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L'administrateur central
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En général une fin est déterminée avec des concepts. Ce sont des critères de satisfaction. Ils sont associés à des systèmes de détection qui permettent de reconnaître si le but est atteint. Les représentations des fins sont donc généralement conceptuelles. C'est seulement si on désire un être individuel, en tant qu'être différent de tous les autres, qu'alors la fin n'est pas purement conceptuelle.
 
=== Un administrateur central dans le cerveau ===
 
==== Les émotionsmodules du cerveau et les motivationsactivités routinières ====
 
Un module cérébral est un réseau de neurones spécialisé dans certaines tâches de traitement de l'information. Il a des voies d'entrée, où il reçoit les informations et les ordres qui lui sont donnés, et des voies de sortie, où il émet lui-même des informations et des ordres. Il peut être très localisé (un petit noyau de neurones, une micro-colonne corticale...) ou assez étendu (un vaste réseau réparti sur plusieurs régions cérébrales). Il a des compétences qui lui sont propres et un mode de fonctionnement partiellement autonome.
Une émotion (la tristesse, la peur, la colère, le dégoût, la honte, la joie, l'apaisement, le plaisir, la fierté, la surprise... et toutes les variations, les combinaisons et les nuances sur ces thèmes) est une affection consciente, déclenchée par une perception qui lui est spécifique (la peur par la perception du danger, la tristesse par la perception du malheur, la colère par la perception de l'inacceptable...) et accompagnée de réactions réflexes et de modifications physiologiques (provoquées par la libération d'hormones et de neurotransmetteurs). Elle détermine des motivations (des désirs ou des aversions) et prépare ainsi le comportement ultérieur (James 1890, LeDoux 1996, 2002). Les émotions permettent d'adapter rapidement ses réactions et ses motivations à des situations nouvelles. Elles sont donc d'une importance fondamentale pour la préparation de l'action. Elles sont aussi très importantes pour l'apprentissage, parce qu'elles signalent ce qui mérite d'être mémorisé.
 
L'activité cérébrale dans son ensemble résulte de l'activité coordonnée de tous les modules. Ils échangent des informations et des ordres et produisent ainsi toutes les représentations internes qui préparent l'action et tous les signaux qui la déclenche et la contrôle.
Évidemment cette définition de l'émotion n'est pas destinée à faire connaître ce qu'est une émotion à quelqu'un qui ne le saurait pas déjà. Pour savoir ce qu'est une émotion, il faut d'abord être ému. La première clause, 'une affection consciente', sort du cadre de la présente théorie, puisque l'émergence de la conscience à partir de la vie du corps n'y est pas expliquée (Chalmers 1996). Les clauses suivantes en revanche montrent comment intégrer les émotions dans la modélisation du corps savant.
 
Un module cérébral peut être conçu comme un pilote automatique. Les pilotes les plus subordonnés sont les plus périphériques, les réseaux de neurones qui commandent les muscles et le reste du corps. Ces modules subordonnés sont commandés par d'autres modules, et ainsi de suite.
 
Un module cérébral a toujours une compétence assez limitée. Il n'a accès qu'à une petite partie des informations disponibles dans le cerveau et le répertoire des tâches qu'il peut accomplir est également très limité. Or pour atteindre des fins il faut en général recruter de nombreuses ressources qui doivent coopérer pour produire le comportement adapté. Aucun module à lui-seul ne suffit pour cela. Faut-il qu'il y ait un chef ? Un module qui commande à tous les autres et mobilise ainsi les ressources requises par les fins recherchées ? Y a-t-il dans le cerveau un pilote automatique qui pilote tous les autres pilotes automatiques ?
 
La coordination spontanée entre les modules suffit pour expliquer les comportements routiniers. Les ressources nécessaires sont recrutées automatiquement et accomplissent leurs tâches comme elles en ont l'habitude. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait un chef qui dirige la marche de l'ensemble. Chaque module peut représenter ses propres fins, donner et recevoir des ordres, et participer ainsi au bon fonctionnement de l'organisme.
 
L'hypothèse d'un administrateur central dans le cerveau, même si elle n'est pas toujours nécessaire pour expliquer les comportements, semble très profitable pour comprendre le fonctionnement et le dysfonctionnement des facultés cognitives supérieures (Shallice 1988, 2011, Changeux 2002, Dehaene 2001).
 
==== L'administrateur central d'un ordinateur ====
 
Dans un ordinateur, le système d'exploitation est le programme (UNIX, Linux, MacOS, Windows, etc.) qui gère l'exécution de tous les autres programmes, les applications.
 
Un système d'exploitation est généralement constitué d'un noyau, qui est doté des facultés de gestion les plus fondamentales, et qui n'est jamais modifié, ou presque, et d'une écorce, qui rassemblent des facultés plus spécifiques ou plus élaborées. Sauf en fixant quelques paramètres quand il veut personnaliser sa machine, un utilisateur moyen n'a pas la liberté de modifier le système d'exploitation. Ce travail est réservé aux experts, surtout s'il s'agit de modifier le noyau, parce que le système d'exploitation est responsable du bon usage des ressources matérielles de la machine. S'il est mal programmé, il pourrait la détruire, ne serait-ce qu'en faisant fondre le microprocesseur.
 
