États généraux du multilinguisme dans les outre-mer/Discours/Cérémonie d'ouverture
M. Jocelyn Ho-Ti-Noe, vice-président du Conseil régional
modifierBonsoir Mesdames,
Bonsoir Messieurs,
Monsieur le Préfet,
En tout premier lieu je tiens à vous remercier pour avoir répondu aussi nombreux à l’invitation conjointe du préfet de Région et du président Rodolphe Alexandre qui, au moment même où je vous parle est en route pour Brasilia où il doit rejoindre la délégation conduite par le Premier ministre, M. François Fillon, en visite officielle au Brésil pour défendre ensemble, auprès de la présidence de la République fédérale du Brésil, l’intérêt de la Guyane, notamment par rapport aux effets néfastes de l’orpaillage clandestin. Le président de Région ne pouvant déroger à la sollicitation du Premier ministre a été obligé de changer tout son programme de la semaine et de reporter la signature des conventions à laquelle il doit procéder avec le ministre de la Culture et de la Communication, M. Frédéric Mitterrand. En ma qualité de vice-président du conseil régional, je suis appelé à le remplacer et c’est avec grand plaisir que je vous accueille, en son nom et au nom de la région, à l’occasion de cette cérémonie d’ouverture des États généraux du multilinguisme dans les outre-mer. Nous nous réjouissons que la Guyane soit aujourd’hui la terre d’accueil des réflexions transverses de tous les outre-mer dans ce domaine. Il s’agit en effet, ici, d’aborder un thème qui concerne tout particulièrement la Guyane, car il est constitutif de son identité. Notre région est un territoire singulier au sein duquel plusieurs entités culturelles et donc linguistiques sont présentes. Langue, identité, ethnicité sont des notions indissociables et elles ne peuvent être évoquées séparément. Peut-on traiter de l’une sans évoquer l’autre ? La question est posée. La réponse sera sans doute apportée au cours de vos débats. N’allez surtout pas croire que j’ai pour ambition de paraphraser des notions que les recherches philosophiques et sociologiques ont largement explicitées. Je ne peux que vous livrer mes réflexions personnelles et partager avec vous une des préoccupations majeures de l’exécutif régional, celle de l’unité de notre société dans le respect des différences des communautés qui la composent. Ces États généraux du multilinguisme offrent l’opportunité d’en débattre sans préalable théorique ou idéologique, dans une approche linguistique mettant l’accent sur la problématique du multilinguisme. Nous savons les risques de fracture sociétale, la nécessité d’éviter les pièges du communautarisme. Les exemples ne manquent pas, dans un contexte de mondialisation des échanges, de survenue de tensions entre communautés. Il est donc légitime de poser le débat du multilinguisme et, plus particulièrement, des rapports entre langues régionales et langue nationale dont notre territoire est une illustration. L’originalité de la société guyanaise est qu’elle peut être définie comme un groupe social hétérogène dont les membres, indépendamment de leur appartenance ethnique et de leur langue maternelle, partagent le sentiment d’avoir des origines communes construites autour d’un socle où se sont entremêlées les cultures amérindiennes, bushinenge et créoles, renforcés par des vagues d’immigration successives, qui revendiquent une histoire et un destin commun et singulier, possèdent un ou plusieurs caractères spécifiques et ont le sentiment de leur unité et de leur singularité. Sans prétendre à l’exhaustivité, il convient de rappeler que la Guyane comporte, hormis le français qui est notre langue officielle et véhiculaire, celle de l’État nation, plusieurs langues régionales dont je me contenterai d’en énumérer ici quelques unes et sans ordre hiérarchique. Les langues amérindiennes, les langues créoles, les langues bushinenge, ainsi que des langues d’immigration : le portugais, le brésilien, le créole haïtien, les créoles martiniquais, guadeloupéen et saint-lucien, le mandarin et le raka, l’anglais du Guyana, le sranan tongo du Surinam, l’espagnol caribéen et sud-américain. À partir de cette simple énumération, on serait tenté de dire qu’il y a autant de langues usitées en Guyane que de communautés culturelles et linguistiques. On voit bien qu’il n’y a pas, en réalité, de classement qui aille de soi, et l’un des premiers résultats que nous sommes en droit d’attendre des États généraux du multilinguisme en Guyane est qu’il contribue à un véritable travail de clarification sur le statut