Neurosciences/La latéralisation cérébrale

Dans les chapitres précédents, nous avons vu que le télencéphale est subdivisé en deux hémisphères par le sillon inter-hémisphérique. Au premier abord, cette subdivision semble être purement anatomique, sans grande importance sur le fonctionnement du cerveau. Et ce d'autant plus que les deux hémisphères communiquent entre eux, via le corps calleux ou d'autres commissures. Mais ce n'est pourtant pas le cas : certaines fonctions ne semblent pas réparties équitablement entre les deux hémisphères. Par exemple, l'hémisphère gauche a une importance plus grande que le droit pour certains traitements linguistiques (et inversement pour d'autres). Cette spécialisation des hémisphères est appelée la latéralisation cérébrale et elle a été étudiée par de nombreux travaux.

Dans la vulgarisation, beaucoup d'affirmations fantaisistes ont été faites quant à ces spécialisations hémisphériques. Peut-être avez-vous entendu que la créativité implique surtout le cerveau droit alors que le gauche est logique et rationnel, par exemple. Chose qui est totalement fausse. Dans ce chapitre, nous allons voir, pour chaque fonction possible, dans quel hémisphère celle-ci semble localisée. Nous allons parler rapidement des fonctions sensorielles : goût, odeurs, vision, etc. Nous parlerons aussi de la latéralisation de la motricité, ainsi que celle des fonctions intellectuelles. À noter que la latéralisation des fonctions intellectuelles est moins franche que celle de la motricité ou des fonctions sensorielles. Nous verrons par exemple que l'idée que le cerveau gauche est verbal alors que le cerveau droit est visuel est en partie fausse (j'insiste sur le : "en partie"). Alors que la latéralisation de la motricité est bien plus stricte et qu'elle est même utilisée en pratique clinique usuelle par les neurologues.

L'étude de la latéralisation cérébrale

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Étudier la latéralisation cérébrale n'est pas une mince affaire. Mais les neuroscientifiques disposent de plusieurs méthodes ou de patients particuliers qui révèlent la latéralisation de certaines fonctions. En théorie, trois cas peuvent se présenter :

  • soit la fonction est prise en charge par l'hémisphère du même côté : on parle de latéralisation ipsi-latérale ;
  • soit elle est prise en charge de l'autre côté : on parle de latéralisation contro-latérale ;
  • soit elle est prise en charge par les deux hémisphères, quel que soit le côté du corps en jeu : il n'y a pas de latéralisation.

La méthode des lésions

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Le cas le plus simple est clairement celui des lésions limitées à un hémisphère : l'analyse des déficits qu'elles entraînent nous permet de savoir si l'hémisphère touché a une fonction particulière. Mais ces lésions sont particulièrement rares, pour diverses raisons. Les lésions sont rarement localisées dans un seul hémisphère et peuvent avoir des conséquences généralisées à tout le cerveau : les AVCs touchent généralement les deux hémisphères, de même que les traumatismes crâniens, etc. Mais même si elles sont rares, les lésions locales à un hémisphère existent et éclairent la répartition des fonctions entre hémisphères.

La stimulation artificielle lors d'une chirurgie

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Une autre méthode consiste à ouvrir la boite crânienne du sujet et placer des électrodes sur un hémisphère pour le stimuler électriquement. Si ces études sont possibles sur des animaux de laboratoires, elles ne sont pas réalisées de manière routinière sur des êtres humains. Cependant, il existe une situation où ce genre d'études est possible : lors d'une chirurgie pour un problème médical. Il arrive que certaines personnes doivent se faire opérer, que ce soit pour une retirer une tumeur cérébrale ou pour d'autres raisons. Lors de la chirurgie, le neurochirurgien peut stimuler électriquement certaines zones du cerveau avec une petite électrode pointue, et regarder ce qui se passe. On pourrait croire que cette méthode d'étude est barbare, mais il n'en est rien : le sujet ne ressent rien, vu que le cerveau ne possède pas de récepteurs à la douleur, et la stimulation ne cause pas de dégâts au cerveau.

