Neurosciences/Les émotions

Les émotions sont une composante importante de notre psyché et de notre vécu, souvent considérée comme notre part animale, reléguée au rang d'instinct. Dans les faits, on ne peut nier que les émotions sont un héritage de l'évolution transmis depuis nos premiers descendants animaux. De nos jours, on sait que le cerveau est l'organe qui prend en charge notre capacité à ressentir des émotions, bien que cela n'ait pas été une évidence au cours de l'histoire. Pensez donc aux savants grecs, qui pensaient que le cœur était le siège de nos émotions ! Croyance qui est restée dans notre langage, dans des expressions comme : "vous n'avez pas de cœur". Ceci dit, cette croyance n'était pas totalement idiote : notre cœur s’accélère quand nous avons peur ou subissons des émotions fortes. Toute émotion a outre sa portée subjective, un impact sur notre corps : le cœur accélère sous l'effet de la peur, la respiration se fait plus rapide, les pupilles se dilatent, etc. On doit donc distinguer plusieurs entités qui ont trait aux émotions :

  • une composante motrice, liée à l'expression des émotions ;
  • une composante subjective, liée au ressenti subjectif de l'émotion ;
  • une composante cognitive, liée à l'apprentissage émotionnel.

La composante motrice est évidemment médiée par le système nerveux végétatif, le ressenti subjectif étant pris en charge par d'autres aires cérébrales. Dans ce qui va suivre, nous allons surtout étudier les aires cérébrales chargées de l'expression motrice des émotions, de l'apprentissage émotionnel, du traitement cognitif émotionnel et du ressenti subjectif des émotions.

L'expression des émotions : le système nerveux végétatif modifier

Des expériences sur le chat ont permis de localiser les centres cérébraux qui se chargent de l'expression involontaire des émotions. L’expérience princeps est celle de Bard, datée de 1928. Ces chats avaient subi les deux hémisphères cérébraux, à savoir le cortex, les ganglions de la base et la substance blanche. Ces chats, suite à l'opération, exprimaient en permanence un comportement de colère : queue hérissée, grognements, dos incurvée, griffes sorties, queue en mouvement rapide, etc. On voyait même une augmentation du rythme cardiaque et de la respiration, ainsi qu'une dilatation des pupilles ! Cependant, cette colère n'avait aucun but, aucune raison, raison pour laquelle Bard lui donna le nom de rage factice. Bard lui-même démontra que cette réaction s'observait tant que l'hypothalamus était épargné. Il en déduit que le comportement émotionnel, l'expression des émotions, dépend de l'intégrité de l'hypothalamus. Les confirmations suivirent avec les études de Hess, qui montra que la stimulation de certaines portions de l'hypothalamus induisent des réactions émotionnelles complètes, certaines zones donnant un comportement de rage, d'autres une réaction de peur, etc.

L'expression faciale des émotions modifier

 
Émotions primaires (en anglais).

La recherche a beaucoup étudié l'expression faciale des émotions, que ce soit pour classer les émotions ou pour faire le lien avec les aires cérébrales impliquées. Historiquement, Darwin est le premier à s'être intéressé au sujet et il en a déduit une classification sommaire des émotions, qui a bien résisté au temps et n'a été modifiée qu'à la marge. Les débats continuent toujours, mais on sait que les sujets peuvent exprimer un nombre limité d'émotions dites primaires sur leur visage, qui sont au nombre de 6 à 8 selon les classifications : joie, peur, colère, tristesse, dégout, surprise, honte, ... Les autres émotions, appelées émotions secondaires seraient un mélange des émotions primaires. L'expression des émotions primaires semble être la même dans toutes les cultures. Cet argument, ainsi que d'autres, laissent penser que l'expression faciale des émotions primaire serait innée, avec certes quelques influences culturelles mineures, mais insuffisantes pour modifier le caractère universel des expressions émotionnelles faciales.

Par la suite, Guillaume Duchenne de Boulogne a découvert les liens entre les expressions faciales et la contraction des muscles du visage. Il fût le premier à étudier méthodiquement quels muscles sont contractés lors de telle ou telle expression faciale. Ses expériences consistaient simplement à stimuler électriquement certains muscles du visage, pour les contracter. Avec un peu de patience et et de doigté, il réussit à induire diverses expressions faciales sur un de ses patient, en stimulant certains muscles avec des électrodes. Lors de ses expériences, il remarqua une différence entre les sourires simulés et les sourires spontanés : un muscle précis est contracté pour les sourires spontanés, mais pas pour les sourires forcés. Ce fût le premier indice d'une différence entre expressions faciales inconscientes et volontaires.

