Le noyau atomique/Le modèle de la goutte liquide

Le modèle de la goutte liquide fournit une approximation correcte de l'énergie de liaison et permet de rendre compte de la vallée de stabilité avec une bonne précision. Cette théorie montre rapidement ses limites : elle ne permet pas d'expliquer l'existence de nombres magiques, ni pourquoi les noyaux avec un nombre Z ou N pair sont plus stables que les autres. Néanmoins, elle permet de rendre compte de la forme de la vallée de stabilité assez facilement. Son point faible est de ne pas prendre en compte l'organisation des nucléons dans le noyau, chose que les modèles suivants font.

Il se base sur une analogie entre un noyau atomique et une goutte de liquide, d'où son nom. En effet, un noyau est un ensemble de nucléons liés entre eux par une force attractive à longue distance, qui se repoussent à courte distance. Une goutte d'eau est assez similaire, dans le sens où elle est aussi composée de particules (des molécules d'eau) qui s'attirent à longue distance et se repoussent à courte distance (à cause d'effets électromagnétiques). Les hypothèses du modèle de la goutte liquide sont donc les suivantes : le noyau contient beaucoup de nucléons, ces nucléons sont sphériques et le noyau a une forme sphérique (dans le cas le plus simple). Le modèle de la goutte liquide dit que l'énergie de liaison du noyau est la somme de plusieurs énergies distinctes : une énergie de volume, une énergie de surface (tension superficielle), une énergie de répulsion électrostatique coulombienne, une énergie d’asymétrie et une énergie d’appariement.

Énergies impliquées dans le modèle de la goutte liquide.

Le modèle de base modifier

Dans sa version la plus simple, le modèle dit que l'énergie de liaison est la somme de plusieurs termes :

  • une énergie liée à la force nucléaire ;
  • une énergie liée à la répulsion des protons ;
  • et d'autres termes d'origine quantique.

L'énergie de volume modifier

L'énergie de volume rend compte du fait que chaque nucléon d'un noyau est entouré par d'autres nucléons. Chaque nucléon va donner une certaine énergie potentielle nucléaire aux autres nucléons du noyau. L'énergie potentielle nucléaire du noyau est donc la somme de l'énergie potentielle nucléaire de chaque nucléon. Pour rappel, la force nucléaire a une portée limitée : chaque nucléon interagit avec ses voisins immédiats, mais pas avec les autres nucléons du noyau. Ainsi, chaque nucléon n'interagit qu'avec un nombre constant de nucléons voisins. Dit autrement, l'énergie potentielle est égale au nombre de nucléon, multiplié par une constante qui rend compte du nombre de voisins et de la force nucléaire entre deux nucléons.

 , avec   l'énergie de volume et   la constante qui rend compte du nombre de voisins et de la force nucléaire entre deux nucléons.

L'énergie de surface modifier

Mais ce raisonnement ne veut que pour les nucléons situés dans le noyau. Les nucléons situés à la surface ont un nombre de voisins qui est inférieur : ils ne sont pas totalement entourés. En conséquence, on doit corriger l'énergie de volume pour en tenir compte. On doit donc retrancher une énergie de surface à l'énergie de volume, cette énergie de surface dépendant du nombre de nucléons situés à la surface du noyau. Cette énergie est donc proportionnelle à la surface du noyau, qui est elle-même proportionnelle à   (résultat tiré du chapitre sur la description des noyaux atomiques). D'après ce raisonnement, on obtient l'équation suivante :

 , avec   l'énergie de surface,   une constante et   le rayon du noyau.

L'énergie de répulsion électrostatique modifier

Enfin, il faut aussi tenir compte du fait que les protons d'un noyau se repoussent à cause de leur charge électrique. Cette répulsion est causée par une énergie potentielle électrostatique, qui s'ajoute à l'énergie du noyau. En clair, cette répulsion diminue l'énergie de liaison en ajoutant un terme d'énergie coulombienne. Sans rentrer dans les détails, on peut considérer que le noyau est une sphère dont la densité de charge (la charge électrique par unité de volume) est constante. Sous une telle hypothèse, les lois de l’électrostatique nous disent que l'énergie potentielle électrostatique est donnée par la formule qui suit, où   est l'énergie coulombienne,   est la charge totale de la sphère et   est le rayon de la sphère.

 

Pour le noyau, on a :   et   (avec   le rayon d'un nucléon, qui est une constante). En injectant dans la formule précédente, on trouve :

 

Regroupons tous les termes constants dans un même terme, séparé du terme avec Z et A (les deux seules variables).

 

Collapsons le terme purement constant en une seule constante  .

