La politique monétaire/L'interaction entre contrôle des taux et politique budgétaire

Dans les chapitres précédents, nous avons étudié la politique monétaire comme si celle-ci était totalement indépendante. Cependant, celle-ci n'est pas totalement indépendante de la politique budgétaire. On a vu dans les chapitres précédents que politiques budgétaire et monétaire peuvent toutes deux agir sur la demande agrégée. Les deux peuvent ainsi être utilisées en tant que politique de stabilisation, pour lutter contre les récessions ou les surchauffes de l'économie. Si la politique monétaire est utilisée en premier lieu, c'est pour sa meilleure réactivité, ainsi que son impact direct sur la quantité de monnaie en circulation (idéal pour contrôler l'inflation). Les deux types de politiques sont indépendants sur le court-terme. Cependant, ce n'est pas le cas sur le long-terme. La politique monétaire peut ainsi avoir un léger impact sur la dynamique de la dette publique de l'état, notamment par son influence sur les taux d’intérêt. Ce chapitre va aborder ce lien, et parler notamment des conséquences de la monétisation de la dette et de la planche à billets.

Rappels : Le budget de l'état

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Le gouvernement dépense de l'argent, que ce soit pour des dépenses d'investissement, pour financer la protection sociale, ou pour toute autre chose. En théorie, l'état est censé financer ses dépenses par l'impôt. Cependant, il arrive souvent que l'impôt ne soit pas suffisant pour financer les dépenses du gouvernement, ou au contraire que l'impôt donne naissance à des ressources excédentaires. La différence entre les dépenses gouvernementales et les revenus fiscaux est appelée le déficit budgétaire primaire. Quand celui-ci est nul ou négatif, le gouvernement finance ses dépenses uniquement par l'impôt (et obtient même un surplus en cas de déficit négatif). Mais si le déficit budgétaire est positif, l'état doit trouver des sources alternatives de financement. Il dispose alors de deux possibilités théoriques :

  • La première est l'emprunt sur les marchés financiers : l'état peut émettre des obligations (les bons du trésor), achetées par les particuliers ou les banques/assureurs/fonds d'investissement. Cette dette d'état doit être remboursée aux créanciers, avec un intérêt. Les intérêts font partie des dépenses de l'état, raison pour laquelle on les appelle souvent avec le terme de "charge de la dette". Il est d'ailleurs d'usage d'intégrer la charge de la dette dans le déficit : le déficit dont on parler alors est appelé le déficit secondaire.
  • Une autre solution est de créer la monnaie nécessaire pour financer les dépenses : l'état peut demander un prêt à la banque centrale ou tout simplement créer la monnaie de nulle part. Le revenu tiré de la création monétaire est appelé le seigneuriage. Pour les économies développées, le seigneuriage est très faible et ne représente que que dixièmes ou centièmes de pourcents du revenu de l'état. De plus, il est interdit dans certains pays, notamment (mais pas que) dans les pays de l'Union Européenne, en raison de son effet inflationniste. Il est donc possible de le négliger, pour simplifier l'analyse, sans que cela ait la moindre conséquence sur les résultats obtenus.

La contrainte budgétaire du gouvernement

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Avec ce que l'on vient de dire, on peut faire le bilan des sorties et des entrées d'argent, ce que touche l'état et ce qu'il doit dépenser. Posons les notations suivantes :

  •   les dépenses gouvernementales ;
  •   les revenus fiscaux ;
  •   la dette de l'état ;
  •   la base monétaire ;
  •   le taux d'intérêt sur la dette de l'état.

Du côté des sorties d'argent, on a les dépenses gouvernementales proprement dites, ainsi que les intérêts de la dette. Du côté des entrées d'argents, on a les taxes, l'emprunt (l’accroissement de la dette) et le financement par création monétaire. Les deux doivent être égaux, ce qui donne :

 

En réarrangeant les termes, on peut isoler la dette de l'état dans le membre de gauche, ce qui donne :

 

Par définition, le déficit primaire vaut   et le déficit secondaire  . Dans ce qui suit, nous allons noter le déficit primaire à l'instant t comme suit : . L'équation précédente se reformule alors ainsi :

 

Cette équation est si souvent utilisée par les économistes qu'ils l'ont affublée du doux nom de contrainte budgétaire gouvernementale. Dans le membre de droite, le premier terme correspond à la dette dite rollée (on emprunte pour rembourser la dette existante), le second est le déficit, et le troisième le seigneuriage utilisé pour rembourser la dette de l'état.