De nos jours, on sait que les muscles du visage, qui sont innervés à la fois par le système nerveux autonome et le système moteur somatique. L'innervation du visage par le système moteur volontaire, somatique, conscient, fait que l'on peut simuler volontairement une émotion, au moins pour les expressions faciales. C'est ce qui se passe quand on sourit face à quelqu'un que l'on n'aime pas, par exemple. Mais l'expression faciale involontaire, c'est à dire spontanée, des émotions dépendent de l'intégrité du système nerveux autonome. La preuve la plus évidente provient de l'étude de personnes qui ont des lésions des voies descendantes du cortex moteur. Certains d'entre eux sont incapables de bouger les muscles du visage volontairement, alors qu'ils gardent la possibilité de bouger ces muscles involontairement. Chez ces patients, l'expression involontaire des émotions est conservée, alors qu'ils ne peuvent simuler l'émotion. Par contre, on observe l'inverse chez les patients atteints de parésie faciale émotionnelle. Ils peuvent simuler les émotions, mais en aucun cas les exprimer involontairement. À noter que, contrairement à ce que nous dit l'idée reçue, on ne peut pas faire la différence entre les expressions faciales volontaires et spontanées ! Au fait, pour faire le lien avec le paragraphe précédent : c'est l'expression involontaire des émotions qui serait innée.

L'expression corporelle des émotions modifier

Si les émotions se voient sur le visage, elles entrainent aussi une réponse corporelle. Par exemple, une peur intense entraine une réaction d'alarme : augmentation du rythme cardiaque, du rythme respiratoire, de la pression artérielle, une dilatation des pupilles, etc. Ces réactions viscérales impliquent le cœur, la peau (les poils qui se hérissent, la transpiration qui augmente), les muscles, le métabolisme, et bien d'autres choses encore. Dans les grandes lignes, tout dépend du système nerveux autonome, dans ses composantes sympathiques et parasympathiques, ainsi que de la réponse au stress. Nous avons déjà parlé du système nerveux autonome dans le chapitre sur le système nerveux périphérique, et nous avons parlé de la réponse au stress dans le chapitre sur le système nerveux neuroendocrine, aussi nous n'en parlerons pas plus que nécessaire dans ce chapitre.

Toujours est-il que, contrairement à ce qu'on observe pour les expressions faciales, on ne peut pas distinguer les émotions primaires en étudiant le système nerveux autonome. Autant les émotions primaires se voient sur le visage, autant ce n'est pas le cas avec les réactions corporelles. À vrai dire, ce n'est pas étonnant : la distinction entre système nerveux sympathique et parasympathique n'est pas compatible avec une distinction entre 6 et 8 émotions primaires. Par contre, elle colle assez bien avec une séparation entre deux types d'émotions : celles qui poussent l'organisme à réagir par le combat ou la fuite, qui activent le système nerveux sympathique, et les émotions plus positives qui activent le système nerveux parasympathique. Nous en parlerons plus en détail plus bas.

Les traitements émotionnels : le système limbique modifier

Outre l'expression motrice des émotions, il faut aussi parler des traitements cognitifs et subjectifs liés aux émotions. Dans le cerveau, ces facettes de l'émotion sont gérées par diverses aires localisées dans le cortex frontal, insulaire et le lobe limbique.

La première théorie sur l'anatomie cérébrale des émotions est le fruit des travaux de Papez. Celui-ci identifia un sous-ensemble du système limbique, composé de l'hippocampe, de l'hypothalamus, du cortex cingulaire, des corps mamillaires et du thalamus, connu aujourd'hui sus le nom de circuit de Papez. Une partie de ce circuit est en charge de la perception des stimulus pouvant déclencher une réaction émotionnelle : la vision d'une arme, par exemple, ou la vision de votre belle-mère. D'autres sont en charge de la sensation subjectif de l'émotion, alors que l'hypothalamus est en charge de l'expression motrice des émotions. On pensait que ce circuit de Papez était spécialisé dans les émotions, exclusivement dédiés aux traitements émotionnels, et on lui donnait autrefois le nom de système limbique. Mais depuis, les choses ont un peu évoluées et on sait que les anciennes théories simplistes doivent être amendées.

