« Précis d'épistémologie/La modélisation du corps savant » : différence entre les versions

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Instinct, apprentissage et mémoire
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Le traité d'Aristote, ''De l'âme'', peut être considéré comme le livre fondateur de la science de la cognition.
 
=== La perception et, l'imagination et les inférences muettes ===
 
Un agent (un corps animé : un être vivant ou un robot) est un système qui interagit avec son environnement par l'intermédiaire de capteurs et d'effecteurs (Turing 1936, Russell & Norvig 2010).
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Simuler la perception consiste à simuler l'activation de nos systèmes de détection. On peut simuler la perception sensorielle et reconstituer partiellement des images ou des impressions d'origine sensorielle, mais l'imagination n'est pas forcément associée à des images sensorielles. Pour imaginer un être dangereux il n'est pas nécessaire de s'en faire une image visuelle, ou d'imaginer sa voix, ou toute autre forme de perception sensorielle simulée, il suffit de simuler l'activation d'un détecteur de danger. On peut s'imaginer à proximité d'un être dangereux même si on ne perçoit rien de lui, sauf qu'il est dangereux.
 
 
=== Les inférences muettes ===
 
La plupart des représentations internes influencent les actions non directement en commandant les muscles mais indirectement, en participant à la production d'autres représentations. Les représentations internes, sauf peut-être celles qui servent directement à commander les effecteurs, ont toujours pour fonction de produire, modifier ou supprimer d'autres représentations internes, ou au moins de participer à la dynamique de production des représentations internes.
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=== La perception parLes concepts ===
 
==== La détection des concepts ====
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Les sensations sont les sources des processus ascendants de la perception, les concepts de base et les cadres conceptuels sont les sources des processus descendants.
 
==== Les concepts comme fins de l'action ====
 
=== Les concepts comme fins de l'action ===
 
Les fins d'une action sont les buts, les êtres, les qualités, les relations et les situations désirés.
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En général une fin est déterminée avec des concepts. Ce sont des critères de satisfaction. Ils sont associés à des systèmes de détection qui permettent de reconnaître si le but est atteint. Les représentations des fins sont donc généralement conceptuelles. C'est seulement si on désire un être individuel, en tant qu'être différent de tous les autres, qu'alors la fin n'est pas purement conceptuelle.
 
 
=== Un administrateur central dans le cerveau ===
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Dans la théorie de Baars (1988), l'espace de travail global est conçu comme un lieu de distribution généralisée de l'information, une sorte de tableau noir, où tous les modules spécialisés peuvent écrire, et qu'ils peuvent tous lire. Dès qu'un module met une information dans l'espace de travail global, elle est automatiquement distribuée à tous les autres modules. C'est très peu vraisemblable, parce que ce n'est pas fonctionnel. Un module a des compétences spécialisées. Il est fait pour traiter un certain type d'information. Il est en général incapable de traiter l'information reçue par les autres. S'il était en permanence informé du contenu de l'espace de travail global, il serait submergé par une multitude d'informations dont il ne saurait que faire. C'est pourquoi il faut concevoir que l'espace de travail global est davantage qu'un simple lieu de distribution de l'information. C'est surtout un lieu d'élaboration de la connaissance. Il met à contribution les compétences de tous les modules spécialisés et chacun d'entre eux peut y trouver ce dont il a besoin, mais aucun n'a accès à la totalité de la connaissance ainsi élaborée, parce qu'il ne saurait pas quoi en faire. Chacun ne reçoit de l'espace de travail global que l'information qui lui est destinée en particulier, parce qu'il est fait pour la traiter.
 
=== La réflexion et l'action sur soi-même ===
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Comme l'administrateur central est responsable de l'utilisation de toutes les ressources de l'organisme, il a évidemment besoin des ressources de la réflexion pour contrôler les pilotes subordonnés et se contrôler lui-même.
 
 
=== Les émotions et les motivations ===
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Évidemment cette définition de l'émotion n'est pas destinée à faire connaître ce qu'est une émotion à quelqu'un qui ne le saurait pas déjà. Pour savoir ce qu'est une émotion, il faut d'abord être ému. La première clause, 'une affection consciente', sort du cadre de la présente théorie, puisque l'émergence de la conscience à partir de la vie du corps n'y est pas expliquée (Chalmers 1996). Les clauses suivantes en revanche montrent comment intégrer les émotions dans la modélisation du corps savant.
 
