Mémoire/L'apprentissage
Les premières études sur la mémoire humaine ont été réalisées par Hermann Ebbinghaus, un philosophe/psychologue allemand des années 1885, qui a été le premier à créer une méthode expérimentale fiable pour étudier la mémoire. Le protocole expérimental d'Ebbinghaus consistait à mémoriser une liste de mots appris par cœur. Pour éviter tout biais ayant trait à la complexité des mots ou aux associations qu'ils peuvent entretenir, il décida de n'utiliser que des syllabes sans aucun sens, organisées en consonne-voyelle-consonne, dont la consonne ne se répète pas. Cela donnait des mots comme YAT, DUS, MIK, etc. Il créa ainsi 2300 de ces mots, écrits sur des morceaux de papier, et commença les expériences. Les expériences se passaient comme suit : il choisissait un morceau de papier au hasard, lisait le mot à haute voix, avec la même intonation à chaque fois, et rangeait le papier avant de passer au mot suivant. À chaque fois, le nombre de mots tirés du box était choisi au hasard. À la fin de la procédure, il prenait un morceau de papier et notait dessus tous les mots dont il se rappelait. Ses investigations lui prirent un grand nombre de répétition, mais elles ne furent pas vaines. Ebbinghaus remarqua quelques régularités dans les mots dont il se rappelait.
De nos jours, les scientifiques utilisent des protocoles similaires à celui d'Ebbinghaus, mais utilisent des items différents. Les scientifiques ne s'interdisent plus d'utiliser des items qui ont un sens, comme des mots, des phrases, des textes complets, des images, etc. De plus, les protocoles utilisés sont un peu plus nombreux que la simple tâche d'Ebbinghaus, chaque protocole étudiant une forme particulière de mémorisation. Ces protocoles sont différents et les sujets n'ont naturellement pas les mêmes performances selon le protocole utilisé. Les résultats peuvent changer du tout au tout suivant le protocole utilisé, ce qui donne des indices quant au fonctionnement de la mémoire.
Lorsque le sujet doit apprendre une liste d'items et qu'il est interrogé immédiatement après l'apprentissage, on parle de rappel immédiat. Ce rappel immédiat est à opposer aux tâches de rappel différé, où le sujet est testé après quelques minutes après l'apprentissage de la liste. Le rappel immédiat est largement plus facile que le rappel différé. Avec le rappel différé, le sujet a le temps d'oublier la liste apprise avec le rappel différé, mais pas en rappel immédiat. De plus, le rappel peut se faire dans un ordre différent de celui de la liste : on parle de rappel libre, à opposer au rappel sériel où le sujet doit rappeler les items dans l'ordre de présentation. Le rappel libre est nettement plus facile que le rappel sériel, pour diverses raisons : l'ordre des items n'est pas à mémoriser, l'oubli d'un item ne nuit par au rappel des suivants, etc.
L'effet de la répétition
modifierIl semble évident que la répétition est importante pour la mémorisation. On se souvient tous de notre scolarité, des heures passées à réviser nos cours, à revoir sans cesse les notions et exercices déjà vus ou faits. Beaucoup d'élèves ont souvent pesté sur la difficulté qu'il y a à apprendre un cours parfaitement. Il faut dire qu'apprendre par cœur un grand nombre d'informations prend du temps, beaucoup de répétitions et d'efforts. Beaucoup aimeraient que ce ne soit pas le cas et il n'est pas rare que les élèves recherchent des méthodes plus efficaces pour mémoriser, afin d'y passer moins de temps. Mais force est de constater que la répétition est malgré tout un bon moyen pour mémoriser des informations, surtout si celles-ci n'ont pas vraiment de sens. Il va de soi que plus de temps passé à réviser quelque chose a un effet positif : mieux vaut passer quatre heures à revoir quelque chose que d'y passer seulement une heure. Et si les intuitions sont souvent trompeuses, ce n'est pas le cas ici. Plus on répète quelque chose, plus on s'en souvient : la répétition consolide les connaissances et souvenirs acquis.
Cela n'étonnera sans doute pas grand monde, mais les sciences demandent que toute hypothèse soit vérifiée, confirmée. Ebbinghaus a été le premier à confirmer l'effet de la répétition sur l'apprentissage, avec ses expériences. D'autres vérifications sont venues d'expériences plus récentes, et notamment par l'étude de Bahrick et Al. Pour cette étude, les chercheurs ont regroupé plusieurs élèves de leur ancienne université et leur ont fait passer des tests pour vérifier ce qu'ils avaient retenu de leurs anciens cours d'espagnol. Certains élèves avaient eu peu de cours d'espagnol, alors que d'autres en avaient eu beaucoup plus (une histoire d'années d'études et d'options, assez spécifique aux universités américaines). Les tests étaient assez simples et se limitaient à des questions de vocabulaire du style : "Comment dit-on le mot chien en espagnol ?" ou inversement. En plus des résultats aux tests, les chercheurs ont amassé des données sur le nombre d'heures de cours suivis par les sujets, ainsi que d'autres variables. Les chercheurs ont alors analysé les résultats et ont remarqué une bonne corrélation entre les résultats des tests et le nombre de cours passés par les participants. Ceux qui avaient vu une seule fois les mots dans leur scolarité avait un taux de rappel de presque zéro, ceux qui les avaient vu trois fois atteignaient 30 %, et deux qui avaient vu cinq fois ces mots durant leur scolarité atteignaient 60 % de réussite.
