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==Autres textes complémentaires à cette thématique==
 
=== Communication de Michel Alessio (Délégation général de la langue française et aux langues de France)===
 
*Contexte : Journée "Le PCI (patrimoine culturel immatériel) : information et sensibilisation", 9 mars 2012
11, rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris
 
 
Langues et patrimoine culturel immatériel
 
 
La convention Unesco de 2003 traduit une hésitation à situer la langue dans son rapport au patrimoine culturel immatériel. A l'article des définitions (article 2), la langue n'est pas citée parmi les pratiques, expressions, connaissances et savoir-faires qui constituent ce qu'on entend par patrimoine culturel immatériel, mais on nous dit que celui-ci "se manifeste" notamment dans les domaines des traditions et expressions orales, "y compris la langue comme vecteur du PCI". Sans être patrimoine elle-même, la langue serait donc un support de patrimoine.
 
Mais très vite on s'aperçoit qu'il est difficile de distinguer le support de ce qu'il supporte, le vecteur de ce qui est véhiculé. Dans le cas du fado, de la transmission du savoir traditionnel des chamanes jaguars de Colombie, du maloya réunionnais ou de la paghjella corse, allez donc séparer le chant, le récit, le rituel de la langue dans laquelle ils se disent... A supposer que l'opération soit possible -hypothèse purement théorique- on sent bien qu'elle détruirait son objet même, on sent bien que ces éléments de patrimoine et la langue qui les cristallise sont considérés comme un tout indissociable par le groupe qui se reconnait en eux.
 
C’est ce que vient confirmer l'analyse : ces oppositions de vecteur et d'immatériel, de forme et de fond, de signifiant et de signifié relèvent d'un dualisme scolastique qui ne correspond généralement pas à l'expérience vivante des hommes.
 
Concrètement, on ne peut pas penser les langues en soi, isolément, en dehors des pratiques sociales du langage dans leur diversité : de la simple conversation à l’œuvre littéraire, on ne sépare pas les langues des productions qui s‘inventent dans ces langues. Avec le langage, on est dans un continu. Un continu entre langue et pensée, entre langue et littérature, langue et patrimoine, langue et culture.
 
On utilisera donc la notion de langue-culture, qui est propre à rendre l‘idée que, dans la réalité, ce n'est jamais à une langue en elle-même que nous avons affaire, mais à tout un univers de discours, d'œuvres et de valeurs dont la langue est le produit. Le produit. Car ce sont les œuvres qui font les langues, et non l’inverse. Selon cette manière de voir, c’est la Bible qui a fait l’hébreu, et son rayonnement historique, ce n’est pas l’hébreu qui a produit la Bible, c’est la Divine Comédie qui a fait l’italien, qui a fait ce que l’italien est devenu, et non l’inverse. C’est une manière un peu renversante de présenter les choses, mais bien plus juste que les formules reçues habituelles du genre « la langue française produit des œuvres de grande qualité »… Une langue ne produit rien, ce sont les locuteurs, les créateurs qui produisent des choses dans cette langue.
 
Et toute langue peut se prévaloir d’un patrimoine langagier, que celui-ci soit ou non porté à l’écrit, qu’il s’agisse de grands textes comme la Déclaration des droits de l’homme ou la Recherche du temps perdu, ou de ce qu’on appelle la littérature orale, les contes, légendes, chants et savoirs traditionnels : tout cela est matière de langage, et tout cela fait patrimoine, ou, du moins, est susceptible de faire patrimoine…
 
Ce point établi (que les langues relèvent bien du patrimoine dans les conditions qu'on vient de décrire), il faut s’empresser d’ajouter qu’elles ne se réduisent pas à n’être que patrimoine, et qu’elles débordent largement cette catégorie, et toutes les catégories d’ailleurs, parce que, dans le monde social, il y a du langage partout... C'est par excellence une problématique transversale, ce qui fait la difficulté à l'appréhender. Comme l’a dit Henri Meschonnic, « nous sommes tout entiers langage. Toute action a lieu dans le langage et repasse par lui ».
 
