''« il disait que l'opinion vraie accompagnée d'une justification (logos) est science, tandis que celle qui est dépourvue de justification est en dehors de la science; et ce dont il n'y a pas de justification n'est pas sachable - tel est le mot qu'il forgeait - tandis que ce qui en a une est sachable.»'' (Platon, ''Théétète'' 201d)
=== Le problème de la reconnaissance du savoir ===
== La justification du savoir==
Pour savoir nous devons savoir que nous savons. Avoir une représentation vraie n'est pas suffisant. Nous devons être capable de reconnaître qu'elle est vraie, nous avons besoin de critères de reconnaissance du savoir qui nous montrent que nos représentations sont vraies. Mais très généralement nous ne savons pas si ce que nous pensons ou ce qu'on nous dit est vrai ou non. Nous pouvons douter même de nos propres observations et de nos souvenirs, parce qu'ils sont parfois erronés. Nous n'avons pas de dispositif universel et infaillible de détection du savoir. Nous nous trompons souvent. Très généralement nous ne savons pas faire la différence entre le savoir et l'ignorance. Il est alors tentant de conclure que nous ne savons jamais reconnaître le savoir, et que donc nous ne savons jamais rien, puisqu'il faut savoir reconnaître le savoir pour savoir.
===Le savoir doit être public et prouvé===
L'exigence de reconnaissance du savoir n'est-elle pas elle-même une erreur ? (Sextus Empiricus) N'y aurait-il pas une régression à l'infini ? Pour savoir nous devons savoir que nous savons, donc nous devons savoir que nous savons que nous savons, et ainsi de suite à l'infini. Si nous proposons des critères de reconnaissance du savoir, comment savoir qu'ils ne sont pas erronés ? Faut-il d'autres critères de savoir pour les reconnaître comme de bons critères de savoir ? Et ainsi de suite à l'infini ?
Pour savoir, nous devons être capables de justifier ce que nous croyons savoir. Une prétention au savoir qui n'est pas justifiée est vaine et insensée. On justifie le savoir en donnant des preuves. Sans preuves, il n'y a pas de savoir.
Pour justifier nos prétentions au savoir, nous nous servons de systèmes d'évaluation qui définissent des idéaux de savoir. Est alors considéré comme un véritable savoir, un savoir justifié, ou rationnel, ce qui atteint nos idéaux, ou ce qui nous en rapproche. La reconnaissance du savoir est ainsi fondée sur un savoir éthique. Nous reconnaissons le savoir en reconnaissant qu'il est ce qu'il doit être. Mais comment savons-nous que notre idéal détermine un véritable savoir ? Il pourrait n'être rien d'autre qu'une illusion pour nous donner bonne conscience, pour nous rassurer et flatter notre vanité. Et notre prétendu savoir, fondé sur une telle illusion, pourrait être tout aussi illusoire et complètement dépourvu de vérité. Les idéaux ne sont pas plus vrais que les rêves. Il peut sembler absurde de vouloir fonder le véritable savoir, la connaissance du vrai et du réel, sur du rêve.
Un savoir doit être public. Une croyance exclusivement privée, qui ne peut pas être communiquée ou prouvée ne peut pas être un savoir. Le savoir est une œuvre collective. Il doit être partagé pour exister et on le partage en donnant des preuves.
Nous pouvons nous donner de nombreux idéaux de savoir qui se contredisent les uns les autres. Ce qui est considéré comme un bon savoir par les uns peut être méprisé par d'autres. Quel idéal faut-il choisir ? Comment reconnaître qu'un idéal de savoir est un bon idéal, qu'il ne méprise pas le bon savoir et n'honore pas l'ignorance ? Pour reconnaître qu'il est un bon idéal nous devons le justifier à partir d'un idéal du savoir de l'idéal. Mais cet idéal du savoir de l'idéal doit lui aussi être justifié. N'y a-t-il pas alors une régression à l'infini ?
===Les justifications concluantes===
Pour justifier nos prétentions au savoir nous donnons des raisonnements destinés à prouver leurs conclusions. Une affirmation est justifiée lorsqu'elle est la conclusion d'un bon raisonnement. L'existence d'une preuve rationnelle nous sert de critère de reconnaissance du savoir. Mais est-ce vraiment un bon critère ? Faut-il vraiment savoir que tous les hommes sont mortels et que Socrate est un homme pour savoir qu'il est mortel ?