des différentes langues usitées sur notre région. Sont-elles toutes des langues régionales ? Devons-nous en distinguer celles qui ne seraient que de simples dialectes ? À défaut de pouvoir répondre à ces questions, je me réjouis que la Guyane puisse, sous cette forme, constituer un véritable laboratoire pour le multilinguisme. Et en dehors de ce travail de classification que je laisse volontiers aux spécialistes présents dans la salle, permettez-moi de dire que le multilinguisme est sans doute une chance pour notre société. Notamment en ce qu’il constitue un vecteur multiple de communication, mais tout autant un enjeu de développement dont nous devons veiller qu’il ne serve de support au communautarisme. Sous ce rapport, il me faut vous dire que si la région de Guyane est favorable à un travail de clarification des langues régionales, elle est somme toute aussi pour une véritable politique du multilinguisme. C’est-à-dire une politique basée sur la promotion des langues régionales au-delà des limites strictes des groupes de référence auxquels elles s’attachent. C’est de cette façon que nous pourrons passer d’une situation de multilinguisme comme emblème communautariste, à une situation de multilinguisme comme ferment de la société globale. C’est notamment ce qui nous a conduit à organiser pour la première fois, en avril 2011, une grande réunion de tous les chefs coutumiers amérindiens et bushinenge à Cayenne à la cité administrative régionale afin de leur permettre à tous de se rencontrer, de se parler, de partager. C’est également ce qui nous a convaincu d’organiser, il y a cela quelques jours à peine, les premières journées des peuples autochtones qui se sont tenues sur la place des Palmistes les 9 et 10 décembre et qui ont permis aux peuples amérindiens de Guyane, je crois, du moins j’en suis convaincu, de se réapproprier leur juste place au sein de la société guyanaise, à savoir au centre et non à la marge. Et c’est ce qui nous incitera, demain, à poursuivre nos efforts afin de contribuer au décloisonnement et au rassemblement de l’ensemble des communautés qui composent la Guyane. Au fond, je ne pense pas que le multilinguisme soit en lui-même une contrainte. Je crois, au contraire, qu’il doit se nourrir du principe républicain de l’égalité entre tous les hommes et, plutôt que d’être une source d’exclusion, constituer, sur ce fondement, un vrai progrès tourné vers l’expression de la diversité. Plutôt que de risquer d’opposer les communautés culturelles qui composent notre société, il vaut mieux organiser leur interaction par le truchement des idiomes et allonger ainsi les chaines de solidarité à la base de notre société. Il y a ici un enjeu de développement majeur qui porte plus largement sur la capacité de notre société à intégrer que sa propension à exclure. Dans la configuration particulière de la Guyane, la meilleure illustration de ce phénomène est donnée par l’école, pour laquelle les plus grands spécialistes ont démontré, depuis longtemps, que l’usage d’une langue régionale ou maternelle comme langue d’appoint se révèle être un bon allié pour la compréhension de la langue officielle qui est la langue de l’école. Ce qui est valable pour le milieu restreint de l’école est à fortiori extensible à la société globale pour laquelle il nous faut éviter aussi que certaines langues ne passent pour mortes et constituent pour ceux qui les utilisent une cause de repli sur soi. Ce serait pratiquement détourner la langue en tant que vecteur de communication de sa fonction première. Dès lors que des langues sont associées à des communautés culturelles, elles ont vocation, en tant qu’idiome de base, à soutenir une plus grande participation de ceux qui les utilisent à notre société globale. Le multilinguisme peut, de cette façon, être appréhendé comme un support de l’inter culturalité et le reflet même de notre métissage. Il doit pouvoir se fonder à la fois sur la superposition, la juxtaposition et le mélange des langues. L’enjeu est en réalité de taille puisqu’il porte sur la capacité de notre société à renforcer sa base sociale en organisant un véritable dialogue entre les différentes communautés culturelles qui la composent. Mais il porte aussi sur l’opportunité donnée à chacun de renégocier à tout moment son identité de base dans le moule de l’identité collective ou nationale à laquelle se trouve attaché l’usage de la langue officielle. Je conclus simplement mon propos en vous souhaitant le meilleur pour vos travaux.
Je vous remercie.