 

L'énergie de liaison totale modifier

L'énergie de liaison totale du noyau est simplement la somme des termes vus plus haut. Précisons que l'énergie de volume est comptée positivement, alors que les autres formes d'énergie sont comptée négativement. La raison est que l'énergie de volume causée par une force attractive, alors que les autres termes sont liés à des forces répulsives (force de répulsion électrostatique pour le terme d'énergie électrostatique, déficit local en énergie de volume pour l'énergie de surface). On a donc :

 

Le modèle de la goutte liquide se résume donc en une seule équation, que voici :

 

Diverses études statistiques ont tenté de trouver des valeurs pour les coefficients  ,   et   qui rendent compte efficacement de la masse des noyaux. Les résultats sont très disparates. Pour donner un exemple, certaines études donnent un   égal à 16 quand d'autres donne un résultat de 14, et la différence est encore plus marquée pour les autres termes. Et les coefficients trouvés ne fonctionnent bien que pour des noyaux avec un A très grand. Pour les noyaux légers, avec un A faible, cette formule ne marche pas (ce qui est cohérent avec les hypothèses du modèle).

Les extensions du modèle modifier

Le modèle de la goutte liquide vu précédemment ne donne pas de très bons résultats. Il a notamment tendance à surestimer l'énergie de liaison des noyaux. Et ce n'est pas si étonnant, car les termes d'énergie de volume, de surface et de répulsion électrostatique sont tirés d'une analogie avec une goutte d'eau liquide, un système parfaitement décrit par la physique classique. Le modèle précédent ne fait pas usage de la mécanique quantique. Pour rendre le modèle plus fiable et plus précis, il faut tenir compte de la nature quantique des nucléons, ce qui demande de corriger le modèle précédent, en ajoutant des termes ou des corrections de nature quantique. La solution la plus simple, pour ce faire, consiste à ajouter deux termes d'origine quantique : l'énergie d'asymétrie et l'énergie d'appariement. Mais on peut aller plus loin, ce que font de nombreux physiques, comme le modèle collectif, par exemple. Mais nous allons nous concentrer sur l'extension la plus simple, qui rajoute les deux termes d’appariement et d'asymétrie.

L'énergie d'asymétrie modifier

 
Terme d'asymétrie (anglais).

L'énergie d'asymétrie, rend compte du fait que les noyaux sont plus stables quand le nombre de neutrons et de protons est identique (si on néglige l'effet de la répulsion électrostatique). Tout excès de neutrons ou de protons entraîne une hausse de l'énergie du noyau. Néanmoins, cet effet dépend du nombre de nucléons dans le noyau : un excès de deux protons n'a pas le même effet dans un noyau composé de 50 nucléons que dans un noyau composé de 2 nucléons. Rendre compte de ce phénomène demande juste d'ajouter un terme qui est proportionnel à la différence entre nombre de protons et de neutrons, et inversement proportionnel au nombre de nucléons. Ainsi, l'énergie d'asymétrie vaut :

 

L'énergie d'appariement modifier

 
Terme d'appariement en fonction du nombre de masse du noyau considéré.

L'énergie d'appariement   tente de rendre compte du fait que les noyaux avec un nombre pair de neutrons ou de protons sont plus stables que les autres. Empiriquement, il semblerait que cette énergie a une valeur absolue proportionnelle à la racine carrée de A. Pour les noyaux avec Z et N pair, cette énergie est comptée en positif, additionnée à l'énergie de liaison. Pour les noyaux avec Z et N impair, cette énergie est comptée en négatif, soustraite à l'énergie de liaison. Pour les noyaux avec Z et N de parité différente, cette énergie est nulle.

 
 
 

Les prédictions du modèle de la goutte liquide modifier

En ajoutant les deux termes d'asymétrie et d’appariement au modèle de base, on trouve l'équation suivante, connue sous le nom de formule de Bethe-Weizsäcker :

 

L'équation de la vallée de stabilité modifier

La formule de Bethe-Weizsäcker permet de rendre compte de la vallée de stabilité des noyaux. En effet, l'énergie de répulsion électrostatique augmente en Z², alors que les autres termes varient linéairement en fonction de A. Ce qui veut dire qu'au-delà d'un certain Z/A, l'énergie de répulsion électrostatique doit surpasser l'énergie de liaison liée aux forces nucléaires. On peut calculer le rapport Z/N idéal à partir de l'équation précédente : il suffit de dériver l'équation par rapport à Z. On trouve alors l'équation ci-dessous. Le résultat obtenu rend assez bien compte de la ligne de stabilité, mais ce n'est pas parfait.

 

La parabole de masse modifier

On peut reformuler la formule de Bethe-Weizsäcker pour un A (nombre de masse) fixé.

 

Cette équation est un polynôme du second degré de la forme :

 , avec  ,   et  .

