Philosophie/Nietzsche/Le problème de Socrate

Ce chapitre propose d'examiner le cas de Socrate comme exemple du sage pour qui, selon Nietzsche, la vie n'a aucune valeur.

S'il est vrai, comme le soutient Nietzsche, que tous les grands sages n'exprimèrent par leur jugement sur la vie que leur doute et leur lassitude de vivre, de quoi ce consensus est-il l'expression ? Nietzsche évoque deux réponses possibles :

  • ce consensus doit prouver que la vie ne vaut rien : « la vie n'est qu'une longue maladie ; je dois un coq à Asclépios, le Sauveur. » Voilà ce qu'a dit Socrate au moment de mourir ;
  • ce consensus ne prouve que l'accord des sages en ce qui concerne la vie.

La première réponse est rejetée par Nietzsche : des jugements sur la vie n'ont aucune valeur, car ceux qui jugent sont parties du litige. En conséquence, la valeur de la vie ne saurait être évaluée ; la valeur de la vie n'est pas non plus un problème philosophique.

Il reste donc à chercher de quoi ce consensus peut être l'expression. Et pour Nietzsche, ce jugement exprime la fatigue, la lassitude, la maladie, en un mot la décadence. Ce que prouve l'accord des sages, c'est qu'ils souffrent tous des mêmes désordres physiologiques qui les contraignent à adopter la même attitude négative à l'égard de la vie. Ils ne sont pas libres de juger autrement.

Nietzsche passe à l'examen du cas de Socrate qui a une valeur de type pour la réflexion sur la dévaluation de la vie par les sages. Il y distingue plusieurs caractéristique physiques, sociales et morales :

  • Socrate était peuple ;
  • il est laid, ce qui semble exprimer un développement de tendances contradictoires dues au metissage ;
  • Socrate est le type du criminel, ce qui est confirmé par le témoignage de Cicéron : un physionomiste dit à Socrate qu'il était un monstre dissimulant les pires vices et les pires appétits ; or, Socrate répondit : « comme vous me connaissez bien ! »

Il est donc avéré que Socrate était atteint d'un désordre anarchique des instincts ; c'est un premier indice de décadence. Nietzsche y ajoute :

  • l'hypertrophie de la faculté logique
  • la méchanceté d'un rachitique (nous savons en effet que Socrate était extrêmement colérique, voir la Socrate|biographie dans l'article qui lui est consacré) ;
  • les hallucinations auditives (le démon de Socrate) ;
  • son caractère bouffon et caricatural ;
  • son caractère dissimulé et retors.

Par cette recherche des traits de caractère, Nietzsche s'efforce de comprendre comment a pu naître l'étonnante équation :

raison = vertu = bonheur

qui est si peu naturelle et ne correspond pas à la civilisation Hellène. En effet, selon Nietzsche, le goût des Grec, avec Socrate, s'altère au profit de la dialectique ; mais cette dernière ne vaut pas grand chose, car :

« partout où l'autorité est encore de bon ton, partout où l'on ne donne pas des « raisons », mais des ordres, le dialecticien est une sorte de pitre. »

Comment Socrate est-il donc parvenu à imposer la dialectique ? Pour Nietzsche, on use de la dialectique que lorsque l'on n'a pas d'autres moyens, c'est une arme de fortune pour conquérir son droit de haute lutte. Il faut donc que cet usage soit l'expression d'une révolte, d'un ressentiment plébéien. Nietzsche formule l'hypothèse que Socrate se vengeait des aristocrates qu'il parvenait à fasciner : la dialectique en effet réduit l'autre à l'impuissance (exemple de la torpille dans le Ménon), et laisse le soin à l'adversaire de prouver qu'il n'est pas un crétin.

Mais il reste à expliquer comment Socrate a pu fasciner.

En premier lieu, la dialectique a séduit l'instinct agonal des Grecs qui aimaient les joutes physiques et intellectuelles aux connotations érotiques.

Mais l'intuition fondamentale de Socrate fut de comprendre que son cas n'était pas isolé ; le monstre qu'il était se cachait partout : il fallait une cure contre la tyrannie des instincts. Or, on sait que Socrate répondit au physionomiste au sujet des pires appétits que ce dernier voyait en lui :

« C'est vrai, mais je les ai tous maîtrisés. »

Ainsi Socrate fascinait-il en ce qu'il semblait être une solution, une guérison du mal dont on souffrait.

Ce que l'on peut conclure de cet examen du cas de Socrate, c'est que lorsque la raison devient un tyran, elle est une planche de salut : le désespoir est au fond de la philosophie spéculative grecque. Il fallait être raisonnable jusqu'à l'absurde pour ne pas sombrer ; toute philosophie morale qui se développe alors a donc des causes pathologiques et se traduit par l'équation citée ci-dessus : pour être heureux, il faut être lucide, rationnel, sinon on sombre dans l'obscurité de l'inconscient, dans le déchainement des instincts.

Mais cette médecine socratique est en réalité une illusion ; on n'échappe pas ainsi à la décadence, on ne fait que l'exprimer sous une autre forme. Cette forme consiste à lutter contre ses instincts ; or - avoir besoin de lutter contre ses instincts, c'est la définition de la décadence (l'anarchie vue plus haut). Tant que la vie est ascendante, le bonheur s'identifie à l'instinct.

La dernière phrase de Socrate indique peut-être qu'il avait compris ce qu'il en était réellement de sa méthode de guérison : une duperie de soi. Selon Nietzsche, Socrate, fatigué de vivre, força Athènes à lui donner la cigüe. Que signifie alors ses dernières paroles ? Nietzsche les interpréte ainsi :

« Socrate n'est pas médecin, s'est-il murmuré à lui-même : la mort seule est médecin... Socrate, lui, n'a fait qu'être longtemps malade... »