Le seigneuriage peut être négligé dans le système monétaire actuel

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Dans ce qui va suivre, nous allons être obligés de négliger le seigneuriage, pour diverses raisons. La raison principale est que le seigneuriage est une source assez faible de revenus à l'heure actuelle. Beaucoup de pays se passent du seigneuriage et préfèrent emprunter de l'argent sur les marchés plutôt qu'à leur banque centrale. Le financement de l'état par la banque centrale a aujourd'hui complètement disparu dans les pays développés, même si l'existence de l'assouplissement quantitatif peut faire croire le contraire. D'ailleurs, il est totalement interdit dans la zone euro, les règles du statut de la BCE étant assez stricts.

De plus, on ne peut pas modéliser l'impact du seigneuriage sur la dette facilement. En effet, la création monétaire impacte les taux d'intérêt et le seigneuriage ne fait pas exception. Si l'état fait financer sa dette par la banque centrale, les taux sur sa dette vont fatalement se mettre à bouger (sauf cas rare de trappe à liquidité). Et modéliser cela n'est pas simple : il faudrait connaître la forme mathématique exacte de la relation M-i, la fameuse courbe de demande de monnaie, chose qui est presque impossible. Et c'est sans compter qu'annoncer soudainement une politique de seigneuriage aurait des conséquences sur la demande de monnaie, chose qu'il est encore plus compliqué de modéliser. Autant dire que ce serait beaucoup de complications pour un résultat franchement peu pertinent.

Mais surtout, il nous faut citer une autre raison, bien plus importante : il existe deux définitions différentes du seigneuriage, l'une faisant intervenir le taux d'intérêt, l'autre faisant intervenir la croissance de la base monétaire  . La première définition est facile à introduire maintenant, sachant que l'on est dans la partie du cours où l'on voit les modèles Wickseliens (sans masse monétaire). Par contre, la seconde définition se marie extrêmement mal avec les modèles Wickseliens et les analyses de ce chapitre. En conséquence, nous laissons le seigneuriage à un chapitre ultérieur. Nous allons rapidement parler de la première définition, mais sans rentrer dans le détail.

L'équation précédente, une fois le seigneuriage supprimé, devient :

 

On peut réécrire l'équation précédente en mettant en avant l'augmentation de la dette à l'instant t. Sans seigneuriage, l'augmentation de la dette est égale au déficit secondaire (le déficit primaire + la charge de la dette).

 

De cette équation, on peut déduire sous quelles conditions la dette cesse d'augmenter, à savoir les conditions pour que  . En injectant dans l'équation précédente et en faisant quelques manipulations algébriques, on en déduit que la dette cesse d'augmenter quand l'état enregistre un surplus primaire (plus de taxes que de dépenses) qui compense la charge de la dette.

 

L'influence de la politique des taux directeurs sur la charge réelle de la dette

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Dans ce qui va suivre, nous allons étudier l'effet de la politique monétaire sur la charge de la dette. Plus précisément, nous allons voir comment le comportement "normal" de la banque centrale influence le montant de la dette, sa soutenabilité, etc. Et par politique monétaire "normale", nous voulons dire : absence de seigneuriage. Le cas du financement par seigneuriage, à savoir le financement des états par création monétaire, est en effet assez spécial, à part, au point qu'on doive l'étudier pour lui-même. En effet, la politique monétaire habituelle modifie les taux d'intérêt, sans influence directe sur le niveau des prix. À l'inverse, le seigneuriage a un impact direct sur le niveau des prix, en plus de son influence sur les taux d'intérêts. Dans cette section, nous allons nous concentrer sur ce qui se passe quand la banque centrale modifie son taux directeur, et uniquement cela.

L'influence de l'inflation sur la charge de la dette

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On entend souvent dire que l'inflation permet d'alléger le poids de la dette d'état. Mais en réalité, c'est une erreur de raisonnement. Les agents acceptent de prêter à l'état sous réserve de recevoir un certain rendement réel, et non un rendement nominal. Les investisseurs ne sont pas stupides et savent très bien que l'inflation réduit le poids des dettes et recherchent un taux réel. Pour étudier correctement la situation, nous devons étudier comment la dette est influencée par le niveau des prix et par l'inflation. Nous allons donc devoir reformuler l'équation précédente de manière à : introduire le niveau des prix, introduire l'inflation. Introduire le niveau des prix est assez simple : il suffit de diviser l'équation par le niveau des prix, ce qui donnera une équation utilisant uniquement des termes réels. Il faudra ensuite reformuler les taux d'intérêts de manière à passer des taux nominaux aux taux réels.