 
Circuit de Papez

De nos jours, on sait que certaines aires impliquées dans le traitement émotionnel sont aussi impliquées dans la mémoire, le langage, le comportement ou autre. De plus, d'autres aires se sont greffées au circuit de Papez original, donnant un système limbique plus large. En plus des aires du circuit de Papez, on trouve ainsi le cortex préfrontal ventromédian, le cortex orbitofrontal caudal, le pôle du cortex temporal, les cortex piriformes et enthorhinaux (aussi impliqués dans la mémoire), le striatum, l'amygdale et les noyaux septaux.

 
Neural systems proposed to process emotion

L'existence de centres cérébraux spécialisés pour chaque émotion modifier

Si la liste des aires limbiques vous parait longue, c'est normal : beaucoup de ces aires font des choses très différentes et ne sont pas impliquées pour les mêmes émotions. Pour ce que l'on en sait, il existe une certaine spécialisation des aires cérébrales en termes d'émotions. En accord avec une vision localisationniste, chaque émotion active des aires cérébrales dédiées : il existe un circuit d'aires cérébrales pour la peur, un autre pour le plaisir, etc. De toutes les émotions possibles, on connaît très bien les circuits cérébraux des deux émotions principales : le plaisir et la peur. On sait qu'il existe un circuit cérébral spécialisé dans la gestion de la peur, qui implique le cortex cérébral et l'amygdale cérébrale. Ce système est aujourd'hui appelé le système de la punition, ou encore le système péri-ventriculaire (periventricular system, PVS en anglais). De même, il existe un circuit cérébral spécialisé pour la gestion du plaisir et de la motivation, qui implique des aires cérébrales diverses : aire tegmentale ventrale, noyau accumbens, cortex cérébral et quelques autres. Ce système est appelé le circuit de la récompense, ou encore le medial forebrain bundle (MFB). Il y aurait d'autres systèmes indépendant, avec par exemple un système spécialisé dans le dégoût qui impliquerait le cortex insulaire.

Notons que le choix de ces deux émotions colle assez bien avec une théorie des émotions assez simpliste, mais diablement efficace : la théorie biphasique des émotions. Pour l'aborder facilement, rappelons que le mot émotion provient du latin movere, qui signifie : ce qui met en mouvement. Ce lien étymologique entre émotion et motivation est assez clair, dans le sens où les émotions nous poussent à réagir face à quelque chose. Quand un sujet est confronté à un évènement, il ressent des émotions qui le poussent à réagir, soit pour fuir, soit pour combattre, soit pour s'approcher, etc. Le comportement exact dépend de l'émotion ressentie, qui dépend elle-même du stimulus présenté. Par exemple, un stimulus aversif va provoquer un rejet de la part de l'animal, alors qu'un stimulus plaisant va le pousser à s'approcher. Les études sur le comportement animal ont établi que ces comportements de réponse dépendent de deux paramètres : l'intensité du stimulus, et sa valence. Par valence, on veut dire si le stimulus est positif ou négatif, plaisant ou déplaisant, attirant ou aversif, agréable ou désagréable etc... D'un côté les stimulus déplaisants causent des émotions de valence positive, qui elles-mêmes entrainent des comportements d'approche ou de consommation. À l'opposé, les stimulus plaisants causent des émotions de valence négative, ce qui entraine un comportement de fuite ou de combat. En plus de la valence, l'intensité du stimulus rend la réponse plus ou moins forte.

Les deux types d'émotions, positives et négatives, seraient liées à deux centres nerveux distincts, un spécialisé dans la valence positive et un autre pour la valence négative. Ces deux centres auraient de plus des connexions inhibitrices réciproques, à savoir que l'un peut inhiber l'autre, et réciproquement. Ainsi, un même stimulus déclencherait à la fois une valence négative et positive. Après tout, il est rare qu'un stimulus soit totalement attirant ou aversif, la plupart ayant des aspects attirants et d'autres repoussants. Ce faisant, chaque aspect déclenche l'apparition d'une émotion négative, dont l'intensité dépend de la force de ses aspects aversifs et de leur nombre, et une émotion positive d'autant plus intense que les aspects positifs du stimulus sont intenses et nombreux. Les deux centres cérébraux positif et négatif vont s'activer chacun de leur côté et, du fait des inhibitions réciproques, l'un des centres va l'emporter sur l'autre. Le comportement exprimé par le sujet dépend de quel centre l'emporte : comportement de fuite ou de combat si l'émotion négative l'emporte, d'approche si l'émotion positive gagne. Si aucun centre ne l'emporte, le résultat est une inhibition du comportement : on n'observe ni comportement d'approche, ni comportement de combat/fuite.

