Précis d'épistémologie/Les vertus thérapeutiques de l'autonomie

Les troubles psychiques modifier

Les troubles psychiques sont les troubles des émotions et du système exécutif qui se manifestent par des comportements anormaux qui font souffrir.

Le système exécutif est le système qui fait exister la volonté, c'est à dire le système qui rend capable de prendre des décisions volontaires et de les faire appliquer. Dans ce livre, il est expliqué avec un modèle d'administration centralisée sans administrateur central.

Le système émotionnel regroupe tous les sous-systèmes qui nous rendent capables d'avoir des émotions.

Un dysfonctionnement sensoriel ou moteur ne se répercute pas forcément sur les systèmes émotionnel et exécutif. Dans ce cas, le trouble est neurologique mais n'est pas psychique, au sens ici défini.

Les systèmes émotionnel et exécutif marchent ensemble. Le bon fonctionnement de l'un est nécessaire au bon fonctionnement de l'autre, parce que le système exécutif sert à la régulation des émotions, et parce que les émotions servent à la prise de décision. C'est pourquoi les troubles psychiques sont toujours en même temps des troubles des émotions et de la volonté.

Pour comprendre les dysfonctionnements il faut comprendre le fonctionnement. D'un point de vue théorique, la psychopathologie est donc fondée sur la compréhension du fonctionnement des systèmes exécutif et émotionnel. Inversement l'étude des dysfonctionnements peut apporter des renseignements précieux pour comprendre le fonctionnement. La psychopathologie est donc un sujet de première importance pour la recherche fondamentale en psychologie.

Le concept d'anormalité peut être interprété au sens biologique ou au sens sociologique:

Au sens biologique un comportement est anormal lorsqu'il est contraire à la satisfaction des besoins fondamentaux. Au sens sociologique, un comportement est anormal lorsqu'il est contraire aux attentes sociales, lorsqu'il s'écarte des normes couramment acceptées. Les comportements anormaux au sens biologique font toujours souffrir et manifestent toujours un trouble psychique. En revanche les comportements anormaux au sens sociologique ne font pas toujours souffrir. Les déviances ne rendent pas forcément malheureux. Elles manifestent des troubles psychiques seulement si elles font souffrir.

La plupart des troubles psychiques se manifestent par des comportements inadaptés à leur environnement social, donc déviants. Il faut souligner que la plupart du temps ces déviances ne sont pas volontaires. L'individu aimerait bien être normal, comme tout le monde, et souffre de ne pas y arriver. Lorsque la déviance est volontaire et que l'individu en souffre, on est en présence d'une personnalité autodestructrice. Lorsqu'une déviance volontaire fait souffrir les autres, il s'agit d'une personnalité antisociale. Ce dernier cas est extrêmement minoritaire dans le champ de la psychopathologie. La plupart des patients sont des personnes qui souffrent et qui n'y peuvent rien, pas des criminels.

On peut mettre en question les critères de souffrance et d'anormalité sociale. Si quelqu'un passe son temps à discuter avec les anges et s'il y trouve son bonheur, sans déranger personne, il n'y a pas de souffrance, mais on est quand même tenté de parler de trouble psychique. L'importance du critère de souffrance n'est pas théorique mais surtout pratique. La psychiatrie n'a pas pour fonction d'imposer les normes sociales, sinon elle se transforme en instrument de répression. Sa vocation est de soigner les souffrances, pas de faire souffrir. Lorsque les comportements déviants ne font pas souffrir, un psychiatre n'a pas à intervenir, il doit les tolérer, comme tout le monde, et peut même parfois s'en réjouir.

Même les comportements qui respectent les normes sociales sont parfois morbides. Il y a des coutumes barbares, des folies collectives, des maladies sociales. Là encore l'importance du critère d'anormalité sociale n'est pas théorique mais surtout pratique. Un psychiatre doit avant tout soigner des individus qui souffrent. Soigner une société malade ne relève pas directement de sa compétence.

