Les animaux parlent/La parole fondamentale

L'expression corporelle

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La parole la plus fondamentale se passe des mots. On peut parler simplement en se montrant. Si un animal montre sa colère, il "dit" qu'il est en colère :

Pas si peureux (un tamarin bicolore, dans Les peureux)

Lorsqu'un animal se montre ainsi, il s'adresse à celui qui le regarde pour qu'il perçoive sa colère. Il veut que sa colère soit perçue. On peut traduire en mots une telle expression : "je suis en colère", ou "je suis le mâle", ou "va-t-en", ou peut-être tout cela à la fois. Mais pour la comprendre comme une parole il n'est pas nécessaire de choisir une traduction verbale, parce que la démonstration volontaire de la colère est une parole fondamentale qui se passe de mots. Elle est fondamentale parce qu'elle n'a pas besoin de mots pour avoir du sens. Mais les mots ne pourraient pas avoir de sens s'il n'y avait pas d'abord cette parole fondamentale. Une phrase telle que "je suis en colère" n'aurait pas de sens si nous n'étions pas capables de montrer volontairement notre colère. Le langage muet de l'expression corporelle précède l'expression verbale. Il est le fondement à partir duquel nous pouvons donner du sens aux mots. Remarque sur le tournage : c'est l'une des rares fois où je me suis permis de stresser volontairement un animal en insistant avec le regard de la caméra. Je voulais filmer cette scène, que j'avais déjà vue plusieurs fois sans la filmer. Désormais je me présente toujours au tamarin en lui tournant le dos, en me baissant le plus possible, et en le regardant furtivement par dessous mon épaule. Cela suffit en général pour l'apaiser. Il fait alors semblant de ne pas m'avoir remarqué tout en jetant quelques brefs regards sur moi pour s'assurer de son autorité.

La parole fondamentale se passe des mots mais elle ne se passe pas des concepts. Pour avoir le concept de danger, il n'est pas nécessaire de connaître le mot, il suffit d'être capable de percevoir le danger. Tous les animaux qui ont peur montrent qu'ils ont cette faculté, et donc qu'ils se servent du concept de danger.

Jusqu'où vont les animaux dans l'usage des concepts ? Pour connaître la richesse et l'étendue de la perception des concepts par les animaux, et de leur communication, il faut les observer et communiquer avec eux en nous servant de nos propres facultés animales. On ne sait pas par avance ce qu'ils vont nous dire et les comprendre n'est pas toujours facile.

Influencer l'imagination et la volonté

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La parole est l'émission volontaire de signaux pour influencer l'imagination et la volonté de ceux qui les reçoivent.

Est-ce que les animaux ont de l'imagination, de la volonté et la connaissance de l'esprit?

Un animal a de l'imagination lorsqu'il est capable de représenter intérieurement ce qu'il ne perçoit pas directement par ses sens. Il a la connaissance de l'esprit lorsqu'il peut s'imaginer être à la place de l'autre (Précis d'épistémologie/La perception, l'imagination et la réflexion). Il a de la volonté quand il y a dans son cerveau une administration centralisée sans administrateur central (Précis d'épistémologie/Les émotions, la volonté et l'attention).

Un exemple justement célèbre et controversé de parole animale est le cri d'alarme du singe vervet. Ils ont plusieurs cris différents pour signaler l'approche des divers prédateurs qui les menacent: oiseau de proie, léopard, serpent... et ils réagissent en conséquence. Si par exemple ils entendent le cri qui signale un serpent, ils se mettent debout et regardent attentivement dans l'herbe pour voir le serpent qu'ils n'ont pas vu. Cela montre que le cri leur fait imaginer le serpent.

L'imagination ne consiste pas seulement à se former intérieurement des images visuelles ou auditives. Pour imaginer un être dangereux par exemple, il suffit d'activer son détecteur de danger. Un vervet peut détecter un serpent directement, en le voyant, ou indirectement, par l'intermédiaire d'un cri d'alarme. Le cri lui permet d'activer son détecteur de serpent alors qu'il ne l'a pas vu, donc il imagine ce serpent qu'il n'a pas vu.

Mais le singe qui pousse le cri, sait-il qu'il influence ainsi l'imagination de ses semblables ? Et le veut-il ?

La connaissance de l'esprit

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Pour avoir la connaissance de l'esprit il faut une imagination suffisamment développée pour s'imaginer soi-même et imaginer autrui comme des êtres qui imaginent et qui veulent, et il faut se servir de cette imagination pour anticiper les conséquences de nos actes.

On peut définir l'esprit animal à partir de la connaissance de l'esprit. Un esprit est un animal capable de connaître l'esprit, c'est à dire capable de s'imaginer lui-même et d'imaginer autrui comme des êtres qui imaginent et qui veulent. Être un esprit, c'est imaginer l'esprit. Naître comme esprit, c'est connaître l'esprit. On reconnaît qu'il n'y a pas de cercle vicieux dans une telle définition quand on sait que les principes permettent de définir les concepts fondamentaux. Cette définition est bien sûr un choix théorique parmi d'autres. C'est le choix retenu dans ce livre, mais il y a d'autres façons de se servir du concept d'esprit.

Tout l'enjeu scientifique de ce livre de films est de montrer que les animaux prouvent par leur parole qu'ils connaissent l'esprit, au moins les plus évolués parmi eux.

Instinct aveugle ou imagination lucide ?

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Comment savoir si un animal sait ce qu'il fait ou s'il obéit aveuglément à ses instincts ? Et comment savoir s'il a la connaissance de l'esprit ?

Qu'un animal agisse pour atteindre un but ne prouve qu'il l'a imaginé par avance et qu'il s'est décidé en sa faveur. L'instinct peut suffire pour le faire agir sans qu'il sache ce qu'il fait, sans qu'il l'ait vraiment anticipé et voulu. Mais un animal qui se sert de son imagination pour anticiper les conséquences de ses actes peut être beaucoup plus intelligent qu'un animal qui obéit aveuglément à ses instincts. C'est en nous montrant leur intelligence, la variété et la richesse de leurs activités que les animaux nous montrent leurs facultés d'anticipation, quand ils en ont. Même si une observation isolée ne permet pas toujours de conclure, la connaissance précise de leurs façons de vivre laisse peu de place au doute.

Il en va de même pour la connaissance de l'esprit. Lorsqu'ils ont cette faculté, ils peuvent faire preuve d'une intelligence beaucoup plus étendue et remarquable que s'ils en sont dépourvus. Pour prouver qu'ils ont la connaissance de l'esprit, il faut les observer suffisamment bien pour connaître les comportement intelligents qui le prouvent.

La parole est vitale

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Croire que les animaux ne parlent pas, c'est tout ignorer de leurs vies. Ils interagissent sans cesse avec leurs semblables, de la même espèce ou non, et ils doivent concevoir ces interactions : ami ou ennemi ? Dominant ou dominé ? Partenaire sexuel ? Et ainsi de suite. Ils ont besoin de parler pour vivre. La parole est vitale. Elle n'est pas un accompagnement dont on pourrait se passer mais une partie fondamentale de la vie. Les animaux ne pourraient pas vivre s'ils ne se parlaient pas. Pour comprendre leur parole, il faut connaître leurs vies, parce qu'ils parlent pour vivre.