Dans le même sens, Émile Benveniste disait, lui, que « la langue entoure de toute part la société et la contient dans son appareil conceptuel », tant il est vrai que seul le langage permet la société, l’institue et la fait exister. « La langue constitue ce qui tient ensemble les hommes, disait-il, le fondement de tous les rapports qui à leur tour fondent la société ».
 
Le risque, avec ces réalités omniprésentes et permanentes, c'est qu'on finit par ne plus les voir, par ne plus en faire un objet de réflexion. Elles deviennent transparentes, on en vient à considérer qu’elles ne donnent pas lieu à questionnement, que la question ne se pose pas. C'est la mission de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, au ministère de la culture, de faire en sorte que la dimension linguistique de tout projet, de toute action soit bien perçue, bien prise en considération, et traitée de manière appropriée. Et non escamotée ou évacuée.
 
Je suppose que c’est pour ça qu’on m’a proposé de venir ici aujourd’hui. Pour exhorter à être attentif aux langues et à ce qu'elles font dans une société.
 
Force est de reconnaitre qu’il y a du travail… La question des langues n’est généralement pas pensée, en particulier dans notre pays marqué par le centralisme et le culte de l’uniformité culturelle, par la passion de l’homogénéité linguistique. On n’a pas l’habitude, en France, dans les débats politiques ou intellectuels, de réfléchir à la fonction des langues dans les processus culturels. On n'en parle pas, c'est comme si ça n'existait pas.
 
Lorsque les responsables du dossier des Ostensions limousines sont venus présenter leur candidature au comité d’examen des projets, de manière fort séduisante d’ailleurs, sachant que la tradition remonte au Xe siècle, nous les avons interrogés sur l’aspect linguistique de la manifestation : y avait-il des chants, des prières, des récits en latin, en occitan limousin qu’on puisse rattacher à la manifestation, en dehors des cantiques en français, indigents, qu’ils nous ont dit dater du XIXe siècle ? On pourrait penser que la question mérite attention quand on postule au titre du patrimoine immatériel de l’humanité. Mais non, manifestement ils ne se l’étaient jamais posée, elle n’avait apparemment aucun sens, aucune pertinence à leurs yeux, et ils ont dû se demander ce que cette histoire de langues pouvait bien avoir à faire avec leur sujet. Les langues ne font pas toujours patrimoine...
 
Ce cas n’a rien d’exceptionnel, et on pourrait faire le même type de remarque pour la plupart des dossiers qui présentent une composante linguistique : son caractère structurant et signifiant n'est pas perçu, et reste en général impensé.
 
Par exemple, j'ai eu récemment à examiner le projet d'une équipe partiellement française, qui est un plan de sauvegarde de l'agrobiodiversité (des systèmes agricoles traditionnels) dans une région du nord-ouest du Brésil. Cela, dans le cadre d'un appel à propositions portant sur le dialogue interculturel, il est important de le souligner. L'objet central de la réflexion est la diversité des plantes cultivées et des savoirs associés à cette diversité, dans ses dimensions biologique et culturelle : pas seulement sous l'angle productif. Il s'agit explicitement d'identifier les objets et processus qui font patrimoine ; c'est dans le projet, en toutes lettres. On nous dit par ailleurs que cette région compte 235 ethnies et groupes traditionnels, amérindiens pour la plupart, et l'une des trois responsables du projet est une anthropologue spécialiste des "contacts interculturels entre les Blancs et les Amérindiens".
 
Eh bien, avec tout ça, pas un mot sur quelque langue que ce soit, sur quelque problématique ou processus où viendrait à être soulevée la moindre question de désignation, de définition, d'interprétation, de traduction. La question des langues ne se pose pas. Je rappelle que nous sommes dans le dialogue interculturel... A croire que, de ce point de vue, les différents groupes en dialogue sont transparents les uns aux autres. Comme avant Babel. Ce qu'on apprend, c'est que "le patrimoine culturel est constitué par la diversité des plantes cultivées" ! Seulement ?! Est-on bien sûr que, à côté de la diversité des plantes cultivées, la diversité des langues pratiquées n'entre pas pour quelque chose aussi dans la constitution du patrimoine culturel et de ce qu'on appelle l'éco-système ?
 