L'influence du nombre de répétitions
modifierCependant, on peut se demander si la répétition a un rendement stable, croissant ou décroissant. Prenons l'exemple d'un élève qui étudie une langue étrangère et doit mémoriser une liste de 500 mots étrangers (cela doit vous rappeler des souvenirs des cours d'anglais/allemand/espagnol au collège). Mettons qu'il ait réussi à mémoriser 50 mots suite à une heure d'apprentissage. À votre avis, quel est l'effet d'une heure de révision supplémentaire sur la mémorisation ? Il y a alors trois possibilités, selon qu'on envisage un rendement stable, croissant ou décroissant. Avec un rendement stable, chaque heure supplémentaire permettra de mémoriser 50 mots. L'élève aura donc mémorisé 50 mots à l'issue de la première heure d'apprentissage, 100 après la seconde, 150 après la troisième, etc. Dit autrement, l'effet du temps d'apprentissage est linéaire, chaque répétition ayant le même effet que les précédentes. Si on double le temps d'apprentissage, on peut alors apprendre deux fois plus de choses. La qualité de mémorisation dépend alors du temps passé à revoir, à répéter le matériel à apprendre. Derrière cette constatation, se cache une hypothèse assez intéressante : la mémorisation dépend essentiellement du nombre de répétitions, du temps passé à revoir ce qu'on a appris.
Une telle hypothèse est appelée l'hypothèse du temps total. Une autre possibilité est que le rendement est décroissant. Pour reprendre l'exemple précédent, l'élève aura appris 50 mots après la première heure, mais moins de 100 mots après la seconde heure, bien moins de 150 mots après la troisième heure, etc. Chaque heure d'apprentissage a alors moins d'effet que les précédentes. Au bout d'un certain temps, il ne sert plus à grand-chose de continuer à revoir ce qu'on a appris. À l'inverse, on peut supposer un effet croissant avec le temps : l'élève aura appris 50 mots après une heure, 110 après 2 heures, 190 après trois heures, etc. Dans ce cas, plus on sait de choses, plus on peut en apprendre de nouvelles facilement. L'apprentissage a alors un effet cumulatif et chaque heure d'apprentissage supplémentaire a un rendement supérieur aux précédentes.
Départager ces possibilités demande naturellement des expériences scientifiques contrôlées comme il se doit. Ebbinghaus chercha à savoir quel était l'influence du nombre de répétitions. Pour le savoir, il compara le taux de rappel obtenu un jour après l'apprentissage de plusieurs listes de 16 syllabes. Ces listes étaient revues respectivement 8, 16, 24, 32, 42, 53, et 64 fois. Le bilan était clair : le taux de rappel d'une liste était directement proportionnel au nombre de répétitions de celle-ci. Cela semble donc confirmer l'hypothèse du temps total. Mais on pourrait rétorquer que les items à apprendre pourraient biaiser quelque peu les résultats. Peut-être que l'hypothèse du temps total marche bien pour l'apprentissage de listes de syllabes sans aucun sens, mais échouerait pour d'autres formes d'apprentissage. Aussi, d'autres formes d'expériences sont nécessaires pour conclure. Et force est de constater que l'hypothèse du temps total, bien qu'assez réaliste, ne fonctionne pas dans de nombreux cas. Le reste du chapitre sera d'ailleurs consacré à mettre en défaut cette hypothèse.
La méthode du Sur-apprentissage
modifierDans les premières expériences utilisant les courbes de l'oubli, Ebbinghaus a remarqué que le sur-apprentissage, à savoir continuer à revoir le matériel à apprendre une fois que celui-ci est totalement su, permettait de mémoriser plus longtemps et de diminuer l'oubli avec le temps. Expérimentalement, cette technique marche, mais les effets semblent s'estomper après quelques semaines, voire quelques mois. L'étude ("The Effect of Overlearning on Long-Term Retention") a demandé à des étudiants de retenir des faits géographiques et des définitions de mots. Les étudiants qui avaient sur-appris retenaient mieux, mais les effets s'estompaient assez rapidement, quelques semaines plus tard. Une autre de ces études (The Effects of Overlearning and Distributed Practise on the Retention of Mathematics Knowledge) a testé la même chose, mais pour des exercices de mathématique. Le bilan est le même : pas d'effets à long terme.