Les preuves sont en général des raisonnements. Pour qu'un raisonnement justifie sa conclusion, il faut au minimum qu'il respecte la logique et que ses prémisses soient acceptables. Une prémisse est acceptable si elle est une prémisse fondamentale ou si elle est déjà justifiée à partir de prémisses fondamentales. Pour définir précisément le concept de justification du savoir, il suffit de définir précisément les règles logiques et les prémisses fondamentales que l'on peut mettre à la base de nos preuves.
Pour reconnaître le savoir par le raisonnement il faut au préalable être capable de faire la différence entre les bons raisonnements et les autres. Mais comment reconnaître les bons raisonnements ? Comment les distinguer des sophismes et des ratiocinations qui ne prouvent rien ?
Une prémisse fondamentale peut être empirique ou théorique. Les prémisses fondamentales empiriques sont des énoncés de la forme "X a bien observé que O", où O est le compte-rendu d'une observation ou d'une expérience. Les prémisses fondamentales théoriques sont les vérités que l'on peut admettre par définition des termes employés. Par exemple, "Si X a bien observé que O alors O" est vrai par définition du concept de bonne observation. Une observation ne peut pas être bonne si elle est fausse.
Un raisonnement établit la vérité de sa conclusion à partir de la vérité de ses prémisses. Pour qu'il soit concluant, il faut savoir au préalable que les prémisses sont vraies, il faut donc justifier les prémisses. Faut-il chercher d'autres raisonnements pour les prouver et ainsi de suite à l'infini ? Mais alors nos raisonnements ne seraient jamais concluants puisqu'ils reposeraient toujours sur des prémisses injustifiées.
Une justification est acceptable lorsqu'elle est un raisonnement logique fondé sur des prémisses fondamentales ou sur des prémisses déjà justifiées à partir de prémisses fondamentales. Une justification acceptable est concluante lorsque toutes ses prémisses fondamentales, explicites ou implicites, sont vraies. Comme les règles logiques conduisent toujours du vrai au vrai, la conclusion d'une justification concluante est nécessairement vraie.
Ces objections sceptiques ne sont pas aussi redoutables qu'elles en ont l'air. Pour s'en convaincre il suffit d'examiner comment nous reconnaissons et justifions les diverses formes de savoir.
X sait que S si et seulement si X est capable de donner une justification concluante de S.
Si S est une prémisse fondamentale vraie, elle est une justification concluante d'elle-même.
=== La reconnaissance muette du savoir ===
Il est en général facile de reconnaître qu'une justification est acceptable. Il suffit de s'assurer que le raisonnement est logique et que ses prémisses sont fondamentales ou déjà justifiées à partir de prémisses fondamentales. Mais il n'est pas toujours facile d'être sûr qu'une justification acceptable est concluante, parce qu'on peut souvent douter de la vérité des prémisses fondamentales.
Nous avons des facultés naturelles de reconnaissance du savoir. Hormis les cas d'hallucination, nous faisons la différence entre les perceptions et les souvenirs d'une part, et les fictions d'autre part. De même nous distinguons les bonnes perceptions, claires et précises, des mauvaises (parce qu'on est trop loin, ou parce qu'il n'y a pas assez de lumière, ou parce que le brouhaha empêche d'entendre...). Nous reconnaissons un souvenir confus, quand il est trop ancien, ou déformé par des souvenirs ultérieurs, ou par des émotions trop intenses. Nous distinguons les anticipations ou les inférences hasardeuses de celles que l'expérience antérieure a bien confirmées. Nous reconnaissons un bon savoir-faire, lorsqu'il atteint toujours, ou le plus souvent, les objectifs auxquels il est destiné. Nous avons également des facultés naturelles de détection du mensonge. De nombreux signes (le ton de la voix, le visage, l'expression corporelle) nous aident à faire la différence entre un menteur et un témoin fiable.