M. Denis Labbé, préfet de la Guyane
modifierMonsieur le président,
Madame le recteur,
Mesdames, Messieurs les élus,
Monseigneur,
Mesdames, Messieurs, et je sais que vous êtes nombreux dans cette salle,
Nous n’avons pas encore eu le temps de nous présenter, donc pardonnez-moi de ne pas m’adresser à vous plus précisément. Nous accueillons aujourd’hui, en Guyane, les États généraux du multilinguisme dans les outre-mer. L’idée s’est imposée, lors des États généraux de l’outre-mer en Guyane, que la diversité des langues et des cultures dont elles sont le vecteur constitue une richesse irremplaçable. La richesse culturelle des outre-mer n’est plus à démontrer. Mosaïque de populations et de traditions, creuset du métissage et du dialogue interculturel, d’ailleurs Claude Hagège ne parlait-il pas aussi du laboratoire créole ? Monsieur le vice-président HO-TI-NOE, vous évoquiez le laboratoire, je crois que c’est vraiment un terme que les linguistes ont pu consacrer pour nos outre-mer. Nos territoires sont également des lieux où se parle au quotidien une cinquantaine de langues différentes. Outil de réflexion et de pensée de peuples différents, évoluant en fonction de leur histoire et de leurs rencontres, les langues d’Outre-mer constituent un patrimoine commun qu’il revient à chacun de nous de préserver et de faire vivre au quotidien. Mesdames, Messieurs, élus, fonctionnaires, représentants des médias et de la société civile, artistes, écrivains, étudiants et chercheurs, acteurs des services publics et de la vie associative, venus de toute la Guyane, de tous les Outre-mer et des pays voisins ainsi que de métropole, vous partagez, je le sais, cette conviction et cette préoccupation. Cette richesse que nous évoquions doit être valorisée à partir des pratiques concrètes des populations, parallèlement, il est vrai, à la maîtrise nécessaire du français. Il s’agit de promouvoir un bilinguisme, je devrais dire un plurilinguisme équilibré à même de contribuer au développement culturel de nos territoires. Ni héritières d’un passé révolu, ni facteurs de repli, les langues des outre-mer ont ainsi vocation à voir leur pratique pleinement reconnue par la communauté nationale. Pour que la richesse de ces langues soit agissante, il faut la reconnaître comme telle, en assurer la pérennité et la vitalité. La puissance publique en a la charge, l’État et les collectivités territoriales ont le plus grand intérêt à collaborer à la valorisation de la pluralité linguistique dans sa complexité. Langues régionales reconnues par la Constitution comme patrimoine de la France, patrimoine enrichi par des langues de France non territorialisées, sans omettre l’apport des langues et cultures étrangères fortement présentes dans les territoires comme d’ailleurs sur le sol métropolitain. Une cohabitation harmonieuse des langues et des cultures suppose que chaque locuteur soit sécurisé dans sa ou ses langues maternelles et qu’il maîtrise au mieux l’éventail de langues également à sa disposition. Beaucoup de langues de nos territoires se trouvent à un moment critique de leur histoire qui passe par une stabilisation de leur écriture. Des choix sont à faire, des outils sont nécessaires : dictionnaire, grammaire, recueils de textes. Moment critique aussi parce que les modes de transmission se transforment nécessairement dans un monde en mutation et qui excède le cercle familial. La Guyane me semble un territoire d’accueil tout désigné pour ces États généraux. Créole, sranan tongo, langues amérindiennes, langues issues de l’immigration, le département compte ainsi 19 langues couramment usitées dont 7 étrangères et concentre des problématiques culturelles et linguistiques fortes sur le continent sud américain. C’est aussi une terre qui sait accueillir ses visiteurs et ceux-ci pourront constater, au-delà des échanges de haut niveau, j’en suis certain, le sens de l’hospitalité des habitants de la Guyane. La manifestation que nous ouvrons aujourd’hui se trouve placée, il faut le souligner, dans les derniers jours de l’année, cette année qui est l’Année des outre-mer français. Elle représente ainsi une occasion, me semble-t-il, de dialogue particulier entre ces territoires différents et je suis heureux de constater que les kilomètres n’ont pas fait peur puisque vous êtes nombreux à être venus de l’ensemble des Outre-mer, ces territoires différents unis par leurs liens avec la France et forts des richesses qu’elle lui apporte au quotidien. Les débats de ces journées seront l’occasion d’échanges, d’échanges de haut niveau disais-je, sur la place de ces langues dans nos sociétés, sur leurs structures et sur leurs interactions. Mais elles permettront également à tous de venir découvrir et apprendre, apprendre auprès de l’autre. Ces États généraux seront également l’occasion, j’en suis convaincu, de se rencontrer dans une logique de dialogue, dans la curiosité et la volonté d’être étonné par la belle diversité des langues de France dont nous n’avons peut-être pas tous totalement encore conscience. C’est dire toute l’importance qui s’attache aux travaux qui vont suivre au cours de ces journées. Vous me permettrez de faire une petite mention particulière des remerciements que je souhaite adresser aux services de la région et aux services de la direction des affaires culturelles de Guyane pour l’organisation de ces journées qui sont importantes pour tout l’outre-mer et je tiens à vous remercier toutes et tous, tout l’ensemble des participants, de nous avoir rejoint pour ces journées des États généraux.
