« Philosophie/Thalès de Milet/L'École milésienne » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
m Formatage, ajout de div style="text-align: center;"
Aucun résumé des modifications
 
Ligne 17 :
=== I. Milet et la Lydie. ===
 
C'est à Milet que la plus ancienne école de cosmologie scientifique eut son siège. AÀ l'époque où elle fut fondée, les Milésiens étaient dans une situation exceptionnellement favorable aux recherches scientifiques comme aux entre­prises commerciales. Ils étaient, il est vrai, entrés en con­flit plus d'une fois avec leurs voisins, les Lydiens, dont les souverains s'efforçaient alors d'étendre leur domination jusqu'à la côte ; mais, vers la fin du VIIe siècle avant J-C., Thrasybule, tyran de Milet, avait réussi à signer un arran­gement avec le roi Alyatte, et une alliance fut conclue entre eux, qui non seulement sauva, dans le présent, Milet d'un désastre pareil à celui qui frappa Smyrne, mais la garantit de toute inquiétude pour l'avenir. Même un demi-siècle plus tard, lorsque Crésus, reprenant la politique extérieure de son père, déclara la guerre à EphèseÉphèse et la prit, Milet fut en mesure de maintenir les anciennes relations décou­lant du traité, et ne devint jamais, strictement parlant, sujette des Lydiens. Il n'est guère possible de douter que le sentiment de sécurité dû à cette situation exceptionnelle n'ait été pour quelque chose dans le développement de la recherche scientifique. La prospérité matérielle est la base sans laquelle ne sauraient s'accomplir les plus hauts efforts intellectuels, et, à cette époque-là, Milet était en [38]possession de toutes les élégances de la vie à un degré inconnu dans l'Hellade continentale. Mais ce ne fut pas seulement de cette manière que les relations avec la Lydie favorisèrent le développement de la science à Milet. Ce qu'on appela plus tard hellénisme paraît avoir été traditionnel dans la dynastie des Mermnades. Il peut bien y avoir quelque chose de vrai dans cette affir­mation d'Hérodote que tous les « sophistes » du temps affluaient à la cour de Sardes l. La tradition qui représente Crésus comme ce que nous appellerions le « patron » de la sagesse grecque, était complètement formée au Ve siècle, et si peu historiques qu'en puissent être les détails, il est évident qu'elle n'est pas, de fait, sans avoir quelque fonde­ment. Il faut noter comme particulièrement digne d'atten­tion ce « récit répandu parmi les Grecs », suivant lequel Thalès l'accompagnait dans sa malheureuse campagne contre Pteria, apparemment en qualité d'ingénieur mili­taire. Hérodote, il est vrai, ne croit pas qu'il ait détourné le cours de l’Halys 2, mais il ne s'inscrit pas en faux contre cette histoire en raison d'une improbabilité a priori, et il est tout à fait clair que ceux qui la racontaient n'éprou­vaient aucune difficulté à admettre le rapport qu'elle présuppose entre le philosophe et le roi.
 
[39] II faut ajouter que l'alliance avec la Lydie facilita gran­dement les relations avec Babylone et l'Egyptel’Égypte. La Lydie était un poste avancé de la civilisation babylonienne, et Crésus vivait en excellents termes tant avec les rois d'Egypted’Égypte qu'avec ceux de Babylone. Il est digne de remarque, aussi, qu'Amasis d'Egypted’Égypte avait les mêmes sympathies pour la Grèce que Crésus, et que les Milésiens possédaient un temple à eux, à Naucratis l.
 
=== II. Son origine ===
Ligne 27 :
=== III. L’éclipse prédite par Thalès ===
 
L'indication de beaucoup la plus remarquable qu'Héro­dote nous donne sur Thalès est qu'il prédit l'éclipse de soleil qui mit fin à la guerre entre les Lydiens et les Mèdes3. Or nous pouvons être sûrs qu'il ignorait tout à fait la vraie cause des éclipses. Anaximandre et ses successeurs l'igno­raient certainement4, et il est incroyable que l'explication juste de ce phénomène ait été donnée une fois pour être si vite oubliée. Même en supposant, toutefois, que Thalès ait connu la cause des éclipses, personne ne croira que les bribes de géométrie élémentaire qu'il avait rapportées d'Egypted’Égypte l'eussent mis à même d'en calculer une d'après les éléments du cours de la lune. Mais le fait de la [41] prédiction est trop bien attesté pour pouvoir être rejeté sans examen. Le témoignage d'Hérodote sur un événement qui doit s'être passé une centaine d'années avant sa naissance sera peut-être tenu pour insuffisant ; mais il en est tout autrement de celui de Xénophane, et c'est de ce dernier que nous avons réellement à nous occuper1. Selon Théophraste, Xénophane était disciple d'Anaximandre, et il se peut fort bien qu'il ait vu Thalès et se soit entretenu avec lui. En tout cas, il doit avoir connu une foule de gens capa­bles de se rappeler ce qui était arrivé, et qui n'avaient aucun intérêt concevable à en faire un récit inexact. La prédiction de l'éclipse est réellement mieux attestée qu'au­cun autre fait relatif à Thalès, et il n'en est guère dans la première partie du VIe siècle avant J.-C. qui soit appuyé sur des preuves plus solides.
 