On peut croire en toute légitimité qu'on a fait une bonne observation et s'être pourtant trompé, parce qu'on est victime d'un stratagème, ou d'une illusion, ou pour toute autre raison inconnue de nous qui fait que les conditions d'une bonne observation n'étaient pas réunies. Une prémisse empirique fondamentale peut être fausse. Les justifications empiriques acceptables ne sont pas toujours concluantes.
La reconnaissance du savoir est en même temps une évaluation. Elle définit un idéal de savoir. Nos facultés naturelles nous orientent vers un idéal de précision des observations, d'efficacité du savoir-faire, de vérité des inférences, des anticipations et des paroles. Faut-il douter de ces idéaux ? Nous conduisent-ils à mépriser le bon savoir et à honorer l'ignorance ? Bien sûr que non.
Le savoir purement théorique, ou mathématique, est fondé seulement sur des prémisses fondamentales théoriques, parce que la vérité purement théorique porte sur des mondes logiquement possibles, et parce que toutes les vérités à leur sujet résultent de leur définition. Tant qu'on raisonne correctement sur des mondes logiquement possibles, il n'y a pas de place pour l'erreur ou le doute. C'est pourquoi les preuves mathématiques, c'est à dire les justifications acceptables purement théoriques, sont toujours concluantes.
Nous savons naturellement reconnaître le savoir, au moins parfois, mais nos façons de le reconnaître ne sont pas infaillibles. Même si les perceptions ou les souvenirs semblent clairs et précis, ils peuvent être erronés. L'expérience antérieure ne suffit pas toujours pour reconnaître la vérité des inférences ou l'efficacité du savoir-faire, parce qu'elle peut être contredite par l'expérience ultérieure. Un menteur s'il est bon comédien sait comment cacher ses mensonges.
Le savoir empirique est fondé à la fois sur des prémisses fondamentales empiriques et théoriques. Les prémisses théoriques définissent des modèles de la réalité. Ce sont les mondes logiquement possibles pour lesquels les principes théoriques sont vrais. Si on donne aux termes de la théorie une interprétation empirique, alors les théorèmes, c'est à dire les conséquences logiques des principes, sont des hypothèses sur la réalité empirique. Pour que les prémisses théoriques fondamentales permettent de développer un véritable savoir empirique, il ne suffit pas qu'elles soient vraies de mondes logiquement possibles, il faut qu'elles soient vraies à propos de la réalité. C'est pourquoi le savoir empirique doit justifier ses hypothèses théoriques.
Nos observations sont parfois erronées. Nous nous faisons des illusions et nous ne nous en rendons pas toujours compte. Puisqu'il arrive que nos perceptions nous trompent, qu'elles nous montrent parfois les choses telles qu'elles ne sont pas, ne se pourrait-il pas qu'elles le fassent toujours et que nous vivions en permanence dans un monde d'illusions ? Quant au savoir acquis par le témoignage d'autrui, c'est encore pire, puisqu'en plus de leurs illusions ils peuvent nous tromper avec des mensonges.
===La justification des principes===
Nos facultés naturelles de reconnaissance du savoir ne sont pas infaillibles. Mais il n'y a pas de raison de croire qu'elles nous trompent toujours. Il y a au contraire de bonnes raisons de croire qu'elles sont souvent assez fiables. Nos observations nous permettent généralement de choisir un comportement adapté à la réalité. L'adaptation de nos actions aux objets perçus est une vérification de la justesse de nos perceptions, de l'adéquation de nos modèles internes à la réalité qu'ils représentent. Quand nos observations nous trompent, nous pouvons les corriger avec de meilleures observations. Nous pouvons toujours améliorer la fiabilité de nos dispositifs de reconnaissance du savoir. De ce point de vue, le problème des erreurs d'observation n'est pas un problème de principe, mais seulement un problème pratique : comment observer dans de bonnes conditions avec de bons dispositifs d'observation ?
