La politique monétaire/Le canal de substitution intertemporelle

Dans le chapitre précédent, nous avons démontré l'équation d'Euler de la consommation. Dans ce chapitre, nous allons l'utiliser pour montrer comment les agents économiques répartissent leur consommation dans le temps. Pour rappel, le chapitre précédent nous a appris que les agents économiques arbitrent épargne et consommation : soit ils consomment maintenant, soit ils reportent leur consommation à plus tard (et épargnent leur argent en attendant). Pour le dire autrement, l'épargne est de la consommation différée. Et les taux influencent la répartition entre consommation et épargne, ce qui impacte l'économie réelle. Cela correspond à un canal de transmission de la politique monétaire, appelé le canal de substitution intemporel. L'ensemble de ce chapitre parlera de la manière dont les ménages lissent leur consommation dans le temps, mais aussi de l'épargne de précaution.

Le lissage de la consommation dans le temps : l'équation d'Euler avec une fonction d'utilité quadratique

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L'équation d'Euler nous dit que les ménages souhaitent lisser leur consommation moyenne au cours de leur vie, à savoir qu'ils cherchent à limiter les fortes chutes ou fortes baisses de consommation au cours de leur existence par le biais de l'emprunt ou de l'épargne. Ce lissage de la consommation n'est cependant pas parfait et peu de ménages arrivent à avoir une consommation uniforme au cours de leur vie. Pour décrire ce comportement, les économistes ont été obligés d'introduire certaines notions pour rendre compte de ces raisons. Ces notions ne sont autre que la préférence pour le présent et le taux d'élasticité intertemporel, des termes barbares qui cachent pourtant des concepts simples, intuitifs.

Le modèle de Hall

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L'équation d'Euler a été utilisée par Hall, en 1971, dans un article qui lui a valu la renommée. À partir de celle-ci, il a montré qu'avec certaines fonctions d'utilité, la consommation suit une sorte de marche aléatoire. Pour cela, il faut que la fonction d'utilité est quadratique, à savoir un polynôme du second degré de la forme :

 

Ces fonctions d'utilité, bien que très utilisées dans un but pédagogique, ont cependant des propriétés qui posent quelques problèmes théoriques et empiriques. Par exemple, ces fonctions s'annulent pour une consommation trop grande, ce qui fait qu'elles donnent une consommation maximale, au-delà de laquelle l'utilité de la consommation ne fait que descendre ! Chose qui heurte suffisamment l'intuition pour être considéré comme irréaliste. Un autre gros problème est que sa dérivée troisième est nulle :  , ce qui ne permet pas de rendre compte de phénomènes comme l'épargne de précaution. Mais malgré tout, on peut rendre compte simplement de certains phénomènes avec une telle fonction d'utilité, sans rentrer dans des calculs extrêmement complexes, chose qu'on ne peut pas faire avec des fonctions d'utilité plus réalistes.

Avant de commencer les démonstrations, il faut faire quelques petites hypothèses supplémentaires, pour rendre le tout plus réaliste. Pour commencer, on peut supprimer le terme constant c. Par définition, cette constante est l'utilité dérivée par une consommation nulle. Pour vous en rendre compte, appliquez la formule pour  , et vous verrez qu'elle vaut c. Mais il est irréaliste d'avoir une utilité non-nulle pour une consommation nulle. On est donc obligé de postuler que c = 0.

 

Pour respecter les contraintes précédentes sur la dérivée première et seconde, le terme de second degré doit être négatif. Le tout donne l'utilité, ainsi que ses dérivées premières et secondes, suivantes :

 
 
 

Pour simplifier les calculs, on va étudier le cas où le taux réel et le taux de préférence pour le présent sont égaux :  , ce qui donne  . Cette hypothèse permet de simplifier l'équation d'Euler, qui devient :

 

En injectant la dérivée première dans l'équation d'Euler, on trouve :

 

Ce qui se simplifie en :

 

Et vu que l'équation d'Euler tient en permanence, on a :

 

On voit que la consommation à un instant t est strictement égale à la consommation future anticipée. Hall postula alors que les agents forgent des anticipations rationnelles, ce qui fait que leur consommation anticipée est imprédictible. Si aucun évènement imprévu n'a lieu, alors la consommation reste stable. Pour que la consommation évolue, il faut que surviennent des évènements imprévus sur la base des informations disponibles. En clair : la consommation suit une sorte de marche aléatoire. Dans ce cas, on a alors :

