Philosophie/Philosophie analytique/Introduction
Philosophie contemporaine
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Philosophie analytique : Introduction | Survol historique |
Introduction
modifierDans la présentation de la philosophie contemporaine, l'habitude a été prise de distinguer, et généralement d'opposer, deux sortes de philosophie ou courants philosophiques : la philosophie analytique et la philosophie continentale. On divise également chacun de ces deux courants en plusieurs branches. La philosophie continentale comprend ainsi la phénoménologie, l'existentialisme, l'herméneutique, le structuralisme, la déconstruction, le néo-kantisme, le néo-marxisme, etc. La philosophie analytique comprend une tradition inspirée par la logique (représentée par Frege et Russell) et une autre où les problèmes du langage ordinaire ont un rôle central (représentée par Moore, le dernier Wittgenstein, Austin).
Depuis environ 70 ans, la philosophie analytique est majoritaire dans les pays anglophones et son influence s'est considérablement accrue dans les pays de tradition continentale (improprement désignés comme les pays du « continent », comme nous aurons l'occasion de le montrer). Cette progression ne va pas sans heurts, et, pour prendre l'exemple de la France, on voit s'opposer, dans les revues et aux travers des institutions, les avis les plus tranchés : l'influence de la philosophie analytique serait une calamité, et même la fin de la philosophie, ou, tout au contraire, le signe d'un retour à une philosophie sérieuse (il est aujourd'hui aisé de trouver un reflet de ces oppositions sur internet).
Malgré ce poids important de la philosophie analytique, il n'est pas facile de répondre à la question : « Qu'est-ce que la philosophie analytique ? » Comme toutes les étiquettes, celle de « philosophie analytique » peut être utilisée à différentes fins qui en font varier plus ou moins grandement la signification.
Considérons l'utilisation polémique du terme, puisqu'il y a, nous l'avons dit, une forte opposition entre ce courant philosophique et la philosophie continentale. Souvent, et cela même en philosophie, on prête à un opposant fictif un point de vue facile à réfuter. Mais il est peu probable que l'on puisse trouver une personne réelle soutenant ce point de vue, puisque ce point de vue a de bonnes chances d'être naïf, voire tout à fait stupide.
Par exemple, des opposants à la philosophie analytique vont la considérer comme une sorte d'empirisme simpliste (et obsolète, puisque réfuté depuis longtemps), scientiste et exclusivement logiciste, pratiquant en outre l'analyse des mots et des arguments comme une sorte de jeu verbal dérisoire vidé de toute substance philosophique, le tout au service d'un impérialisme techniciste (l'esprit étant réduit au calcul, à l'ordinateur) et anglo-saxon, puisque la philosophie analytique est majoritairement de langue anglaise. Il est difficile de voir à quels philosophes correspond une telle description caricaturale.
Dans le même ordre d'idées, un autre usage polémique consiste à englober sous un même terme un grand nombre de philosophes, que l'on ne considère pas de manière individuelle et que l'on prétend réfuter en tant que groupe. Mais, de cette façon, on s'est dispensé d'examiner les nuances que peut posséder la définition du terme. Par les simplifications plus ou moins orientées qu'il suppose, cet usage se ramène de manière évidente au précédent.
On le voit, ces usages polémiques n'ont aucun intérêt, à moins que l'on s'intéresse à l'histoire de la philosophie et aux querelles souvent stériles entre courants. Bien que ces usages soient répandus dans les disputes philosophiques, ce n'est pas de ce côté que nous pourrons nous faire une idée de ce qu'est la philosophie analytique.
Une autre approche consisterait à adopter un regard d'ensemble sur la philosophie contemporaine, et à ranger les philosophes dans des groupes selon les caractéristiques qui nous paraîtrons pertinentes. C'est une manière très courante de classer les philosophes ; elle est pratique pour se former une idée générale de l'évolution et de l'état de la philosophie à un moment donné, et elle peut en outre trouver une certaine légitimité dans l'existence d'écoles ou de courants qui revendiquent une identité propre en s'opposant à d'autres courants et en formulant les traits (méthodes, thèmes, etc.) qui la distinguent.
Mais ce genre de classification trouve ses limites lorsqu'il s'agit d'évaluer ou de critiquer une école philosophique : comme dans le cas de la polémique, les jugements que l'on formule sont en effet trop souvent des généralités peu précises, réductrices ou tout simplement fausses. Par exemple, on parle parfois de l'empirisme logique en présentant un groupe de thèses qui le définirait ; or, l'empirisme logique du Cercle de Vienne est moins le signe d'une unité de pensée que d'un programme commun.
