La politique monétaire/Le plancher des taux zéro
Dans les chapitres précédents, nous avons vu comment la banque centrale contrôlait l'inflation en usant de son taux directeur. Nous avons vu comment une variation des taux directeurs impacte les autres taux à long-terme, et comment leur variation se transmet à l'économie réelle par divers canaux de transmission. Cependant, nous sommes partis du principe que les canaux de transmission fonctionnent et que la banque centrale a effectivement la capacité à agir sur l'économie. Mais la réalité nous a montré par le passé que ce n'est pas toujours le cas. Il arrive que la politique monétaire basée sur un taux directeur perde de son efficacité.
Le cas qui nous intéresse ici est celui où la banque centrale ne peut pas modifier son taux directeur et est forcée par diverses frictions, à garder son taux directeur constant. Le cas le plus classique est celui où le taux nominal atteint zéro, sa borne minimale en-deça de laquelle il ne peut pas descendre. Le résultat est que la banque centrale ne peut plus fixer le taux réel à la valeur souhaitée. Ce cas est alors celui d'une limite des taux nominaux nuls, appelé Zero Lower Bound, que nous abrégerons en ZLB. La limite des taux zéro provient de l'existence des espèces, dont le taux nominal est zéro. Si la banque centrale attribue des taux nominaux négatifs, les placements monétaires (sans risques) seront rémunérés à un taux négatif. Les agents économiques, ne voulant pas perdre leur argent, vont convertir leur argent en espèces dont le taux nominal est nul.
Le phénomène de spirale déflationniste
modifierDans une économie soumise à la ZLB, l'économie a un comportement quelque peu compliqué, qui ne se décrit pas facilement. Lorsque la banque centrale atteint des taux nominaux nuls, elle n'a plus le moindre effet sur le taux réel. Pour rappel, le taux réel se calcule comme suit :
Il vient alors qu'avec des taux nominaux nuls, le taux réel est égal à :
Le taux réel de la détention de monnaie est alors strictement égal à l'opposé de l'inflation.
Si l'inflation anticipée est positive, une somme d'argent détenue sous forme de monnaie perdra de son pouvoir d'achat avec le temps, à cause de l'augmentation des prix. On peut reformuler cette constatation en disant que le taux réel de la monnaie est négatif. Dans ces conditions, les agents économiques dépensent leur monnaie le plus vite possible, avant que l'inflation ne rogne sa valeur. L'effet sur l'économie sera donc relativement stimulant, se traduisant par une augmentation du PIB.
Par contre, les tensions déflationnistes auront l'effet inverse. Les ménages vont anticiper un taux réel positif, ce qui signifie qu'une somme d'argent donnée permettra d'acheter plus de biens à la fin de l'année qu'au début. Tout se passe comme si l'argent conservé sur les comptes courants était rémunérés à un taux réel égal au taux de déflation, soit l'inverse du taux d'inflation. Placer de l'argent sur un compte courant serait rémunérateur, peut-être plus que de placer ou l'investir. Dans ce cas, les agents économiques ne sont pas incités à dépenser leur argent. Cela incite les agents économiques à conserver leur monnaie et à l'épargner sous forme de monnaie, ce qui fait que la consommation et l'investissement diminuent. Il en découle une réduction de l'activité économique, et donc une baisse du PIB.
Et le phénomène peut s'emballer rapidement : si le PIB diminue, les anticipations d'inflation en font autant, et ainsi de suite. La déflation entraine une augmentation des taux réels, qui fait diminuer le PIB, ce qui entraine une baisse des salaires et de l'emploi, causant une nouvelle baisse de l'inflation. Cette nouvelle baisse de l'inflation se traduira par une nouvelle augmentation des taux réels, et ainsi de suite. En clair, la déflation s'entretient et s'auto-alimente ! D'où le nom de spirale déflationniste donné à cette situation.
Une telle situation de déflation peut sembler intéressante intuitivement, la baisse des prix pouvant induire une hausse du pouvoir d'achat. En réalité, ce n'est pas le cas, vu que tous les prix sont touché, y compris les salaires ! La déflation entraine notamment une baisse de la demande (et donc des ventes) et des prix, qui réduiront les revenus des entreprises. Celles-ci vont donc naturellement baisser les salaires pour compenser. Les salaires baissent dans une mesure similaire à la baisse des prix, ce qui fait que les ménages ne voient pas de gain en pouvoir d'achat suit à la déflation. Pire : les ménages peuvent voir une baisse des salaires vu que le PIB, le revenu moyen de l'économie, diminue !