Je vous remercie.
Monsieur le vice-président du conseil régional,
Monsieur le préfet,
Mesdames et Messieurs les élus,
Chers amis,
À l’ouverture de ces rencontres de Cayenne, tout entières consacrées à la coexistence des langues parlées en outre-mer, nous avons souhaité faire entendre deux grandes voix, deux paroles fortes qui nous parviennent d’outre-tombe mais dans le sillage desquelles il nous a paru possible de nous inscrire, parce que leur écho ne cesse, je crois, de retentir en nous.
Celle d'un grand intellectuel européen, d’abord, Claude Lévi-Strauss, dont la référence s’imposait naturellement pour évoquer la - plusieurs fois séculaire - curiosité des hommes pour les autres peuples, pour l’autre, pour le « différent » ; le penseur des « structures élémentaires de la parenté » mais aussi le polémiste de « Race et histoire », l’ethnologue héritier des Lumières qui, à partir d’une réflexion sur les « écarts différentiels », s’efforça de mettre en évidence l’irréductible singularité des langues et des cultures sans cesser un instant de plaider pour leur égale dignité ; le défenseur des sociétés dites « primitives » et des cultures amérindiennes, qui en fit apparaître la profonde noblesse, en montrant qu’elles étaient porteuses de valeurs et de savoirs ; une voix mélancolique, peut-être, celle de « Tristes tropiques », parce que c’est celle des identités menacées.
Celle d'Édouard Glissant, ensuite, la voix d’une grande figure de l’outre-mer français, est celle d’un monde qui naît. Ce monde n’est plus, ou pas seulement, celui des identités menacées, mais celui des identités et des langues « en devenir », qui se métamorphosent les unes par les autres. La voix de l’écrivain martiniquais nous rappelle, dans un temps où s’accélère la mondialisation, que si des langues et des cultures ont pu, pendant des siècles ou des millénaires, survivre à l’abri d’influences extérieures, la réalité profonde du monde dans lequel nous vivons est celle de la « créolisation », du « Tout monde ». Ce militant qui se battit toute sa vie pour le respect de la diversité des cultures, et d’abord celles nées de l’esclavage, nous montre, dans « Poétique de la relation », que l'identité n'est pas un acquis, n'est pas derrière nous, mais toujours devant nous, à construire, par la rencontre de l’autre.
« Un monde dans lequel ne serait plus parlée qu’une seule langue serait un monde d’une effroyable solitude », a dit une fois Lévi-Strauss. Et l’on comprend pourquoi : dans un monde monolingue, on ne rencontrerait jamais l’autre, puisque l’autre, parlant la même langue, ne nous ramènerait jamais que la figure du même.
À quoi fait écho Édouard Glissant, dans une formule qui a peut-être pour vocation de devenir la devise ou le slogan de nos « États généraux » : « Aucune langue n’est, sans le concert des autres ».
C'est sans doute dans une tension entre ces deux pôles symboliques, à la fois antithétiques et complémentaires, que nous allons tenter, pendant trois jours, de construire une politique des langues pour l'outre-mer. Et même si chacun d’entre nous à compter de demain matin ne représentera que lui-même, je voudrais ce soir - au nom du ministre de la Culture et de la Communication - souhaiter aux représentants de Polynésie française, de Wallis et Futuna, de la Nouvelle Calédonie, de la Réunion, de Mayotte, de Martinique et de la Guadeloupe, la plus chaleureuse des bienvenues ;
En préparant ces « EGM-OM », il nous est apparu très tôt que leur enjeu débordait très largement celui du développement des territoires ultramarins. La situation linguistique des outre-mer français - où la majorité de la population est appelée à construire sa vie professionnelle et à exercer des droits de citoyen dans une langue qui n’est pas nécessairement sa langue d’origine, sa langue maternelle - n’est pas une situation singulière.