Il est parfaitement possible de prédire des éclipses sans en connaître la vraie cause, et il est hors de doute qu'en réalité c'est ce que faisaient les Babyloniens. Sur la base de leurs observations astronomiques, ils avaient établi un cycle de 223 mois lunaires, à l'intérieur duquel les éclipses de soleil et de lune revenaient à intervalles réguliers 2. Cela, il est vrai, ne les eût pas mis en état de prédire les éclipses de soleil pour un lieu donné de la surface de la terre ; car ces phénomènes ne sont pas visibles dans tous les lieux où le soleil est, à ce moment, au-dessus de l'horizon. Nous n'occupons pas un point au centre de la terre, et ce que les astronomes appellent la parallaxe géocentrique doit être pris en considération. Tout ce qu'il était donc possible de dire, au moyen du cycle, c'est qu'une éclipse de soleil serait visible quelque part, et qu'il valait la peine d'observer le [42]ciel. Or, si nous en pouvons juger d'après le rapport qui nous a été conservé d'un astronome chaldéen, c'était juste­ment là la situation dans laquelle se trouvaient les Baby­loniens. Ils guettaient les éclipses aux dates déterminées, et quand elles ne se produisaient pas, le fait était interprété comme un heureux présage1. Il n'en faut pas davantage pour expliquer ce que l’on nous rapporte de Thalès. Il dit simplement qu'il y aurait une éclipse, et, par un heureux hasard, elle fut visible en Asie-Mineure et dans une circons­tance frappante.
Ligne 35 :
La prédiction de l'éclipse ne jette donc pas une grande lumière sur les connaissances scientifiques de Thalès ; mais si nous pouvons en fixer la date, elle nous fournira un point de départ pour essayer de déterminer l'époque à laquelle il vivait. Les astronomes modernes ont calculé qu'il y eut une éclipse de soleil, probablement visible en Asie-Mineure, le 28 mai (vieux style) de l'an 585 av. J.-C.2, et Pline, d'autre part, place l'éclipse prédite par Thalès à la quatrième année de la 48e Olympiade (585-4 av. J.-C.3). La concordance n'est, il est vrai, pas parfaitement exacte, car mai 585 appartient à l'année 586-5. Elle est suffisam­ment approximative, toutefois, pour que nous ayons le [43]droit d'identifier cette éclipse avec celle de Thalès, et cela nous est confirmé par Apollodore, qui fixait à la même année l’akmè du philosophe1. Une autre indication, que nous devons à Démétrius de Phalère, et suivant laquelle Thalès «reçut le nom de Sage» sous l'archontat de Damasias à Athènes, s'accorde très bien avec toutes ces données, et elle est sans doute basée sur l'histoire du trépied de Delphes, car l'archontat de Damasias est l'ère du rétablissement des jeux pythiques 2.
 
=== V. Thalès en EgypteÉgypte ===
 
L'introduction de la géométrie égyptienne en Grèce est universellement attribuée à Thalès, et il est extrêmement probable qu'il visita l'Egyptel’Égypte, car il s'était fait une théorie [44] des inondations du Nil. Dans un passage bien connu 1 Hérodote donne trois explications du fait que ce fleuve, par une exception unique, croît en été et décroît en hiver ; seu­lement, suivant sa coutume en pareil cas, il ne nomme pas les auteurs de ces explications. Mais la première, celle qui assigne pour cause aux débordements les vents étésiens, est attribuée à Thalès dans les Placita2, de même que par plusieurs écrivains postérieurs. Or ces indications sont tirées d'un traité sur les crues do Nil que l'on croit être d'Aristote, et qui était connu des commentateurs grecs, mais dont il n'existe plus aujourd'hui qu'un abrégé latin du XIIe siècle3. Dans cette œuvre, la première des trois théories mentionnées par Hérodote est attribuée à Thalès, la seconde à Euthymène de Massalie, et la troisième à Anaxagore. Où Aristote — ou celui qui écrivit le livre, s'il est d'un autre — a-t-il pris ces noms? Nous pensons natu­rellement, une fois de plus, à Hécatée, qu'Hérodote repro­duit si souvent sans en mentionner le nom, et cette conjec­ture tire une grande force du fait qu'Hécatée mentionne en effet Euthymène4. Nous pouvons donc conclure que Thalès alla réellement en EgypteÉgypte, et peut-être qu'Hécatée, en décri­vant le Nil, tint compte, comme cela était naturel, des vues de son célèbre concitoyen.
 