Or cette région du nord-ouest du Brésil est inscrite dans la latitude qui connait aussi la plus grande densité de langues dans le monde : Andes et Amazonie, Cameroun, bassin du Congo et autour du lac Victoria en Afrique, Inde du sud, Indochine et Indonésie, Nouvelle Calédonie, Vanuatu. 106 langues pour 240 000 habitants au Vanuatu. Or il se trouve qu'une corrélation a été établie dans cette zone, qui forme comme un anneau tout autour de la terre, entre la diversité des plantes et la diversité des langues. La densité des espèces végétales va de pair avec celle des langues. Les deux phénomènes se superposent (cf. Stepp et alii, Annual Review of Anthropology, 2005).
 
Il me semble que le projet en question aurait dû à tout le moins faire état de cette co-incidence et en tirer quelque chose. Mais la "dimension linguistique" de l'opération, l'intérêt qu'il y a à mettre en relation une expérience originale avec les langues dans lesquelles s'articule cette expérience, n'a même pas été perçu, ou bien nos chercheurs l'ont vu mais n'y ont pas attaché d'importance, n'ont pas su quoi en faire. On ne sait pas quoi faire des langues. Le rôle de la DGLFLF, c'est alors de dire que les langues ont toujours et partout quelque chose à faire.
 
Je me suis attardé sur ce cas parce qu'il me parait emblématique de la difficulté, pour l'intellect, à prendre en charge cette composante primordiale de notre humanité, les langues, dans leur rapport à l'ensemble de l'expérience, nous qui nous définissons comme êtres parlants.
 
Un exemple des dommages très concrets que peut entrainer l'indifférence au patrimoine immatériel que constituent les langues : il arrive qu'elles se vengent. Après les inondations catastrophiques de juin 2010 dans le Var, qui ont fait 20 morts, on s'est avisé que certaines des maisons emportées par le flot des rivières en crue avaient été construites dans des lieux appelés "La Palud" ou "Les Iscles". La Palud, c'est le marais, le marécage en occitan, et les Iscles, c'est en gros la zone inondable en bordure des rivières. Si on avait consulté un indigène ou même un dictionnaire provençal-français, on aurait peut-être réfléchi à deux fois avant d'aller construire dans des endroits pareils.
 
Vous le voyez, il ne faut pas mépriser le formidable patrimoine des langues de France : ça peut tuer.
 
Il vaut la peine de se demander d'où vient cette difficulté à comprendre l'importance du rôle des langues. Il y a là une représentation traditionnelle du langage selon laquelle une langue n’est qu'un outil pour communiquer la pensée, un outil étranger à la formation de la pensée elle-même. On retrouve le dualisme dont je parlais tout-à-l'heure : d'un côté, la pensée, les idées, le patrimoine, et de l'autre la langue qui exprime, qui véhicule tout ça (le "vecteur"), sans intervenir, sans avoir aucun rôle dans la fabrication des idées.
 
Mais une langue n'est pas cet instrument neutre, indifférent à la production de la pensée. Si c'était le cas, les langues pourraient se substituer les unes aux autres, sans perte : ce seraient de simples tuyaux de transmission, pour communiquer des contenus de pensée uniformes et inchangés, immuables à travers des assemblages de sons différents. Et à ce compte-là, il serait plus économique d'avoir une seule langue à la surface de la terre. Une langue unique, c'est le but vers lequel il faudrait tendre si on pouvait dire la même chose en français, en chinois, en arabe et en gagaouze. Mais on ne dit jamais la même chose quand on passe d'une langue à l'autre. Précisément parce que les langues ne se contentent pas d'exprimer des idées, mais qu'elles participent à la création des idées.
 