De plus cette stimulation peut être très utile en dehors du milieu scientifique, pour les neurochirurgiens qui retirent des tumeurs solides. Lors de ces opérations, généralement faites pour retirer une tumeur, le chirurgien doit éviter au maximum de retirer du tissu cérébral sain ou essentiel. Pour cela, le patient est maintenu conscient et est soumis à une batterie de tests neurologiques ou intellectuels lors de l’opération : on peut lui demander de parler, de nommer des dessins présentés sur un écran, de faire quelques petits calculs mentaux, de compter à l'envers de 10 à 0, etc. Entre chaque coup de scalpel, le chirurgien stimule électriquement le bout de cerveau qu'il souhaite retirer et regarde comment le patient réagit à la stimulation : si jamais des déficits apparaissent lors des tests, le chirurgien sait qu'il ne doit pas retirer la zone stimulée. Autant dire que cette méthode est primordiale pour la pratique médicale !

Les patients split-brain

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Les scientifiques disposent d'un second cas où la latéralisation cérébrale peut être étudiée : les patients split-brain. Pour rappel, ceux-ci se sont fait sectionner le corps calleux qui relie les deux hémisphères. Les deux hémisphères sont donc déconnectés et vivent leur vie chacun de leur côté, sans pouvoir communiquer (ou très peu). Bizarrement, les déficits induits par une section du corps calleux sont subtils et une personne sans corps calleux peut fonctionner tout à fait normalement dans la vie quotidienne après une rééducation. C'en est au point qu'au milieu du XXe siècle, certains scientifiques pensaient que le corps calleux servait à éviter aux hémisphères de collapser l'un sur l'autre... Il fallut les études de Pyers et Sperry, dans les années 1950, pour que les scientifiques remarquent que les patients callectomisés (à qui on a retiré le corps calleux) avaient bel et bien des déficits suite à leur chirurgie, essentiellement des troubles du langage et/ou moteurs. Ces expériences ont, avec un protocole bien fait, présenté un stimulus à un seul hémisphère et pas à l'autre. On peut alors regarder comment le sujet réagit et en déduire si des déficits précis s'expriment. De ces études, il ressort que les déficits moteurs sont les plus visibles, les autres troubles se faisant discrets et ne pouvant être mis en évidence que dans ces contextes expérimentaux. Mais ils ne s'expriment que dans un nombre limité de circonstances.

L'utilisation d'un tachistoscope

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Certaines expériences fonctionnent sur un principe différent : elles essayent de présenter un stimulus quelconque (image, mots, commandes, ...) à un seul hémisphère. Pour cela, on présente ce stimulus dans une moitié du champ visuel, mais pas l'autre moitié. Pour cela, on utilise un instrument qui affiche une image sur un seul hémichamp visuel : le tachistoscope.

Le test de Wada

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Un dernier test expérimental de la latéralisation est le test de Wada, nommé d'après son inventeur : le neurologue japonais Juhn Wada. Celui-ci consiste à désactiver un hémisphère, tout en laissant l'autre fonctionnel. Pour cela, on injecte un anesthésiant dans une artère qui n’irrigue qu'un seul hémisphère. L'anesthésiant utilisé était autrefois du sodium amytal, mais les anesthésistes utilisent des produits différents de nos jours. L'hémisphère irrigué sera alors anesthésié, mais l'anesthésiant n'atteindra pas l'autre hémisphère qui fonctionnera normalement. On peut alors observer les conséquences d'une telle hémi-anesthésie et en déduire le rôle de chaque hémisphère. Évidemment, ce test est risqué, le sodium amytal n'étant pas sans risque, sans compter que la procédure peut endommager gravement l'artère piquée. Dans les faits, il ne sert qu'à préparer des interventions chirurgicales lourdes, où l'on doit enlever un bout de cerveau (une tumeur, par exemple). L'objectif de ce test est alors de voir quel est l'hémisphère dominant pour le langage et la mémoire, afin de vérifier s'il est pertinent de faire une opération dans l'hémisphère gauche et/ou droit.