=== La justification du savoir ===
''« il disait que l'opinion vraie accompagnée d'une justification (logos) est science, tandis que celle qui est dépourvue de justification est en dehors de la science; et ce dont il n'y a pas de justification n'est pas sachable - tel est le mot qu'il forgeait - tandis que ce qui en a une est sachable.»'' (Platon, ''Théétète'' 201d)
==== Les critères de justification du savoir ====
Quand nous disons ce que nous savons ou croyons savoir, nous devons être capable de dire pourquoi cela doit être reconnu comme un savoir. Nous le faisons avec un raisonnement qui a toujours la même forme :
Si un énoncé satisfait le critère C alors il est un savoir, or A satisfait le critère C, donc A est un savoir.
Nous reconnaissons le savoir avec des critères de justification du savoir. De façon générale :
''Un énoncé est un savoir si et seulement s'il est vrai et justifié'' (principe n°1).
La vérité de ce principe peut être admise par définition du concept de savoir.
On pourrait craindre que cette façon de faire nous expose à une régression à l'infini, parce que pour conclure qu'un énoncé est un savoir il faut connaître au préalable un critère de justification, savoir que c'est un bon critère et savoir qu'il est vraiment satisfait pour l'énoncé à justifier. Si nous devons toujours tout justifier il semble que nos justifications ne peuvent jamais s'arrêter. Mais cette crainte de la régression à l'infini n'est pas fondée. En examinant comment on justifie les diverses formes de savoir, on constate que certains énoncés sont justifiés à partir d'eux-mêmes, qu'il n'est pas nécessaire de les justifier à partir d'un autre savoir.
Pour appliquer le principe n°1 on a besoin d'une théorie de la vérité et de la justification des énoncés. Quatre principes d'une telle théorie vont être présentés. Ils impliquent que les énoncés justifiés sont toujours vrais, pourvu qu'ils soient vraiment justifiés. Avec cette théorie, le principe n°1 peut être simplifié : ''un énoncé est un savoir si et seulement s'il est justifié''.
==== La justification des observations ====
- Comment le savez-vous ? <br>
- Parce que je l'ai vu. <br>
- Êtes-vous sûr de l'avoir vu ? <br>
- Oui. Je l'ai vu et bien vu. <br>
- Comment savez-vous que vous l'avez bien vu ? <br>
- Parce que je l'ai bien vu.
Une bonne observation se justifie parfois elle-même. Quand nous devons la justifier, nous devons dire qu'elle est une bonne observation, mais il n'est pas toujours nécessaire de justifier pourquoi elle est une bonne observation. Quand nos facultés naturelles de perception conduisent à des observations claires et précises, il n'est pas nécessaire de chercher davantage de justification.
Si nous nous donnons l'observation ou la perception comme critère de savoir, nous nous exposons à l'erreur, parce que les observations sont parfois erronées. Si en revanche nous exigeons que les observations soient bonnes alors nous obtenons un principe irréfutable :
''Si un énoncé est une bonne observation alors il est vrai et justifié'' (principe n°2), et est donc un savoir.
Le principe est irréfutable parce que sa vérité peut être admise par définition des concepts de bonne observation et de justification. Si une observation n'est pas vraie alors elle n'est pas une bonne observation, par définition du concept de bonne observation. Si elle est une bonne observation, alors elle est justifiée, par définition du concept de justification.
Le principe est irréfutable mais son application n'est pas pour autant infaillible. Il nous arrive de nous tromper quand nous croyons reconnaître une bonne observation. De plus il faut souvent justifier qu'une observation est vraiment une bonne observation. Si nous nous servons de dispositifs d'observation, d'instruments de mesure, de détecteurs, autres que ceux qui nous sont donnés par nos facultés naturelles de perception, nous devons justifier qu'ils nous permettent de faire de bonnes observations. Mais il n'y a pas de régression à l'infini parce que certaines formes de savoir se justifient spontanément elles-mêmes.
Le principe de la vérité des bonnes observations définit un idéal. Adopter cet idéal c'est simplement vouloir de bonnes observations. Mais pourquoi adopter cet idéal ? L'ultime justification est simplement que nous le voulons. Nous choisissons volontairement d'accueillir les observations dans le champ du savoir. Nous ne voulons pas d'un savoir purement abstrait qui ignore tout ce que nous vivons. Une telle volonté a un sens humaniste. Nous (êtres humains humanistes) voulons que tous les êtres humains aient un droit égal à témoigner au nom du savoir en tant qu'observateurs du même monde et que leurs observations soient respectées, et fassent autorité, pourvu évidemment qu'elles soient de bonnes observations.