On la rencontre dans l’hexagone lui-même, là où des langues régionales continuent à être parlées dès le plus jeune âge (mais c’est il est vrai une situation de plus en plus rare), on la rencontre à vrai dire partout sur la planète, sous l’effet des flux migratoires ou du développement des échanges, de sorte qu’il n’est peut-être pas abusif de dire que le plurilinguisme - qui est une réalité historique, puisque depuis toujours on parle plusieurs langues - est aussi (n’en déplaise aux Cassandre de l’uniformisation linguistique) un avenir possible pour l’humanité.
C’est pourquoi il nous a paru utile, pour souligner la portée de ces « États généraux », de solliciter les points de vue de trois « grands témoins », qui vont maintenant s’adresser à vous par vidéo interposée. Leurs témoignages, bien entendu, n’engagent qu’eux-mêmes (ils sont d’ailleurs faits pour être discutés), mais ils peuvent peut-être nous inspirer pour nos débats.
C’est le regard de trois écrivains, très parisiens (diront peut-être certains), donc très exotiques, car nous ne pouvons pas oublier, quand le regard se décentre, que l’outre-mer, pour un ultramarin, c’est la métropole. Tels quels, ils témoignent me semble-t-il de l’évolution de la pensée française sur le multilinguisme, et plus généralement, de l’évolution des esprits.
De ce point de vue, les EGM-OM marquent une étape, c’est un moment de maturité, c’est l’aboutissement d’un processus, mais en contribuant à la réalisation du petit film que nous allons voir maintenant, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’est à votre action militante que nous devons cette évolution.
M. Michel Colardelle, directeur des affaires culturelles de Guyane
modifier« Cet enfant sera la honte de notre nom
cet enfant sera notre nom de Dieu
Taisez-vous
Vous ai-je ou non dit qu’il fallait parler français
Le français de France
le français du français
le français français ?
Désastre.
Parlez-moi du désastre
parlez m’en. »
C’est ainsi que Léon Gontran Damas, guyanais, ami de Césaire et de Senghor et qui a été avec eux à l’origine de la pensée révolutionnaire de la négritude, dont le centenaire de la naissance est inscrit pour l’année qui vient, dans le programme des célébrations nationales, fait parler une mère imaginaire d’un imaginaire enfant d’outre-mer, dans le poème du recueil "Pigments" intitulé Hoquet en 1937. Une mère convaincue de la nécessité de faire disparaître les traces de sa propre culture pour adhérer mieux au monde global, comme on ne le disait pas encore. Une mère métaphorique imprégnée d’auto-intimidation. Quelle phrase mieux que ces vers douloureux aurait pu exprimer le désarroi de celui que se sent nié dans sa culture, repoussé dans l’ornière s’il ne consent à se travestir. C’est que l’histoire pèse. On sait bien que le français était imposé au détriment des autres langues régionales comme langue officielle de la monarchie dans un processus d’unification de l’État et, en quelque sorte, bien avant la lettre de création de la nation. Plus tard, l’abbé Grégoire, en 1794, intitule son célèbre texte à la Convention : Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et la nécessité d’universaliser l’usage de la langue française. Par étape, le projet politique et idéologique a été de manière constante d’éradiquer les autres langues. Pourtant, Ernest Renan n’affirme-t-il pas, dans le non moins célèbre texte de sa conférence à la Sorbonne en 1882, Qu’est-ce que la nation ? : « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir. » La trace, voici qui nous rapproche d’Édouard Glissant qui évoque la mémoire de la trace comme fondement d’une créolisation du monde qui est pour lui une philosophie, un processus culturel, une dynamique sociale, une poétique. Mais revenons à la Guyane. Le multilinguisme, gentiment et de manière condescendante, paré de toutes les vertus de la diversité culturelle, le politiquement correct, est ici, en Guyane, une véritable cause de souffrance alors que la diversité linguistique et culturelle représente une richesse potentielle importante du point de vue du développement social, éducatif, économique, aussi bien que culturel. Souffrance de l’enfant confronté au maître dont il ne connaît pas la langue et qui ne connaît pas la sienne. Souffrance du maître, aussi. Souffrance du parent incapable de décrire les symptômes de son enfant malade au médecin qui vient le soigner. Mal prise en compte dans les différents domaines de la vie publique, cette richesse est méconnue et, paradoxalement, fonctionne aujourd’hui encore comme un handicap. Au-delà du domaine éducatif et de l’échec scolaire dû, alors même que le monde enseignant fait le maximum d’efforts pour y remédier, à la difficulté d’adapter l’école de la République aux réalités des peuples de Guyane autochtones ou immigrés, ce sont en effet l’ensemble des services publics, d’État ou territoriaux qui font part de leurs difficultés en la matière, des services secours incendie à la poste en passant par les différents services sociaux. Ils font part également de leur besoin de mettre en place pour leur personnel en contact avec les