La politique monétaire/Les rigidités nominales de court-terme

La théorie quantitative de la monnaie se base sur deux hypothèses : la constance de la vélocité de la monnaie et la neutralité de la monnaie. Nous avons vu dans le chapitre précédent que la première hypothèse ne tenait pas la route. Eh bien sachez que la neutralité de la monnaie est une hypothèse qui n'est respectée que si les prix sont flexibles, c'est-à-dire que les entreprises peuvent adapter librement leurs prix en réaction à une variation de la demande ou de l'offre. Mais la flexibilité des prix n'est pas respectée sur le court-terme, du fait des délais de mise à jour des prix, ainsi que pour d'autres raisons. L’ajustement des prix et salaires n'étant pas immédiat, ce qui fait qu'il existe des rigidités nominales, les deux principales étant :

  • Une rigidité des prix : les prix mettent un certain temps avant d'égaliser offre et demande, suite à la mise en place d'une politique monétaire quelconque.
  • Une rigidité des salaires : les salaires évoluent peu à court-terme, notamment quand il s'agit de les baisser. Peu d'employés accepteraient, à raison, une baisse de salaire, même justifiée par la conjoncture économique.

Dans ce chapitre, nous allons voir quel est l'impact sur l'économie de ces rigidités nominales.

Le lien entre prix et salaires modifier

Dans ce qui va suivre, nous allons montrer qu'il y a un lien entre les salaires nominaux et les prix, la baisse/hausse de l'un entrainant la baisse/hausse de l'autre. Pour comprendre pourquoi, nous devons voir d'où proviennent les salaires. Le modèle que nous allons voir est particulièrement simple : il implique des ménages et des entreprises, qui échangent via un marché des biens/services et un marché du travail. Dans ce modèle, il n'y a pas d'épargne ni de capital (l'un impliquant l'autre). En faisant cela, on garantit que les variations de la vélocité de la monnaie sont nulles, sans compter que l'on ne tient pas compte de l'effet de l'épargne sur l'investissement et donc sur le PIB. Cela simplifie considérablement le modèle.

Le modèle et ses flux modifier

Sur le marché des biens, l'entreprise produit des produits ou services que les ménages achètent. L'entreprise vend ses produits à un prix moyen  , les quantités de biens vendues étant notées  . Dans ce cadre, le produit   est tout simplement égal au PIB nominal et la quantité Q est égale au PIB réel. Le PIB nominal représente donc le chiffre d'affaires total de l'économie, l'ensemble de l'argent qui circule dans l'économie et achète des biens.

 

Les biens ou services sont produits grâce à deux facteurs de production : le travail des employés, et le capital investit. On omettra le capital dans les raisonnements suivants, ce qui ne change rien à l'idée générale. Étudions maintenant le marché du travail. Sur ce marché, les ménages "vendent" des heures de travail en échange d'un salaire. La somme totale des salaires nominaux est égal au salaire horaire multiplié par le nombre d'heures travaillées. On a alors :

 , avec   la somme des salaires nominaux,   le salaire horaire (nominal) et L la quantité de travail.
La quantité de travail fournie correspond à une quantité totale d'heures de travail fournies par les travailleurs. Elle dépend du nombre d'employés (on produit plus avec 1000 employés qu'avec 100), mais aussi du nombre d'heures travaillées par employé (on produit plus en 100 heures de travail qu'en seulement 10).

Pour compléter le modèle, il faut y ajouter ce qui s'appelle une fonction de production, qui est une fonction utilisée dans les théories de la croissance économique. Encore une fois, on omet le stock de capital pour simplifier les explications. Dans ce cas, la production ne dépend que du travail effectué et de la productivité, notée  .La fonction de production est alors celle-ci :

 

Le modèle au complet est représenté ci-dessous.

 
Modèle macroéconomique à deux secteurs.

Les variables réelles du modèle modifier

La somme des salaires nominaux n'est autre que le PIB nominal, dans ce modèle. En effet, tout argent dépensé pour acheter quelque chose sera un revenu pour le vendeur. Et ces revenus seront reversés aux salariés, vu que l'on a omis le capital dans le modèle. Ultimement, toute rémunération provient du fait que quelqu'un a payé pour (via les impôts pour les fonctionnaires, directement pour les employés du privé). Donc, les deux équations précédentes sont égales.