Un ordinateur est un calculateur universel, c'est à dire qu'il est en principe capable de faire tout ce qui peut être fait par le calcul. Il suffit qu'il soit convenablement programmé (Turing 1936). Il est en particulier capable d'écrire des programmes qu'il est ensuite capable d'exécuter.
 
Si elle est initialement dotée d'un bon système d'exploitation et d'applications d'écriture de programmes adéquates, une machine peut programmer son propre système d'exploitation.
 
Une application peut être conçue comme une sorte de pilote automatique. Une fois qu'elle est lancée, elle utilise de façon automatique une partie des ressources de la machine. Les pilotes automatiques peuvent être organisés de façon hiérarchique. Un pilote commande à des pilotes subordonnés, qui peuvent à leur tour commander à leurs subordonnés. Ainsi conçu, le système d'exploitation, et tout particulièrement son noyau, est le pilote de tous les autres pilotes, le grand chef, l'administrateur central de l'ordinateur.
 
==== L'innovateur ====
 
Face à une situation nouvelle, les réactions habituelles ne sont pas toujours adaptées. Il se peut que l'animal dispose des ressources intérieures nécessaires pour réagir comme il convient, mais qu'il ne sache pas les mobiliser, parce qu'il lui faudrait pour cela inventer un nouveau mode de coordination entre les modules. Aucun d'entre eux n'a les moyens de recruter les autres, alors qu'il suffirait qu'ils travaillent ensemble pour atteindre les fins recherchées.
 
Un module administrateur central dispose justement des ressources nécessaires pour innover en composant avec les facultés des modules subordonnés, du fait de sa position hiérarchique. Il peut être à la fois un compositeur et un chef d'orchestre. Un administrateur peut se comporter d'une façon très disciplinée, en se contentant de suivre le règlement et en commandant de façon routinière le passage d'un comportement routinier à un autre, en fonction des circonstances. C'est ainsi que fonctionnent la plupart des systèmes d'exploitation des ordinateurs. Mais un administrateur central peut aussi être un créateur, l'analogue d'un petit Mozart dans la tête.
 
L'administrateur central est un innovateur mais il ne faut pas entendre par là qu'il est forcément un révolutionnaire. Une petite variation d'un itinéraire habituel est déjà une innovation à laquelle l'administrateur central peut se consacrer.
 
L'administrateur central est un réseau de neurones, vraisemblablement assez complexe et sophistiqué. Ses contours ne sont pas forcément fixes, parce qu'en fonction des circonstances divers réseaux peuvent participer aux tâches d'administration centralisée.
 
Pour expliquer nos facultés d'innovation, l'hypothèse de l'administrateur central postule l'existence d'un module innovateur. Mais cela ressemble à une croyance aux prodiges surnaturels. Comment un réseau de neurones, même très sophistiqué, pourrait-il inventer tout ce que nous inventons ? Où donc pourrait-il trouver ses idées ? Il n'y a que des neurones qui s'excitent ou s'inhibent les uns les autres, il semble qu'il n'y ait rien qui puisse jouer le rôle d'une source pour des idées nouvelles.
 
==== Résolution de problèmes, innovation par la connaissance et réseaux de neurones ====
 
Poser un problème consiste à se donner une fin, un but, un objectif. Le problème est déterminé par les représentations de la situation initiale et de la situation désirée. On a résolu le problème quand on a atteint la fin qu'on s'est fixée ou quand on sait comment l'atteindre. Toute action ou séquence d'actions, tout comportement adapté, qui permet de passer de la situation initiale à la situation désirée, est une solution du problème. Si on n'a pas atteint la fin mais si on sait comment l'atteindre, si on a une représentation de la séquence d'actions, ou du mode de comportement, qui permet d'atteindre la fin, alors on peut considérer que le problème est résolu et que la représentation de sa solution est elle-même une solution.
 
Les modules cérébraux sont en général spécialisés dans la résolution de problèmes particuliers. Ils peuvent résoudre les problèmes auxquels ils sont naturellement consacrés, des problèmes qu'ils se posent ou qui leur sont posés. Ils les résolvent soit en contrôlant les actions qui conduiront à l'objectif, soit en produisant des représentations des solutions.
 
Lorsque leurs comportements sont routiniers, les agents n'ont pas besoin de chercher des solutions. Ils les trouvent spontanément parce que leurs modules cérébraux savent comment les produire, par instinct ou par habitude. Les agents se contentent de résoudre les problèmes qu'ils savent déjà résoudre. Pour sortir des sentiers battus ils doivent trouver des solutions qu'ils ne connaissent pas par avance. Comment font-ils ?
 