publics, des formations à la diversité culturelle et linguistique à laquelle ils sont quotidiennement confrontés. Plusieurs initiatives existent qui, bien sûr, méritaient d’être amplifiées, coordonnées pour devenir efficaces. On ne peut que citer la multiplicité des acteurs qui sont déjà engagés dans ce combat : le rectorat, le centre national de la formation des personnels territoriaux, la protection judiciaire de la jeunesse, etc. C’est l’un des enjeux de ces États généraux du multilinguisme. Comment faire ? Et pour fonder de bonnes pratiques, comment s’entendre sur une stratégie commune ? Et d’abord, bien sûr, partager la même analyse fondamentale. La question linguistique, en France, reste conflictuelle, qu’il s’agisse d’ailleurs de la seule langue française dont le moindre projet de réforme fait menace de guerre civile ou du statut respectif et de la place à accorder aux différentes langues. Mais la raison a fait évoluer les positions, très lentement et de manière aléatoire, non sans conflit, avec des étapes. Le rapport Cerquiglini sur les langues de France incluant, outre les langues régionales, des langues minoritaires à préserver et à valoriser — ça nous intéresse évidemment beaucoup ici — comme n’étant langue nationale d’aucun territoire : l’arabe maghrébin, le berbère, l’arménien occidental, le hmong. La Charte européenne des langues régionales et minoritaires adoptée par la France mais non ratifiée car jugée inconstitutionnelle. Le rapport coordonné par Amin Maalouf en 2008 au conseil de l’Europe intitulé « Un défi salutaire. Comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe » et, récemment, les États généraux du multilinguisme en Europe qui ont été conduits sous présidence française il y a deux ans. Je souhaite, après ce rapide historique qui rappelle la difficulté de la question, revenir plus précisément à notre sujet : le multilinguisme en outre-mer. Est-ce spécifique ? Si ça ne l’est pas, on ne voit pas ce qui justifiait de ne pas envisager ces journées de débats de manière plus globale : le multilinguisme en France. Si ça l’est, qu’est-ce qui justifie le regroupement de territoires aussi différents linguistiquement, donc culturellement, que ceux qui forment l’outre-mer, sinon la commune position de dépendance par rapport à une langue dominante, celle du groupe dominant. Notre débat part de l’idée que puisque dans les régions, sous l’autorité de la République, donc sous sa protection, les effets de la modernité, dont l’unification linguistique est l’un des aspects, peuvent être corrigés au moins partiellement par une action publique. Celle-ci repose sur l’angélique croyance en un quelconque consensus en France sur la question de la place du français et de son rapport avec les autres langues parlées sur les territoires, mais j’ai déjà dit que c’était vraiment une vision irénique. Se pose ensuite la question finalement de la légitimité. Ici, en Guyane, à la suite des États généraux de l’outre-mer, est envisagée la création d’un pôle du multilinguisme. Quelle est la justification de la démarche ? Pour que ça ne soit pas un sauvetage de l’extérieur, une nouvelle forme d’assistanat pouvant être assimilée à une intrusion voire de l’ingérence, une position éthique claire doit être adoptée. À discuter : celle de l’obligation de se référer aux volontés des groupes de locuteurs concernés, d’admettre comme prééminent leur projet. C’est là qu’intervient la légitimité propre de la région en ce qui concerne la question de la préservation des cultures et donc des langues locales. Et là, sur cette initiative, l’État peut et doit, à mon avis, appuyer. Ce sont ces inquiétudes fondamentales que je voulais exprimer lors de ce début de congrès, pour dire qu’ici la question est sérieuse, qu’elle ne peut être traitée ni de manière totalement scientifique, ni de manière totalement administrative. C’est dans la subtilité d’un processus de compréhension, dans la patience d’une parole écoutée, dans l’empathie d’une conscience partagée que peut naître une posture qui ne soit ni autoritaire ni normative, laissant place à la vie, aux aléas, à la chaleur issue du frottement (référence encore à Lévi-Strauss). C’est à cette réflexion que nous vous invitons, heureux que le ministère de la Culture et de la Communication ainsi que Xavier North et la délégation générale à la langue française et aux langues de France aient choisi la Guyane pour siège, pour lieu emblématique de cette réunion. Je voudrais bien sûr, en terminant, remercier la région, tellement active dans le domaine de la culture, le centre spatial guyanais qui est de tous les bons coups aux côtés des uns et des autres pour aider, le fond social européen et l’Europe, on en parle beaucoup, toujours en mal, mais c’est un outil et c’est une aide considérable, le parc amazonien de Guyane qui est, là aussi, toujours aux côtés des bons et des grands projets. En conclusion, je vais rappeler que les États généraux, dans l’histoire, ont une connotation. Le terme n’est pas innocent. Normalement, ça se poursuit par une révolution. C’est à cette révolution que je vous invite de réfléchir.