On peut dès lors se sentir justifier à conclure que toute division de la philosophie en courants, comme celle qui distingue et oppose la philosophie analytique et la philosophie continentale, est fondamentalement viciée. Nous nous trouverions en effet devant les deux problèmes suivants : nous ne possédons pas de manière évidente un critère qui puisse distinguer la philosophie analytique et la philosophie continentale ; et nous ne voyons pas clairement comment caractériser ou définir ces deux traditions sans tomber dans des généralités trompeuses, voire malveillantes.
Néanmoins, l'exemple du Cercle de Vienne nous offre une voie de secours : au lieu de chercher des thèses qui identifieraient un courant, nous pouvons tracer les contours d'un programme, évitant ainsi d'être réducteurs, mais nous pouvons également songer qu'un programme appelle à une réflexion sur les méthodes appropriées, méthodes qui pourraient elles-aussi nous aider à définir un courant philosophique sans le réduire à quelques idées déterminées.
L'analyse logique des concepts
modifierConsidérons par exemple la définition usuelle de la philosophie analytique par une caractéristique méthodologique qui est apparue essentielle dans les premiers temps de ce courant. Waismann définit la philosophie comme « une analyse logique de nos pensées »[1]. « Cette analyse, écrit Waismann, est une dissection d'un concept en ses éléments logiques ultimes ». Cette définition s'accorde peu ou prou avec « l'analyse des concepts philosophiques » de Moore et la « méthode logico-analytique » de Russell, mais il est douteux qu'elle puisse s'appliquer telle quelle à des philosophes analytiques plus récents. Il faudrait donc soit restreindre l'appellation de « philosophe analytique » à ceux-là seuls qui pratiquent l'analyse des concepts, soit chercher une autre définition qui embrasse la grande variété des philosophes que l'on dit « analytiques ».
Si cette définition apparaît trop stricte quand on cherche à l'appliquer aux philosophes contemporains que l'on nomme habituellement philosophes analytiques, elle apparaît au contraire trop large lorsque l'on se tourne vers des philosophes de l'Antiquité ou du Moyen-Âge. En effet, c'est bien à une analyse conceptuelle que se livre Aristote dans son Éthique à Nicomaque lorsqu'il s'efforce de déterminer la notion d'action volontaire ; pourtant, bien que ce philosophe ait pu inspirer tel ou tel philosophe analytique, Aristote n'est pas considéré comme un philosophe analytique.
Cette définition de la philosophie analytique n'est donc clairement pas satisfaisante, bien qu'elle nous donne une idée déjà assez précise de la manière dont nous pourrions caractériser méthodologiquement la philosophie analytique.
Argumentation et justification
modifierUne autre définition, également fréquente et qui est dans le prolongement de la définition précédente, consiste à dire que la philosophie analytique est une manière de philosopher qui a avoir avec l'argumentation et la justification. Le philosophe analytique ne se contente pas d'avancer une position philosophique et de l'approuver. Il doit pouvoir répondre à des questions du type : quelles raisons y a-t-il pour accepter ou pour rejeter cette position ? Ces questions supposent des recherches minutieuses sur les conséquences de la position défendue et les présupposés dont elle dérive. Le philosophe analytique doit donc savoir ce que, au juste, il veut dire quand il affirme telle ou telle proposition. Et l'on peut voir ici la raison pour laquelle le philosophe analytique est concernée par l'analyse du langage : l'analyse linguistique est en effet nécessaire pour éviter les ambiguïtés et obscurités qui peuvent constituer de sérieuses objections à une argumentation.
Cette définition est très largement partagée par l'ensemble des philosophes analytiques, et elle très certainement ce qui se rapproche le plus d'une description correcte de ce courant. Néanmoins, elle demeure sous-déterminée. En effet, une telle définition recouvre des pratiques philosophiques qui diffèrent du tout au tout. Tandis que pour Russell la philosophie s'attache à résoudre des problèmes qui lui sont propres en utilisant l'analyse logique, Schlick considère que la philosophie est une activité qui se trouve au cœur même des sciences. Dans le premier cas, la philosophie s'identifie à une liste de problèmes qui lui sont propres ; dans le second, il n'y a pas de problèmes philosophiques qui lui sont propres, car la philosophie est la clarification de nos pensées, plus particulièrement des pensées relatives aux sciences, mais également à l'éthique conçue par Schlick comme une connaissance.
Nous avons évoqué ci-dessus des usages polémiques et des généralisations qui forment des obstacles à notre compréhension d'un courant philosophique. Dans le même ordre d'idée, examinons en détail — et écartons — quelques préjugés que l'on rencontre fréquemment à propos de la philosophie analytique.