Le contrôle des émotions : le cortex préfrontal modifier

S'il existe des centres nerveux émotionnels, tous sont reliés au cortex préfrontal, surtout les circuits de la punition et de la récompense. Si on en croit les études, le cortex préfrontal a une grande importance dans la régulation des émotions, leur contrôle comportemental. Déjà, les études de neuro-imagerie montrent que le cortex préfrontal s'active dans nombre de tâches émotionnelles, quand les sujets doivent faire des choix en fonction de stimulus aversifs/attirants, et dans bien d'autres tâches qui impliquent le contrôle émotionnel. Mais les preuves les plus spectaculaires sont celles provenant de la méthode des lésions : les patients ou sujets animaux atteints de lésions préfrontales ont énormément de mal à contrôler leurs émotions. Par exemple, en 1930, les expériences de Fulton et Jacobsen ont montré que les lésions préfrontales sont apathisantes (bien que cette conclusion est à nuancer, comme on le verra plus tard. Les cas humains vont aussi dans ce sens.

 
Illustration de lésion de Phineas Gage.

Une autre preuve provient des cas de lésions cérébrales induites par des accidents, le cas le plus connu étant celui de Phinéas Gage. Cet ouvrier travaillait dans un chantier ferroviaire quand une explosion accidentelle lui fît passer une barre à mine en travers du crâne. En passant à travers sa tête, la barre à mine avait détruit une bonne partie de son cortex préfrontal. Par chance, il survécut et sa lésion n’entraîna pas de déficits intellectuel majeur, ni de déficit moteur ou sensitif appréciable. Par contre, la lésion a cependant eu des conséquences sur son comportement. Les rares témoignages qu'il nous reste disent que, bien qu'autrefois affable et tempéré, il était devenu désinhibé, impulsif, désorganisé, incontrôlable. Il changea plusieurs fois de travail et eu un parcours de vie assez chaotique, sans doute en raison de son comportement.

Il faut aussi citer les cas de lésions frontales induites par la chirurgie, à savoir les lésions induites par lobotomie. Cette opération chirurgicale, aujourd'hui abandonnée, consistait à retirer une bonne partie du cortex préfrontal de patients atteints de maladies psychiatriques. Les résultats étaient mitigés. Certes, les psychotiques traités avaient moins d'hallucinations et de délires, les névrosés avaient moins de symptômes, et d'autres patients voyaient leur état changer. Mais le traitement dégradait fortement les capacités intellectuelles et comportementales des patients traités. Dans le meilleur des cas, les patients devenaient complètement apathiques, sans motivation, au point d'en devenir complètement grabataires. Dans d'autres cas, les patients devenaient totalement incapables de se comporter correctement et de réguler leurs émotions. Les déficits induits par la lobotomie étaient variés, et les décrire simplement n'est pas chose facile. Mais la régulation émotionnelle et morale était clairement perturbée. C'est en partie pour cette raison que la lobotomie a été abandonnée, tant ses résultats avaient plus de côtés négatifs que d'aspects positifs.

De manière générale, la régulation émotionnelle semble être localisée dans le cortex préfrontal ventromédian. Si on en croit la méthode des lésions, les patients avec des lésions dans cette région ont un comportement social fortement dégradé. Peu importe que la lésion soit le fait d'un AVC, d'un accident, d'un traumatisme crânien ou autre : les patients ont tous les mêmes déficits émotionnels et sociaux. Leur comportement peut être décrit comme celui d'un psychopathe, au sens psychiatrique du terme (il ressemble beaucoup à un trouble de la personnalité antisociale, voire à une psychopathie vraie). Les patients deviennent impulsifs, agressifs, irresponsables, sans conscience morale, parfois machiavéliques et narcissiques. Ils deviennent égoïstes et incapables d'empathie émotionnelle, incapables de tout sentiment de culpabilité, ne recherchent que leur propre plaisir au détriment de leur sécurité de ou celle des autres.