« Commentaire philosophique/Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » : différence entre les versions

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Quant à l'agriculture, le principe en fut connu longtemps avant que la pratique en fût établie, et il n'est guère possible que les hommes sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres et des plantes n'eussent assez promptement l'idée des voies que la nature emploie pour la génération des végétaux; mais leur industrie ne se tourna probablement que fort tard de ce côté-là, soit parce que les arbres, qui avec la chasse et la pêche fournissaient à leur nourriture, n'avaient pas besoin de leurs soins, soit faute de connaître l'usage du blé, soit faute d'instruments pour le cultiver, soit faute de prévoyance pour le besoin à venir, soit enfin faute de moyens pour empêcher les autres de s'approprier le fruit de leur travail. Devenus plus industrieux, on peut croire qu'avec des pierres aiguës et des bâtons pointus ils commencèrent par cultiver quelques légumes ou racines autour de leurs cabanes, longtemps avant de savoir préparer le blé, et d'avoir les instruments nécessaires pour la culture en grand, sans compter que, pour se livrer à cette occupation et ensemencer des terres, il faut se résoudre à perdre d'abord quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite; précaution fort éloignée du tour d'esprit de l'homme sauvage qui, comme je l'ai dit, a bien de la peine à songer le matin à ses besoins du soir.
 
'''Jean-Jacques Rousseau''', « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes », 1755.
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Proposition de problématique : Quelle argumentation Rousseau développe-t-il à propos de l’origine de l’inégalité ?
 
L’étude portera sur l’analyse de la thèse mise en place par Rousseau et sur le rôle que je joue la question du temps dans le texte
 
== I. La thèse mise en place dans le premier paragraphe ==
Le premier paragraphe est une phrase unique. Longue période oratoire composée de plusieurs subordonnés et construite autour d'une articulation importante qui se situe à la ligne 10 : « mais ». Une opposition est ainsi mise en place, soulignée chronologiquement par les locutions conjonctives « tant que, dès l'instant que ». Il s'agit de transformation d'un phénomène.
 
La première partie traite d'activités individuelles à l'intérieur d'un groupe : expression musicale, costume, peinture, fabrication d'armes de chasse (…). Besoins modestes, limités : « se contentèrent, se bornèrent ». (« en un mot ... autant qu’ils pouvaient l’être ») → Ces lignes réservent les traits communs à ces activités. Elles peuvent toutes être réalisées de manière individuelle. La proposition principale assignée, dans une relation de cause à effet, la conséquence de cette manière de vivre.
 
L’énumération de quatre adjectifs : « libres, sains, bons et heureux » exprime de manière insistante une vie collective réussie ; « libre » revoie au domaine politique, « sains » à la santé, « bons » à la morale et « heureux » au bonheur. On touche là aux domaines fondamentaux de l’organisation sociale.
 
La présence de la conjonction « mais » attire l’attention sur un changement brutal et rapide exprimé sur deux propositions de temps : « Dès qu’on s’aperçut, dès l’instant qu’un homme eut besoin. »
 
Cette présentation est aussitôt suivie de ces effets, tous néfastes (du moins selon Rousseau) : apparition de la propriété et du travail, disparition de l’égalité.
 
Ce paragraphe se termine par une énonciation de maux suivis de leur conséquence : la nature sauvage devient civilisée → agriculture qui entraîne esclavage et misère.
 
On peut résumer la thèse de Rousseau de la manière suivante : la vie sauvage et les activités individuelles entretiendrait l’homme heureux. Mais la mise en commun des compétences et des biens, de la propriété, ont entraîné l’inégalité et avec elle un ensemble de maux, de vices dans le travail, l’esclavage, la misère associée à l’agriculture.
 
== II. Le rôle du dernier paragraphe ==
Le premier paragraphe ayant été consacré à une transformation importante dans la vie de l’homme, il parait logique que cette transformation soit explicitée et que les sources en soient données.
 
Ce qui a modifié la manière de vivre selon Rousseau est la découverte du feu et du blé, repris par la double métonymie « du fer et du blé ». Cette métallurgie, cette agriculture, ont fait entrer l’homme dans la civilisation et « fait perdre le genre humain ».
 
Le deuxième paragraphe met donc en relation deux avancées qui sont en général considérés comme un progrès : la maîtrise de la terre et celle des ressources minérales, sans réel argumentation.
 
Le raisonnement s’appuie d’abord sur un exemple, celui de l’ignorance de l’agriculture et de la métallurgie chez « les sauvages de l’Amérique ». Puis sur un autre exemple qui sert de preuves : les progrès de l’Europe dans le domaine de la civilisation, grâce à sa double richesse en blé et en fer.
 
Par rapport au premier paragraphe, le deuxième précise deux éléments considérés par Rousseau comme corrupteurs et générateur d’inégalité.
 
En fait, Rousseau explique que la corruption ne naît pas d’un excès se richesse, mais elle est présente dès le début, dès le passage à la métallurgie et à l’agriculture.
 
