« Précis d'épistémologie/La parole » : différence entre les versions

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=== Qu'est-ce que parler ? ===
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Au commencement la parole <br>
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(Jean, 1, 1-5, traduit par Florence Delay et Alain Marchadour)
 
==== L'être est une parole ====
Si on entend le concept de parole en son sens le plus large, tout parle. La vie est une parole. Même l'être tout court est une parole. Être, pour tous les corps, vivants ou non, c'est agir sur les autres êtres. Tous les êtres matériels le font, simplement en étant matériels. Être visible, ou audible, ou être perçu de toute autre façon, c'est toujours se montrer, et c'est toujours parler. Les êtres vivants perçoivent les autres êtres et vivent en réagissant à ce qu'ils ont perçu. Leurs réactions montrent comment ils comprennent la parole exprimée par les êtres qu'ils perçoivent.
 
==== La communication animale ====
En un sens plus restreint, les animaux parlent seulement quand ils émettent des signaux pour qu'ils soient perçus et qu'ils influencent ceux qui les perçoivent. Ils se montrent aux yeux qui les regardent, ou ils font sentir leur présence d'une autre façon. Il n'est pas nécessaire de supposer que l'animal émet ses signaux volontairement. Une guêpe signale par sa robe jaune et noire à un éventuel prédateur qu'elle est une proie dangereuse. L'évolution par sélection naturelle suffit pour expliquer une telle communication animale. Les guêpes ont un avantage à montrer leur dangerosité et les prédateurs ont un avantage à la percevoir. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait volonté ou conscience. Des instincts aveugles suffisent pour établir cette communication.
 
==== Influencer l'imagination et la volonté ====
En un sens encore plus restreint, les animaux parlent seulement s'ils émettent des signaux parce qu'ils veulent influencer l'imagination et la volonté de ceux qui les perçoivent. Cela suppose que les animaux qui émettent et reçoivent ces signaux sont capables d'imaginer et de vouloir, et surtout qu'ils ont la connaissance de l'esprit, c'est à dire qu'ils se connaissent eux-mêmes et autrui comme des êtres qui imaginent et qui veulent.
 
==== La signification par l'imagination ====
 
Lorsqu'on comprend une description, on imagine ce qui est décrit. Les mots et les expressions verbales éveillent l'imagination dès que nous comprenons leur signification. On imagine ce qui est décrit quand on en simule la perception., quand on active, en mode simulation, les systèmes de détection qui seraient éveillés si nous percevions ce qui est décrit. Lorsque les concepts détectés par nos systèmes de perception sont associés à des expressions verbales qui les nomment, nous pouvons à la fois décrire ce que nous percevons, en nommant les concepts perçus, et imaginer ce qui est décrit, en simulant la détection des concepts nommés (Saussure 1916).
=== Le savoir parlant ===
 
==== La signification par l'imagination ====
 
Lorsqu'on comprend une description, on imagine ce qui est décrit. Les mots et les expressions verbales éveillent l'imagination dès que nous comprenons leur signification. On imagine ce qui est décrit quand on en simule la perception., quand on active, en mode simulation, les systèmes de détection qui seraient éveillés si nous percevions ce qui est décrit. Lorsque les concepts détectés par nos systèmes de perception sont associés à des expressions verbales qui les nomment, nous pouvons à la fois décrire ce que nous percevons, en nommant les concepts perçus, et imaginer ce qui est décrit, en simulant la détection des concepts nommés (Saussure 1916).
 
Le savoir muet peut être traduit en paroles dès que les systèmes de détection qu'il utilise sont associés à des expressions verbales. Les descriptions sont alors une traduction en mots du savoir de la perception et de l'imagination. Les règles d'inférence qui relient la description de conditions à la description de conséquences sont une traduction des inférences muettes. Un raisonnement qui enchaîne de telles règles est une traduction d'un enchaînement d'inférences muettes. De cette façon le savoir muet peut être traduit en savoir parlant, et donc communiqué.
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Une expression verbale nomme un concept lorsqu'elle est associée au système de détection de ce concept. Une telle association est une interprétation de l'expression. Une même expression verbale peut être interprétée de nombreuses façons en étant associée à différents système de détection.
 