 

En clair : les agents lissent parfaitement leur consommation dans le temps. Ils ne cherchent pas à consommer plus maintenant que plus tard, mais tentent de véritablement répartir leurs dépenses sur l'ensemble de leur vie. Ce qui va nous mener au point suivant. Mais précisons cependant que dans la réalité, les agents ne tentent pas de lisser parfaitement leur consommation dans le temps, pour tout un tas de raisons assez différentes les unes des autres. Le résultat obtenu avec les fonctions quadratiques est un cas particulier, qui est surtout utilisé pour mettre en avant le fait que les agents lissent leur consommation dans le temps. Ce n'est pas une vérité absolue, un cas extrême irréaliste présenté pour rende saillant un phénomène plus discret.

L'hypothèse du revenu permanent de Friedmann

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Maintenant, partons de la contrainte de budget vue au-dessus, en négligeant l'épargne :

 

Injectons dedans l'équation obtenue plus haut, à savoir :  . On a alors :

 

Ce qui se simplifie en :

 

On peut alors en déduire la consommation   avec quelques manipulations algébriques. Pour commencer,   étant constant, on peut le sortir de la somme, ce qui donne :

 

On peut ensuite utiliser la formule d'une série géométrique pour calculer :  , ce qui donne :  . En faisant le remplacement, on a alors :

 

On voit donc que la consommation des ménages dépend essentiellement de la moyenne pondérée des revenus futurs. Friedmann appelait cette moyenne le revenu permanent, par opposition aux déviations temporaires à cette moyenne, qui sont un revenu transitoire. Les revenus transitoires n'ont pas d'influence sur la consommation, comme le montre l'équation précédente. Ce qui fait qu'ils sont systématiquement épargnés. E contrario, une augmentation du revenu permanent va forcer l'agent à revoir ses anticipations de revenu futur. Il va alors modifier sa consommation en conséquence.

Cette théorie a quelques conséquences assez particulières. Notamment, elle dit que les politiques de relance fiscale sont inutiles : les agents savent que les revenus provenant d'une politique de relance fiscale ou d'une hausse des dépenses sont temporaires. Ce faisant, l'argent dépensé par l'état ou les baisses d'impôts sont épargnées par les agents et ne servent pas à relancer l'économie (si on met de côté le canal des taux d'intérêt qui induit une hausse de l'investissement). Tout se passe comme si les agents comprenaient que la relance d'aujourd'hui, financée par le déficit public, devra être remboursée un jour par une hausse des impôts. La dépense fiscale actuelle étant l'impôt de demain, les agents anticipent une future baisse des revenus qui compense aujourd'hui la relance fiscale. Ce faisant, les agents épargnent la somme qu'ils reçoivent des impôts pour payer les impôts futurs. Ce résultat est aussi connu sous le nom d'équivalence ricardienne.

L'effet de revenu

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Les développements précédents ont volontairement mis de côté l'épargne des agents à l'instant t. Si on la prend en compte, l'équation de la contrainte de budget devient, avec l'équation   :

 

On peut alors en déduire la consommation   avec les mêmes manipulations algébriques que dans la section précédente. On trouve alors :

 

On voit que la consommation dépend alors non seulement du revenu permanent, mais aussi de la valeur des actifs. Cette constatation est la base de l'effet de revenu que nous avons vu il y a quelques chapitres. Celui-ci dit que quand la valeur des actifs d'un ménage augmente, celui-ci augmente sa consommation. Et réciproquement quand la valeur des actifs diminue.

L'équation d'Euler avec présence d'aversion au risque

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Les développements précédents nous disent que l'épargne sert uniquement à lisser la consommation dans le temps. Alors certes, les agents ne connaissent pas exactement leurs revenus futurs et doivent les anticiper. Et naturellement, les agents peuvent se tromper dans l'établissement de leur consommation présente, qui peut se révéler sous-optimale dans le futur. Mais dans les développements précédents, les agents ne cherchent pas à se prémunir contre de telles erreurs de prédiction : ils épargnent uniquement si le taux d'intérêt est supérieur au taux de croissance de la consommation. Et il va de soit que cette prédiction a beau avoir une part de vérité, elle ne suffit pas à décrire l'épargne de la plupart des ménages. Beaucoup de ménages épargnent pour se prémunir contre une dépense imprévue ou contre une baisse imprévue de revenus. Reste à rendre compte de cette épargne de précaution dans le cadre théorique de ce chapitre, ce qui demande de parler de l'aversion au risque.