==== La justification des lois empiriques par l'observation ====
Le raisonnement inductif, qui consiste à passer de la vérité d'une ou plusieurs observations à la vérité d'une loi qui en rend compte, n'est pas logiquement correct. Pour être vraie une loi empirique doit être vraie pour toutes les observations faites dans les conditions où elle est applicable, à la fois toutes les observations passées et toutes les observations futures. Comme il est toujours concevable que de nouvelles observations viennent contredire des lois qui jusque là étaient bien confirmées, la vérité d'une loi ne peut jamais être prouvée à partir des observations, ou du moins pas d'une façon infaillible. C'est pourquoi on dit parfois, à la suite de Karl Popper (1934), que les lois empiriques ne sont pas vérifiables, qu'elles sont seulement réfutables.
Affirmer qu'on ne peut jamais vérifier les lois empiriques est en contradiction avec la plupart des usages courants. Lorsque nos lois empiriques sont bien confirmées par de bonnes expériences, elles perdent leur caractère hypothétique et nous nous attendons à ce qu'elles soient toujours confirmées, nous ne doutons plus de leur vérité. Mais pour qu'elles soient bien confirmées, nous demandons plus que quelques observations, nous voulons des expériences bien contrôlées. Une expérience est bien contrôlée lorsque l'expérimentateur connaît avec précision toutes les conditions susceptibles d'affecter le résultat observé. Faire des expériences bien contrôlées est souvent assez difficile, et d'autant plus que le système observé est plus complexe. Du point de vue de l'expérimentateur, le problème de la vérification des lois ne se heurte pas à une difficulté de principe mais seulement à une difficulté pratique : comment faire des expériences bien contrôlées ?
Comme celui de bonne observation, le concept d'expérience bien contrôlée conduit à un principe irréfutable :
''Si une loi empirique est pleinement confirmée par une expérience bien contrôlée alors elle est vraie et justifiée'' (principe n°3), et est donc un savoir.
Le principe est irréfutable parce qu'il est vrai par définition des concepts d'expérience bien contrôlée et de justification. Si une loi confirmée par une expérience se révèle fausse à l'issue d'une expérience ultérieure, alors l'expérience initiale n'était pas bien contrôlée. L'expérimentateur ne contrôlait pas toutes les conditions susceptibles d'affecter son résultat, puisque le résultat a changé. Une loi confirmée par une expérience bien contrôlée est donc nécessairement vraie, par définition du concept d'expérience bien contrôlée, et elle est justifiée, par définition du concept de justification.
Le principe de la justification par des expériences bien contrôlées est irréfutable mais son application n'est pas pour autant infaillible. Il nous arrive de nous tromper quand nous croyons reconnaître une expérience bien contrôlée. De plus il faut souvent justifier qu'une expérience est vraiment bien contrôlée. Nous le faisons avec un savoir préalable qui doit lui-même être justifié. Mais il n'y a pas de régression à l'infini, parce que certaines formes de savoir se justifient elles-mêmes.
La vérification des lois empiriques par des expériences bien contrôlées repose sur la croyance à l'intelligibilité du réel. Nous croyons que la Nature, ou l'Univers, obéit à des lois, que nos expériences peuvent nous les révéler, et qu'il n'y a pas de malin génie qui s'amuse à nous leurrer pour ruiner la valeur de nos recherches empiriques.
L'ultime justification de la vérification empirique des théories est simplement notre volonté. Nous voulons connaître les lois de l'Univers et nous voulons que le savoir accueille toutes les expériences bien contrôlées qui soumettent à une épreuve rigoureuse nos prétentions à ce savoir.
==== La justification par le raisonnement ====
Dès que nous connaissons des énoncés vrais et justifiés, nous pouvons les prendre comme points de départ de raisonnements destinés à étendre notre savoir, parce que l'existence d'une preuve rationnelle est un critère de justification :
''Si un énoncé est la conclusion d'un raisonnement logique dont les prémisses sont vraies et justifiées, alors il est vrai et justifié'' (principe n°4), et est donc un savoir.