 
=== L'instinct, l'apprentissage et la mémoire ===
 
==== Qu'est-ce que l'apprentissage ? ====
 
Un savoir-faire ou un comportement est instinctif lorsqu'il est commun à tous les individus d'une même espèce et qu'il fait partie de leurs traits phylogénétiques, c'est à dire qu'il est transmis par une hérédité biologique commune (Lorenz 1981, Tinbergen 1951). Un tel savoir-faire apparaît naturellement au cours du développement normal des individus de l'espèce. C'est un savoir inné, même s'il se manifeste seulement longtemps après la naissance.
 
Pour qu'un savoir soit appris il faut que son acquisition passe par la mémorisation des expériences. Pour que les animaux soient capables d'apprendre il faut que leurs systèmes nerveux sont capables de conserver des traces de ce qu'ils ont vécu. Ce critère ne suffit pas pour distinguer l'appris de l'instinctif, parce qu'à peu près tous les comportements instinctifs apparaissent à la suite d'une période de maturation cérébrale, pendant laquelle l'expérience détermine la constitution des circuits neuronaux. La régulation des battements du cœur, par exemple, est instinctive, mais l'expérience des premiers battements est cruciale pour le développement ultérieur des réseaux de neurones qui les réguleront. De façon générale le développement du système nerveux est épigénétique, c'est à dire qu'il n'est pas déterminé seulement par les gènes mais aussi et surtout par l'expérience. En particulier, les synapses peuvent être modifiées par les signaux qu'elles transmettent. De cette façon une expérience de stimulation d'un réseau peut être déterminante pour son développement ultérieur. De même qu'en forgeant on devient forgeron, on devient capable de vivre en vivant.
 
Pour comprendre la différence entre l'inné et l'acquis, il faut considérer les différences de comportement. Celles-ci ont parfois une explication génétique, parce qu'il y a de petites différences génétiques entre les individus d'une même espèce. Mais le plus souvent les différences de comportement sont causées seulement, ou surtout, par des différences d'expérience. Nous disons alors qu'elles sont acquises ou apprises. Un comportement est appris lorsque ses particularités dépendent des particularités de l'expérience antérieure et non d'un héritage génétique. Pour nous les comportements appris sont les plus importants, parce que nos facultés naturelles et nos talents particuliers ne sont rien si nous n'apprenons pas à les développer.
 
==== L'instinct d'apprendre ====
 
Les facultés animales d'apprentissage sont elles-mêmes d'origine instinctive. Le savoir-apprendre est un savoir-faire et pour qu'il y ait apprentissage il faut qu'il y ait au préalable un savoir-apprendre instinctif. Nous pouvons apprendre à apprendre et donc acquérir du savoir-apprendre, mais nous ne pourrions pas apprendre si nous n'avions pas naturellement la capacité d'apprendre. Cet instinct d'apprendre repose sur la capacité des systèmes nerveux à profiter de leur expérience pour orienter leur développement.
 
==== La plasticité neuronale ====
 
Pour qu'il y ait mémorisation il faut un matériau plastique, c'est à dire capable de conserver des traces de son expérience (plastique s'oppose ici à élastique : un matériau élastique ne conserve pas de traces des déformations qu'il subit). Il semble que la plasticité des neurones est surtout celles de leurs synapses. L'expérience de transmission des signaux peut renforcer ou affaiblir une synapse (Kandel 1999). Elle peut également conduire à la formation d'autres synapses voisines qui connectent les mêmes neurones. De cette façon l'expérience des neurones modifie leur connectivité. De nouveaux réseaux peuvent être formés et de nouvelles fonctionnalités peuvent apparaître. Dans le même temps de nombreux neurones disparaissent, vraisemblablement parce qu'ils n'ont pas fait les preuves de leur utilité, parce que leurs synapses n'ont pas été renforcées par l'expérience.
 
Donald Hebb a proposé une règle simple qui explique de nombreux apprentissages neuronaux : deux neurones connectés renforcent leur connexion lorsqu'ils sont excités ensemble. C'est une sorte de processus de renforcement par la réussite : lorsqu'un neurone A transmet un signal d'excitation à un autre neurone B, il n'est pas sûr de réussir. L'excitation de A à elle-seule n'est pas forcément suffisante pour déclencher l'excitation de B. Souvent il faut plusieurs signaux d'excitation en provenance d'autres neurones que A pour que B soit excité. La règle de Hebb énonce qu'une synapse d'un neurone excitateur est récompensée par la réussite. Elle est renforcée lorsque le neurone visé est vraiment excité.
 
==== Le développement des instincts ====
 
Pour qu'il y ait un savoir-faire il faut qu'il y ait un réseau de neurones fonctionnel, c'est à dire capable de se servir des signaux de la perception pour donner les signaux d'action appropriés. Le savoir-faire instinctif n'est pas appris, mais il est tout de même acquis, au sens où il apparaît au cours du développement naturel de l'individu. Comment les gènes peuvent-ils contrôler le développement d'un réseau de neurones fonctionnel ?
 