==== Comprendre des paroles, c'est savoir s'en servir. ====
 
Toute façon de se servir de la parole, en tant que locuteur ou auditeur, est une façon de la comprendre (Wittgenstein 1953, Turing 1950). La compréhension d'un langage n'est rien d'autre que son usage. Le locuteur comprend ce qu'il dit lorsqu'il sait ce qu'il fait en le disant. L'auditeur comprend ce qui est dit lorsqu'il sait quoi en faire. Comprendre des paroles, c'est savoir s'en servir. Pour expliquer comment nous comprenons des paroles il faut expliquer comment elles nous préparent à l'action.
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Un locuteur agit sur ceux qui l'écoutent. Pour savoir ce qu'il fait quand il dit ce qu'il dit, il doit donc savoir ce que les auditeurs en font, ou ce qu'ils pourraient en faire. Un locuteur doit être capable de se mettre à la place des auditeurs et de comprendre ce qu'ils comprennent, sinon il ne se comprend pas vraiment lui-même. Inversement, pour savoir quoi faire avec ce qu'on leur dit, les auditeurs doivent comprendre les intentions du locuteur, pourquoi il dit ce qu'il dit. Ils doivent donc être capables de se mettre à la place du locuteur et de comprendre ce qu'il fait, sinon ils ne comprennent pas vraiment ce qu'on leur dit. La compréhension des paroles est une des formes de la compréhension mutuelle, où chacun connaît les autres et lui-même, et sait qu'il est connu par les autres de la même façon qu'il les connaît.
 
==== Les cadres théoriques et la priorité de l'a priori ====
 
Les cadres théoriques sont l'équivalent parlant des cadres conceptuels muets. Un cadre théorique est déterminé avec un système de noms, destinés à nommer des concepts, et des règles d'inférence. Un cadre théorique est interprété lorsque les concepts nommés sont identifiés à des systèmes de détection. Le système des systèmes de détection ainsi déterminé est le cadre conceptuel associé au cadre théorique ainsi interprété. Il donne une signification aux expressions théoriques, qui peuvent alors servir à formuler des descriptions. Les règles d'inférence muette du cadre conceptuel sont l'interprétation des règles de raisonnement du cadre théorique.
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On peut dire des principes qu'ils donnent à leurs termes des significations abstraites, ou qu'ils déterminent abstraitement leur signification, parce que la connaissance des principes fait partie de la compréhension du langage. Pour se comprendre le locuteur et l'auditeur doivent connaître les mêmes principes parce que les raisonnements font partie de la préparation à l'action, parce qu'on a souvent besoin de raisonner pour savoir quoi faire de la parole.
 
==== La liberté d'interprétation ====
 
Les mots et les expressions verbales peuvent être interprétés de nombreuses façons et recevoir ainsi de nombreuses significations, empiriques ou abstraites. Pour déterminer une interprétation empirique il suffit d'associer aux concepts nommés des systèmes de perception qui nous permettent de les détecter. Pour déterminer une interprétation abstraite il suffit d'associer aux concepts nommés des systèmes de principes qui nous permettent de raisonner avec eux.
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La diversité des interprétations peut rendre très difficile la communication du savoir. Le locuteur doit respecter un principe de clarté : donner des éclaircissements pour que son discours puisse être interprété correctement. L'auditeur doit respecter un principe de charité : toujours interpréter un discours de la façon qui lui est le plus favorable, autant qu'il est possible. Il est toujours possible de dissiper les malentendus et d'aboutir au consensus, parce que nous pouvons tous faire les mêmes raisonnements et percevoir le même monde.
 
