« Introduction à la sociologie/L'évolution de la pensée sociologique/L'histoire des idées sociologiques. La période classique de Comte à Weber » : différence entre les versions

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La réflexion de Saint-Simon se fonde sur une distinction entre d'une part les producteurs qui créent la richesse, et les dirigeants ou gouvernants qui usent du pouvoir ou de la parade et ne créent pas de plus-values réelles. Il oppose ainsi les producteurs à ceux qui occupent des fonctions honorifiques et ne créent rien et qui pourtant captent une grande partie du revenu de la nation. Pour remédier à cette injustice, il propose qu'une élite composée de scientifiques et d'artistes prenne en charge l'évolution de la société en suggérant et en coordonnant des projets de travaux publics. La politique devient alors la science de la production, c'est à dire la science qui a pour objet l'ordre des choses le plus favorable à tous les genres de production, et au bonheur du plus grand nombre. Saint-Simon anticipe ainsi l'organisation technocratique, il prône la rationalisation optimale de la production en opérant une scission entre la sphère de la technique, celle du travail et celle des dirigeants. À bien des égards, cette analyse reste encore d'actualité. En effet les conflits de régulation qui peuvent advenir entre le pouvoir institutionnalisé au sein d'une entreprise et la sphère des travailleurs ou des producteurs qui connaissent mieux l'environnement technique que les premiers, et qui sont les seuls à produire de la « richesse réelle », restent encore des problèmes centraux en sociologie des organisations.
Mais l'organisation sociale que préconise Saint-Simon laisse peu de place à la liberté individuelle. À l'inverse, un penseur comme Fourier se montre beaucoup plus attentif à celle-ci. Pour Fourier, ce qui compte avant toute chose, c'est le bonheur humain. Pour lui, « Le bonheur (...) consiste à avoir le plus de passions possibles, et les plus ardentes et les plus excessives, et à pouvoir les satisfaire toutes ». Cet hédonisme conduit à l'association industrielle. Le travail devient attrayant car chaque personne s'oriente vers le métier de son choix, de façon spontanée, suivant en cela ses instincts les plus profonds, ceux que même la raison et la réflexion ne peuvent commander. C'est le principe de « l'attraction spontanée », l'association se réalise naturellement, chacun est libre de s'orienter selon ses goûts. En fait, Fourier va plus loin car il considère cette attraction comme l'un des principes fondamentaux de l'univers. Selon lui, elle oeuvreœuvre à travers toutes formes d'existence : de la matière à la société, il y a une unité du système de mouvement pour le monde matériel et spirituel ou encore, une analogie entre les mouvements organiques, matériel, animal et social. En somme, il y a une homologie structurale entre différents domaines de la réalité. Fourier imagine alors une société idéale, la phalanstère, régie par une mathématique sociale qui tienne compte des lois de l'attraction. Ainsi résout-il simultanément, dans une vue toute théorique, les problèmes de l'adéquation des intérêts individuels et de l'incitation à l'effort. Il prônera également le garantisme social. Remarquons que certains essais de phalanstère se montreront relativement concluants.
Ce qui distingue Fourier d'un penseur comme Saint-Simon, c'est donc qu'il abandonne l'idée du progrès industriel ou de la Raison, au profit de celle du Bonheur. Il marque par là son refus. Il conteste la légitimité du monde industriel qu'il voit naître et rejette l'idée même de calcul ou d'intérêt qui en constitue le sous-bassement pour lui substituer celle beaucoup plus riche de la passion. Par son ambition de transformer le social, Fourier anticipe l'associationnisme et certaines des caractéristiques les plus frappantes de la société moderne. Car, si on observe le développement croissant du bénévolat, la progression numérique des communautés de passionnés, comme celle de Linux par exemple, nous ne sommes pas si éloignés de l'utopie qu'avait rêvée Fourier.
D'autre part, les réflexions de Fourier et de Saint-Simon paraissent en réalité complémentaires si on les applique à la société contemporaine. L'une insiste sur la fracture entre une classe improductive qui parasite et dirige illégitimement la classe productive, l'autre propose une organisation optimale de l'organisation sociale et productive, fondée sur l'association d'intérêts. En outre, toutes deux sont d'accord sur le fait qu'il faut aider les plus défavorisés. Les points de vue utopistes qu'ils ont développés leur ont donc permis de penser la société avec une acuité à laquelle peu de leurs contemporains pouvaient prétendre, et c'est probablement injustice qu'on ait qualifié leur travaux d'irréalistes. Cette qualification reviendra toutefois fréquemment lors des périodes de crise, comme l'un des arguments principaux que la rhétorique réactionnaire emploiera pour bloquer toute velléité de réformes (voir les analyses de Hirschman, 1995).
 
Alors que l'utopie de Fourier nous offre la vision d'une société finalement assez proche de certains libéraux anglais réformateurs comme John S. Mill par exemple, un socialiste comme Babeuf s'en écarte de manière radicale. Pour lui, le salut vient d'un communisme égalitariste. Le bonheur ne peut provenir que d'un état de nature où seront supprimés les inégalités, l'argent, le commerce, etc. Il se plaît à imaginer un monde d'abondance et d'égalité absolue où la société consentie par l'intérêt commun transcende l'individu. Tous les biens sont communs, l'industrie sociale est unique, tout le monde détient les mêmes droits et devoirs, le talent n'est pas rémunéré dans la mesure où il est socialement déterminé, etc. Notons au passage que cette thèse déterministe qui fait de l'Homme le produit des circonstances et de son milieu sera également développée en Angleterre par le socialiste Owen. En fonction de cette idée, il militera en faveur d'une religion rationellerationnelle et d'une science de la production, de la pédagogie et du gouvernement qui libèrent les hommes du carcan de la misère.
Comme on le voit avec Babeuf, le communisme peut conduire in fine à un asservissement de l'individu par la communauté. C'est ce à quoi les anarchistes vont s'opposer. William Goodwin par exemple, se demande comment substituer à la société contraignante, une organisation décentralisée respectueuse de la liberté et des choix individuels. Il prône alors la suppression de la propriété privée et l'apprentissage spontané de la liberté et du respect par le développement de la raison et de l'éducation. Il reste farouchement opposé à toute forme d'autorité. Après lui, Thomas Spence défend l'idée d'une collectivisation des terres et d'une démocratie qui combinerait redistribution des revenus, système de retraite et taxation sur la propriété foncière. Il anticipe près de un siècle en avance, les fondements du Welfare State.