Ce principe est vrai par définition des concepts de raisonnement logique et de justification. Si les prémisses d'un raisonnement logique sont vraies alors la conclusion est vraie, par définition du raisonnement logique, et si en outre elles sont justifiées alors la conclusion est justifiée, par définition de la justification.
La simple communication du savoir peut conduire à l'erreur, à cause de la variabilité des interprétations. Un énoncé peut être vrai selon une interprétation et faux selon une autre. Le même énoncé peut être un savoir pour moi, parce qu'il est justifié et vrai selon mon interprétation, et une erreur pour un autre, parce qu'il l'interprète d'une façon qui le rend faux. Dans un raisonnement logique, les prémisses sont des conditions suffisantes de vérité de la conclusion. En même temps que nous prouvons la conclusion, nous précisons son interprétation. Pour que la conclusion soit un savoir, il faut qu'elle soit interprétée d'une façon qui respecte la vérité des prémisses. Les raisonnements servent non seulement à augmenter et à justifier le savoir mais aussi à lever les ambiguïtés et à dissiper les malentendus.
==== La justification de la logique ====
Nous reconnaissons un raisonnement logique en vérifiant qu'il respecte les principes logiques. Mais comment reconnaissons-nous les principes logiques ? Comment savons-nous qu'ils sont de bons principes ? Comment les justifions-nous ? Sommes-nous vraiment sûrs qu'ils conduisent toujours à des conclusions vraies à partir de prémisses vraies ?
En se donnant des principes de définition de la vérité (Tarski 1933), on peut prouver que nos principes logiques sont vrais, au sens où ils font toujours passer du vrai au vrai. On peut même prouver qu'un petit nombre de principes suffit pour déterminer toutes les relations de conséquence logique (Gödel 1929).
Un sceptique pourrait objecter que ces justifications des principes logiques sont sans valeur parce qu'elles sont circulaires. Quand nous raisonnons sur les principes logiques pour les justifier, nous nous servons des mêmes principes que ceux que nous devons justifier. Si nos principes étaient faux, ils permettraient de prouver des faussetés et donc ils pourraient permettre de prouver leur propre vérité. Que les principes logiques permettent de prouver leur vérité ne prouve donc pas qu'ils sont vrais, puisque des principes faux pourraient faire la même chose.
Cette objection n'est pas concluante. Il suffit d'examiner les preuves suspectes de circularité pour se convaincre de leur validité, tout simplement parce qu'elles sont excellentes et irréfutables. Aucun doute n'est permis parce que tout y est clairement défini et prouvé. Un sceptique peut faire remarquer avec raison que de telles preuves ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convertis. Mais dans ce cas il n'est pas difficile de faire partie des convertis, parce que les principes logiques ne font que formuler ce que nous savons déjà quand nous raisonnons correctement.
L'ultime justification des raisonnements logiques est simplement que nous les voulons. Comme les principes logiques sont universels, les respecter conduit à respecter la faculté de raisonner de tous les êtres humains et leur droit égal à donner des preuves et à parler au nom de la raison. Nous ne voulons pas d'un savoir qui exclut les preuves logiques, nous voulons un savoir qui accueille tout ce que les raisonnements peuvent enseigner.
==== La justification des principes ====
Les théories, qu'elles soient empiriques, éthiques ou abstraites, reposent toujours sur des principes (axiomes et définitions) dont la vérité est admise par définition des termes employés. De tels principes sont très faciles à justifier :
''Si un énoncé est un principe dont la vérité peut être admise par définition des termes employés alors il est vrai et justifié'' (principe n°5), et est donc un savoir (Descartes 1637, Pascal 1657).
Un principe vrai par définition se justifie lui-même. Il est nécessairement vrai, parce qu'il détermine la ou les interprétations qui le rendent vrai.
Avec le principe n°1, les principes n°4 et n°5 suffisent pour reconnaître le savoir abstrait : toutes les vérités abstraites, donc en particulier toutes les vérités mathématiques, dès qu'elles sont prouvées. Les cinq principes ensemble suffisent pour reconnaître tous les savoirs parlants, empirique, éthique et abstrait, tous les énoncés vrais et justifiés.