==== Le raisonnement ====
 
Une inférence muette peut être traduite en savoir parlant sous la forme d'une loi conditionnelle : si les conditions alors la conséquence. L'inférence des conditions à la conséquence peut alors être mise sous la forme d'un raisonnement logique : si les conditions alors la conséquence, or les conditions sont vraies, donc la conséquence est vraie. 'donc' sépare la conclusion des prémisses dont elle résulte logiquement. Les enchaînements d'inférences muettes peuvent alors eux aussi être mis sous la forme de raisonnements logiques : si A alors B, et si B alors C, or A, donc B, donc C.
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Lorsque nous prouvons une conclusion par une raisonnement logique, les prémisses déterminent des conditions suffisantes de vérité. Quelle que soit l'interprétation choisie, si les prémisses sont vraies, alors la conclusion est vraie. Les raisonnements ne servent pas qu'à prouver, ils servent aussi à expliciter des conditions de vérité. Pour comprendre un théorème, il faut connaître sa preuve, parce qu'elle donne des conditions de vérité qui précisent comment il faut l'interpréter.
 
==== Les théories purement abstraites ====
 
Un cadre théorique peut être identifié au système des principes qui déterminent les façons correctes de raisonner avec les concepts qu'ils emploient. Formellement, un système de principes est un ensemble d'axiomes et de définitions. Il définit une théorie, qui peut être conçue comme l'ensemble de tous les énoncés prouvables à partir des principes, les théorèmes de la théorie. Une théorie donne une signification abstraite aux noms avec lesquels elle forme ses énoncés, parce que ses principes peuvent être admis comme vrais par définition de leurs termes. On dit parfois des axiomes qu'ils sont des définitions déguisées, parce qu'ils servent à donner une signification à leurs termes, donc à les définir.
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=== Le savoir sur soi-même et le savoir sur le savoir ===
 
Par la réflexion un agent produit un savoir sur lui-même dès que ses représentations internes de lui-même sont vraies. Le savoir sur soi-même est fondamental pour toutes les formes d'action et de savoir parce que se savoir capable rend capable.
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=== Le savoir des fictions ===
 
Par l'imagination nous pouvons combiner des représentations dans des configurations nouvelles que nous n'avons jamais perçues. Les parties ont été perçues, mais leur assemblage est inventé, il est purement imaginaire, il représente un être fictif, une sorte de chimère. En assemblant des fragments d'images sensorielles, comme un patchwork, nous pouvons créer une image d'un être qui n'existe pas. De même en assemblant des concepts nous pouvons créer des représentations conceptuelles d'êtres qui n'ont jamais existé et qui n'existeront peut-être jamais. Par l'abstraction nous séparons les concepts des réalités qu'ils représentent. Par l'imagination nous les assemblons dans des configurations nouvelles et créons ainsi des fictions. L'abstraction est créatrice. Par séparation et composition nous pouvons créer toutes les représentations conceptuelles que nous voulons. L'invention des théories procède de la même façon. Par l'abstraction, nous séparons les paroles des réalités qu'elles décrivent. Par la composition, nous inventons de nouveaux cadres théoriques et de nouvelles narrations.
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=== Le savoir éthique =parlant ==
 
Une parole est un savoir éthique lorsqu'elle sert à évaluer des actions ou des comportements. Nous pouvons dire nos motivations et traduire en mots les inférences muettes qui évaluent les actions. Surtout nous pouvons nous donner des règles, des principes éthiques, auxquels nous attachons notre volonté.
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Le savoir éthique sur le savoir consiste à évaluer le savoir, donc à définir un idéal du savoir, le savoir tel qu'il doit être. Le chapitre suivant montrera qu'il est fondamental pour le développement du savoir pleinement rationnel.
 
=== La construction de soi par la parole ===
 
Comme les agents se construisent par l'imagination et la volonté, et comme ils peuvent influencer par la parole les imaginations et les volontés des autres agents, ils peuvent chacun agir sur la façon dont les autres se construisent. Par la parole ils se construisent, ils se forment, ils se développent tous ensemble.