Cette équation est celle de plusieurs paraboles, appelées paraboles de masse. Pour comprendre pourquoi cette équation correspond à plusieurs paraboles, il faut remarquer que l'énergie d'appariement peut prendre plusieurs valeurs différentes : soit elle est nulle, soit elle est positive, soit elle est négative. Pour simplifier, nous allons partir du principe que le nombre de masse est fixé une fois pour toute. En clair, les seules désintégrations possibles sont les désintégrations bêta, qui convertissent les noyaux en un de leur isobare. Avec un A fixé, on peut distinguer deux cas selon la valeur de l'énergie d'appariement   : soit elle est nulle et A est impair, soit elle est non-nulle et A est pair. Ces deux cas permettent de comprendre un peu mieux les désintégrations bêta et permettent notamment de prédire quels noyaux subissent des désintégrations bêta+ et quels sont ceux qui subissent des désintégrations bêta-.

  • Pour une énergie d'appariement nulle, A est impair. Dans ce cas, l'équation est celle d'une parabole unique : il n'y a qu'une seule parabole. L'état le plus stable est obtenu pour une énergie minimale, ce qui fait que l'isobare stable est celui situé au creux de la parabole. Les noyaux situés sur la branche de droite tendent à perdre des protons pour atteindre le fond de la parabole, via désintégration bêta plus. En l'inverse, ceux sur la branche de gauche gagnent des protons par désintégration bêta moins.
  • Pour une énergie d'appariement non-nulle, le nombre de masse A est pair. On peut alors se retrouver dans un des deux cas suivant :   et N et Z sont pairs, ou alors   et N et Z est sont impairs. Chaque cas donne une parabole différente de l'autre, ce qui fait deux paraboles différentes au total. Ces deux paraboles sont illustrées ci-contre. La parabole du dessus est toujours celle des noyaux impair-impair, alors que celle du dessous est toujours celle des noyaux pair-pair. Le creux de leur parabole est plus bas, ce qui fait que les noyaux pair-pair sont plus stables que les noyaux impair-impair. Chose connue depuis quelques chapitres, mais pas expliqué alors.
 
Illustration de la parabole de masse pour A impair (égal à 125).
 
Illustration de la parabole de masse pour un A pair.

La fission nucléaire des noyaux excités modifier

Les développements vus plus haut supposent plus ou moins que le noyau a une forme sphérique, bien que de manière implicite. En fait, ils sont aussi valables pour des noyaux non-sphériques, mais les coefficients ne sont pas les mêmes. Les calculs précédents ne donnent pas une valeur exacte pour l'énergie de volume et l'énergie de surface. La raison à cela est qu'elles dépendent de la forme du noyau. Pour un noyau sphérique, le rapport surface/volume est minimal. En conséquence, l'énergie de volume est maximale, alors que l'énergie de surface est minimale. Mais si on déforme le noyau, l'équilibre sera différent : l'énergie de volume restera stable, alors que l'énergie de surface augmentera, au même titre que l'énergie de Coulomb (les protons s'éloignent un peu plus). Le noyau sera alors moins stable, ce qui favorisera sa désintégration. La radioactivité alpha et la fission sont alors facilitées et ont plus de chances de survenir.

 
Ellipsoïde de révolution.

Supposons que le noyau a une forme ovale, une forme d’ellipsoïde. Une ellipsoïde est représentée ci-contre, et on voit qu'elle a un grand axe a et un petit axe b. Nous allons comparer ce noyau avec un noyau sphérique de rayon R. Pour cela, nous allons prendre a et b tels que le volume de l’ellipsoïde et de la sphère sont identiques. Pour cela, on peut prendre a et b tels que :

 
 

Dans ce cas, le volume des deux noyaux est égal à :

 

Avec cette paramétrisation, l'énergie de surface et de Coulomb pour l'ellipsoïde sont égales à :

 
 

La différence d'énergie entre noyau sphérique et ellipsoïdal est donc égale à :

 

Si la différence d'énergie est positive, la fission est alors énergétiquement favorable et elle peut survenir (bien qu'elle puisse mettre du temps avant de survenir, voire qu'elle ne survienne jamais). Si on dérive l'équation précédente par rapport à A, on trouve la valeur pour laquelle le Delta d'énergie s'annule. Au-delà de cette valeur, le delta d'énergie est positif et la fission est possible. Par contre, en-deça de cette valeur, le delta d'énergie est négatif et la fission a peu de chances de survenir. Les calculs nous disent que cette valeur a lieu pour :

 

Cette condition est respectée pour A > 270 et/ou Z > 116. En clair, les noyaux avec un A de plus de 270 peuvent fissionner, mais les noyaux plus légers en sont incapables. Pareil pour les noyaux avec un A inférieur, mais avec Z > 116.