Mme Florence Robine, recteur de l'académie de Guyane
modifierMonsieur le président,
Monsieur le préfet,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le délégué général à la langue française et aux langues de France,
Mesdames et Messieurs,
Il m’échoit le redoutable honneur d’intervenir au nom du ministère de l’éducation nationale et en lieu et place de M. Jean-Michel Blanquer, directeur général de l’enseignement scolaire, que je suis chargée d’excuser parce que, malgré son très vif désir (les gens qui le connaissent sauront de quoi je parle) de se rendre en Guyane et de prendre une part active à ces États généraux, il est malheureusement retenu à Paris. Nous avons beaucoup parlé de la Guyane, permettez-moi d’en dire encore quelques mots. La Guyane, région de France, territoire d’Europe, c’est un point que nous devons souligner, morceau d’Amazonie, parcelle d’Amérique du Sud. C’est surtout une terre, je dirais, de paradoxe, d’originalité, de richesse qui, chaque jour, s’exprime par ses langues. Toutes les langues sont maternelles, beaucoup sont régionales, l’une d’entre elles est nationale, quelques unes sont qualifiées d’étrangères même si elles deviennent de plus en plus locales. Vous comprendrez donc aisément l’intérêt que le rectorat de la Guyane attache à ces États généraux du multilinguisme dans les outre-mer et pour lesquels nous avons, je pense, activement participé aux côtés du ministère de la culture et dont nous partageons absolument les objectifs. Pour nous, ces États généraux sont une occasion unique de réfléchir, au-delà des particularismes régionaux et locaux, à une politique linguistique et éducative qui puisse concilier l’indispensable maîtrise de la langue française avec la valorisation d’un patrimoine linguistique culturel riche et diversifié. Nous l’avons dit plusieurs fois, la jeunesse guyanaise et donc principalement nos élèves — je me permets de rappeler que 25% de la population guyanaise a moins de 25 ans, 45% a moins de 20 ans — ces jeunes disposent d’un héritage linguistique pluriel bien vivant, fruit de migrations très anciennes ou bien contemporaines voire modernes, mais aussi produit d’un métissage fécond. Ce métissage, cet héritage, permet d’entendre aujourd’hui, on l’a dit, sur le Maroni, l’Oyapock ou l’île de Cayenne, une multiplicité de langues, près d’une vingtaine, comme on nous l’a rappelé tout à l’heure. Je tiens à le dire, la valorisation de cette diversité culturelle et linguistique est prise en compte depuis près de 13 ans, cette année, qu’existe le rectorat et l’académie de la Guyane avec des dispositifs innovants dont on aura l’occasion de parler dans les ateliers tels les intervenants en langue maternelle et je renouvelle mon engagement tout à fait fort sur ces points de politique éducative qui nous semblent tout à fait prioritaires. Cependant, et j’en suis bien consciente, on peut légitimement questionner le rôle de l’école dans la mise en valeur et le respect de cette diversité linguistique culturelle et, permettez-moi de le dire, on peut aussi s’interroger sur ce qui est quand même sa mission première, c’est à dire sur le rôle de l’école dans la transmission de la langue française au sein des autres langues. Je voudrais le redire de façon forte, la première mission de l’école de la République, celle qui nous est assignée par l’ensemble des élus, au sein même de la loi d’orientation de l’école qui a été votée en 2005, c’est la maîtrise de la langue française qui constitue le premier pilier du socle commun et sur lequel se fonde une grande partie de nos politiques et des évaluations que nous conduisons au niveau national. Dès lors, comment faciliter et motiver l’apprentissage du français dans un environnement linguistique équilibré et respectueux, c’est pour moi l’objectif de nombre de nos réflexions au sein de l’éducation et que je souhaite partager avec l’ensemble des participants de ces États généraux. Comment faire en sorte que la coexistence des langues ne constitue pas