=== L'évaluation du savoir ===
L'expression 'justification du savoir' peut être interprétée de plusieurs façons. Dans les sections qui précèdent un énoncé est considéré comme justifié dès qu'il respecte l'un des critères de justification du savoir, mais cela ne veut pas dire qu'il est pour autant un très bon savoir. Un énoncé peut être vrai, justifié et sans intérêt, s'il ne dit rien qui mérite d'être connu. Mais justifier un savoir peut vouloir dire aussi montrer sa valeur et son importance. Afin d'éviter l'ambiguïté sur le concept de justification, il vaut mieux dans ce cas parler d'évaluation du savoir. Les principes 1 à 5 suffisent pour justifier le savoir mais ils ne suffisent pas pour l'évaluer.
==== L'évaluation des principes ====
<i>« Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » </i>(Matthieu, 7:20)
soient à peu près comme je les représente. » </i>(Christian Huyghens, <i>Traité de la lumière</i>, p.2)
On reconnaît les bons principes à leurs fruits.
A priori, n'importe quel ensemble de formules, dès qu'il est cohérent, peut être choisi pour fonder un savoir abstrait. Mais nous n'adoptons pas n'importe quelle formule comme principe simplement pour le plaisir de fonder une théorie abstraite. Nous n'étudions pas toutes les théories abstraites que nous pouvons concevoir. Ce serait vain, insensé et infaisable. Comment alors choisissons-nous les principes de nos théories abstraites ? Plus généralement, comment choisissons-nous les principes vrais par définition sur lesquels nous fondons les théories empiriques, éthiques et abstraites avec lesquelles nous développons notre savoir ? Et comment évaluons-nous ces choix ?
Nous ne savons pas par avance quels sont tous les bons principes théoriques qui nous permettent de développer un bon savoir. Les principes théoriques des sciences empiriques sont d'abord seulement des hypothèses. On attend d'eux qu'ils fassent leurs preuves, qu'ils portent des fruits, qu'ils permettent de prouver des vérités qui expliquent les phénomènes observés ou qui prédisent de nouveaux phénomènes.
Nous reconnaissons les bons principes à leurs fruits.
Une déduction consiste à justifier par un raisonnement logique une conséquence à partir de principes supposés admis. Par contraste, on parle d'abduction lorsqu'on justifie des principes à partir de l'ensemble de leurs conséquences. Déduction et abduction sont complémentaires. La déduction donne aux principes leur puissance explicative. L'abduction sélectionne les principes qui nous aident le plus à comprendre la réalité.
Un principe porte des fruits lorsqu'il nous aide à acquérir du bon savoir. Pas n'importe quel savoir, pas n'importe quel énoncé vrai et justifié. Nous voulons des théories qui nous rendent vraiment savants, qui soient plus qu'une collection d'énoncés vrais.
Qu'un bon principe porte des fruits est une vérité qu'on peut admettre par définition du concept de bon principe.
Nous évaluons les principes à partir de la qualité du savoir qu'ils nous permettent d'acquérir. Un sceptique pourrait dénoncer un cercle vicieux : nous justifions notre savoir en le prouvant à partir de principes, mais nous évaluons les principes à partir du savoir qu'ils nous permettent de prouver.
Il y a bien un cercle mais il n'est pas forcément vicieux. Les principes ne sont pas la seule source du savoir. Les observations et les expériences, du monde extérieur et de la réalité intérieure, le sont également. Il y a un cercle parce qu'il y a un dialogue incessant entre les principes et leurs applications. Les principes nous servent à développer des applications. Ils prouvent leur valeur quand nous réussissons. Les échecs en revanche nous conduisent à les modifier ou à les abandonner. Les principes sont ainsi évalués à partir de leurs applications, leurs fruits, mais les applications elles-mêmes ne sont pas évaluées seulement à partir de principes. Les perceptions, les émotions et tout ce que nous vivons nous font sortir du cercle de l'évaluation des principes par des principes.