La latéralisation motrice

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Le contrôle des mouvements volontaires est clairement latéralisé, avec une répartition qui semble contro-latérale. La méthode des lésions montre clairement que des lésions à l’hémisphère gauche cause une paralysie du côté droit du corps et réciproquement. Ce fait est bien connu des neurologues (et même du grand public), qui savent identifier la localisation d'une lésion suite à une paralysie limitée à un côté du corps. Une confirmation vient des études de stimulations électriques, qui montrent que la stimulation du cortex frontal d'un hémisphère déclenche un mouvement sur l'autre côté du corps. Par contre, au niveau du cervelet, la latéralisation est ipsi-latérale : une lésion du cervelet cause des déficits moteur du même côté que la lésion.

On pourrait penser que les résultats précédents sont le signe d'une latéralisation contro-latérale stricte, mais les études anatomiques nous disent que ce n'est pas le cas : chaque hémisphère est connecté aux deux côtés du corps, et peut donc guider main gauche et main droite. En réalité, l'hémisphère gauche est prioritaire sur le droit pour déplacer la main gauche, et réciproquement. Seul l'hémisphère contro-latéral peut initier un mouvement de la main, l'hémisphère ipsi-latéral ne pouvant agir que sur un mouvement déjà commencé. Une exception à cette règle est le mouvement des yeux, où chaque hémisphère peut initier un mouvement : les deux hémisphères coopèrent pour gérer les mouvements des yeux, même chez les patients split-brain. De manière générale, les mouvements du visage ne sont pas tous latéralisés. En effet, ils sont du fait des noyaux des nerfs crâniens, qui sont situés sous les hémisphères.

L'étude des patients split-brain montre aussi l'existence de déficits moteurs assez subtils, pour certains mouvements particuliers, et dans des circonstances précises. Pour les mouvements acquis avant la section du corps calleux, on n'observe pas de déficits évidents, les deux hémisphères jouant leur partition chacun de leur côté : les patients savent encore nager, manger, courir, cuisiner, jouer du piano, etc. Bizarrement, les tâches qui demandent une bonne coordination des deux mains ne montrent pas de déficits évidents chez les patients split-brain : on a notamment un exemple de patient split-brain qui est un expert en assemblage de voitures de modélisme. Par contre, chaque hémisphère peut initier de lui-même un mouvement. Cela donne des situations où une main semble agir de sa propre volonté sans que le patient puisse la contrôler : c'est le syndrome de la main étrangère. Par exemple, un patient qui s'habille de la main gauche verra sa main droite enlever et défaire les vêtements qu'il vient d'enfiler. Ou encore, un patient qui se brosse les dents de la main droite verra sa main gauche retirer la brosse à dents et la remettre dans le pot. Mais ces troubles disparaissent quelques semaines ou mois après une lésion du corps calleux : les autres commissures compensent progressivement la perte du corps calleux.

Les études sur la plasticité du cerveau ont découvert quelque chose d'assez intéressant : plus une portion du corps est utilisée, plus la zone du cerveau dédiée sera grosse. Cela a poussé certains chercheurs à se dire que chez les droitiers, les cortex moteurs et somesthésiques gauche devraient avoir plus de neurones et de connexions neuronales (synapses) que le droit et inversement chez les gauchers. Pour le moment, les études sur le sujet sont conflictuelles. Le bilan des études semble indiquer que la fissure entre lobe pariétal et lobe frontal est plus marquée à gauche chez les droitiers. De même, il y aurait plus de synapses dans le cerveau gauche des droitiers, dans les zones dédiées à la motricité ou aux sensations tactiles.

La latéralisation sensorielle

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Pour ce qui est des cinq sens, tous ne sont pas logés à la même enseigne : autant la vision est latéralisée contro-latéralement, autant les autres sens ne le sont pas forcément. Pour certains, comme l'audition, la latéralisation n'est pas franchement claire. Le fait est que chaque sens n'est pas pris en charge par des aires cérébrales distinctes, et que leur répartition hémisphérique n'est pas la même. Autant dire qu'on est obligé d'étudier chaque sens au cas par cas.