== III. Le rôle des paragraphes trois et quatre ==
Les paragraphes trois et quatre se succèdent mais ils pourraient être mis sur le même plan car ils ont le même rôle, celui de chercher comment se sont mis en place les deux découvertes révolutionnaires : tout d’abord la métallurgie, puis l’agriculture.
De manière très raisonnée, Rousseau cherche les sources d’une découverte fondamentale, que les anciens expliquaient par le mythe de Prométhée.
 
Le paragraphe commence par des démentis : « il n’est pas croyable, on peut d’autant moins attribuer » qui permettent de rejeter des hypothèses ; comme la capacité humaine d’associer les minerais et le feu, ou encore l’éventualité d’un incendie révélateur.
 
La seule hypothèse qui semble avoir quelque fiabilité — et encore avec beaucoup de précaution — est celle d’une éruption volcanique qui aurait donné une sorte de modèle à suivre (...).
 
La formulation : « il reste donc que » souligne la manière de procéder de Rousseau, consistant à rejeter certaines hypothèses non recevables pour en conserver une plausible. Cette ultime hypothèse qu’il garde implique une certaine évolution qu’il croit peu plausible : « qu’à des esprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le devaient être ».
 
L’agriculture est présentée comme une découverte naturelle des hommes. Une découverte pour laquelle ils n’auraient eu besoin que de regarder les fonctionnements du monde qui les entouraient.
 
Ce que cherche plutôt à expliquer Rousseau est la raison pour laquelle les hommes ne sont venus qu’assez tard à l’agriculture. Il donne pour ce faire cinq explications introduites par « soit » :
*1<sup>ère</sup> explication : l’environnement naturel n’avait pas besoin d’intervention de l’homme (...) ;
*2<sup>ème</sup> explication : l’ignorance du blé (...) ;
*3<sup>ème</sup> explication : le manque d’outils pour cultiver la terre (...) ;
*4<sup>ème</sup> explication : l'absence de capacité de prévision des besoins (...) ;
*5<sup>ème</sup> explication : l'absence de moyens d’empêcher de se faire voler ses provisions (...).
 
Là encore il fallut que les hommes eurent atteints un certains degré d’évolution. Et c’est cette évolution préalable qui a permis les découvertes.
 
Rousseau insiste de manière précise et méthodique sur les qualités nécessaires aux hommes pour découvrir, correspondre et maîtriser ces deux sources de développement.
 
Selon lui, aucune de ses deux techniques ne peut être associée à des groupes humaines primitifs, ceux qu’il désigne par « sauvages, barbares ».
 
Ces différentes remarques sur l’état de progrès de l’être humain se trouvent constamment associées à des notions de temps.
 
== IV. La question du temps dans le texte ==
L’extrait ne compte aucune date et ne mentionne pas les différents états de civilisation ; mais la notion de temps, de son aspect d’évolution, est omniprésent dans le texte.
 
Le premier paragraphe est constitué de deux étapes chronologiquement situées l’une après l’autre.
*1<sup>ère</sup> étape : longue → « tant que » le suggère ;
*2<sup>ème</sup> étape : aucune indication de durée mais « dès l’instant que, dès que ». Installation progressive → verbes « s’introduire, devint, croître… » le suggèrent.
 
Le temps est également présent dans la suite du texte, et il souligne la nécessité d’une évolution par les termes : « sont parvenus, esprits déjà plus avancés, longtemps avant, devenus plus industrieux... ».
 
Le propos de Rousseau constitue ainsi à faire apparaître que l’homme à l’état de nature, primitif de bonheur, à l’état de quasi-civilisation, est un état de progrès, ce qui permet au philosophe d’associer sans véritable démonstration l’état de civilisation au malheur.
== Conclusion ==
S’interrogeant sur les sources de l’inégalité, Rousseau les fait remonter au passage d’un état de nature idéalisé à un état de civilisation qui n’est pas dans l’extrait clairement défini. Le passage donne une illustration de la manière de procéder de Rousseau : rhétorique rigoureuse et convaincante dans sa forme, images et références, apparence d’argumentations. Le côté personnel des propos va dans le sens de l’essai, qui ne vise pas la démonstration scientifique, mais est sous-tendu par la volonté de faire connaître des idées que l’on croit justes.
 
Le texte de Rousseau et l’exposé qu’il contient peuvent étonner par rapport à la pensée des ''Lumières''. Ce thème est la base d’une réflexion sur l’évolution et le progrès et permet une comparaison entre deux manières de vivre, dont l’une est présentée comme idyllique et l’autre comme corrompue. Mais l’autre côté, l’état de nature, ici présenté comme l’état souhaitable pour tout groupe humain, peut également être perçu comme une régression très forte de l’humanité et le retour à un état qui n’a sans doute jamais existé (image mythique de l’âge d’or).
 
Il y a un paradoxe à considérer que l’évolution des hommes (en intelligence, en capacité de prévision, en adaptation au monde environnant, etc.) puisse être jugée comme intégralement négative. On peut comprendre alors que la pensée de Rousseau dans ce discours ait provoqué les sarcasmes de Voltaire et des réactions très ironiques sur l’envie que provoquent les idées rousseauistes. Il y a là un désaccord profond dans la philosophie des ''Lumières'' autour de la notion de progrès qui anime <u>L’Encyclopédie</u>.