En définissant les troubles psychiques comme des troubles des émotions et des fonctions exécutives, on adopte une approche centrée sur l'individu, à laquelle on reproche parfois, avec raison, une erreur de perspective, parce que les troubles individuels s'inscrivent en général dans un environnement social lui-même troublé. Par exemple il est possible que des individus soient capables de vivre d'une façon tout à fait normale tant qu'ils restent séparés, et qu'ils adoptent des comportements inadaptés dès qu'ils se retrouvent ensemble. Dans de tels cas, le trouble est collectif avant d'être individuel. Mais là encore il s'agit de troubles des émotions et de la volonté, limités à un environnement social particulier. Une approche systémique, qui prend en compte le tissu de relations sociales dans lequel les individus sont insérés, n'est pas exclue par la présente définition des troubles psychiques, parce que même les troubles collectifs se manifestent par des dysfonctionnements individuels.

Se guérir soi-même modifier

Autant qu'il est possible, les thérapies doivent requérir la participation active du patient. On demande au patient de faire usage de son intelligence et de sa volonté pour soigner sa volonté et son système émotionnel. Cela peut sembler désespéré. Si la volonté est devenue dysfonctionnelle, comment pourrait-elle fonctionner pour se réparer elle-même? De fait, dans les cas graves, lorsque les patients sont livrés à eux-mêmes, ils sont souvent incapables, même avec les meilleures intentions, de soigner leur propres troubles, et s'ils essaient quand même, les conséquences sont parfois désastreuses. L'automédication solitaire n'est pas à recommander, sauf si les troubles sont légers.

Lorsqu'un individu souffre de troubles psychiques, son système exécutif est à la fois un organe endommagé qu'il faut réparer, une cause d'aggravation des troubles et le principal instrument de guérison.

Lorsque le système exécutif est endommagé, il perd, partiellement ou complètement, la capacité à se protéger lui-même. C'est pourquoi les troubles psychiques ont une fâcheuse tendance à s'aggraver. De ce point de vue, ils sont semblables aux déficiences immunitaires. Lorsque le système immunitaire est endommagé, l'individu devient la proie de tous les agents pathogènes présents dans son environnement. De la même façon, les troubles psychiques rendent l'individu très vulnérable face à toutes les agressions psychiques qu'il subit, parce qu'il a perdu sa capacité à se protéger. Et cela peut même être encore pire, lorsque les comportements deviennent autodestructeurs. L'individu devient un danger pour lui-même, voire un tortionnaire, en retournant sa volonté contre lui-même.

Il peut sembler très déraisonnable de demander au patient d'être son propre médecin, comme si on lui demandait de mettre son sort entre les mains d'un malade. Mais si elle est bien comprise, cette demande est une condition nécessaire pour une véritable guérison. La volonté est naturellement autoprotectrice et autoguérisseuse. En général, la vie n'est pas un long fleuve tranquille, ou elle ne le reste pas très longtemps. Il faut de la volonté pour supporter et surmonter les épreuves qu'elle nous fait subir. Les troubles psychiques apparaissent justement lorsque la volonté n'est plus capable d'exercer cette fonction autoguérisseuse. Pour retrouver la santé il faut rétablir sa capacité à supporter et surmonter les épreuves de la vie. Demander au patient d'être son propre médecin n'est pas déraisonnable parce que c'est simplement lui demander de faire usage de ses facultés naturelles.

Il se peut que les troubles soient tellement graves qu'une telle demande soit tout à fait vaine. Mais heureusement ce n'est pas le cas général. Le plus souvent la volonté a conservé une certaine capacité à agir sur elle-même, à se protéger et à se soigner. Elle a souvent besoin d'être conseillée et aidée pour mener à bien sa démarche d'autoguérison.

Même dans les cas où un traitement aux médicaments suffit à la guérison, où le patient semble donc purement passif, sa participation active fait partie de la guérison, même si elle n'a pas été sollicitée. Les médicaments délivrent le patient d'une partie de ses souffrances et l'aident à retrouver une certaine maîtrise de lui-même. Il retrouve la capacité à faire un bon usage de sa volonté et se guérit ainsi lui-même.

