbe. Un état rationnel se rendrait compte de cette situation et baisserait alors l'inflation, mais ce n'est pas ce qui se produit en réalité. L'état va en fait augmenter de plus en plus le seigneuriage, sans se rendre compte que cela aggrave la situation. L'inflation prend alors des proportions hallucinantes et il survient l'hyperinflation (une inflation très élevée, permanente, de plus de 100% par an).

Précisons cependant que le taux de seigneuriage maximal n'est pas le taux de seigneuriage optimal. En effet, il faut savoir que l'inflation a tendance à réduire les recettes fiscales des états, à cause de subtilités techniques. Nous avions déjà abordé cela dans le chapitre sur l'inflation au début du cours. Nous avions dit que l'inflation réduit le pouvoir d'achat de toute valeur nominale et que les impôts ne font pas exception. Les impôts sont dus à partir du moment où un évènement taxable survient : une vente en plus-value sur les marchés financiers, la revente d'une maison, la perception d'un revenu exceptionnel. Mais les impôts sont prélevés tous les ans, sauf dans les cas de prélèvement à la source non-régularisables qui ne touchent de toute façon pas tous les évènements taxables. Pour les évènements taxables non-prélevés à la source, il se passe un peu de temps entre le moment entre l'évènement taxable et le paiement effectif. Et l'inflation profite de ce temps pour réduire la valeur de l'impôt. C'est ce qu'on appelle l'effet Tanzi. En soi, l'effet est négligeable si les sommes prélevées sont faibles et que l'inflation est basse. Mais si l'inflation est forte, l'effet Tanzi devient sensible. Au final, le taux de seigneuriage optimal est plus faible que le taux de seigneuriage maximal. L'état gagne avec les revenus de seigneuriage jusqu’à un certain point, mais il perd avec l'effet Tanzi. Et les sont d'autant plus élevés que l'inflation est forte, sous conditions. Le taux optimal est un compromis entre effet Tanzi et revenus de seigneuriage. Le taux optimal est donc forcément inférieur au taux de seigneuriage maximal.

L'utilisation du seigneuriage pour financer la dette publique modifier

Après avoir étudié l'influence des politiques monétaires non-conventionnelles sur la dette d'état, il est temps de voir ce qui se passe quand le gouvernement utilise le seigneuriage pour financer sa dette. L'intuition nous dit que la création monétaire peut permettre de rembourser la dette. Dans le meilleur des cas, l'état peut créer de la monnaie et racheter sa dette avec. Dans le pire des cas, la création monétaire directe augmente le niveau des prix, ce qui réduit la dette réelle. En effet, le stock de dette est une variable nominale parmi tant d'autres, indépendante du niveau des prix. Si le niveau des prix double, le stock de dette restera plus ou moins le même : la dette réelle sera divisée par deux. Tout porte à croire que la création monétaire est l'idéal pour rembourser la dette.

Le seigneuriage a déjà été utilisé par les gouvernements pour réduire le poids de leurs dettes budgétaires. Évidemment, cela signifie que les banques centrales doivent plier face aux gouvernements et s'affranchir de leurs objectifs habituels de contrôle de l'inflation, ce qui n'est pas possible en temps normal. Habituellement, la banque centrale est totalement indifférente au risque de défaut de l'état, elle ne se préoccupe pas du tout de sa politique fiscale et/ou de la gestion de ses comptes. On parle alors de situation de dominance monétaire. Mais certains états ne gèrent pas leurs déficits de manière stricte et n'hésitent pas à faire gonfler leur dette au point qu'elle finit par devenir insoutenable. L'état a alors deux solutions : faire défaut ou faire appel au seigneuriage. Dans le premier cas, la dominance monétaire est respectée : la banque centrale laisse l'état faire défaut sans monétiser la dette. Dans le second cas, la banque centrale se plie à la décision de l'état. On parle alors de dominance fiscale, dans le sens où la politique monétaire est sous contrôle de la politique budgétaire et non des objectifs qui sont assignés à la banque centrale.

Une conséquence : l'hyperinflation modifier

Quand l'état décide de financer sa dette par le seigneuriage, la dette est importante comparée à la masse monétaire totale, ce qui fait que la croissance de la masse monétaire est alors très forte. Si on applique la théorie quantitative, on déduit que l'inflation engendrée est très forte. Dans les faits, toutes les tentatives de financer la dette par la banque centrale se sont soldées par une hyperinflation (une situation où l'inflation devient si importante qu'elle détruit l'économie du pays). Toutes les hyperinflations du 20ᵉ siècle avaient pour origine un déficit budgétaire excessif, finalement financé par la banque centrale. L'indépendance des banques centrales vise justement à empêcher toute monétisation du déficit par seigneuriage. et c'est cette raison qui a conduit l'Union Européenne à interdire tout financement direct des états par la banque centrale, interdiction inscrite dans le traité de Maastricht.

 
Hyperinflation allemande de 1923.

Un bon exemple est donné par les cas de l'Allemagne des années 1920. Celle-ci devait rembourser une dette de 132 milliards de Marks, causée par les remboursements liés au traité de Versailles ainsi qu'à l'effort de guerre. L’Allemagne n'avait qu'une seule solution pour diminuer une telle dette : l'inflation. En conséquence, la banque centrale Allemande, qui était sous contrôle des autorités politiques, quitta l'étalon-or et se mis à créer une très grande quantité de monnaie : au plus fort de la crise, l'impression des billets mobilisait jour et nuit plus de 30 fabriques de papier, 133 imprimeries, et 1783 presses à billets. Les billets de 5 millions de Marks étaient monnaie courante, les Allemands perdirent confiance en leur monnaie, le troc commença à se développer et de nombreuses banques mirent la clé sous la porte. L’Allemagne changea de monnaie dans les années 1923, mettant fin à cette hyperinflation.

