La théorie des poutres/Hypothèses sur le matériau

Parmi tous les matériaux disponibles pour la construction (génie mécanique, génie civil), nous n'étudions ici que ceux ayant les propriétés les plus simples : ils doivent être continus, homogènes et isotropes.

Hypothèse de continuité

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À l'œil nu ou sous la main, tous les matériaux ont l'air continus : une table en bois, un ordinateur en plastique, une poignée métallique ne semblent pas présenter de vide. Dans la réalité, nous savons que la matière est constituée d'atomes, chaque atome étant une sorte de grain de matière ; la matière est en fait pleine de vide, discontinue.

Nous nous plaçons à l'échelle macroscopique : nous n'allons pas voir des détails plus petits que 0,01 mm (10-5 m). Pour nous, la matière est continue. Cela exclut donc les matériaux donc on peut déceler des discontinuités à l'œil nu : pas de pores (éponge, matériaux poreux), pas de fissure, pas de fibres indépendantes (tissus).

D'un point de vue mathématique, l'hypothèse de continuité permet de considérer que les fonctions spatiales utilisées sont elles aussi continues dans l'objet, et mêmes dérivables par partie.


Pour plus de détails voir : La théorie des poutres/Annexes/Continuité de la matière.

Hypothèse d'homogénéité

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Nous considérons que deux morceaux macroscopiques de la pièce ont les mêmes propriétés mécaniques, ou encore que toute partie macroscopique de la pièce à les mêmes propriétés mécaniques que la pièce elle-même. Les grandeurs caractérisant le comportement du matériau ont donc la même valeur en tout point de la pièce. Le matériau est alors dit homogène.

Cela revient à exclure les matériaux hétérogènes, c'est-à-dire faits de plusieurs composants que l'on peut distinguer à l'œil nu : béton (ciment+sable+gravier), matériaux composites (fibres+matrice, particules+matrice), mousses (matrice+air).

Hypothèse d'isotropie

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Nous considérons que les propriétés mécaniques sont identiques quelle que soit la direction. Par exemple, si l'on vient prélever une carotte dans un cube de matière et que l'on tire dessus, son comportement (déformation sous charge, comportement à la rupture) ne dépend pas de la direction dans laquelle on a trépané. Un tel matériau est dit isotrope.

 
Directions de laminage

Les pièces métalliques sont souvent obtenues par écrasement (laminage, extrusion, estampage). Si elles ne subissent pas de traitement thermique (recuit de recristallisation) leur résistance n'est pas la même selon la direction considérée, et sont donc faiblement anisotropes (non-isotropes). En particulier, une tôle laminée a une résistance plus importante dans la direction de laminage (DL) que dans la direction transverse (DT) ; cela se voit lors de la mise en forme par pliage (risque de déchirure si l'on plie perpendiculairement à la direction faible).

Les matériaux fibreux — béton armé, bois, tissus, composites à fibre — ou lamellaires — sandwich — sont eux fortement anisotropes.

Quels matériaux alors ?

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Si l'on veut appliquer strictement les hypothèses, il ne reste que peu de matériaux à étudier… Nous allons donc être « un peu myopes » et accepter quelques écarts sur les hypothèses, en particulier accepter une faible anisotropie.

Les matériaux retenus sont donc principalement les métaux et alliages, ainsi que les matériaux plastiques.

Bien sûr, rien n'empêche d'utiliser les calculs présentés sur des bétons ou sur des matériaux composites. Les résultats obtenus seront faux, mais permettront néanmoins d'avoir un ordre de grandeur du résultat réel.

Il faut bien considérer l'échelle à laquelle on s'intéresse. Dans le cas du génie mécanique, l'échelle est de l'ordre de 0,01 mm, car c'est la précision typique de fabrication. En génie civil, la précision de fabrication est de l'ordre du cm, donc on peut considérer que le béton, qui est homogène à une échelle de 1 mm, peut être étudié. En géophysique, on s'intéresse à la propagation des ondes sismique à travers le globe terrestre, qui a un rayon de 6 400 km ; à une échelle de l'ordre de 10 m, une roche peut être considérée comme homogène (deux cubes de roche de 10 m d'arête ont un comportement identique), donc l'hypothèse de continuité est valide dans ce domaine.

