Philosophie/Nietzsche/La métaphysique

Quand on évoque la critique nietzschéenne de la métaphysique, on pense souvent à cette psychologie des profondeurs dont il est l'inventeur et qui est censée dévoiler la véritable origine de concepts tels que vérité, être, etc. Il ne s'agirait plus d'avancer des arguments (que Nietzsche condamnerait comme une ratiocination de faibles), mais de repérer des symptômes qui discréditent une théorie au prétexte qu'elle trouverait sa source dans cette expression du ressentiment que serait la métaphysique.

Pourtant, s'il y a un domaine dans lequel il est possible de montrer de manière éclatante que Nietzsche est loin de mépriser l'argumentation, c'est bien cette métaphysique dont il a fait la généalogie, et c'est ce que nous allons faire maintenant.

Critique de la possibilité de la métaphysique

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Nietzsche, dans le premier chapitre du premier tome de Humain, trop humain, rend en effet compte de l'impossibilité de la métaphysique, impossibilité dont on prend conscience pourvu que l'on veuille bien raisonner de manière rigoureuse, c'est-à-dire de manière sceptique :

« Prenons un peu au sérieux le point de départ du scepticisme : à supposer qu'il n'existe pas de monde autre, métaphysique, et que, du seul monde connu de nous, toutes les explications empruntées à la métaphysique soient inutilisables pour nous, de quel œil verrions-nous les hommes et les choses ? » (Humain, trop humain, §21)

On voit donc ici l'emploi par Nietzsche de la méthode sceptique, méthode qui est celle d'Ænésidème, de Hume et de Kant. Bien que ce dernier soit violemment critiqué par Nietzsche, il n'en reste pas moins que la critique kantienne de la métaphysique est vue par Nietzsche comme posant un problème de premier ordre. En ce qui concerne les sceptiques, Nietzsche dira, à la fin de sa vie consciente (cf. Antéchrist) :

« Je mets à part quelques sceptiques - le seul type convenable dans toute l'histoire de la philosophie - : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle. » (Ant. §12)

Le propos essentiel de cette critique est de montrer que nous n'avons aucune connaissance de quoi que ce soit en dehors de ce que nous percevons, que ce que nous percevons n'est rien d'autre que devenir, et que cette perception est une perspective. Il résulte de cette thèse qu'il ne peut y avoir de vérité absolue pour nous :

« [...] ; il n'y a pas plus de données éternelles qu'il n'y a de vérités absolues. » (HTH, §2)

Cependant, dans Humain, trop humain, Nietzsche n'exclut pas qu'un monde métaphysique puisse exister ; conformément à la méthode sceptique (que ce soit la méthode que l'on trouve chez les sceptiques anciens ou celle que l'on trouve chez Kant), il admet également qu'un tel monde pourrait être prouvé :

« Il est vrai qu'il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue n'en est guère contestable. » (Humain, trop humain, §0)

Néanmoins, il corrigera plus tard cette dernière affirmation, en s'écartant cette fois de la pensée sceptique :

« - il est absolument impossible de prouver aucune autre sorte de réalité. » (La « raison » dans la philosophie, Crépuscule des idoles, § 6)

Cette affirmation, que l'on peut qualifier de dogmatique, entraîne une complète indifférence à l'égard d'un monde autre que celui dans lequel nous vivons. Le caractère dogmatique de cette affirmation est d'ailleurs bien visible dans le fait que, selon Nietzsche, cette indifférence est elle-même une réfutation. Ce point est exprimé déjà dans Humain, trop humain, mais avec plus de force encore et de manière répétée dans le Crépuscule des idoles:

« Le « monde vrai », une idée qui ne sert plus à rien, qui n'engage même plus à rien - une idée inutile, superflue, par conséquent une idée réfutée : abolissons-là. » (Comment, pour finir, le « monde vrai » devint fable, § 5)

L'ensemble de ces thèses n'a rien d'original, mais il importe de considérer essentiellement les conclusions que Nietzsche pensent pouvoir en déduire pour la méthode d'évaluation de ce que nous appelons la connaissance. En effet, Nietzsche va passer à un autre plan, en affirmant non seulement que, puisqu'il en est ainsi, comme nous l'avons vu, l'existence ou la non-existence de ce monde nous est parfaitement indifférente (ce que les sceptiques avaient déjà reconnus), mais qu'il faut encore expliquer pourquoi, malgré cette démonstration rigoureuse connue depuis des millénaires, un autre monde a pu être pensé comme autre chose qu'une simple hypothèse hasardeuse.