On le sait, chaque langue est une manière différente de percevoir le monde et de l'organiser. C'est une langue-culture. On est bien dans le continu. Notre pensée est tributaire de la langue que nous parlons. Comme l’a établi Benveniste, « c’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser ». En d’autres termes, chaque langue ne peut penser qu’une petite partie de ce qui est pensable ; chaque langue ne peut dire qu’une petite partie de ce qui est dicible, avec tout ce que cela entraine en termes d'invention intellectuelle, de création artistique, de richesse du patrimoine immatériel. C’est pourquoi il faut maintenir leur diversité, qui est une diversité de points de vue : la pluralité des langues est indispensable à l’élargissement du savoir, à l’enrichissement de l’expérience humaine, à la découverte de la vérité. Indispensable à la création permanente du monde.
 
Voilà ce qui en jeu dans l'approche langagière de la réalité, et dans le plurilinguisme : maintenir la richesse des opérations de l’esprit. On voit que l'enjeu n'est pas mince. Une langue unique préluderait à la formation d’une pensée unique, qui ressemblerait fort à une absence de pensée.
 
Dans l'espoir que ce que je vous raconte ne soit pas trop aride, et pour irriguer un peu mon propos, je donnerai quelques exemples de la manière dont la pluralité des langues entraine et permet la richesse des points de vue que l'on a sur le monde, et contribue par là à enrichir notre PCI :
 
Le français est une des seules langues qui distingue entre le fleuve, qui se jette dans la mer, et la rivière, qui se jette dans un autre cours d'eau. C'est une manière originale de découper linguistiquement la réalité extérieure, qui n'existe pas en anglais ou en espagnol, par exemple ; c'est une contribution originale au travail d’invention du monde.
 
Pour rester dans le même registre, dans les mêmes eaux, il est incontestable que ce n’est pas tout-à-fait la même chose de traverser la rivière à la nage, comme on le fait en français, et de nager à travers la rivière, comme font les anglophones.
 
Il y a beaucoup de rivières dans mon laïus ! Et en plus, parfois elles débordent... Mais j'en citerai encore une. En latin, on parle de l'altitude d'une montagne, mais aussi de l'altitude d'une rivière (ou d'un fleuve, puisqu'on ne distingue pas : altitudo montis, altitudo fluminis). Le français dit profondeur pour le cours d'eau. Freud croyait comprendre qu'il y avait là deux sens opposés pour le même mot, une insensibilité à la contradiction, comme dans les rêves. En fait, nous avons une fois de plus deux points de vue différents : en français, la notion de profondeur ou de hauteur se définit en directions opposées à partir de l'observateur, tandis qu'en latin, elle s'évalue de bas en haut, toujours dans la même direction, sans égard à la position de l'observateur : du fonds du puits comme du pied de l'arbre (cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1).
 
Il est permis de dire que les Russes ne voient pas le monde comme nous puisqu'ils ont deux mots différents pour dire le bleu du ciel et le bleu de la mer… Dans la gamme des couleurs, certaines langues en isolent une, entre le vert et le bleu, que nous n’identifions pas en français ! Ça fait un monde riche en couleurs pour les groupes qui ont ça dans leur patrimoine linguistique...
 
Il y a aussi les langues qui ne font pas la distinction de genre, comme l'anglais, qui ne permet pas toujours de distinguer les animaux mâles des animaux femelles.
 
A propos de genre, j'aime beaucoup citer le palikur, langue amérindienne de Guyane, qui, lui, s'y prend tout autrement, au moyen de catégories arrangées selon une tout autre logique : il organise linguistiquement l’univers de la forêt guyanaise en mettant au masculin les noms d’animaux plutôt gros, inutiles et nuisibles, dangereux, et au féminin les petits, inoffensifs, plutôt utiles et sympathiques !
 
On pourrait donner mille exemples de ce genre et continuer longtemps, mais vous avez compris le sens de ma prédication : à la question " Qu'est-ce qui fait patrimoine ? ", on peut sans hésiter répondre : " les langues ", les langues dans leur capacité d'invention artistique et intellectuelle. Sortons de l'impensé où les cantonne trop souvent la réflexion sur les ressources culturelles.