Pour commencer, on divise tous les membres de l'équation précédente par le niveau des prix observé à l'instant   :

 

Comme on peut le voir, le terme   n'est pas correct : la dette à l'instant   est comparée à un prix d'instant   et non aux prix à l'instant  . Faire la correction demande d'injecter   dans l'équation :

 

Le terme   est égal au taux réel effectif sur la dette de l'état.

 

On voit que la croissance de la dette, en termes réels, dépend des taux réel sur la dette publique. Et l'influence de la banque centrale porte sur les taux nominaux, non les taux réels. Alors certes, les variations des taux nominaux se répercutent sur les taux réels tant que l'inflation reste fixe. Mais quand l'inflation repart, elle emporte les taux nominaux avec elle, et le taux réel remonte.

Si la banque centrale suit une règle de Taylor, elle n'est pas libre de fixer son directeur et ne peut pas aider l'état à monétiser sa dette. La monétisation de la dette d'état est alors dépendante du cycle économique. Quand l'inflation est basse, la banque centrale baisse ses taux, ce qui arrange les affaires de l'état. Ce qui l'aide d'autant plus lors des périodes de récession ou de crise économique : certes les dépenses gouvernementales augmentent pour répondre à la crise, mais la charge de sa dette diminue avec la baisse des taux. Mais quand l'inflation est forte, la hausse des taux ne fait pas l'affaire du gouvernement, du moins pour ce qui est de gérer sa dette publique. Mais ce n'est pas trop un problème, car les périodes de forte inflation sont des périodes de fort dynamisme économique, où le chômage est faible et où les impôts affluent. La dette est donc sous contrôle. Pour résumer, le taux réel varie dans le temps, mais ces variations se compensent. Le taux réel diminue quand l'inflation est basse, mais augmente quand l'inflation est forte. L'inflation étant, en moyenne, égale à sa cible sur une longue période, le taux réel de la dette d'état est en moyenne égal au taux naturel. La banque centrale n'a donc aucune capacité à monétiser la dette publique.

Le cas où la banque centrale ne suit pas une règle de Taylor est plus compliqué et demande d'étudier l'influence des taux nominaux sur la dette publique. Il est étudié dans la section suivante.

L'influence des taux nominaux sur la charge de la dette

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Pour étudier l'influence des taux nominaux sur la dette d'état, reprenons l'équation de la dynamique de la dette, et négligeons le terme   :

 

Rappelons que la dette publique est une dette à maturité "longue", du moins plus longue que les placements du marché monétaire (encore que). Rappelons que les taux longs et courts sont reliés par l'intermédiaire de la courbe des taux. Pour simplifier, les taux longs sont la somme du taux court (le taux sans risque) et d'une prime de risque :  . Ici, le taux court est le taux directeur, alors que le taux long est celui de la dette d'état. En injectant cette équation dans la précédente, on trouve :

 

L'équation précédente nous fait croire que l'état a intérêt à ce que les taux directeurs soient les plus bas possibles. Si la prime de risque est constante, plus les taux directeurs sont bas, plus le taux de la dette publique l'est aussi. Et c'est le cas sur le court-terme, dans une certaine mesure. Pas étonnant que certains états souhaitent des taux directeurs les plus bas possibles, idéalement des taux nuls voire négatifs. Mais sur le long-terme, la prime de risque s'adapte et augmente si l'état tente de monétiser sa dette. Rappelez-vous que la prime de risque incorpore tous les risques associés à la dette publique, et en priorité l'inflation et la probabilité de non-remboursement. Et à ce petit jeu, l'équation précédente a gros un défaut : elle néglige l'effet de l'inflation sur les taux nominaux.