Pour Nietzsche, il n'y a donc pas de vérité absolue ; or, dès lors qu'aucune vérité absolue n'est possible, on rejette du même coup le monolithisme de la métaphysique (cf. Crépuscule des idoles). Mais cette négation de la vérité ne signifie pas que Nietzsche n'admet aucun sens à ce concept ; au contraire, le rejet de l'absolu fait apparaître un grand nombre de significations qui se prêtent à l'analyse et il révèle les différentes volontés qui s'investissent dans ce concept. Deux textes des années 1870, La passion de la vérité et Vérité et mensonge au sens extra-moral, montrent à quel point ces volontés sont diverses et le concept riche de sens.

L'utilité sociale de la vérité

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Selon Nietzsche, la vérité a un caractère social et pragmatique, caractère qui se comprend à plusieurs niveaux :

  • au niveau individuel, le mensonge est plus difficile que la véracité; aussi, il est plus utile de dire la vérité et de se conformer à l'hypocrisie générale ;
« Les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice causé par le mensonge. » (Vérité et mensonge au sens extra-moral)
Mais ce sont certaines vérités qui sont retenues ; celles qui servent au bénéfice de la communauté.
  • il est donc plus avantageux de suivre les vérités reçues dans certains milieux, par exemple :
« Chez les philosophes aussi, autre espèce de saints, la logique de leur profession veut qu'ils ne laissent affleurer que certaines vérités : à savoir celles pour lesquelles leur profession a la sanction de la société. En termes kantiens, ce sont des vérités de la raison pratique. » (Crépuscule des idoles, Divagations d'un « inactuel », § 42)
  • est vrai ce qui n'a pas fait périr l'humanité.

La règle générale est qu'une institution génère un champ de croyances qui lui sont spécifiques (cf. Crépuscule des idoles). Plus l'autorité est forte, et moins elle tolère les démonstrations. Les mœurs, les lois, la police, assurent alors la pérennité d'une évaluation particulière de la réalité et toute connaissance qui sort de ce cadre est dite fausse, dangereuse, mauvaise.

La métaphysique

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Ce conformisme grégaire n'explique pas dans immédiatement l'idéalisme métaphysique. Le problème de la métaphysique demande tout d'abord à être analysé en plusieurs éléments.

Être et devenir

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Nietzsche part d'une conception de la métaphysique dans laquelle les opposés ont une valeur fondamentale :

  • être/devenir
  • temps/éternité
  • vrai/faux
  • un/multiple
  • etc.

Ces opposés ont un statut ontologique radicalement différent, i.e. qu'ils ne peuvent pas en fin de compte être expliqués les uns par les autres : le bien ne naît pas du mal, le mal ne naît pas du bien est une telle opposition métaphysique.

Selon Nietzsche, l'opposition métaphysique fondamentale est que ce qui est ne devient pas, ce qui devient n’est pas. (Crépuscule des idoles)

Or, si la vérité est quelque chose, la détermination de ce concept ne peut se faire d'après le devenir dont la réalité est trop fuyante pour être pensée (cf. w:Platon|Platon). Ce qui est vrai, c’est donc l’être, l’idée, l’intelligible. Tout ce qui est du domaine du devenir (naissance, douleur, plaisir, mort,) doit être rejeté comme étant du domaine du faux ou de l'illusion.

Ainsi, à la question : pourquoi ce qui est de l’ordre du devenir doit-il être rejeté ? Il faut répondre que le devenir nous trompe. Mais ce devenir est un objet de perception pour nos sens, et ces sens ne nous montrent que ce devenir. Les sens sont donc les instruments de l'illusion, instruments d'autant plus trompeurs que nous adhérons à leurs témoignages.

Mais, si nous n'avons rigoureusement aucun accès à un monde métaphysique, il nous faut expliquer pourquoi on en vient à penser que les sens nous trompent. Sans l'existence de l'être, le monde du devenir devrait avoir toute notre confiance. Or, l'histoire de la métaphysique et des religions montrent le contraire. Les hommes croient toujours à des entités dont personne n'a jamais eu l'expérience. Les croyances religieuses et les certitudes métaphysiques doivent donc faire l'objet d'un examen particulier.