La vision

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La vision est latéralisée contro-latéralement, mais d'une manière pas vraiment intuitive. Pour détailler, l’œil gauche est connecté aux deux hémisphères et c'est pareil pour l’œil droit. Autant dire que la répartition des champs visuels (ce qui est perçu par un œil, le gauche ou le droit) ne montre pas une franche latéralisation. Mais tout change si on regarde non pas ce qui est perçu par chaque œil, mais le champ de vision au total, et plus précisément chaque moitié du champ de vision total. Imaginez une ligne qui sépare votre champ visuel en deux parties égales, qui passe par le centre du regard (le point de fixation). Cette ligne découpe le champ de vision en deux hémichamps : un à gauche, et un à droite. C'est au niveau des hémichamps visuels qu'il y a une latéralisation contro-latérale : le cerveau gauche s'occupe de l'hémichamp visuel droit, et le cerveau droit de l'hémichamp visuel gauche. Rappelons que l’œil gauche perçoit une partie du champ visuel droit, et réciproquement. Pour vous en convaincre, fermez un œil, et regardez le résultat.

 
Champ visuel gauche.
 
Hémi-champ visuel.

Le toucher et les sensations associées

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Pour ce qui est du toucher au sens large (sensation de pression, vibrations, température, douleur), la latéralisation est contro-latérale. À la suite de certaines lésions cérébrales, certains patients ne ressentent plus rien sur une moitié du corps : c'est une hémi-anesthésie. Les observations montrent que c'est le côté opposé du cerveau qui est endommagé. Ce qui prouve que la latéralisation du toucher est contro-latérale. Les études de stimulations vont dans le même sens, comme l'attestent les études suivantes. Dans les années 1940, le chirurgien Wilder Penfield et le neurologue Herbert ont stimulé électriquement certaines portions du cortex lors d'opérations à cerveau ouvert. La stimulation du cortex pariétal cause des sensations tactiles semblables à la douleur ou au toucher : une stimulation du cerveau gauche causait des sensations la partie droite, et inversement.

Les autres perceptions non-tactiles

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L'audition n'est pas latéralisée : les sons captés par une oreille sont interprétés par les deux côtés du cerveau. Il existe des personnes qui ne peuvent percevoir de sons, à cause de lésions au cerveau dans les aires auditives : ces lésions doivent être présentes aussi bien du côté gauche que du côté droit, les personnes n'ayant de lésions que d'un seul côté ne deviennent pas sourdes.

Pour ce qui est de l'olfaction et du goût, la latéralisation est ipsi-latérale : les capteurs de l'odorat et du goût situés sur le palais et la langue sont connectés directement au bulbe olfactif situé du même côté.

Les fonctions cognitives

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Le fait que les fonctions sensorielles et motrices soient latéralisées ne semble pas choquant quand y réfléchit. Après tout, notre corps est symétrique et rien d'étonnant que sa commande motrice le soit aussi. De même pour les sensations : on dispose d'un œil gauche et d'un œil droit, d'une narine gauche et d’une narine droite, de deux oreilles, etc. Les raisons de la latéralisation peuvent d'ailleurs s'expliquer avec un peu d'anatomie, notamment avec la répartition des nerfs crâniens et des afférences/éfférences sensimotrices. Mais la latéralisation des fonctions intellectuelles et cognitives est plus difficile à expliquer, même de manière intuitive.

L'attention

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Nos sensations sont intégrées pour former une représentation cohérente, qui nous permet d'appréhender le monde comme un tout. Lors de ce processus, l'attention, notre capacité à nous concentrer sur certains stimuli joue un rôle important. Et celle-ci semble aussi être latéralisée, mais d'une manière assez particulière : le cerveau droit semble dominant, avec quelques réserves. Certaines lésions au cortex pariétal causent des déficits au niveau de l'attention visuelle et de la perception corporelle, qui forment ce qu'on appelle le syndrome d'héminégligence spatiale latérale. Celui-ci se traduit tout d'abord par des déficits d'attention corporelle, qui font qu'un côté du corps est totalement ignoré par le patient, inaccessible à sa conscience. Ces patients ne réagissent pas quand on touche leur corps du côté gauche, ne se rasent que du côté droit. De plus, l'attention visuelle est aussi touchée, ce qui fait que les patients ne font plus attention au côté gauche ou droit de leur champ visuel. Plus étrange, ces patients ne peuvent pas prendre conscience du côté gauche des objets. Par exemple, si vous leur donnez une feuille remplie de lignes, et que vous leur demandez de toutes les barrer, ils ne vont barrer que les lignes situées sur le côté droit de la feuille. De même, si vous leur demandez de dessiner une maison, ils vont seulement dessiner le côté droit, que ce soit pour reproduire un dessin de maison que de dessiner la maison de mémoire. Certains patients ne mangent que la moitié droite de leur assiette, et oublient la gauche.