=== VI. Thalès et la géométrie ===
 
Quant à la nature et à l'étendue des connaissances mathématiques rapportées d'Egypted’Égypte par Thalès, il y a lieu de faire ressortir que beaucoup d'écrivains se sont sérieusement [45]mépris sur le caractère de la tradition 1. Dans son commentaire sur le premier livre d'Euclide, Proclus énumère, sur l'autorité d'Eudème, certaines propositions qui, à ce qu'il prétend, étaient connues de Thalès2. L'un des théorèmes dont il le crédite est que deux triangles sont égaux lorsqu'ils ont un côté égal compris entre deux angles égaux chacun à chacun. Ce théorème, il doit l'avoir connu, dit Eudème, car autrement il n'aurait pu, du haut d'une tour, mesurer, de la manière dont on raconte qu'il le fit3, les distances de vaisseaux sur la mer. Nous voyons ici com­ment toutes ces indications prirent naissance. Certains faits remarquables en matière de mensuration étaient tradition­nellement attribués à Thalès, et l'on admettait qu'il avait connu toutes les propositions que ces faits impliquent. Mais c'est là une méthode d'inférence tout à fait illusoire. Le mesurage de la distance où se trouvent des vaisseaux sur la mer, et celui de la hauteur des pyramides, qu'on lui attribue aussi4, sont des applications faciles de ce [46] qu'Aahmès appelle le seqt. Ces règles de mensuration peu­vent fort bien avoir été apportées d'Egypted’Égypte par Thalès, mais nous n'avons aucune raison de supposer qu'il en ait su davantage que l'auteur du Rhind-papyrus sur les raisonnements dont elles étaient la conclusion. Peut-être en faisait-il une application plus étendue que les EgyptiensÉgyptiens ; il n'en est pas moins vrai que les mathématiques, au sens propre du mot, n'ont commencé à exister que quelque temps après Thalès.
 
=== VII. Thalès comme homme politique ===
Ligne 55 :
[48]
 
=== IX. Exposé conjectural de la cosmologie de thalèsThalès ===
 
 
Ligne 74 :
Aristote et Théophraste, suivis de Simplicius et des doxographes, suggèrent plusieurs explications de cette réponse. Ces explications, Aristote les donne comme con­jecturales ; seuls, les écrivains postérieurs les reproduisent comme tout à fait certaines1. Le plus probable semble être qu'Aristote attribua simplement à Thalès les arguments dont se servit plus tard Hippon de Samos pour défendre une thèse analogue2. Ainsi s'expliquerait leur caractère physiologique. Le développement de la médecine scienti­fique avait rendu les arguments biologiques très popu­laires au Ve siècle ; mais, à l'époque de Thalès, ce à quoi l'on s'intéressait surtout, ce n'était pas la physiologie, mais bien plutôt ce que nous appellerions la météorologie, et c'est par conséquent de ce point de vue que nous devons essayer de comprendre la théorie.
 
Or, il n'est pas très difficile de se rendre compte comment [50] des considérations de nature météorologique condui­sirent Thalès à adopter l'opinion qu'il soutint. De toutes les choses que nous connaissons, c'est l'eau qui paraît prendre les formes les plus variées. Elle nous est familière à l'état solide, à l'état liquide et à l'état de vapeur, de sorte que Thalès peut fort bien s'être imaginé voir se dérouler devant ses yeux le processus du monde, partant de l'eau pour revenir à l'eau. Le phénomène de l'évaporation éveille naturellement partout l'idée que le feu des corps célestes est entretenu par l'humidité qu'ils tirent de la mer. Même de nos jours, quand les rayons du soleil deviennent visibles, les gens des campagnes disent que «le soleil pompe l'eau». L'eau retombe sur la terre sous forme de pluie, et finale­ment, à ce que pensaient les premiers cosmologues elle se transforme en terre. Cela nous paraît étrange, mais peut avoir paru plus naturel à des hommes familiers avec le fleuve d'Egypted’Égypte, qui avait formé le Delta, et avec ces tor­rents de l'Asie-Mineure qui déposent de si abondantes alluvions. AÀ l'heure qu'il est, la haie de Latmos, au bord de laquelle s'élevait Milet, est complètement comblée. Enfin, pensaient-ils, la terre redevient eau — idée déduite de l'observation de la rosée, des brouillards nocturnes et des sources souterraines. Car, dans les temps primitifs, on ne supposait pas que celles-ci eussent le moindre rapport avec les pluies. Les «eaux sous la terre» étaient regardées comme une source d'humidité entièrement indépendante1.
 