Le hasard suffit pour innover. Un programme d'actions choisies au hasard est en général très innovateur, très différent de ce qui est prescrit par l'instinct ou l'habitude. Mais évidemment le hasard seul est rarement suffisant pour trouver de véritables solutions. Il faut en général du savoir, des compétences, pour évaluer les possibilités de solution a priori envisageables, et trouver parmi elles celles qui méritent d'être retenues. La connaissance est très généralement un préalable nécessaire à l'innovation.
 
Comment un réseau de neurones pourrait-il acquérir des connaissances, les conserver, et s'en servir pour trouver des solutions nouvelles à des problèmes nouveaux ?
 
Il est très facile de concevoir des réseaux de neurones dotés de telles facultés. Ils mémorisent des connaissances en modifiant les connexions entre neurones. On peut leur soumettre des problèmes en activant leurs voies d'entrée. Ils produisent des solutions sur leurs voies de sortie. Et ils sont très capables d'innover (David E. Rumelhart, James L. McClelland & PDP Research Group 1986). La conception de réseaux de neurones est une méthode très puissante pour résoudre de très nombreux problèmes.
 
==== L'espace de travail global ====
 
Un module cérébral n'a en général accès qu'à une petite partie des informations disponibles dans le cerveau, parce qu'il est limité par ses voies d'entrée. Si d'autres modules cérébraux, auxquels il n'est pas directement connecté, disposent d'informations qui pourraient lui servir, il n'en est pas directement informé. D'où l'utilité d'un espace de travail commun, un espace de production de représentations internes, d'informations, de connaissances, élaborées à partir des données fournies par les modules spécialisés, et utilisées par ces mêmes modules. Cet espace de travail global peut être conçu comme un lieu d'échanges où chacun donne tout ce qui peut être utile aux autres et reçoit des autres tout ce qui peut lui être utile.
 
Dans la théorie de Baars (1988), l'espace de travail global est conçu comme un lieu de distribution généralisée de l'information, une sorte de tableau noir, où tous les modules spécialisés peuvent écrire, et qu'ils peuvent tous lire. Dès qu'un module met une information dans l'espace de travail global, elle est automatiquement distribuée à tous les autres modules. C'est très peu vraisemblable, parce que ce n'est pas fonctionnel. Un module a des compétences spécialisées. Il est fait pour traiter un certain type d'information. Il est en général incapable de traiter l'information reçue par les autres. S'il était en permanence informé du contenu de l'espace de travail global, il serait submergé par une multitude d'informations dont il ne saurait que faire. C'est pourquoi il faut concevoir que l'espace de travail global est davantage qu'un simple lieu de distribution de l'information. C'est surtout un lieu d'élaboration de la connaissance. Il met à contribution les compétences de tous les modules spécialisés et chacun d'entre eux peut y trouver ce dont il a besoin, mais aucun n'a accès à la totalité de la connaissance ainsi élaborée, parce qu'il ne saurait pas quoi en faire. Chacun ne reçoit de l'espace de travail global que l'information qui lui est destinée en particulier, parce qu'il est fait pour la traiter.
=== La réflexion et l'action sur soi-même ===
 
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Un agent peut vouloir non seulement une transformation de son environnement mais également une transformation de lui-même. Il peut vouloir changer ses habitudes ou ses façons de réagir, acquérir de nouvelles capacités et du savoir. La production du savoir peut être elle-même une fin de l'action, pas seulement un moyen. Évidemment un agent a besoin de se connaître lui-même pour agir ainsi sur lui-même.
 
Comme l'administrateur central est responsable de l'utilisation de toutes les ressources de l'organisme, il a évidemment besoin des ressources de la réflexion pour contrôler les pilotes subordonnés et se contrôler lui-même.
 
=== Les émotions et les motivations ===
 
Une émotion (la tristesse, la peur, la colère, le dégoût, la honte, la joie, l'apaisement, le plaisir, la fierté, la surprise... et toutes les variations, les combinaisons et les nuances sur ces thèmes) est une affection consciente, déclenchée par une perception qui lui est spécifique (la peur par la perception du danger, la tristesse par la perception du malheur, la colère par la perception de l'inacceptable...) et accompagnée de réactions réflexes et de modifications physiologiques (provoquées par la libération d'hormones et de neurotransmetteurs). Elle détermine des motivations (des désirs ou des aversions) et prépare ainsi le comportement ultérieur (James 1890, LeDoux 1996, 2002). Les émotions permettent d'adapter rapidement ses réactions et ses motivations à des situations nouvelles. Elles sont donc d'une importance fondamentale pour la préparation de l'action. Elles sont aussi très importantes pour l'apprentissage, parce qu'elles signalent ce qui mérite d'être mémorisé.
 
Évidemment cette définition de l'émotion n'est pas destinée à faire connaître ce qu'est une émotion à quelqu'un qui ne le saurait pas déjà. Pour savoir ce qu'est une émotion, il faut d'abord être ému. La première clause, 'une affection consciente', sort du cadre de la présente théorie, puisque l'émergence de la conscience à partir de la vie du corps n'y est pas expliquée (Chalmers 1996). Les clauses suivantes en revanche montrent comment intégrer les émotions dans la modélisation du corps savant.