Modèle de matériau

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Pour nous, un matériau sera essentiellement défini par quatre grandeurs ayant la même valeur en tout point de la pièce étudiée :

  • le module de Young, noté E et exprimé en général en gigapascals (GPa) ;
  • la résistance pratique à l'extension, noté Rpe et exprimé en mégapascals (MPa) ;
  • le module de cisaillement, ou module de Coulomb, noté G et exprimé en général en gigapascals (GPa) ;
  • la résistance pratique au glissement, noté Rpg et exprimé en mégapascals (MPa).

Ces valeurs sont obtenues par des essais mécaniques. Nous allons considérer deux essais simples, l'essai de traction et l'essai de cisaillement.

Essai de traction

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Poutre en traction

La traction est bien-sûr le fait de tirer sur une pièce ; cependant, au sens de la RDM, la traction doit être définie à partir du torseur des efforts intérieurs, lequel n'admet qu'une composante de résultante suivant le vecteur tangent à la ligne moyenne. Pour effectuer un essai de traction, on fixe une pièce entre les deux mors d'une machine de traction : une traverse mobile exerce l'effort de traction, tandis que le bâti de la machine maintient la pièce et donc s'oppose à cet effort.

Mais la déformation obtenue, et la force avec laquelle il faut tirer pour rompre la pièce, dépendent des dimensions de la pièce. On se ramène donc à une pièce fictive cylindrique de longueur 1 m et de section 1 mm2, que l'on étire en exerçant une force   à une extrémité et une force   à l'autre extrémité[1]. La résistance à la traction Rm est la force, en newtons (N), qu'il faut utiliser pour rompre la pièce ; il s'agit donc de newtons pour un millimètre carré, soit des mégapascals (1 MPa = 1 N∙mm-2).

Comme une telle pièce est très difficile à fabriquer et à manipuler, on utilise une pièce cylindrique ou parallélépipédique (« plate ») de section S. Les efforts sont plus importants aux extrémités, là où l'éprouvette est accrochée à la machine ; les extrémités sont donc élargies afin d'être sûr que la rupture se fasse dans la zone centrale. Cette zone centrale, appelée « partie calibrée », a une longueur initiale l0.


Si S est exprimé en mm2, alors c'est comme si l'on avait S éprouvettes de 1 mm2 côte à côte. On définit alors la contrainte normale σ (lettre grecque sigma) comme étant la force de traction F divisée par l'aire de la section droite S :

 
avec
  • F : force de traction en newtons (N) ;
  • S : aire de la section droite en millimètres carrés (mm2 ;
  • σ : contrainte normale en mégapascals (MPa).

On constate que la contrainte est homogène à une pression d'où l'utilisation du pascal comme unité. Dans l'enseignement général, on utilise les unités internationales et la notation en puissances de dix ; l'aire est alors exprimée en mètres carrés (m2) et la contrainte en pascals (Pa), avec

1 m2 = 106 mm2

et

1 MPa = 106 Pa.

La résistance à la traction Rm est donc la contrainte σ nécessaire pour casser l'éprouvette.

 
Plus le nombre de ressorts est grand, plus l'ensemble s'allonge

Par ailleurs, sous une charge F donnée, plus une pièce est longue, plus elle s'allonge. On peut comprendre cela en considérant des ressorts de traction : si un ressort s'allonge de 1 cm sous une charge donnée, alors en mettant deux ressorts bout à bout, chaque ressort s'allonge de 1 cm soit un allongement total de 2 cm.

Donc, si l'on veut étudier le matériau indépendamment de la longueur de la pièce, il faut diviser l'allongement Δl par la longueur initiale l0. On obtient ainsi la déformation, ou allongement relatif ε (lettre grecque épsilon) :

 
avec
  • Δl : allongement en millimètre (mm) ;
  • l0 : longueur initiale en millimètre (mm) ;
  • ε : allongement relatif, ou déformation, sans unité.

On donne souvent la déformation en pourcentage ε% :

ε% = 100×ε.

L'essai de traction consiste donc à tirer sur l'éprouvette de manière continue jusqu'à sa rupture, en enregistrant la force F (N) et l'allongement Δl (mm) à chaque instant. Ces données sont convertie respectivement en contrainte normale σ (MPa) et en déformation ε (sans dimension), pour tracer le courbe σ = ƒ(ε). Cette courbe est appelée « courbe conventionnelle de traction ». Pour les métaux, on a typiquement trois types de courbes : la courbe ductile avec limite élastique nette, la courbe ductile avec transition élastique/plastique progressive, et la courbe fragile.