La même situation s'est reproduite avec la Hongrie en 1946 et la Grèce en 1944. La seconde guerre mondiale a forcé certains pays à accumuler une dette de guerre assez importante. Loin de compenser cette dette par les impôts ou les exportations, ces pays ont préféré imprimer de la monnaie pour diminuer la charge de la dette. Dans les années 1980, divers pays d’Amérique latine ont subi des hyperinflations causées par une forte impression de monnaie de la part des banques centrales. Là encore, les pays souhaitaient diminuer la charge de la dette publique grâce à l'inflation.

 
Billets de banque du Zimbabwe, datant de 2008.

Et ces hyperinflations ne sont pas forcément rares, comme le montre le cas du Zimbabwe lors de l'année 2008. Durant cette période, le président Robert Mugabe a tenté de faire financer sa dette nationale en imprimant de la monnaie dans un contexte géopolitique assez tendu, qui mêle des expropriations de terres, une instabilité politique avec des violences sur l'opposition, une banque centrale dépendante du pouvoir politique, et des sanctions internationales sur le plan commercial contre le régime en place.

La dynamique de la dette avec seigneuriage modifier

Étudions la dynamique de la dette avec le seigneuriage, en repartant de l'équation précédente, établie il y a quelques chapitres :

 

Injectons l'équation  , avec   dans la précédente :

 

D'après la théorie quantitative de la monnaie, on a :   (le dernier terme est la variation de la vélocité de la monnaie). Lors d'un épisode d'hyperinflation, la croissance est faible par rapport à l'inflation, ce qui fait qu'on peut la négliger dans les calculs. On a alors  . En faisant le remplacement dans l'équation précédente, on trouve :

 

Le seigneuriage devient alors :

 

On peut se retrouver avec trois cas, selon l'évolution de la vélocité et de l'inflation :

  • Si la vélocité et l'inflation augmentent dans les mêmes proportions, la charge de la dette reste inchangée.
  • Si la vélocité augmente plus vite que l'inflation, la charge de la dette est alourdie : l'état y perd.
  • Si la vélocité augmente moins vite que l'inflation, la charge de la dette est allégée : l'état y gagne.

Lors d'une hyperinflation, on observe une hausse de la vélocité de la monnaie. La raison est que les ménages se prémunissent contre la taxe d'inflation en se débarrassant au plus vite de leur monnaie, ce qui augmente sa vélocité. Une première conséquence est que les prix augmentent plus vite que la masse monétaire. Une autre conséquence est que l'augmentation de la vélocité compense l'inflation, du point de vue des recettes fiscales. La création monétaire n'est donc pas un si bon plan que cela si elle augmente trop la vélocité. Une trop forte création monétaire peut même avoir l'effet inverse que celui escompté, avec un renchérissement des déficits fiscaux.

Le modèle de Cagan des hyperinflations modifier

Le modèle de Cagan est un modèle dit log-linéarisé, ce qui veut dire que toutes les variables sont remplacées par leur logarithme et qu'une opération d'approximation est réalisée. Dans le détail, l'opération de log-linéarisation se base sur la formule  . La raison à cela est que, pour une grandeur qui croit à un taux de x% par période, le logarithme est une bonne approximation du taux de croissance. L'opération de log-linéarisation transforme donc chaque grandeur en son taux de croissance, ce qui est l'idéal pour étudier les situations d'hyperinflation, où on se préoccupe surtout des taux de croissance de la base monétaire, des prix, et autres grandeurs. Le modèle de Cagan part de l'équation de la théorie quantitative de la monnaie et en prend le logarithme. En réarrangeant les termes, on trouve :

 

La vélocité de la monnaie dépend des taux d'intérêt, ce qui se modélise avec la relation suivante :

 , avec a > 0

En combinant les deux équations précédentes, on trouve :

 

Lors des situations d'hyperinflation, le taux réel et le PIB restent constants. On peut alors les négliger, ce qui donne :

 

Par définition, l'inflation anticipée est égale à :  . En faisant le remplacement, on trouve :

 

On développe :

 

On ajoute   des deux côtés :

 

On divise par (1 + a) des deux côtés :

 

Si on suppose des anticipations rationnelles, on a :  . En injectant dans l'équation précédente, on a :

 

On peut alors "dérouler" l'équation, en remplaçant   par :  , et ainsi de suite avec  ,  , etc. On obtient alors :

 

Cette équation nous dit que le niveau des prix lors d'une hyperinflation est égal à la somme actualisée future de la masse monétaire. On pourrait croire que le niveau des prix est constant, mais ce n'est pas le cas à cause des coefficients. Les coefficients de pondération font que le futur est sous-pesé, les valeurs futures de la masse monétaire sont en quelque sorte "sous-estimées". Le futur a moins de poids que le présent, ce qui fait que les prix restent bas même si les valeurs futures de M sont élevées. Mais au fur et à mesure que le temps passe, M augmente et les valeurs proches dans le temps font de même. Les prix augmentent donc en même temps que la masse monétaire.