La critique comme moyen de guérison modifier

Pour exercer normalement sa volonté il faut un minimum de lucidité sur soi-même et sur ses conditions de vie. Il faut également un minimum de savoir éthique pour prendre de bonnes décisions. Ces deux formes de connaissance sont généralement perturbées par les troubles psychiques. L'individu comprend mal ce qu'il est devenu et ce qu'il devrait faire. Une thérapie doit rétablir un minimum de lucidité. Elle ne requiert pas de tout savoir sur soi-même, ou de devenir un expert-psychiatre de ses propres troubles. Elle demande seulement de se servir de ses facultés naturelles de connaissance de soi-même afin de s'adapter aux difficultés de sa vie et aux conséquences d'un passé douloureux. Il s'agit simplement d'en savoir assez sur soi-même pour prendre de bonnes décisions.

La fausse conscience peut empêcher la volonté de jouer son rôle autoprotecteur et autoguérisseur, parce qu'elle empêche de s'adapter à la réalité intérieure niée. La fausse conscience est donc en général une cause d'aggravation des troubles psychiques. Une thérapie demande qu'on se serve de sa volonté pour renoncer aux illusions qui entretiennent les troubles, mais pour cela il faut commencer par les identifier, ce qui n'est pas facile, puisqu'on se tient à ses illusions justement parce qu'on ne veut pas savoir.

Les illusions sont comme de fausses théories, ou de faux modèles de la réalité. Elles sont des croyances inadaptées qui nous empêchent de nous adapter. La méthode pour reconnaître leur fausseté est universelle. Comme pour toute activité scientifique, il faut confronter nos croyances à la réalité afin de réunir des preuves de leur vérité ou de leur fausseté, il faut donc être critique et autocritique. On doit être comme un scientifique qui réunit les meilleures preuves pour vaincre des préjugés, ou pour surmonter d'autres obstacles au progrès du savoir. On apprend à se connaître soi-même, et donc à se maîtriser soi-même, de la même façon qu'on apprend les sciences, en activant son esprit critique. Inviter le patient à se servir de sa raison, à confronter ses croyances à la réalité, à les discuter lors d'un débat critique intérieur, afin de reconnaître les illusions et de les remplacer par des croyances adaptées, est l'un des principaux modes d'intervention utilisés par les thérapies cognitives (Beck 1975). En aidant à reconnaître le bon savoir, le savoir sur le savoir peut donner aux patients davantage de force critique pour se défaire de leurs illusions et guérir ainsi leurs troubles psychiques.

Le travail de prise de conscience, de renoncement aux illusions de la fausse conscience, n'est en général à lui seul pas suffisant pour soigner les souffrances. Le premier effet de la lucidité est même souvent plutôt d'intensifier la souffrance, parce qu'en général on se réfugie dans la fausse conscience pour fuir ce qui nous fait mal. Un travail de conscience peut donc être dangereux. Il ne suffit pas de regarder en face une réalité qui fait souffrir et qu'on a niée jusque là, il faut surtout prendre conscience des moyens qui nous permettent de dépasser cette souffrance et de retrouver un minimum d'équilibre intérieur.

On n'a pas seulement besoin d'une conscience lucide, on a surtout besoin d'expériences réparatrices pour guérir. Lorsqu'on souffre de troubles psychiques, il y a en général des problèmes à la fois du côté du surmoi et du côté du ça, tout particulièrement les systèmes émotionnels. Le surmoi est inadapté à la réalité extérieure et intérieure et nos réactions émotionnelles nous font souffrir. Pour guérir on doit corriger le surmoi pour l'adapter à la réalité et donc faire un travail de lucidité mais on doit aussi apprivoiser le ça, pour supprimer ou réduire les souffrances excessives ou inadaptées qu'il nous inflige.

Quand on est malade on a besoin d'expériences heureuses pour s'apaiser et se guérir, mais justement on a perdu en tombant malade la capacité à se donner des expériences heureuses, partiellement ou totalement. Le travail critique peut aider à se réconcilier avec son expérience et y trouver un peu de bonheur. L'esprit critique invite à voir dans toute expérience, heureuse ou malheureuse, une source d'enrichissement. Même un passé qui fait horriblement souffrir, un présent qui dégoûte ou un avenir qui fait angoisser sont un riche matériau empirique pour exercer la conscience et la renforcer. Nous avons besoin d'expériences pour confirmer nos bonnes croyances, celles qui nous aident à bien vivre, et pour infirmer et corriger nos croyances inadaptées. La force critique peut nous aider à nous réconcilier même avec le malheur, parce que c'est parfois un chemin de lucidité, et donc à mieux vivre l'expérience de la maladie. Accepter sa maladie est une des premières conditions de la guérison.