 

On divise par le prix, pour isoler le PIB réel.

 

Le terme   n'est autre que le salaire réel horaire, que nous noterons  .

 

En combinant avec l'équation  , on trouve que :

 

Cette équation nous dit que le salaire réel est égal à la productivité des employés. Cela explique pourquoi les salaires réels sont généralement rigides : tant que la productivité est stable, les salaires réels doivent rester stables eux aussi. En conséquence, en cas de récession, les salaires réels ne peuvent pas s'adapter pour accommoder la récession.

Les liens entre salaires et prix modifier

Le modèle total est donc composé des équations suivantes :

 
 
 

Maintenant, imaginons que les variables nominales soient flexibles, à savoir qu'elles changent sans que les facteurs réels soient modifiés. Dans ce cas, le PIB réel, le salaire réel et la productivité sont inchangés, de même que le niveau d'emploi. Les agents travaillent toujours autant et la productivité ne change pas, les entreprises produisent toujours autant et le PIB réel reste le même. En utilisant l'équation  , on voit qu'une variation du salaire nominal se répercute sur les prix et le salaire nominal. La seule manière de respecter les équations précédentes est que les salaires suivent les prix : ils doivent baisser ou augmenter dans les mêmes proportions.

Maintenant, ajoutons la rigidité des salaires, ce qui signifie que   est une constante qui ne varie pas à court-terme. En utilisant l'équation  , on en déduit que toute variation du PIB nominal se répercute sur l'emploi L : le nombre de chômeurs augmente ou baisse en même temps que le PIB nominal. En injectant la baisse de L dans l'équation  , on voit que la baisse du temps de travail, à productivité égale, se traduit par une baisse du PIB réel et/ou des salaires réels.

  • Si le salaire réel ne change pas, alors la productivité est inchangée. En utilisant l'équation  , on en déduit que la baisse de   doit être compensée par une baisse identique de P pour garder A et   constants. Les prix suivent les salaires : la rigidité des salaires entraîne la rigidité des prix.
  • Sinon, le salaire réel doit augmenter pour compenser la baisse de l'emploi. Dans ce cas, vu le lien entre productivité et salaire réel, la productivité doit doubler. Vu que   et que   est constant, cela signifie que les prix doivent diminuer. On retrouve donc le lien entre baisse du PIB nominal et baisse des prix obtenu avec des prix flexibles. Mais il s'agit d'un cas extrêmement improbable, qui est vraisemblablement irréaliste.

Il faut noter que les raisonnements précédents sont aussi valables quand on remplace la rigidité salariale par la rigidité des prix. Une rigidité des prix a exactement les mêmes conséquences qu'une rigidité salariale, sauf dans le cas improbable de fortes variations de productivité. En cas de réduction du PIB nominal, elle entraîne une réduction du PIB réel et de l'emploi. En cas d'augmentation du PIB nominal, elle entraîne une augmentation du PIB réel et de l'emploi. Qu'il s'agisse de la rigidité des salaires ou de celle des prix, l'une entraîne l'autre, sauf une modification de la productivité aberrante qui sort de nulle part. Et cela n'a rien d'étonnant, quand on sait que les salaires des employés doivent bien venir de quelque part. Le salaire d'un employé est simplement égal à sa productivité multipliée par les prix. Dans ce modèle, si un salarié produit N biens vendus au prix P, il recevra tout l'argent de la vente sous forme de salaires/revenus (il n'y a pas de profit dans ce modèle, vu qu'on a omis le capital). Donc, si les salaires baissent ou montent, les prix doivent suivre le mouvement. Sauf à observer une hausse/baisse de la productivité sortie de nulle part.

On peut interpréter les résultats du modèle précédent à travers la théorie quantitative de la monnaie. On peut noter que le modèle précédent ne prend pas en compte les variations de la vélocité de la monnaie pour une raison simple : nous avons supposé que celle-ci est constante. Le fait est que le modèle précédent ne prend pas en compte l'épargne et donc suppose que la monnaie est exclusivement utilisée pour les transactions (les flèches rouges). Dans ces conditions, la vélocité de la monnaie est non seulement constante, mais de plus égale à 1. Dans ces conditions, toute variation de la masse monétaire entraine une variation égale du PIB nominal. On retrouve alors les résultats du modèle précédent.