L'aversion au risque et la prudence

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Fonction d'utilité avec aversion au risque.

La théorie de l'utilité espérée nous dit que les réactions des agents face au risque sont de trois types : soit le sujet préfère éviter les choix risqués et fait preuve d'aversion au risque, soit il prend des risques et est alors dit "preneur de risque", soit il est relativement neutre face au risque. L'épargne de précaution survient si les agents économiques sont averses au risque, qu'ils préfèrent être prudents face au risque et s'en prémunir. Mathématiquement, l'aversion au risque fait que la fonction d'utilité respecte certaine contraintes précises sur sa dérivée  , et plus précisément sa courbe. L'aversion au risque donne une courbe   concave, ce qui se traduit par une dérivée seconde   positive et par une dérivée troisième telle que  .

Vu que la fonction d'utilité est convexe, on peut utiliser l'inégalité de Jensen, ce qui donne :

 

On voit que l'utilité espérée de la consommation marginale future est supérieure à sa valeur effectivement réalisée. Dans ces conditions, on a alors :

 

On voit que les agents surévaluent l'utilité de la consommation future. L'incertitude sur leurs revenus futurs font que les agents réduisent leur consommation pour épargner. Et surtout, ils épargnent donc plus que s'ils n'avaient pas d'aversion au risque, d'où l'épargne de précaution.

Pour aller plus loin, il nous faut quantifier l'aversion au risque mathématiquement et en déduire les fonctions d'utilité adaptées. Les économistes quantifient l'aversion au risque de deux manières, qui font toutes deux intervenir les fonctions   et  . Ces deux manières distinguent l'aversion au risque absolue et relative. L'aversion au risque absolue est définie par :

 

L'aversion au risque relative est définie par :

 , avec C la consommation.

De plus, les économistes définissent une seconde quantité, dérivée de l'aversion au risque : la prudence. Comme pour l'aversion au risque, il existe une prudence absolue et une prudence relative. La première est la prudence absolue, définie par :

 

La seconde est la prudence relative, définie par :

 , avec C la consommation.

Le choix de la fonction d'utilité adéquate

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Maintenant que l'on sait cela, il reste à choisir quelle fonction d'utilité permet de modéliser correctement le comportement des agents. La fonction d'utilité quadratique précédente a une dérivée troisième nulle ( ), ce qui fait qu'elle ne peut pas rendre compte de l'épargne de précaution. On doit donc en changer pour une autre. Pour cela, on a le choix entre différentes classes de fonctions, mais les deux principales sont les fonctions de type CARA (Constant Absolute Risk Aversion) et CRRA (Constant Relative Risk Aversion). La première classe a une aversion au risque absolue constante, quel que soit le niveau de la consommation, alors que la seconde a une aversion au risque relative constante.

L'utilité de type CARA est assez irréaliste, ce qui fait que, dans la section suivante, nous ne parlerons que des résultats obtenus avec une utilité de type CRRA. Pour comprendre pourquoi, nous devons repartir de l'équation d'Euler du chapitre précédent. Nous avons dit qu'en temps continu, l'équation d'Euler peut se reformuler comme ceci :

 , avec r le taux réel, p le taux de préférence pour le présent et g le taux de croissance de la consommation/du PIB.

Or, on voit que le terme   n'est autre que l'aversion au risque relative. En faisant le remplacement, on obtient :

 

Si on isole le taux de croissance, on obtient :

 

Là où cette équation devient intéressante, c'est qu'on sait que l'économie croit à un taux relativement constant, sans grandes variations. Les périodes de faibles croissance sont monnaie courante, alors que les périodes de forte croissance sont beaucoup plus rares. Pour expliquer cela, il faut que toutes les grandeurs du terme de droite soient aussi constantes. On sait que c'est le cas pour le taux réel et le taux de préférence pour le présent : le taux réel est égal à un taux naturel constant sur une longue période, pendant que p est un paramètre structural lui aussi constant. En conséquence, l'aversion au risque relative doit aussi être constante. Et par définition, seules les fonctions d'utilité de type CRRA respectent cette condition. Elles sont donc plus réalistes que les fonctions de type CARA. Les fonctions d'utilité de type CARA donnent une croissance qui se réduit au cours du temps. Plus précisément, elles donnent une croissance constante du niveau de consommation, à savoir une consommation qui croit de manière linéaire. Ce que l'on observe pas dans la réalité, où la croissance est plutôt "exponentielle".