Pour résoudre ce problème, on doit reformuler l'équation précédente pour en tenir compte. Sur le long-terme, le taux d'intérêt de la dette publique dépend de l'inflation et du risque de non-remboursement. Pour faire simple, on suppose que le taux est approximativement égal à la somme d'une prime de risque de non-remboursement et de l'inflation anticipée :  . Pour être plus précis, il faudrait aussi ajouter une prime de liquidité, mais laissons cela sous silence. En injectant cette équation dans la précédente, on trouve :

 

En divisant par  , on a :

 

On peut alors faire l'analogie avec l'équation :  , ce qui donne :

 

Il est raisonnable de considérer que la politique monétaire n'a pas d'effet sur la probabilité de défaut, ce qui fait que le taux réel ne change pas avec la politique monétaire. La raison à cela est que les taux nominaux évoluent en réponse à l'inflation. Si la banque centrale fixe ses taux pour monétiser la dette d'état, cela entraîne une inflation supérieure à la normale. Les agents économiques vont alors réagir à l'inflation et leurs actions vont renchérir les taux sur la dette d'état. Au final, les taux vont remonter jusqu’à ce que l'inflation soit complètement compensée.

L'influence des anticipations d'inflation

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Pour étudier en détail le cas d'une monétisation de la dette publique, il faut détailler ce qui passe lors de la transition entre court et long-terme. Ce qui va se passer est que les taux de la dette publique vont se découpler progressivement des taux directeurs, au fur et à mesure que l'inflation augmente. Dans un premier temps, les taux de la dette publique vont baisser en même temps que les taux directeurs. Mais ensuite, les agents économiques vont se rendre compte que la dette est monétisée et ils vont réagir. Leur réaction va entraîner, indirectement, une hausse des taux sur la dette publique, afin de compenser l'inflation causée par la monétisation de la dette. Au final, les taux vont augmenter et complètement compenser l'action de la banque centrale sur les taux réels.

Pour détailler ce qui se passe réellement, imaginons que la banque centrale décide de baisser son taux directeur de quelques pourcents, afin de monétiser la dette publique. Les acheteurs de dette publique vont initialement se faire avoir par une baisse surprise des taux en pensant que la banque centrale sait ce qu'elle fait et en pensant qu'elle continue à cibler l'inflation. Durant quelque temps, ils vont continuer à acheter des obligations d'état en pensant que leur taux réel sera suffisamment intéressant pour mériter d'en acheter. Mais avec le temps, les agents vont se rendre compte que l'inflation a augmentée et réviseront alors leurs anticipations d'inflation. Ils calculeront alors le "vrai" taux réel des obligations d'état et verront qu'il est très faible, bien plus faible que prévu auparavant. En conséquence, ils rechigneront à en acheter et préféreront placer leur argent ailleurs, dans des actions, l'immobilier, ou tout autre actif. La demande d'obligations d'état se réduira donc, ce qui fera augmenter les taux associés. Ce processus continuera jusqu'à ce que le taux réel redevienne ce qu'il était avant : la hausse de l'inflation est alors compensée.

Prenons l'exemple d'un gouvernement qui ciblerait une inflation à 5%, au lieu des 2% habituels, dans le but de réduire sa dette. Ce faisant, les agents économiques se feront avoir par l'inflation surprise. Mais peu après, les agents économiques anticiperont la valeur de la future inflation à sa valeur correcte de 5%. Dans ces conditions, ils demanderont un taux plus élevé sur la dette d'état, histoire de compenser l'inflation : le taux réel convergera vers sa valeur naturelle. Et c'est dans le meilleur des cas, celui où les anticipations des agents sont rationnelles. Dans les faits, les agents peuvent se rendre compte que l'état essaye de les flouer et anticipent le pire. Ils peuvent alors anticiper une monétisation de la dette bien plus forte que prévue et sur-estimer l'inflation. Autant dire que le taux réel réalisé sera alors plus élevé que le taux naturel...

Pour rendre compte de ce phénomène mathématiquement, il faut reformuler l'équation en fonction du taux anticipé sur la dette d'état. Dans ce qui va suivre, nous noterons ce taux  . Pour cela, nous allons devoir trouver une expression du taux réel effectif en fonction du taux réel anticipé. La relation suivante convient bien :

 

En faisant le remplacement dans l'équation précédente et en développant, on trouve :

 
 

Or, le facteur   peut se simplifier, par définition des taux réels, en :  .

 

On peut remarquer que le terme   est un revenu qui provient de la part d'inflation non-anticipée par les agents économiques (la différence entre inflation anticipée et inflation non-anticipée).

Pour résumer, l'inflation n'est donc qu'un remède temporaire pour réduire la charge de la dette, celui-ci ne fonctionnant que pour une inflation non-anticipée. Utiliser la politique monétaire pour réduire la charge de la dette est donc vain.