La paix intérieure modifier

Lorsque le moi est divisé, chaque aspect de la personnalité se sent menacé par les autres qui nient ses valeurs et ses croyances. Comme tout ce qui est vivant, une réaction naturelle est de se protéger et de se défendre contre cette agression. Et comme nous croyons souvent, à tort, d'une façon paranoïaque, que l'attaque est la meilleure défense, un aspect de la personnalité qui se sent menacé devient agressif et se retourne contre ses agresseurs.

Un surmoi agressif, plein de haine et de mépris contre tout ce qui ne lui obéit pas, est un facteur d'aggravation des conflits intérieurs. Les parties du moi haïes ou méprisées cherchent à se venger de cette agression du surmoi. Et elles peuvent se venger même si elles ne peuvent pas s'approprier les ressources de la conscience et de la volonté. Le moi ressemble alors à un État répressif où le déploiement de moyens policiers ne fait qu'envenimer la colère sociale.

Un moi divisé se comporte parfois comme une girouette et laisse au gré des circonstances tel ou tel aspect de la personnalité dominer et s'approprier les ressources de la volonté consciente. Le moi ressemble alors à un État où de nombreux gouvernements se succèdent et s'efforcent de détruire ce que les autres essaient de construire.

Vivre et laisser vivre n'est pas qu'un principe de vie sociale, c'est aussi un principe de vie intérieure. Autant que possible il faut rechercher une sorte de coexistence pacifique entre nos diverses aspirations intérieures, que chacune puisse se développer sans nuire aux autres, et on a besoin d'un surmoi qui laisse vivre cette diversité intérieure, pas qu'il la réprime inutilement. « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé » est un principe de thérapie psychique. Il faut se donner un surmoi semblable à une autorité bienveillante qui encourage la paix intérieure.

La pensée est naturellement intolérante. Lorsqu'on se fixe des principes, on nie tout ce qui les contredit. Mais la raison ne se réduit pas à cette pensée d'entendement, rigide et fixée à ses principes. Elle accueille tous les points de vue, toutes les théories, toutes les hypothèses. Si on veut développer sa pensée et contribuer ainsi à la raison, on doit se fixer des principes et s'y tenir dans nos raisonnements pour développer une théorie. Si on ne le faisait pas, il n'y aurait pas de théorie et donc pas de raison. Mais on n'est pas obligé d'étudier une seule théorie, comme la pensée d'entendement pourrait nous inciter à le croire, et on comprend facilement qu'on enrichit son savoir en accueillant une grande diversité de théories, qui souvent se contredisent les unes les autres. Une telle diversité n'est pas forcément une menace pour l'unité intérieure, parce qu'on peut être à son écoute et estimer qu'elle mérite d'être dite et entendue sans forcément toujours l'approuver. On peut même accueillir des pensées et des avis qu'on réprouve sans les mépriser ou les haïr, parce qu'ils méritent quand même d'être exprimés. Cette tolérance intérieure est plutôt de nature à renforcer l'autorité du surmoi, parce qu'elle ne s'épuise pas à lutter contre ses adversaires.

La tolérance a forcément des limites, puisqu'il faut bien se protéger contre ceux qui la menacent. Mais même lorsque certaines formes de répression intérieure sont nécessaires, il vaut mieux rester bienveillant avec soi-même. Une main de fer dans un gant de velours. On peut réprimer des envies ou des désirs sans forcément les mépriser ou les détester, et sans se haïr soi-même. La haine de soi ne fait qu'aggraver les conflits intérieurs. Un moi qui exerce une autorité bienveillante et tolérante sur lui-même ressemble à un État idéal où la police arrive toujours à imposer le respect de la loi par la persuasion de la raison, sans être armée et sans faire usage de la violence.

Les réactions intérieures modifier

Les réactions intérieures sont les réactions aux événements intérieurs. Nous réagissons aux conditions extérieures et à nos conditions intérieures. Nos émotions, nos croyances, nos désirs et nos décisions peuvent nous faire réagir et éveiller de nouvelles émotions, de nouvelles croyances, de nouveaux désirs ou nous pousser à prendre une nouvelle décision.

