« Commentaire philosophique/Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » : différence entre les versions
Page créée avec « <center> Lecture analytique : Jean-Jacques Rousseau, 1755<br/> <big>« Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes »</big><br/> </center>... » |
(Aucune différence)
|
Version du 14 juin 2016 à 16:32
Lecture analytique : Jean-Jacques Rousseau, 1755
« Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes »
Introduction
Après avoir montré dans son Discours sur les sciences et les arts que la civilisation a corrompu les hommes, Rousseau montre que l’inégalité des conditions provient du fait qu’elle s’est éloignée de ses bienheureuses origines. Rousseau commence par dessiner les traits de l’homme originel : il mène une vie active au cœur des forêts, il est robuste car il doit chercher sa subsistance et se défendre contre les animaux sauvages tout au long de ses multiples déplacements. Il a peu de besoins, et ses facultés intellectuelles sont peu développées. Le sentiment de pitié lui tient de morale. Lors de cet état de l'humanité, l’inégalité naturelle est sans conséquence car les hommes vivent dans un isolement relatif : « Je voudrais bien qu’on m’expliquât, précise Rousseau, quel peut-être le genre de misères d’un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé ».
En fait, rien ne destinait l’humanité à connaître les malheurs de l’inégalité qui sont devenus les siens. Lorsque les hommes deviennent sédentaires, le langage se perfectionne, les passions et leurs violences se développent, mais surtout apparaît l'agriculture et la métallurgie. La culture des terres impose l'idée de propriété : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « ceci est à moi » », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Dès lors l’inégalité des conditions se développe rapidement : les pauvres sont asservis aux riches, qui imposent des lois qui leur sont favorables.
L’inégalité politique succède à l’inégalité économique : les magistrats d’abord élus deviennent des despotes.
L’homme moderne est victime du perfectionnement de ses facultés et des progrès de la vie en société.
Lecture du texte :
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant: mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour la philosophie ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain; aussi l'un et l'autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l'Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu'ils ont pratiqué l'un de ces arts sans l'autre; et l'une des meilleures raisons peut-être pourquoi l'Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée que les autres parties du monde, c'est qu'elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé.
Il est très difficile de conjecturer comment les hommes sont parvenus à connaître et employer le fer : car il n'est pas croyable qu'ils aient imaginé d'eux-mêmes de tirer la matière de la mine et de lui donner les préparations nécessaires pour la mettre en fusion avant que de savoir ce qui en résulterait. D'un autre côté on peut d'autant moins attribuer cette découverte à quelque incendie accidentel que les mines ne se forment que dans des lieux arides et dénués d'arbres et de plantes, de sorte qu'on dirait que la nature avait pris des précautions pour nous dérober ce fatal secret. Il ne reste donc que la circonstance extraordinaire de quelque volcan qui, vomissant des matières métalliques en fusion, aura donné aux observateurs l'idée d'imiter cette opération de la nature; encore faut-il leur supposer bien du courage et de la prévoyance pour entreprendre un travail aussi pénible et envisager d'aussi loin les avantages qu'ils en pouvaient retirer; ce qui ne convient guère à des esprits déjà plus exercés que ceux-ci ne le devaient être.
Quant à l'agriculture, le principe en fut connu longtemps avant que la pratique en fût établie, et il n'est guère possible que les hommes sans cesse occupés à tirer leur subsistance des arbres et des plantes n'eussent assez promptement l'idée des voies que la nature emploie pour la génération des végétaux; mais leur industrie ne se tourna probablement que fort tard de ce côté-là, soit parce que les arbres, qui avec la chasse et la pêche fournissaient à leur nourriture, n'avaient pas besoin de leurs soins, soit faute de connaître l'usage du blé, soit faute d'instruments pour le cultiver, soit faute de prévoyance pour le besoin à venir, soit enfin faute de moyens pour empêcher les autres de s'approprier le fruit de leur travail. Devenus plus industrieux, on peut croire qu'avec des pierres aiguës et des bâtons pointus ils commencèrent par cultiver quelques légumes ou racines autour de leurs cabanes, longtemps avant de savoir préparer le blé, et d'avoir les instruments nécessaires pour la culture en grand, sans compter que, pour se livrer à cette occupation et ensemencer des terres, il faut se résoudre à perdre d'abord quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite; précaution fort éloignée du tour d'esprit de l'homme sauvage qui, comme je l'ai dit, a bien de la peine à songer le matin à ses besoins du soir.
Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes »,1755.