Le ré-apprentissage est plus facile que l'apprentissage initial
modifierDans ses expériences, Ebbinghaus remarqua aussi que le ré-apprentissage était plus facile suivant le nombre de répétitions. Dans ses expériences, il apprenait des listes de syllabes, en contrôlant le nombre de répétitions, et regardait combien de temps il lui fallait pour réapprendre l'intégralité de la liste, une fois celle-ci totalement oubliée. Les résultats montrent le réapprentissage est plus rapide que le premier apprentissage. Tout que tout se passe comme si les informations oubliées n'étaient pas totalement perdues et effacées de la mémoire : il en subsisterait une trace dans le cerveau qui peut faciliter les ré-apprentissages ultérieurs. On verra que cette interprétation a un sens particulièrement profond dans les théories récentes de la mémoire.
L'effet de distribution de l'apprentissage
modifierEbbinghaus a aussi regardé s'il y avait une différence entre l'apprentissage massé, et l'apprentissage distribué. L'apprentissage massé consiste à apprendre le matériel sur une durée continue, tandis que l'apprentissage distribué consiste à faire de nombreuses pauses et à voir le matériel morceau par morceau. Expérimentalement, il a constaté que l'apprentissage distribué devançait de loin l'apprentissage massé : le seul fait de distribuer l'apprentissage peut permettre d'améliorer la mémorisation de plusieurs ordres de grandeurs. Cette supériorité de la distribution sur l'apprentissage massé s'appelle l'effet de distribution de l'apprentissage. Les origines de cet effet ne sont pas claires : il semblerait que cet effet aurait plusieurs explications. Ceci dit, ce phénomène est particulièrement robuste, et apparait dans de nombreuses formes d'apprentissage.
Le Testing effect
modifierD'autres observations de la même trempe, bien que non-découvertes par Ebbinghaus, sont cependant intéressantes à étudier. Celle qui va suivre en fait partie. Expérimentalement, on constate que le fait de se rappeler de quelque chose le consolide en mémoire, le rendant plus résistant à l'oubli : c'est ce qu'on appelle le Testing effect. En somme, les informations qu'on retient le mieux sont celles dont on s'est rappelées souvent, pas celles que l'on a revues ou relues souvent.
Pour donner un exemple, prenons une expérience effectuée par des chercheurs de l'université de St-Louis, aux USA. Ils ont demandé à trois groupes d'élèves de mémoriser une liste de 50 mots. Le premier devait bachoter durant 8 séances, le second devait bachoter durant 6 séances et se faire tester dans deux autres, et le troisième groupe devait bachoter durant 4 séances et se faire tester durant 4 séances. Une semaine plus tard, plus un groupe s'était fait tester, meilleurs étaient ses résultats. Autre expérience, réalisée par Roediger & Karpicke. On demande à des étudiants de lire des textes scientifiques relativement courts. Le premier groupe devait lire le texte 4 fois, le second groupe lisait le texte trois fois et se faisait tester une fois, tandis que le troisième groupe avait droit à une seule lecture et trois interrogations. Une semaine plus tard, les trois groupes étaient testés : plus un groupe avait été testé, mieux c'était : le troisième groupe réussissait même à rappeler 50 de mots en plus que le premier groupe. Les raisons de cet effet ne sont pas très claires à l'heure actuelle.
L'effet de génération
modifierLes recherches sur la mémoire ont aussi mis en évidence un effet appelé effet de génération. Celui-ci fait que l'on retient mieux quelque chose que l'on a créé soi-même, comparé à du matériel simplement lu ou écouté. Cet effet fût découvert par Slamecka & Graf, en 1978, dans une étude comportant cinq expériences. Celle-ci était basée sur un protocole simple : quatre groupes de sujets devaient étudier une liste de mots, chacun d'une manière différente. Les premiers groupes devaient simplement lire une liste de paires de mots donnée par l'expérimentateur. Les autres groupes recevaient la même liste de mots, mais qui était partiellement remplie : ils devaient générer le second mot de chaque paire en suivant certaines règles (trouver un mot qui rime, qui est de la même catégorie, ou qui était opposé, etc). Quelques lettres étant données en indice : unhappy - s _ _, not slow - f _ _ t, etc. Si l'on compare les groupes "lecture" et "génération", on s’aperçoit que le groupe qui a créé les seconds mots d'une paire a un taux de rappel supérieur aux autres groupes. Dans une seconde expérience, les chercheurs ont montré que cet effet demeurait quand les sujets n'étaient pas prévenus qu'ils seraient interrogés sur leur mémorisation du matériel (dans une tâche de rappel incident). Une troisième expérience fondée sur un protocole similaire a permis de réfuter le fait que l'effet de génération pourrait avoir des causes attentionnelles.