La philosophie analytique est anglo-saxone. En réalité, à ses débuts, la philosophie analytique était en grande partie autrichienne ; Frege était allemand, tout comme Carnap et Schlick (Cercle de Vienne) ; Wittgenstein était autrichien. Il faut encore ajouter à cette courte liste des logiciens polonais, tel que Łukasiewicz. Les origines anglo-saxonnes de la philosophie analytique sont quant à elles illustrées par Russel et Moore. Si l'on considère en outre les premières réceptions de ces philosophes, mathématiciens et logiciens, on constatera qu'ils avaient obtenu une certaine audience dans des pays comme la France au début du XXème siècle (Russell publie dans la Revue philosophique — Frege y a publié un seul article dès 1893, les philosophes du Cercle de Vienne sont traduits dès les années 30 aux éditions Hermann et certains sont présents au Congrès de Philosophie Scientifique de septembre 1935), et qu'il a existé des philosophes non anglo-saxons, aujourd'hui méconnus, s'intéressant aux dernières avancés de la logique contemporaine (Louis Couturat et Jean Nicod publient des travaux sur la logique et les mathématiques). De nos jours, la philosophie analytique est présente en Italie et dans les pays scandinaves, et a accru ces dernières années son influence en France, par exemple par la mise au programme de l'agrégation de philosophes analytiques.
La philosophie analytique ne traite que de problèmes liés à la science et la théorie de la connaissance. Ce jugement est correct pour un certain nombre de philosophes analytiques, mais bien peu d'entre eux ne se sont pas intéressés également à des questions de morale et de politique. Bien plus, l'un des courants de la philosophie analytique auquel ce jugement s'appliquerait le mieux, à savoir le positivisme logique, n'excluait pas par principe ce genre de questions ; Schlick l'exprime de manière on ne peut plus explicite :
- « Mais, en principe, nos efforts portent aussi bien sur les questions de l’éthique que sur celles des mathématiques, aussi bien sur les énoncés douteux de la vie que sur ceux de la science. C’est pourquoi, je ne suis pas du tout d’accord avec certains partisans de notre empirisme qui veulent identifier la philosophie avec la logique de la science. Non, si le mot "logique" peut être à sa place, il n’est pas permis d’ajouter le terme de "science" pour en limiter la compréhension, comme si les questions de la vie quotidienne n’étaient pas accessibles et dignes d’un traitement philosophique »[3].
Les philosophes analytiques sont des scientistes et ils travaillent à l'élimination de la philosophie. La philosophie analytique est tout autant une conception philosophique que n'importe quel autre courant. Ce préjugé suppose une conception de la philosophie qui exclurait que l'on puisse tenir pour philosophique le genre de philosophie qu'est la philosophie analytique. Mais il n'y a pas de raison de vouloir imposer aux philosophes ce qu'ils doivent tenir ou non pour de la philosophie, sauf à le décréter dogmatiquement. Mais le point le plus important est sans doute celui que nous avons mis en lumière en répondant au préjugé précédent : les philosophes analytiques ne s'intéressent pas seulement aux sciences ; de manière générale, ils sont surtout préoccupés de clarifier nos pensées. Wittgenstein, dans le Tractatus Logico-philosophicus, l'exprime ainsi :
- « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une doctrine, mais une activité. »
Commentant ce passage[4], Schlick remarque que, si la philosophie est ainsi définie, il s'ensuit 1) qu'elle apparaît naturellement prima facie plus proche d'une recherche de la sagesse dans la vie pratique que comme une science ou une théorie ; 2) qu'elle n'est pas réductible à la science entendue comme système de propositions vraies ; 3) qu'elle n'est pas une théorie de la connaissance, parce qu'elle est une activité de clarification de la connaissance nécessaire à la formulation de propositions vraies. Il ne saurait donc être question d'éliminer la philosophie. Précisons enfin que les philosophes analytiques publient aujourd'hui de nombreux livres et articles de métaphysique, d'éthique, de politique, d'esthétique, de théologie, etc., ce qui couvre de manière évidente toutes les branches classiques de la philosophie.
La philosophie analytique ne s'intéresse qu'au langage. Cet intérêt pour le langage est en effet bien réel, mais l'analyse du langage a des conséquences qui s'étendent à de très nombreux domaines, et il ne s'agit pas seulement de domaines scientifiques : métaphysique, religion, éthique, esthétique, etc. Le fait de s'intéresser au langage implique, au contraire de ce que suggère ce préjugé, que l'on s'intéresse à tout type de discours, qu'il s'agisse d'en montrer la vacuité ou d'en clarifier les concepts.