 
Métal ductile

Un matériau ductile, ou malléable, est un matériau que l'on peut mettre en forme par martelage ou étirement. Selon la charge, on a :

  • une déformation réversible, dite élastique, pour les faibles charges : la pièce reprend sa forme lorsque l'on supprime la charge ;
  • une déformation irréversible, dite plastique, pour des charges plus fortes : la pièce garde une déformation résiduelle lorsque l'on supprime la charge.

La courbe présente donc quatre zones :

  1. Déformation élastique : on remarque que la courbe est rectiligne.
  2. Déformation plastique : la courbe est toujours croissante mais incurvée.
  3. Striction : la courbe est décroissante, l'éprouvette subit une dégradation et s'affaiblit.
  4. Rupture : fin de la courbe.

La phase élastique présente une courbe droite passant par l'origine ; elle suit donc une loi linéaire, appelée loi de Hooke :

σ = Eε
avec
  • σ (MPa) : contrainte normale ;
  • ε (sans dimension) : déformation ;
  • E (MPa) : module de Young.

Les valeurs de E étant élevées, on les transforme en général en GPa. Le module de Young E est donc une caractéristique du matériau qui représente sa rigidité :

  • E élevé : matériau rigide (il faut une contrainte importante pour donner une déformation ε) ;
  • E faible : matériau souple (une contrainte faible donner une déformation ε importante).

Dans les phases élastique et plastique, la déformation est homogène : la déformation est la même partout. Pour les charges élevées, la déformation est concentrée dans une zone qui forme un étranglement, c'est le phénomène de striction. La pièce s'affaiblit, ce qui explique que la contrainte décroît. Puis, des cavités se forment dans la zone de striction ce qui mène à la rupture.

La courbe de traction réelle n'est pas aussi idéale que celle représentée ci-dessus. On distingue en général deux types de comportements.

Décrochement net

Pour certains alliages, et notamment les aciers ferritiques, la courbe de traction présente une transition nette entre la partie élastique et la partie plastique. Cela s'accompagne parfois d'oscillations (effet Portevin-Le Chatellier). On peut donc définir :

  • une limite élastique haute ReH (MPa) : c'est la contrainte σ la plus élevée de la zone élastique ;
  • une limite élastique basse ReL (L pour low ; en MPa) : c'est la contrainte σ la plus basse de la zone plastique ;
  • la résistance à la traction Rm (MPa) : c'est la contrainte au sommet de la courbe.

 

Transition lente

Pour certains alliages, et notamment pour les aciers inoxydables austénitiques, la courbe de traction s'infléchit progressivement. Il n'y a donc pas de limite nette entre la partie élastique et la partie plastique. On définit donc une limite élastique conventionnelle Rp0,2 % (MPa) qui est la contrainte donnant une déformation plastique de 0,2 %. Le module de Young E et la résistance à la traction Rm se définissent de la même manière.

 

Matériau fragile

Certains matériaux cassent dans le domaine élastique. On parle de matériaux fragiles. C'est le cas des aciers martensitiques, du verre, des céramiques, des fontes non ductiles. L'éprouvette ne présente pas de striction avant rupture ; le faciès de rupture est composé de facettes lisses.

On peut définir deux paramètres à partie de la courbe : la résistance à la traction Rm (MPa), qui est le sommet de la courbe, et le module de Young E (GPa), qui est la pente de la partie rectiligne de la courbe.

   

Il existe de nombreux autres comportement, notamment pour les matières plastiques (comportement viscoélastique, viscoplastique).

Notons que fréquemment, la résistance en compression est différente de la résistance en traction. On peut donc avoir une valeur de Rm, et éventuellement de Re, pour la traction et une pour la compression. L'essai de compression consiste simplement à écraser un échantillon.

Bilan

Pour un matériau ductile, on a les gammes de contrainte suivantes :

  • σ < Re : domaine élastique, domaine d'utilisation normal de la pièce finie ;
  • Re < σ < Rm : domaine plastique, c'est le domaine de la mise en forme (laminage, tréfilage, forgeage, pliage, roulage) ;
  • σ > Rm : rupture, c'est le domaine de l'usinage (enlèvement de matière), de l'endommagement.

Pour un matériau fragile, on a les gammes de contrainte suivantes :

  • σ < Rm : domaine élastique, domaine d'utilisation normal de la pièce finie ;
  • σ > Rm : rupture, c'est le domaine de l'usinage (enlèvement de matière), de l'endommagement.