=== XI. Théologie ===
 
De l'avis d'Aristote lui-même, la troisième des proposi­tions énoncées plus haut implique que Thalès croyait à une « âme du monde », mais le Stagirite a bien soin de faire [51]remarquer que ce n'est là qu'une inférence1. La doctrine de l'âme du monde est ensuite attribuée à Thalès d'une manière tout à fait positive par Aétius ; celui-ci l'exprime1 dans la phraséologie stoïcienne qu'il trouva dans sa source immédiate, et identifie le monde-intellect avec Dieu2. Cicéron trouva un exposé analogue de la question dans le manuel épicurien dont il se servait, mais il fait un pas de plus. EliminantÉliminant le panthéisme stoïcien, il fait du monde-intellect un démiurge platonicien, et affirme que, selon Thalès, il y avait un esprit divin qui formait toutes choses de l'eau3. Tout cela est dérivé de la prudente déclaration d'Aristote, et ne peut avoir une autorité plus grande que cette déclaration. Nous n'avons donc pas à nous occuper de la vieille question controversée de savoir si Thalès était ou n'était pas athée. En réalité, elle n'a pas de sens. Si nous en jugeons par ses successeurs, il peut fort bien avoir qualifié l'eau de divine, mais s'il avait une croyance reli­gieuse quelconque, nous pouvons être certains qu'elle n'avait aucun rapport avec sa théorie cosmologique.
 
Nous ne devons pas attacher trop d'importance non plus à cette déclaration que « toutes choses sont pleines de dieux». On l'interprète souvent en ce sens que Thalès attri­buait une «vie plastique» à la matière, ou qu'il était «hylozoïste». Nous avons déjà vu à quels malentendus cette manière de parler pouvait prêter4, et nous ferons bien de l'éviter. Il serait dangereux de considérer un apophtegme de ce genre comme preuve de quoi que ce soit ; il y a des chances pour que Thalès l’ait prononcé en sa qualité de [52]« Sage » plutôt qu'en sa qualité de fondateur de l'école milésienne. D'ailleurs, des maximes comme celle-là sont la plupart du temps anonymes au début, et sont attribuées tantôt à un Sage, tantôt à l'autre1. D'autre part, Thalès a très probablement dit que l'aimant et l'ambre avaient des âmes. Ce n'est pas là un apothtegmeapophtegme, mais une proposition qui peut aller de pair avec celle qui fait flotter la terre sur l’eau. C'est, de fait, justement ce que nous pourrions nous attendre à trouver dans une remarque d'Hécatée sur Thalès. On aurait tort, cependant, d'en tirer des conclusions quant à ses vues sur le monde ; car de dire que l'aimant et l'ambre sont vivants, c'est donner à entendre que les autres choses ne le sont pas2.
Thalès est allé à l'école milésienne
 
Ligne 86 :
 
 
1 Herod. I, 29. Quelques autres points peuvent être relevés en confir­mation de ce qui a été dit de 1' «hellénisme» des Mermnades. Alyatte eut deux femmes, dont l'une, la mère de Crésus, était Carienne ; l'autre était Ionienne, et il eut d'elle un fils qui reçut le nom grec de Pantaléon (ib. 92). Les offrandes de Gygès étaient exposées dans le trésor de Kypsélos à Delphes (ib. 14) et celles d'Atyatte étaient une des curiosités de la ville (ib. 25). Crésus, lui aussi, fit preuve d'une grande libéralité envers Delphes (ib. 50) et envers plusieurs autres sanctuaires grecs (ib. 92). Il donna la plupart des colonnes du grand temple d'Ephèsed’Éphèse. Men­tionnons aussi à ce propos les histoires de Miltiade (VI, 37) et d'Alcméon (ib. 125).
 
2 Herod. I, 75. Il se refuse à le croire parce qu'il avait entendu parler, probablement par les Grecs de Sinope, de la haute antiquité du pont de la route royale entre Ancyre et Pteria (Ramsay, Asia Minor, p. 29). Xanthos rapportait une tradition d'après laquelle ce fut Thalès qui engagea Crésus à monter sur son bûcher seulement quand il sut qu'une averse arrivait.