Le PIB lors d'une situation de déflation
modifierUne autre manière de comprendre les situations de ZLB est de regarder ce qui se passe au niveau de la courbe IS seulement. L'important est de regarder comment la courbe IS interagit avec le PIB potentiel. Le PIB potentiel étant une constante, il est représenté par une droite verticale sur le diagramme i-Y. En-dehors d'une situation de ZLB, le PIB potentiel et la courbe IS s'intersectent. Cela signifie que la banque centrale peut, en configurant ses taux, amener l'économie au PIB potentiel. Il y a un équilibre entre la politique monétaire (le taux réel choisit par la banque centrale), et le marché des biens (la courbe IS). Mais dans une situation de ZLB, la situation est celle illustrée ci-dessous. On voit que la courbe IS et le PIB potentiel ne s’intersectent pas. La banque centrale ne peut pas amener l'économie au PIB potentiel, et doit en assumer les conséquences. Le PIB restant sous le PIB potentiel, la courbe de Phillips nous dit que l'inflation diminue. L'économie entre en déflation.
L'effet Pigou : une limite aux spirales déflationnistes
modifierIl faut noter que certains mécanismes pourraient limiter ou stopper la spirale déflationniste. Dans les années 50, Pigou a supposé l'existence d'un effet Pigou, pouvant faire cesser une déflation. Ce mécanisme se base sur le fait qu'une baisse des prix augmente la valeur des encaisses monétaires ou des placements financiers. Une somme épargnée S vaudra ainsi plus, en termes réels, après une baisse des prix. Cela augmente donc la richesse des ménages et entreprises, ce qui peut les pousser à consommer. L'augmentation de la dépense qui en découle peut alors limiter, si ce n'est contrecarrer, la spirale déflationniste.
Cet effet suppose cependant que la déflation n'a pas d'effets sur l'épargne. Les taux de rémunération de l'épargne ne peuvent notamment pas devenir négatifs, par exemple. De même, la dette sous forme d’obligation, ne doit pas subir de défauts. Or, dans les économies où les salaires baissent, de nombreux ménages et entreprises peuvent faire défaut sur leurs crédits, entrainant une perte de valeur des obligations ou des prêts. De nombreuses banques peuvent ainsi être menées à la banqueroute et des placements faire faillite, réduisant alors la richesse des ménages. De plus l'effet Pigou ne peut ne pas marcher si la déflation s'installe. Les ménages, oyant les prix baisser régulièrement, vont préférer retarder leurs achats. Pourquoi acheter maintenant alors que les prix seront encore plus bas dans quelques mois ? Ce report des achats se traduit naturellement par une baisse de la consommation, et donc de la demande agrégée. On voit que la spirale déflationniste s'auto-alimente du fait des anticipations, même en tenant compte de l'effet Pigou.
Comment sortir d'une situation de ZLB ?
modifierSortie d'une situation de ZLB est loin d'être facile. Mais la banque centrale et le gouvernement ont diverses solutions, certes assez inhabituelles, mais efficaces. Dans les grandes lignes, on peut classer ces solutions en plusieurs grands types, selon le mécanisme utilisé. Les premières tentent de faire baisser les taux réels malgré la limite des taux nominaux à zéro. Il existe deux grandes méthodes pour cela : soit imposer des taux nominaux négatifs, soit augmenter l'inflation anticipée. Le second type de solution se base sur une augmentation massive de la base monétaire, sur la création monétaire par la banque centrale. La banque centrale crée alors de grandes quantités d'argent, qu'elle fait circuler dans l'économie. Il s'agit des politiques d'assouplissement quantitatif et de monnaie-hélicoptère. Enfin, le gouvernement peut, en dernier recours, utiliser la politique fiscale pour soutenir la demande agrégée.
Dans les grandes lignes, ces solutions se comprennent assez bien en partant de l'équation de la courbe IS. Celle-ci est, rappelons-le :
- , avec le taux directeur, la prime de risque sur les marchés du crédit et l'inflation anticipée.
Si l'on veut que le PIB remonte, pour atteindre sa valeur potentielle, il faut jouer sur les paramètres de cette équation. Pour cela, le gouvernement peut :
- tenter de diminuer les taux nominaux courts encore plus qu'avant, ce qui revient à les faire passer en territoire négatif ;
- tenter de réduire la prime de risque des investissements, avec une politique d'assouplissement quantitatif ;
- tenter d'influencer l'inflation anticipée, en communiquant sur sa politique future ;
- augmenter le PIB de base , avec une politique fiscale adaptée.