Fait étrange, les lésions du côté droit donnent naissance à des déficits très prononcés, contrairement aux lésions de l'hémisphère gauche. L'explication serait la suivante : l'hémisphère droit prend en charge les deux côtés du corps, tandis que l'hémisphère gauche ne prend en charge que la droite. En cas de lésion du côté droit, l'hémisphère gauche ne peut prendre en charge que le côté droit, donnant de lourds déficits du côté gauche du corps. Autant dire que l'on est pas dans un cas classique de latéralisation, qui n'est ici ni contro-latérale, ni ipsi-latérale.

Le langage

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L'étude de la latéralisation du langage est de loin la plus connue du grand public. Beaucoup pensent que le langage est localisé dans l’hémisphère gauche, cette simplification étant courante dans la vulgarisation scientifique et dans la culture générale. Dans les faits, c'est aussi faux que vrai. La réalité est que le cerveau tout entier se charge du langage parlé et écrit, que ce soit pour comprendre le langage que pour le produire. La subtilité est que le langage n'est pas une fonction intellectuelle unique, mais un ensemble de traitements linguistiques divers : syntaxe/grammaire, vocabulaire, prosodie (intonations et indices émotionnels présents dans la voix), etc. Dans les grandes lignes, l’hémisphère gauche est surtout spécialisé dans la grammaire et la syntaxe, alors que le droit s'occupe de ses aspects émotionnels (prosodie, intonations). Le vocabulaire et la sémantique (le sens des mots et des phrases) est répartie dans les deux hémisphères, mais avec un petit avantage pour l'hémisphère gauche.

Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre sur le langage, à la fin de ce cours.

La latéralisation du langage et la méthode des lésions

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Historiquement, le premier à avoir étudié le langage via la méthode des lésions s'appelle Paul Broca, un chirurgien et anthropologue français. En 1861, Broca fît connaître au monde le cas d'un de ses patients, Monsieur Leborgne. ce patient avait perdu la capacité d'articuler et ne pouvait prononcer que la syllabe Tan (ce qui lui a valu d'être surnommé Monsieur Tan). Par la suite, il étudia d'autres patients ayant eux aussi des problèmes pour parler. La quasi-totalité de ces patients avait une lésion dans l'hémisphère gauche, ce qui fît croire à Broca que le langage est localisé dans l’hémisphère gauche, à tort. Il identifia une région du lobe frontal gauche, qu'il crût être l'aire du langage. Cette aire est aujourd'hui nommée l'aire de Broca, du nom de son découvreur.

Par la suite, en 1874, Wernicke identifia un second type de trouble du langage. Ses patients n'avaient pas de mal à parler et à articuler, mais avaient du mal à comprendre ce qu'on leur disait. Leurs troubles ne touchaient pas leur capacité à produire un discours, mais à en comprendre un. En utilisant la méthode des lésions, il remarqua que ses patients avaient des lésions dans le lobe temporal supérieur, dans un gyrus bien précis. L'aire en question fût appelée aire de Wernicke en son honneur. Encore une fois, les lésions étaient localisées dans l'hémisphère gauche. Peu après, Jules Dejerine attribua des troubles de la lecture et de l'écriture à des lésions de l'hémisphère gauche.