La volonté de dénigrement

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Pour Nietzsche, la croyance en un monde métaphysique est le symptôme d'une volonté de déprécier le monde dont nous informe nos sens

« Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la fantasmagorie d'une vie « autre » et « meilleure ». (CId., La « raison » dans la philosophie)

Les philosophes se vengent donc de la vie en momifiant tout ce qui à leurs yeux a de la valeur :

  • leurs notions sont éternelles, sans aucun devenir, donc sans génération, sans croissance, sans corruption, donc sans vie, sans pathos.
  • cela suppose la suppression du corps et des passions : les philosophes, quand ils produisent des abstractions, vident les concepts de leurs entrailles. Tout ce qui est périssable est frappé de nullité. L’expérience nous montre pourtant le contraire, mais ce n’est pas tout : cela suppose un regard particulier, une perspective sous le rapport de l’éternité.
  • volonté de dénigrement, nihilisme : le monde vrai = néant. De quelques manières que l’on envisage le problème, ces prémisses étant données, que l’on soit en Inde, en Grèce, etc. la conclusion est que ce monde, le monde des sens, est inconsistant, faux, un néant d’être.
  • c'est parce que les sens sont tenus pour immoraux, qu'ils doivent être condamnés du point de vue de la connaissance. La haine des sens conduit à imaginer un autre monde.

Les critères idéalistes de la connaissance

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Le sentiment, le plaisir que cause une croyance serait la preuve de sa vérité. En réalité : tout ce qui est prouvé, c'est la force du sentiment. Mais une vérité peut être ennuyeuse.

Critique de la raison

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L'idée que nous puissions faire une histoire de la connaissance conduit Nietzsche à considérer les catégories de nos facultés cognitives comme les résultats d'habitudes grammaticales devenues instinctives. Mais le langage a une origine lointaine et véhicule des préjugés rudimentaires :

« Le langage, de par son origine, remonte au temps de la forme la plus rudimentaire de psychologie : prendre conscience des conditions premières d'une métaphysique du langage, ou, plus clairement, de la raison, c'est pénétrer dans une mentalité grossièrement fétichiste. » (Crépuscule des idoles, La « raison » dans la philosophie, § 5)

Cette métaphysique du langage exprime essentiellement la croyance en la causalité de la volonté, croyance dont découle des principes de la raison :

  • l'identité
  • Le moi, la substance
  • L'idée de cause, la causalité
  • La finalité

Cette métaphysique du langage entraîne à l'erreur de l'Être :

« Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire... » (Ibid.)

Théorie du langage

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La théorie du langage développée par Nietzsche évoque la philosophie d'Épicure : le langage est une convention naturelle qui découle des affects. Le langage est un système de signes qui transpose dans un autre domaine les impulsions nerveuses. C'est en ce sens que le langage est métaphore|métaphorique.

Mais l'usage qui est fait du langage occulte ce rapport métaphorique au monde, et les images qu’il véhicule s'objectivent en concept. Nietzsche suggère alors, comme Épicure, que l'on doit pouvoir retrouver l'expérience originelle du langage. Cependant, contrairement à Épicure, ce qui est retrouvé n'est pas un rapport de connaissance, mais un rapport esthétique ; c'est pourquoi, le chant est particulièrement propre à nous le faire revivre :

« Dans le chant l’homme naturel réadapte ses symboles à la plénitude du son, tout en ne maintenant que le symbole des phénomènes : la volonté ; l’essence est à nouveau présentée de façon plus pleine et plus sensible. » (FP, I, 1, 3 [16]).

L'erreur originelle

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Le point de départ de toutes les erreurs de la métaphysique est une croyance :

« À l'origine de tout, l'erreur fatale a été de croire que la volonté est quelque chose qui agit - que la volonté est une faculté... » (CI, Ibid.)

Cette erreur n'est donc pas induite par le langage, comme les autres erreurs mais elle a un caractère originelle qu'il faut expliquer. Cette erreur est l'erreur du libre arbitre, analysée par Nietzsche dans le chapitre du Crépuscule des idoles intitulé Les quatre grandes erreurs. Elle fait référence a la thèse de Nietzsche selon laquelle la liberté a été inventée pour rendre les hommes responsables de leurs actes.

Si nous suivons le raisonnement de Nietzsche, l'ensemble des erreurs de la métaphysique a une origine théologique et morale : l'homme est la cause de ses actes ; son moi est sa substance, son être, d'après lequel il va interpréter le monde des phénomènes en y projetant cette causalité psychologique qui sépare ce qui agit (un sujet, un substrat de ce qui devient) de ses effets. Cette croyance entraîne l'invention de l'unité, de l'identité, de la causalité, etc. toutes ces catégories qui prendront une forme systématique dans la métaphysique.