Ce que les philosophes analytiques reprochent aux philosophes continentaux
modifierPour clore cette introduction, nous proposons un tour d'horizon des reproches les plus courants formulés par des philosophes analytiques à l'encontre des philosophes continentaux. Mais nous n'entrerons pas dans le détail de ces critiques, car notre objectif, dans ce livre, n'est pas de faire le procès de la philosophie continentale, ni de vanter les mérites de la philosophie analytique. Il convient néanmoins de connaître ces critiques, puisque l'opposition entre ces deux courants est un fait très largement reconnu et commenté.
Les philosophes continentaux sont en réalité des historiens de la philosophie : 1) leur pratique de la philosophie est principalement une pratique du commentaire, de l'exégèse d'un certain corpus ; ce point se vérifie par exemple dans les universités françaises, où les mémoires et thèses soutenus sont très majoritairement consacrés à un auteur, et non à un problème contemporain ; 2) en conséquence, des auteurs canoniques (Nietzsche, Heidegger, etc.) forment une tradition, et cette tradition détermine le cursus universitaire des étudiants en philosophie. Ce reproche est évidemment lié aux conceptions de l'histoire de la philosophie que soutiennent les philosophes analytiques, conceptions que nous exposerons dans un prochain chapitre.
La philosophie continentale est de l'ordre du mélodrame, et, particulièrement, du mélodrame politique[5] : ses représentants se posent en effet bien souvent comme des pourfendeurs d'illusions, luttant contre diverses formes de répressions, et ils s'engagent, parfois en toute méconnaissance de cause, dans des combats politiques douteux. Le philosophe continental se met en scène comme esprit « subversif », héros luttant contre une idéologie dominante incarnée par tous ceux qui ne pensent pas comme lui, et cela, malgré le fait qu'il occupe une place académique (et parfois médiatique) confortable. C'est l'attitude de l'intellectuel à la française, contrastant avec le refus des philosophes analytiques de se prévaloir de leur qualité de philosophe dans les débats publics. J. Bouveresse qualifie cette attitude du philosophe continental de terrorisme intellectuel.
Les philosophes continentaux ignorent ou méprisent la rigueur de la pensée. Les traits caractéristiques de leurs écrits sont l'absence d'argumentation et de définition des notions qu'ils utilisent (par exemple, la notion de structure[6]), ou encore un très faible recours aux exemples. Les philosophes continentaux jugent que les exigeances normatives de la notion de vérité sont des contraintes autoritaristes, et ils ignorent la logique comme les sciences, ou les utilisent de manière approximative[7]. Par ailleurs, ils ne se soucient pas de débattre des thèses qu'ils formulent et demeurent fermés à toute discussion et à toute remise en cause.
En raison notamment du premier et du troisième reproches (historicité et manque de rigueur), les philosophes continentaux sont incapables de voir les problèmes philosophiques. En effet : 1) ils formulent les problèmes à la lumière d'une tradition philosophique qui fait autorité (« Platon, Nietzsche, Heidegger, nous apprennent que, etc. ») ; 2) des notions et des thèses sous-déterminées et une argumentation erratique ne permettent pas d'exposer un problème avec tout le détail et toute la clarté souhaitables.
L'expression de mauvaise philosophie est parfois utilisée pour désigner la philosophie continentale et pour résumer l'ensemble des critiques à son encontre.
Notes
modifier- ↑ « Qu'est-ce que l'analyse logique ? », in Erkenntnis, 8, 1939-1940.
- ↑ Nous reprenons, dans ses grandes lignes, l'article de M. Ouelbani, cité en bibliographie.
- ↑ Cité par M. Ouelbani (cf. bibliographie).
- ↑ The Future of Philosophy, London, 1931.
- ↑ cf. K. Mulligan, « C'était quoi la philosophie dite "continentale" ? », in Un Siècle de philosophie.
- ↑ Exemple fourni par K. Mulligan, « C'était quoi la philosophie dite "continentale" ? », in Un Siècle de philosophie.
- ↑ Voir l'Affaire Sokal.
Bibliographie
modifier- Soames, S. , Philosophical Analysis in the Twentieth Century, Volume 1 : The Dawn of Analysis, Princeton: Princeton Univ. Press, 2003
- Soames, S., Philosophical Analysis in the Twentieth Century, Volume 2 : The Age of Meaning, Princeton: Princeton Univ. Press, 2003
Ressources
modifier- De quelques préjugés à propos de la philosophie analytique, Mélika Ouelbani