 
Fonction d'utilité isoélastique.

La fonction de type CARA la plus utilisée est la suivante :

 

Les fonctions de type CRRA les plus utilisées sont les suivantes :

 , appelée utilité isoélastique.
 , appelée utilité logarithmique.

Il faut noter que la seconde n'est que la limite de la première si  . Elle correspond au cas particulier où l'effet de substitution et l'effet de revenu se compensent exactement. Dans ces conditions, on peut se contenter d'étudier la fonction isoélastique, le cas logarithmique n'étant qu'un cas particulier que l'on peut déduire de la formulation générale de l'utilité isoélastique.

L'équation d'Euler avec une fonction d'utilité isoélastique

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Dans cette section, nous allons dériver la courbe IS new-keynesian à partir de l'équation d'Euler de la consommation et d'une fonction d'utilité isoélastique. Pour rappel, la fonction d'utilité isoélastique est la suivante :

 

Sa dérivée est de :

 

En injectant dans l'équation d'Euler, on a :

 

Si on suppose que les anticipations sont rationnelles, alors l'équation devient :

 

La relation entre taux réel, croissance, préférence pour le présent et aversion au risque

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L'équation précédente permet de déterminer le taux sans risque, à savoir le taux décidé par la banque centrale. Pour cela, prenons l'équation précédente et reformulons-la comme suit, en divisant par :   :

 

On peut reformuler l'équation en utilisant le taux de croissance de la consommation g, ce qui donne :

 

En prenant le logarithme des deux côtés, on trouve l'équation suivante. Rappelons que le logarithme transforme les puissances en produit.

 

On utilise alors la formule   :

 

On peut alors utiliser l'équation  , on a :

 

On retrouve donc l'équation vue précédemment, qui donne la relation entre aversion au risque relative, croissance et taux réel :

 , avec   l'aversion au risque.
Précisons que si l'on avait utilisé une utilité logarithmique, au lieu d'une utilité isoélastique, la relation précédente serait une égalité.

On voit que le taux réel sans risque dépend de plusieurs paramètres.

  • L'impatience des agents, à savoir leur préférence pour le présent  , impacte directement le taux réel. Plus les ménages sont impatients (p élevé), plus le taux réel sera élevé. Cela se comprend comme suit : plus les agents sont impatients, plus il faut fixer un taux réel élevé pour les inciter à épargner. Des taux trop faibles ne fournissent pas une incitation suffisante pour que les agents réduisent leur consommation au profit de l'épargne.
  • Ensuite, les taux réels sont élevés quand la consommation croit rapidement dans le temps, en raison de l'influence du terme g.
  • Enfin, le paramètre   donne la sensibilité du taux réel à la croissance de la consommation. On a vu qu'il signifie à quel point la fonction d'utilité est courbée, convexe. Plus elle l'est, plus les agents souhaitent alors lisser fortement leur consommation dans le temps. Les variations des taux réels sans risque n'ont alors que peu d'impact sur la consommation et il faut une forte variation des taux pour les faire changer leur consommation actuelle.

La courbe IS new-keynesian log-linéarisée

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Repartons de l'équation suivante :

 

Élevons à la puissance :   :

 

Pour simplifier les calculs qui vont suivre, nous allons prendre le logarithme des deux termes, et faire tous les calculs avec des logarithmes : on dit qu'on log-linéarise l'équation.

 

Vu que le logarithme d'un produit est la somme des logarithmes, on a :

 

Pour le terme tout à droite, on utilise la formule   :

 

On utilise la formule suivante :   :

 

On utilise alors l'approximation suivante :  , ce qui donne :

 

Maintenant, nous allons considérer que la consommation et le PIB sont égaux, ce qui donne :

 

Le logarithme du PIB sera noté   :   et  . De manière générale, toutes les valeurs log-linéarisées seront écrites en minuscules dans le reste de ce cours. On a alors :

 

Il est possible de faire ressortir le PIB potentiel et le taux naturel, ce qui donne l'équation de la courbe IS new-keynesian :

 

En posant   et  , on a :

 

La valeur du coefficient :   varie selon l'intensité de l'effet de substitution et de l'effet revenu. Si l'effet de substitution diminue, ce coefficient est négatif, et on retrouve une courbe IS décroissante habituelle. Mais si l'effet revenu domine, alors le coefficient est positif et la courbe IS est alors croissante.