Si de nos jours, les aires du langage ne se limitent pas aux aires de Broca et Wernicke, la latéralisation du côté gauche du langage reste encore valide de nos jours. Il est vrai que des lésions dans l'hémisphère gauche causent des déficits particulièrement visibles et francs, alors que ceux dans hémisphère droit sont beaucoup plus subtils et "limités". Les lésions dans l’hémisphère gauche induisent, chez la majorité des individus, soit une perte de la parole, soit des troubles de la compréhension. À contrario, des lésions du cerveau droit causent des problèmes au niveau de la prosodie, à savoir la gestion des intonations et des indices émotionnels du langage. Ils se traduisent soit par une difficulté à utiliser les intonations, soit à le produire (la voix devient monotone). Au niveau du vocabulaire et de la sémantique, les déficits sont variables chez les sujets. Il existe quelques cas où la latéralisation est inversée, à savoir que ces déficits apparaissent pour l'autre hémisphère. Ces quelques sujets semblent être à la répartition hémisphérique du langage ce que les gauchers sont à la préférence manuelle.

La latéralisation du langage et les patients split-brain

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Expériences sur des sujets split-brain.

Ces observations sur les patients cérébrolésés sont confirmées par l'étude des patients split-brain. En temps normal, ces patients ne présentent pas de troubles évidents du langage ou de la mémoire. Mais si on présente les informations sur un seul hémisphère, les choses changent. Les premières observations de patients split-brain, où le corps calleux est sectionné, ont été réalisées par Sperry dans les années 1960.

Ces études présentaient un objet dans un hémichamp visuel : ainsi, c'est l'hémisphère contro-latéral qui reçoit l'information, et lui seul. La toute première expérience utilisait un flash lumineux dans un hémichamp visuel. Les sujets ne prétendaient avoir vu ce flash que quand celui-ci était présenté dans l'hémichamp droit. Par contre, les patients pouvaient pointer le doigt vers la direction du flash, quel que soit l'hémisphère concerné. D'autres expériences demandaient à un sujet de nommer un objet présenté dans un hémichamp visuel. Pour la grosse majorité des sujets, les objets doivent être présentés dans l'hémichamp visuel droit, sans quoi ils ne peuvent être nommés. Et c'est la même chose si le sujet doit toucher l'objet pour l'identifier, preuve que ce n'est pas la vision qui est en cause, ni le toucher. En somme, c'est l'hémisphère gauche qui semble prendre en charge le langage parlé.

Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs ont demandé aux sujets d'utiliser l'objet présenté au lieu de le nommer (par exemple, écrire ou dessiner si l'objet présenté est un stylo). Dans ces conditions, les sujets réussissent quel que soit l'hémichamp visuel de présentation. Ce n'est donc pas la reconnaissance des objets qui latéralisée, mais le langage parlé. Mais certains sujets arrivent malgré tout à décrire l'objet de manière assez vague s'il est présenté sur l'hémisphère droit, alors qu'ils ont un hémisphère gauche dominant pour le langage : par exemple, ils diront "une chose ronde", au lieu de dire "ballon". Mais même ainsi, les tâches qui demandent de nommer un objet seront toujours nettement mieux réussies par l’hémisphère gauche. L'hémisphère droit semble cependant avoir un léger avantage pour reconnaître des images, des pictogrammes, ou des visages.

Les variations inter-individuelles

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La latéralisation la plus courante est donc une spécialisation de l'hémisphère gauche pour la phonologie, la syntaxe, la grammaire et la sémantique (sens des mots/connaissances), couplée à une spécialisation de l'hémisphère droit pour les aspects émotionnels (prosodie, autres). Mais quelques personnes ont cependant une latéralisation inversée, où l'hémisphère gauche est spécialisé dans les aspects émotionnels, alors que le droit s'occupe de la phonologie et des aspects cognitifs. Beaucoup plus rarement, on observe une absence de spécialisation, chaque hémisphère faisant un peu de tout en terme linguistique. Environ 95% des personnes ont une latéralisation normale, plus ou moins marquée suivant la personne.