Essai de cisaillement simple

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Cisaillement d'une poutre de section carrée
 
Définition de la déformation en cisaillement

Le cisaillement simple consiste à appliquer deux forces opposées   et   perpendiculairement à la fibre neutre (donc parallèlement à la section droite), les points d'application étant très rapprochés (sinon, on est dans le domaine de la flexion). La poutre prend localement la forme d'un Z.

On enregistre le déplacement v, et on en déduit la déformation, notée γ, définie comme l'angle en radian de la pente de la poutre entre les efforts. On notera que si l'on appelle Δx la distance entre les points d'application des forces, alors

γ = vx[2]

La contrainte de cisaillement, notée τ, est toujours définie par

τ = F/S

mais cette fois-ci, les forces sont parallèles à la section d'aire S.

On obtient des courbes τ = ƒ(γ), qui ont une partie linéaire aux petites déformations. On a donc au début une loi similaire à la loi de Hooke

τ = Gγ
avec
  • τ (MPa) : contrainte de cisaillement ;
  • γ (rad) : déformation en cisaillement ;
  • G : module de cisaillement, ou module de Coulomb.

Le module G est une caractéristique du matériau ; on l'exprime e général en gigapascals (GPa).

Par ailleurs, on définit pour les matériaux ductiles la limite élastique au glissement Reg, et la résistance au cisaillement Rmg :

  • τ < Reg : domaine élastique, domaine d'utilisation normal de la pièce finie ;
  • Reg < τ < Rmg : domaine plastique (non exploité) ;
  • τ > Rmg : rupture, c'est le domaine du découpage (cisaille guillotine), de l'endommagement.

Pour un matériau fragile, on a les gammes de contrainte suivantes :

  • τ < Rmg : domaine élastique, domaine d'utilisation normal de la pièce finie ;
  • τ > Rmg : rupture, c'est le domaine du découpage, de l'endommagement.

Pour un acier d'usage général (acier non allié à faible teneur en carbone), on a

Reg ≃ 0,5 Re

et pour un acier dur ou une fonte

Reg ≃ 0,8 Re.

En absence de donnée spécifique, on peut prendre pour un métal

 .

De manière plus précise[3] : les matériaux ont une meilleure résistance en compression qu'en traction. On peut donc définir une limite élastique en traction Re et une limite élastique en compression Rec. Le rapport Re/Reg dépend du rapport Re/Rec :

 
 .

On a donc :

  • acier doux (Re ≤ 270 MPa), alliage d'aluminium : Reg = 0,5×Re ;
  • acier mi-dur (320 ≤ Re ≤ 500 MPa) : Reg = 0,7×Re ;
  • acier dur (600 MPa ≤ Re) : Reg = 0,8×Re.

Coefficient de sécurité

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Le calcul de résistance se fait en supposant une charge connue. Or, cette charge peut être dépassée accidentellement : choc, mauvaise utilisation, … Pour prendre en compte une éventuelle surcharge, on utilise un coefficient de sécurité, noté s.

Ce coefficient de sécurité est parfois normalisé — défini par une norme. C'est en général un nombre entier compris entre 2 et 5, mais il peut aller jusqu'à 10.

De manière conventionnelle, on fait comme si le matériau était plus fragile qu'il ne l'est réellement. On divise donc les limites par ce coefficient s.

Contrainte normale

Pour les matériaux fragiles, on définit la résistance pratique à l'extension par :

 .

Pour les matériaux ductiles, on s'attache à ne pas dépasser la limité élastique : en effet, si l'on déforme plastiquement la pièce en service, alors celle-ci n'a plus sa forme initiale et risque de ne plus être fonctionnelle. On définit alors la résistance pratique à l'extension par :

 .
Contrainte de cisaillement

De la même manière, on définit pour les matériaux fragiles

 .

et pour les matériaux ductiles

 .

Vérification à l'ELU

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La condition de validation d'une pièce à l'ELU est :

 ,

σmax étant la contrainte normale maximale rencontrée. En général, on a une inégalité stricte, c'est-à-dire que l'on a un coefficient de sécurité effectif seff supérieur au coefficient normalisé s. Le coefficient effectif est le rapport entre σmax et la limite Re, ou Rm :

  pour les matériaux ductiles,
 .
  1. ainsi, la somme des forces étant nulle, la pièce est statique ; si ce n'était pas le cas, la pièce se déplacerait
  2. on a en fait tan γ = vx, et l'on effectue un développement limité aux petites déformations.
  3. Daniel Spenlé et Robert Gourhant, Guide du calcul en mécanique, Hachette technique, (ISBN 2-01-16-8835-3), p. 161