  • Si les salaires et/ou prix sont flexibles, la politique monétaire n'influence que les prix et pas les variables réelles : on dit que la monnaie est neutre. Les salaires nominaux et les prix évoluent dans les mêmes proportions. L'inflation touche donc aussi bien les prix que les salaires, leurs taux de croissance devant être identiques (ou du moins similaires si on prend en compte d'autres paramètres).
  • Si les salaires et/ou prix sont rigides, la politique monétaire influence les variables réelles, essentiellement l'emploi et le PIB réel.

Le lien entre salaires nominaux et emploi modifier

Pour interpréter correctement le modèle précédent, il faut comprendre comment l'évolution des salaires nominaux influence l'emploi. Sans cela, on peut être amené à faire de graves erreurs, notamment quand il faut interpréter des cas de déflation ou les crises économiques. Et c'est un vieux débat de la macroéconomie que celui de l'influence des salaires nominaux sur l'emploi. Encore aujourd'hui, on ne sait pas très bien si une baisse des salaires nominaux augmente ou réduit l'emploi. Le débat a été lancé par Keynes, suite à la publication de son best-seller "Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie". On peut dire qu'il y a un avant et un après Keynes sur cette question. Globalement, Tout dépend de l'interprétation qui est faite de l'équation   du modèle précédent.

L'hypothèse classique : l'équilibre de plein-emploi modifier

Pour les économistes classiques, le PIB nominal reste constant dans l'équation  . Les variations des salaires nominaux sont alors compensées par des variations de l'emploi. Par exemple, une hausse de l'emploi compense la baisse des salaires réels et le PIB nominal reste stable. En clair, une baisse des salaires ne peut qu'inciter les entreprises à embaucher et réduire le chômage.

Pour comprendre cet argument, il faut introduire la modélisation du marché de l'emploi faite par ces économistes. Sur le marché du travail, une offre de travail de la part des ménages rencontre une demande de travail de la part des entreprises. Le prix qui égalise offre et demande est le salaire réel. Avec des prix flexibles, le salaire réel reste le même et la monnaie est neutre, sans effet sur l'emploi. Mais avec des prix fixes, une baisse des salaires nominaux se répercute sur le salaire réel, ce qui stimule l'embauche. On peut résumer cela comme suit :

 

Une conséquence de cette manière de penser est que le chômage ne peut être que frictionnel (lié au fonctionnement imparfait du marché du travail). De plus, les crises économiques sont temporaires et se soignent toutes seules : les salaires (réels et nominaux) tendent à baisser en temps de crise, ce qui entraîne une hausse de l'emploi, ce qui stimule la demande et finit par anéantir progressivement la crise.

 
Chômage classique et Keynésien.

La théorie de Keynes modifier

Keynes fût le premier à remettre en cause les explications précédentes. Pour lui, dans l'équation  , la baisse des salaires nominaux se traduit par une baisse de la demande, et donc une baisse identique du PIB nominal : l'emploi reste grosso-modo le même. Une baisse des salaires ne peut palier les crises économiques et il existe un chômage involontaire. Pour lutter contre les récessions, il faut que quelque chose fasse varier les salaires réels, sans toucher les salaires nominaux. En utilisant l'équation  , on devine qu'il suffit de faire varier le niveau des prix grâce à une politique monétaire adaptée. En faisant cela, le salaire réel va baisser du fait de l'inflation, ce qui favorise l'embauche et l'emploi.

 

La conclusion est donc qu'une baisse des salaires ne peut doper l'emploi que si elle est accompagnée d'une baisse du taux d'intérêt et/ou une hausse de la masse monétaire. C'est le seul moyen pour garder le PIB nominal constant. Un tel effet de la politique monétaire sur le chômage ne vaut cependant que si les salaires nominaux sont rigides, mais pas les prix. Ce qui demande des variations de productivité, comme montré dans le modèle précédent.