Les scientifiques ont essayé de trouver des liens entre latéralisation et des caractéristiques comme l'âge, la préférence manuelle (droitier ou gaucher), sexe (est-ce que la latéralisation est la même pour les femmes et les hommes), etc. Pour ce qui est de l'âge, les données ne sont pas claires. Des auteurs semblent avoir observé une augmentation de la latéralisation du langage avec l'âge, chez les enfants. La latéralisation du langage se mettrait en place progressivement durant l'enfance, dès l'acquisition du langage. Mais d'autres études ne semblent pas confirmer ces résultats et penchent plutôt vers une latéralisation innée, mise en place dès l'acquisition du langage. De nos jours, on ne sait pas si les deux hémisphères ont une spécialisation précoce ou non. Deux hypothèses extrêmes caricaturent bien le problème : soit chaque hémisphère est prédestiné pour un certain type de tâche, soit les deux peuvent traiter tous les aspects du langage mais une spécialisation s'instaure progressivement lors du développement.

Pour ce qui et de la préférence manuelle, le lien est assez fort, mais pas systématique. Des expériences ont utilisé le test de Wada pour quantifier la corrélation entre latéralisation cérébrale du langage et préférence manuelle, notamment l'étude de Brenda Milner datée de 1977. Les résultats précis de l'étude sont : 98% des droitiers et 70% des gauchers ont une latéralisation à gauche pour le langage, 2% des droitiers et 30% des gauchers ont une latéralisation à droite. Les autres études donnent des résultats assez similaires dans les grandes lignes. En clair, les deux sont corrélés, même si beaucoup de gauchers ont un cerveau gauche pour le langage. La norme semble donc être une latéralisation à gauche du langage, sauf que les droitiers ont plus de chances d'avoir une latéralisation inversée ou anormale. Les scientifiques ont étudié la possibilité d'une origine génétique pour expliquer ces résultats, mais rien de bien probant n'est sorti de ces études à l'heure actuelle.

Le lien entre latéralisation du langage et anatomie cérébrale

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Localisation du planum temporale, en vert.

La latéralisation cérébrale aurait un lien avec une asymétrie anatomique du cerveau. On veut dire par là que certaines régions du cerveau seraient différentes entre l'hémisphère gauche et le droit, ce qui expliquerait pourquoi le langage serait latéralisé. Les scientifiques ont bien relevé quelques asymétries, comme la "déviation Yakovlevienne" vue il y a quelques chapitres, mais celle qui va nous intéresser dans ce qui suit est l'asymétrie d'une région bien spécifique du lobe temporal, qu'on sait impliquée dans le traitement du langage.

La région en question est appelée le planum temporale et se situe dans le lobe temporal, près de la scissure de Sylvius, non loin du cortex auditif. Il est beaucoup plus développé du côté gauche chez 50-70% des personnes, plus développé du côté droit pour 10% des sujets, et grossièrement identique des deux côtés pour le reste. L'asymétrie en question est plus ou moins marqué chez les personnes, certaines personnes ayant des planum temporale gauche 2 à 5 fois plus gros du côté gauche comparé au côté droit, d'autres ne montrant que des différences mineures de quelques pourcents. L'asymétrie est présente très tôt lors du développement et peut s'observer chez le fœtus.

De nombreux résultats semblent indiquer que l'asymétrie serait, en moyenne, plus marquée chez les hommes que chez les femmes. Les hommes auraient des planum temporale plus gros que les femmes, en moyenne. Il est supposé que l'asymétrie des planum temporale se mettrait en place lors de la période fœtale, à cause de l'influence des hormones sexuelles (la testostérone est particulièrement suspectée). Mais la littérature scientifique sur le sujet n'est pas très claire et quelques résultats contradictoires existent.

Quelques études ont observé une corrélation entre l'asymétrie des planum temporale et la latéralisation du langage. Par exemple, la latéralisation à gauche serait d'autant plus intense que le planum temporale gauche serait imposant. Mais d'autres études ne retrouvent pas cette corrélation. Le lien entre asymétrie cérébrale et latéralisation du langage est donc encore mal compris. Mais il semblerait néanmoins que l'asymétrie des planum temporale joue un rôle, même si celui-ci est mineur.