Les réactions intérieures sont beaucoup plus déterminantes que les réactions immédiates aux conditions extérieures, parce que notre comportement dépend de l'enchaînement de toutes nos réactions, immédiates et intérieures. Sans changer nos réactions immédiates nous pouvons changer complètement notre façon de réagir, simplement en modifiant nos réactions intérieures.

Une attaque de panique résulte d'une réaction intérieure inadaptée. On commence par ressentir une angoisse intense, plus intense que les angoisses auxquelles on est habitué, et on réagit en croyant qu'elle annonce une mort imminente, qu'on va suffoquer ou que le cœur va s'arrêter. La réaction intérieure à l'angoisse l'amplifie démesurément et provoque la panique. On est très étonné finalement quand on se rend compte qu'on n'en meurt pas. C'est très douloureux mais ça ne tue pas, il suffit d'attendre que ça passe.

On peut comparer une attaque de panique à une société envahie par des craintes superstitieuses confirmées par l'État, qui annonce une catastrophe imminente au lieu de déclarer que l'angoisse collective est sans fondement.

Avoir une pensée inconvenante ou criminelle et croire qu'on va devenir fou, ou méprisé et haï par tous, ou foudroyé sur place, ou criminel, sont des exemples courants de réactions intérieures inadaptées. Les pensées inconvenantes ou criminelles ne sont en général pas si dangereuses. Elles sont un sujet d'embarras, parce qu'elles révèlent des vérités qui dérangent, mais elles ne sont pas incompatibles avec une vie psychique équilibrée, pourvu qu'elles soient jugées comme il convient.

Les réactions intérieures inadaptées, quand elles sont vraiment trop inadaptées, font les troubles psychiques. Même une phobie simple n'est pas qu'une réaction inadaptée à une situation extérieure anxiogène. Quand on est phobique, on n'a pas seulement peur de la situation anxiogène, on a surtout peur de sa peur, peur de l'angoisse que la situation anxiogène va éveiller et révéler. On fuit la situation anxiogène pour fuir son angoisse. Pour se guérir d'une phobie, il faut commencer par se familiariser avec sa peur, il faut apprendre à avoir moins peur de sa peur, il faut l'accueillir et l'accepter pour l'apprivoiser, et la réduire à un niveau où elle n'empêche plus de vivre normalement.

Toutes les réactions intérieures violentes et tournées contre soi-même sont des formes de la haine de soi. On peut être dégoûté, enragé, affligé ou angoissé par ses propres réactions. Ce sont évidemment des réactions intérieures inadaptées. On voudrait être un autre mais on ne peut pas. Il faut bien s'adapter à celui qu'on est parce qu'on en a pas d'autre qui pourrait le remplacer.

En se donnant un surmoi bienveillant, tolérant et apaisant, on se donne des réactions volontaires adaptées à soi-même et on peut ainsi corriger partiellement la haine de soi. On renonce à nos réactions volontaires haineuses et on les remplace par des réactions bienveillantes qui imposent sans violence une bonne autorité. La plupart de nos réactions intérieures ne sont pas volontaires, la haine de soi n'est pas que dans le surmoi, elle est aussi dans le ça, mais comme la volonté consciente a naturellement une grande puissance intérieure, pourvu qu'elle soit lucide, même nos réactions involontaires haineuses peuvent être apaisées et disciplinées. Un ça qui fait souffrir peut être apprivoisé.

La vérité biographique et autobiographique modifier

Un patient a un cerveau divisé lorsque les connexions entre les deux hémisphères ont été coupées, pour soigner son épilepsie. Chaque hémisphère est alors en partie indépendant de l'autre. L'un des hémisphères, souvent à gauche, est le lieu de production de la parole, réelle ou seulement pensée. Chaque hémisphère ne voit qu'une moitié du champ visuel. Lors d'une expérience avec un patient au cerveau divisé, on a montré une griffe de poulet à son hémisphère gauche et une scène de neige à son hémisphère droit (Gazzaniga 1998, p.24-25). L'exercice était de choisir une autre image apparentée à la première. Le patient a choisi un poulet avec sa main droite et une pelle avec sa main gauche (chaque hémisphère commande la main du côté opposé). Quand on a demandé au patient pourquoi il avait choisi la pelle, son hémisphère gauche a répondu qu'elle pouvait servir pour nettoyer le poulailler. Il a forcément inventé cette explication, puisqu'il ne sait pas que l'hémisphère droit a vu la scène de neige.