Les trois premières politiques ont pour but de réduire le taux réel encore plus qu'avant, en essayent de passer outre la barrière des taux nominaux nuls. Vu qu'il s'agit de politiques de taux, elles sont mises en place par la banque centrale, et font partie de la politique monétaire. Par contre, la dernière est une politique purement fiscale, budgétaire, qui est de la responsabilité du gouvernement et non de la banque centrale. Nous allons détailler ces trois politiques rapidement ci-dessous. Si nous n'avons pas parlé des taux négatifs auparavant dans ce cours, nous avions déjà parlé des politiques d'assouplissement quantitatif ou de forward guidance dans un chapitre antérieur. Nous les avions abordé dans le chapitre sur le marché monétaire, dans la section "La manipulation des taux longs par la banque centrale" en fin de chapitre. Quant à la politique fiscale, nous l'avions effleurée dans le chapitre sur le canal des taux d'intérêt.
Les politiques de taux négatifs
modifierLa limite des taux nuls n'est pas absolue. En effet, l'argent sous forme de monnaie a des problèmes que les dépôts n'ont pas : il peut être volé plus facilement, il faut le stocker (dans des coffres ou des locaux sécurisés), ce qui pose quelques problèmes. Les agents économiques peuvent accepter un taux très légèrement négatifs, à condition que ce taux soit avantageux comparé aux couts subjectifs associés à la détention d'argent liquide. Utiliser de tels taux nominaux négatifs permet de réduire quelque peu les taux réels, ce qui a un effet stimulant sur l'économie.
Une implantation de cette politique consiste à imposer les taux négatifs sur le taux de rémunération des réserves. L'idée est de taxer les réserves excédentaires à un taux négatif, histoire que les banques se débarrassent de leurs réserves. Au lieu de les conserver sur un compte à la banque centrale, elles vont les préter et les mettre en circulation, ce qui booste l'offre de crédits et relance l'économie. Mais en-deça d'un taux négatif proche de 0.3 à 0.7%, tout agent économique retirera son argent, limitant l'effet de la politique monétaire. Cette politique est donc limitée dans son intensité. Les taux directeurs les plus bas aujourd'hui observés sont inférieurs au pourcent : -0,75%, pour la banque de Suède (à noter que cette banque n'impose pas de réserves obligatoires).
Les politiques de manipulation des anticipations d'inflation
modifierUne autre solution demande d'utiliser au mieux le canal des anticipations, via diverses politiques. Le but de ces politiques est de maximiser les anticipations d'inflation, pour réduire le taux réel anticipé. Dit autrement, ces politiques visent à faire baisser le plateau de la courbe MP, histoire que la courbe IS se retrouve dans sa portion croissante. La première de ces politiques est connue sous le nom de forward guidance. Celle-ci consiste, comme on l'a vu il y a quelques chapitres, à dire au public que les taux resteront bas (nuls) durant très longtemps, bien après le retour de l'inflation. Ce faisant, les agents économiques anticiperont une inflation plus forte, une fois sorti de la ZLB. Mais l’efficacité de ces politiques est cependant relativement modeste.
Une autre solution, relativement similaire, est d'augmenter la cible d'inflation. Elle n'a encore jamais été tentée et il faut dire qu'elle n'est pas sans défauts. Une telle modification pourrait obérer la crédibilité de la banque centrale, réduisant de fait sa capacité à faire efficacement son travail.
L'assouplissement quantitatif
modifierLes taux directeurs ne sont pas les seuls taux dans l'économie. La banque centrale peut tenter de faire baisser les taux longs ou moyen-terme, afin de profiter au maximum du canal des taux. Une politique d'assouplissement quantitatif est, dans cette optique, un recours possible.
L'utilisation de la politique fiscale
modifierUne dernière solution est de recourir à la politique fiscale, en lançant une politique de relance. Cette politique déplacera la courbe IS, de manière à la replacer sur la portion croissante de la courbe MP. Cependant, une telle politique a tendance à augmenter la dette de l'état, ce qui fait qu'elle n'est pas "gratuite", sans coûts. Il faut donc voir une telle politique comme une solution de dernier recours. Et pour comprendre en quoi la politique fiscale a un impact sur les taux d'intérêt, il nous faut étudier plus en détail l'interaction entre les deux. Ce sera le propos du chapitre suivant.