un obstacle pour la maîtrise de la lecture et de l’écriture et pour l’acquisition de toutes les compétences du socle commun auquel ont droit tous nos élèves ? Ce sont des questions extrêmement concrètes qui préoccupent les professeurs de nos écoles au quotidien qui sont soucieux, évidemment, de préserver la richesse du patrimoine de nos élèves et de nos familles mais aussi, d’offrir au sein de leur classe les clefs d’une réussite scolaire, professionnelle et sociale. Nous tous, éducateurs, nous mesurons l’importance de former chez nos jeunes élèves une relation à l’autre qui soit guidée par une curiosité respectueuse et tolérante. Dans cette société de mondialisation ou de globalisation où nos jeunes, fort légitimement, aspirent à trouver leur juste place, naître dans une communauté multilingue comme la Guyane, comme celle des outre-mer devrait être une vraie chance et peut être une vraie chance. Et il me semble, puisqu’on a prononcé le mot à plusieurs reprises de laboratoire, que les sociétés ultramarines qui sont le microcosme même, l’exemple même de la diversité linguistique et culturelle mondiale, sont pour nous un laboratoire éducatif absolument prodigieux sur lequel toutes les bonnes volontés sont appelées pour réfléchir avec nous. Une des tâches de l’école, c’est de cultiver chez les élèves la capacité de se concevoir comme membre d’un groupe à la fois hétérogène et uni. Et si cette école souhaite réussir à promouvoir la compréhension et le respect de la nature de tous les groupes qui constituent la société, elle doit savoir préserver et reconnaître la diversité linguistique, elle doit arriver à faire comprendre que toute langue traduit un découpage et une représentation unique de la réalité du monde. Savoir que toute traduction, par exemple, puisque c’est un des sujets qui sera étudié dans les ateliers et qui, pour nous, est tout à fait d’importance, est une interprétation imparfaite du message d’origine. C’est une leçon de tolérance culturelle que nos éducateurs ne doivent pas manquer de faire comprendre à la jeunesse et c’est une des missions que nous assignons évidemment à l’ensemble de nos professeurs. Mais nous savons, bien entendu, tous ici que cette tâche serait vaine sans que ne soit aussi enseigné de la manière la plus éclairée et la plus performante possible, la langue française à tous nos élèves. Et nous savons que la langue française reste pour la Guyane comme pour les territoires de l’outre-mer républicain un outil incontournable de la cohésion sociale, un vecteur essentiel de la littératie, de la culture, de l’émancipation, de la liberté, en bref. Et nous savons qu’elle constitue, enfin, le mode d’expression d’une aspiration démocratique partagée. Et, dès lors, la question qui se pose à l’école tous les jours, et nous avons besoin de l’ensemble de la communauté pour nous aider à y répondre, c’est comment s’assurer de l’enseignement et de la maîtrise de la langue française dans l’optique d’un multilinguisme serein et respectueux ? Et c’est donc dans cette tension qui me semble tout à fait essentielle qui souhaite concilier à la fois instruction nécessaire, émancipation sociale et valorisation de toutes les langues et de toutes les cultures, que vont certainement, je n’en doute pas, se situer vos réflexions auxquelles nous sommes extrêmement heureux de participer. Et je tiens à féliciter très chaleureusement les organisateurs de ces États généraux. Sachez que le rectorat de la Guyane et, de façon plus générale, le ministère de l’Éducation nationale, à travers tous ses représentants, tous ses acteurs saura examiner avec soin et vous entendre, en particulier sur les résultats de vos travaux, aussi bien les vœux que vous émettrez, les propositions, que les critiques qui ne manqueront certainement pas d’apparaître à l’issue de ces États généraux. L’école souhaite dessiner, à côté de tous les partenaires et de tous les acteurs publics, le plan, l’architecture de la Guyane gagnante de demain.
Je vous remercie.