Le mystère du contrôle génétique du développement de l'organisme et de son système nerveux est partiellement élucidé : les gènes contrôlent le métabolisme (la synthèse et la dégradation des molécules de l'organisme) par l'intermédiaire de la synthèse des ARN et des protéines. La différenciation cellulaire dépend de l'activation de gènes particuliers qui synthétisent des protéines spécifiques au type cellulaire. Les gènes contrôlent la différenciation cellulaire en contrôlant la synthèse des ARN ou des protéines qui activent ou inhibent des gènes. Les propriétés des cellules et leurs interactions dépendent de leur type cellulaire. Les gènes peuvent ainsi contrôler la prolifération, la différenciation et la migration de toutes les cellules de l'organisme lors de son développement. Pour les cellules nerveuses, ils peuvent aussi déterminer la migration des terminaisons de leurs axones et construire ainsi des réseaux de neurones. Mais ils ne contrôlent ainsi que le plan d'ensemble du système. La structure fine des connexions entre neurones est épigénétique, elle dépend de l'expérience. Là encore les gènes peuvent exercer une influence sur le développement, parce que la plasticité des synapses, la façon dont elles réagissent aux divers signaux qu'elles reçoivent, peut varier en fonction du type cellulaire.
 
==== La mémoire procédurale ====
 
La mémoire procédurale est la mémoire d'un savoir-faire appris. L'apprentissage d'un savoir-faire consiste à construire un réseau de neurones fonctionnel. Tant que le réseau est conservé, et qu'il reste fonctionnel, le savoir-faire est conservé. La mémoire procédurale est donc la conservation des réseaux de neurones fonctionnels que nous avons construits par un apprentissage.
 
==== Un modèle neuronal pour la mémoire épisodique : les ZCD ====
 
La mémoire épisodique est la mémoire des souvenirs. Quand on se souvient on simule par l'imagination une expérience qu'on a déjà vécue. Comment un réseau de neurones peut-il accomplir une telle performance, enregistrer une expérience, la conserver et la reproduire par l'imagination ?
 
Une zone de convergence-divergence (ZCD) est un réseau de neurones, qui reçoit des projections convergentes en provenance des sites dont l'activité doit être mémorisée, et qui renvoie des projections divergentes vers ces mêmes sites (Damasio 1989, 2009). Lorsqu'une expérience est mémorisée, les signaux qui convergent sur la ZCD y excitent des neurones qui renforcent alors leurs connexions réciproques et forment ainsi un réseau auto-excitateur. Il suffit alors d'exciter à nouveau le réseau ainsi formé pour reproduire la combinaison de signaux initialement reçus. Dans un réseau auto-excitateur l'excitation d'une partie se propage à toutes les autres. De même un fragment de souvenir suffit pour réveiller l'intégralité d'une expérience mémorisée. Une ZCD peut être ainsi un lieu d'enregistrement et de reproduction des souvenirs.
 
En plus des voies convergentes-divergentes, une ZCD peut être connectée au reste du cerveau de toutes les façons imaginables, par des signaux en entrée qui l'activent ou l'inhibent, et des signaux en sortie avec lesquels elle fait son effet sur le reste du système. En particulier les ZCD peuvent s'organiser en un système et former une sorte d'arborescence. Une ZCD peut recruter en entrée des voies convergentes issues de nombreuses autres ZCD. Elle peut ainsi faire une synthèse des capacités de détection et de production de toutes les ZCD ainsi recrutées.
 
Pour faire un modèle du système des ZCD, on distingue dans le système nerveux une partie périphérique et une partie centrale. La périphérie réunit les régions dédiées à la perception, à l'émotion et à l'action. L'arborescence des ZCD est organisée d'une façon hiérarchique, de la périphérie vers le centre. Les ZCD les plus périphériques ont des voies convergente issues directement de la périphérie. On se rapproche du centre en remontant les arborescences de ZCD. On peut songer à des racines qui plongent dans la terre, la périphérie, et qui se rapprochent de la base du tronc, le centre. Mais dans le cerveau, il y a de très nombreux centres. Les ZCD les plus centrales ont des voies convergentes issues d'autres ZCD, et ne sont pas recrutées par des ZCD plus centrales. Le souvenir d'un épisode de notre vie pourrait être conservé par une telle ZCD centrale. Lorsque nous revivons les perceptions, les émotions et les actions d'une expérience passée, l'excitation de cette ZCD centrale activerait toutes les ZCD subordonnées, jusqu'aux aires périphériques, et reconstituerait ainsi l'expérience préalablement vécue.