Cette expérience avec un patient au cerveau divisé montre de façon flagrante la tendance du cerveau à affabuler, mais cette tendance est très générale. Nous inventons toujours beaucoup d'explications pour tout ce que nous observons, à l'extérieur et à l'intérieur, alors que nous sommes très souvent superstitieux ou aveuglés par des illusions. Identifier les causes d'un événement et énoncer des lois qui soient vraies au moins la plupart du temps est un exercice difficile, et nous nous fourvoyons la plupart du temps. Faut-il en conclure que l'autobiographie est toujours une fiction ? que le moi est une illusion qui affabule pour se donner l'illusion qu'elle est plus qu'une illusion ?

La vie d'un individu est toujours infiniment complexe. Aucun compte rendu aussi précis soit-il ne peut rassembler tous les faits qui construisent une destinée. Il est hors de question de tout savoir sur soi-même, ou de tout savoir sur autrui. Pour raconter l'histoire d'une vie il faut sélectionner des événements que l'on croit signifiants. De très nombreuses histoires très différentes entre elles peuvent raconter la même vie, même si elles portent toujours sur des faits avérés.

L'histoire d'une vie n'est pas qu'une succession d'événements. On veut aussi des explications. On veut comprendre l'enchaînement des causes et des effets. Mais comme tous les systèmes complexes, les vies humaines ne se prêtent pas toujours très bien à des explications causales. Les causes d'un effet particulier sont souvent trop nombreuses, trop complexes ou trop difficiles à observer pour être connues. La plupart du temps on n'en sait pas assez pour donner des explications causales satisfaisantes.

L'histoire d'une vie dépend toujours d'un système d'évaluation. Les événements significatifs, les buts poursuivis, les moyens mis en œuvre, les qualités qu'on révèle sont toujours présentés dans un cadre éthique particulier au narrateur. Les mêmes événements peuvent être interprétés comme des réussites, ou des échecs, ou des faits insignifiants, ou des fautes graves, en fonction du système de valeurs qui sert à les interpréter.

Tous les arguments précédents suggèrent qu'on aurait tort de parler de la vérité biographique ou autobiographique, qu'il n'y aurait que des fictions, mais c'est une conclusion insensée.

On se fait souvent des illusions, mais pas toujours. Nos observations peuvent être très justes, très précises et très vraies, dès que les conditions sont réunies pour qu'elles le soient. On se dupe soi-même par inadvertance, par faiblesse de la volonté ou par manque d'esprit critique. Mais si on se sert correctement de nos facultés naturelles de concentration, de fermeté de la volonté et de réflexion, on est souvent très capable d'observer la vérité et de la distinguer des illusions ou des mensonges.

Aucune histoire ne peut raconter la vérité complète sur une destinée. Cela ne prouve pas que toutes les histoires sont fausses, mais seulement qu'elles ne peuvent jamais dire plus qu'une partie de la vérité.

On ne peut jamais raconter l'histoire d'une vie à la façon des physiciens, qui peuvent parfois expliquer un mouvement en identifiant toutes ses causes et en prédisant toutes leurs conséquences, mais on aurait tort d'en conclure qu'il faut renoncer aux explications causales quand on parle de la vie humaine. Toutes nos compétences volontaires, sans aucune exception, reposent sur notre capacité à identifier des causes et des effets, ou des conditions et conséquences. Sans les prédictions causales, nous ne pourrions jamais trouver des moyens pour atteindre nos buts, et nous ne pourrions donc rien faire volontairement. Nous voulons des explications causales parce qu'elles augmentent nos capacités à agir et à maîtriser nos destinées. Les explications causales ne sont pas à rejeter des biographies ou des autobiographies, parce qu'elles en sont un élément essentiel, qui révèle la maîtrise, ou la non-maîtrise, du protagoniste sur sa vie.