D'autres expériences ont cherché à évaluer cet effet de génération sur d'autres formes de matériel : images, résolution de problèmes arithmétiques, génération des mots-clés d'un paragraphe, etc. L'effet semble marcher, mais pas pour tout type de matériel. Par exemple, les mots peuvent donner lieu à un effet de génération, mais pas les suites de syllabes sans signification, comme les pseudo-mots (bragab, chmorglub, etc). De manière générale, on trouve un effet de génération dans certaines circonstances, mais pas dans d'autres. L'apparition de l'effet de génération semble très lié au protocole d'études, à la manière dont les sujets sont testés. Beaucoup de détails influencent l'intensité de l’effet de génération et son apparition demande que diverses conditions soient réunies.
Notons que dans toutes les expériences sur l'effet de génération, la consigne donnée aux sujets contient des contraintes qui guident le sujet pour générer ce qui est demandé, ce qui est voulu par l'expérimentateur. Et en plus de cela, les quelques lettres données en indice aident le sujet à trouver la bonne solution. Par exemple, l'expérimentateur peut fournir un mot, fournir quelques lettres en indice et demander à ce qu'on donne un antonyme : le fait de demander un antonyme est la contrainte de l'énoncé. Le nombre de contraintes varie beaucoup suivant l'expérience, et il semblerait que cela influence l'intensité de l'effet de génération. Une bonne partie de la recherche sur le sujet se penche sur l'effet modérateur du nombre de contraintes.
Les explications de l'effet de génération ne sont pas encore bien comprises. Les théories sur l'effet de génération sont au nombre d'une dizaine, mais les données ne permettent pas encore de trancher franchement. L'explication la plus simple est simplement que générer un item demande plus d'efforts mental, ce aurait un effet positif sur la mémorisation. Aussi vague que soit cette théorie, elle est quand testable : il suffit de demander aux sujets de noter l'effort fournit pour générer tel ou tel item et d'étudier la corrélation entre effort demandé et résultats, pour chaque item. Elle est assez faible, ce qui ne va pas dans le sens de la théorie. Une autre explication, assez similaire, est que l'effet de génération serait juste un artefact du protocole d'étude. Cette explication sert surtout à expliquer pourquoi le même sujet aurait de meilleures performances dans les expériences où on lui demande de générer certains items et d'en mémoriser d'autres. Les sujets se focaliseraient sur les items à générer, au lieu des items à mémoriser, en leur allouant plus de "ressources cognitives" (plus d'attention, notamment). D'autres explications se basent sur le caractère fortement associatif et relationnel de la mémoire, que nous aborderons dans les prochains chapitres, et ne peuvent pas être abordées pour le moment.
Les effets de position sérielle
modifierEbbinghaus fût aussi le premier à découvrir les effets de position sérielle, qui apparaissent dans les tâches de rappel libre. On observe alors que les items au début et à la fin de la liste sont nettement plus rappelés que ceux du milieu.
Le fait que les mots au début de la liste soient mieux mémorisés s'appelle le l'effet de primauté. Il apparaît aussi bien dans les tâches de rappel immédiat que différé. Il provient du fait que les éléments du début de la liste ont pu être répétés mentalement par le cobaye plus souvent que les autres, durant toute la durée de l'expérience, facilitant leur mémorisation. Pour obtenir une véritable preuve expérimentale, les psychologues ont demandé à des groupes de cobayes de prononcer à haute voix les mots qu'ils répétaient lors de la présentation de la liste. Le bilan est clair : les premiers éléments de la liste sont répétés plus souvent que les autres. Qui plus est la corrélation entre nombre de répétition et taux de rappel est presque parfaite.
Les mots présentés en dernier sont aussi rappelés plus souvent que les autres : c'est l'effet de récence. La probabilité de rappel est même supérieure à celle observée avec l'effet de primauté. Cet effet de récence est sensible à plusieurs paramètres. Par exemple, augmenter la longueur de la liste ou diminuer la vitesse de lecture n'a aucune incidence sur l'effet de récence. Le nombre d'éléments rappelés dans ces conditions est relativement stable chez une même personne. Il ne dépasse jamais les 10 mots, la moyenne tournant autour de 7 items, + ou - 2.
Enfin, un troisième effet apparaît souvent dans les tâches de rappel libre, où le sujet n'est pas censé rappeler les items dans l'ordre de la liste. On pourrait croire que celui-ci les rappellera dans le désordre total, ou tout du moins sans les rappeler dans l'ordre. Mais le fait est que le sujet a tendance à rappeler des items consécutifs les uns après les autres, que ce soit par paires ou par blocs d'items consécutifs. Rien d'étonnant, mais cela reste une régularité à expliquer et les scientifiques lui ont donné le nom d'effet de contiguïté.