===Savoir sans savoir qu'on sait===
Comme on peut douter même de nos bonnes observations, on ne sait pas ou pas toujours si nos observations sont vraiment de bonnes observations. Il est raisonnable de supposer qu'elles ne nous trompent pas dans des circonstances ordinaires mais cela ne suffit pas pour exclure toute possibilité de doute. On peut douter aussi de la vérité empirique de nos principes théoriques même s'ils sont très bien vérifiés. Nous pouvons reconnaître que nos preuves empiriques sont des justifications acceptables, mais comme elles laissent une place au doute nous ne pouvons pas être sûrs qu'elles sont des justifications concluantes. Si une théorie empirique est vraie, elle fournit des justifications concluantes et permet donc de développer un véritable savoir. Mais comme nous ne sommes pas sûrs qu'elle est vraie nous savons sans savoir que nous savons.
Une théorie du savoir est internaliste lorsqu'elle affirme qu'un agent peut avoir conscience de toutes les conditions qui font que son savoir est un savoir. Pour une théorie internaliste, un agent peut toujours savoir qu'il sait quand il sait. Une théorie du savoir est externaliste lorsqu'elle n'est pas internaliste, lorsqu'un agent n'a pas toujours accès aux conditions qui font que son savoir est un savoir. Pour une théorie externaliste, un agent ne peut pas toujours savoir qu'il sait quand il sait. La présente théorie du savoir est externaliste.
=== La justification de la logique ===
Nous reconnaissons un raisonnement logique en vérifiant qu'il respecte les principes logiques. Mais comment reconnaissons-nous les principes logiques ? Comment savons-nous qu'ils sont de bons principes ? Comment les justifions-nous ? Sommes-nous vraiment sûrs qu'ils conduisent toujours à des conclusions vraies à partir de prémisses vraies ?
En se donnant des principes de définition de la vérité (Tarski 1933), on peut prouver que nos principes logiques sont vrais, au sens où ils font toujours passer du vrai au vrai. On peut même prouver qu'un petit nombre de principes suffit pour déterminer toutes les relations de conséquence logique (Gödel 1929).
Un sceptique pourrait objecter que ces justifications des principes logiques sont sans valeur parce qu'elles sont circulaires. Quand nous raisonnons sur les principes logiques pour les justifier, nous nous servons des mêmes principes que ceux que nous devons justifier. Si nos principes étaient faux, ils permettraient de prouver des faussetés et donc ils pourraient permettre de prouver leur propre vérité. Que les principes logiques permettent de prouver leur vérité ne prouve donc pas qu'ils sont vrais, puisque des principes faux pourraient faire la même chose.
Cette objection n'est pas concluante. Il suffit d'examiner les preuves suspectes de circularité pour se convaincre de leur validité, tout simplement parce qu'elles sont excellentes et irréfutables. Aucun doute n'est permis parce que tout y est clairement défini et prouvé. Un sceptique peut faire remarquer avec raison que de telles preuves ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convertis. Mais dans ce cas il n'est pas difficile de faire partie des convertis, parce que les principes logiques ne font que formuler ce que nous savons déjà quand nous raisonnons correctement.
(La suite est en cours de réécriture)
== L'évaluation du savoir ==
Un énoncé est un savoir dès qu'il est la conclusion d'une justification concluante, mais cela ne veut pas dire qu'il est pour autant un très bon savoir. Un énoncé peut être vrai et justifié et sans intérêt, s'il ne dit rien qui mérite d'être connu. Les principes précédents suffisent pour justifier le savoir mais ils ne suffisent pas pour l'évaluer.
==== L'idéal d'intelligibilité ====
=== La justification et l'évaluation du savoir sur le savoir ===
Les façons de reconnaître, de justifier et d'évaluer le savoir présentées dans ce chapitre, de la reconnaissance muette du savoir jusqu'à l'évaluation du savoir éthique, permettent de reconnaître, de justifier et d'évaluer toutes les formes de savoir, muettes et parlantes, de la perception la plus élémentaire jusqu'aux théories empiriques, éthiques ou abstraites les plus élaborées. Le savoir sur le savoir, qu'il soit muet ou parlant, empirique, éthique ou abstrait, est reconnu, justifié et évalué de la même façon que les autres. En montrant comment on doit reconnaître, justifier et évaluer les diverses formes de savoir, le savoir sur le savoir montre du même coup comment il doit lui-même être reconnu, justifié et évalué.
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