La vie et l'esprit ne mettent pas toutes les possibilités éthiques particulières sur un pied d'égalité. Pour bien vivre et bien développer son esprit, on a besoin d'un bon savoir éthique qui nous invite à respecter la vie et à développer l'esprit. La Nature dans son ensemble nous invite à la coopération avec tout ce qui vit. Et pour s'accomplir comme un esprit il faut vivre pour faire vivre l'esprit. C'est pourquoi rien de ce qui est humain ne nous est étranger (Térence). L'histoire d'une vie met toujours en jeu des valeurs qui nous parlent, même si elle fait partie d'une culture très différente de la nôtre. La diversité éthique n'empêche pas de reconnaître des valeurs universelles.

Les vertus thérapeutiques de la narration modifier

Nous ne contentons pas de vivre nos vies, nous passons beaucoup de temps à les raconter, à nous-mêmes par la pensée, ou aux autres par la parole et l'écrit. Nous commentons, nous interprétons, nous expliquons, nous évaluons, tout ce que nous vivons.

La narration est souvent inséparable de l'expérience. Ce que nous ressentons et ce que nous faisons dépendent de ce que nous en pensons (Angus & Greenberg 2011).

La narration n'est pas seulement rétrospective. Elle affirme ou elle nie des capacités et des valeurs. La volonté se construit et se projette dans l'avenir en commentant ses décisions (White & Epston 1990). On peut écrire son avenir en se le racontant.

Toutes les pensées que nous nous donnons pour expliquer et justifier ce que nous faisons manifestent l'autonomie de la volonté. Elle affirme ce à quoi elle s'engage et s'évalue elle-même à partir de ses engagements. En se racontant des histoires, on peut se servir de sa volonté pour la renforcer. Mais on peut aussi l'anéantir, en se poussant au désespoir.

Si nous croyons que rien ne mérite d'être fait alors la vie devient insensée. Pour donner du sens à la vie que nous vivons et que nous nous racontons, nous devons croire que ce que nous faisons a du sens, sinon il ne reste plus qu'à attendre la mort en supportant que tout est vain et insensé. La vie perd son sens si nous ne voulons pas lui en donner.

La narration est le plus grand pouvoir donné par l'autonomie de la volonté. En nous racontant nos vies nous décidons de ce que nous en faisons.

Si nous nous racontons de fausses histoires pour nous donner bonne conscience, pour flatter notre vanité ou pour fuir les problèmes très réels que nous devrions affronter, nous ne nous donnons évidemment pas les moyens de nous développer de façon intelligente et adaptée. Regarder la réalité en face et respecter la vérité sont des conditions nécessaires du bon usage de l'autonomie.

Le respect de la vérité n'est pas la soumission à la fatalité, parce que l'avenir n'est pas écrit d'avance (Cf. La théorie quantique des destinées multiples). Ce qui est fait ne peut être défait, mais le passé peut être dépassé. Quand on se raconte sa vie, il faut bien respecter les vérités passées, mais elles ne déterminent pas l'avenir, on est libre de les interpréter comme on veut pour écrire et vivre la suite de l'histoire.

La bonne nouvelle est qu'il y a une bonne nouvelle, que notre parole peut être une bonne parole. Quand notre parole affirme qu'elle peut être une bonne parole, elle est déjà une bonne parole. Mais bien sûr ce n'est que le début de la bonne nouvelle. Elle prouve qu'elle est vraiment une bonne nouvelle quand elle tient sa promesse, qu'elle est une bonne nouvelle, c'est à dire quand elle porte des fruits. Dire que la parole peut être bonne, intelligente, sage et qu'elle peut nous rendre meilleurs en nous faisant partager sa sagesse est une parole bonne et sage. Mais au commencement la preuve n'est pas complète, il faut vivre la suite. Quand on croit que la parole peut être une bonne parole, on se donne immédiatement les moyens de le prouver, parce qu'on recherche la bonne parole, une parole qu'on ne pourrait jamais trouver si on ne la cherchait pas. Mais une vie n'est pas de trop pour prouver qu'on ne se trompe pas quand on croit que la bonne parole vaut la peine d'être cherchée.