La politique monétaire/La demande de monnaie : modèles agrégés
Souvenez-vous des premiers chapitres, quand nous avons abordé les théories des taux d'intérêts. Nous avons vu que les taux d'intérêt naissent quand une offre de monnaie, offerte par la banque centrale, rencontre une demande de monnaie de la part des agents économiques. La demande de monnaie correspond tout simplement à la quantité de monnaie que les agents économiques souhaitent détenir, que ce soit pour acheter des biens et services ou pour épargner. La masse monétaire dépend du taux d'intérêt : des taux hauts vont inciter les agents à convertir leur monnaie en obligations rémunérés, alors que des taux bas sont une incitation plus faible. Le résultat est que la demande de monnaie diminue avec les taux d'intérêts, la relation entre les deux étant décroissante. Le tout est illustré dans le schéma de droite, la relation entre M et i donnant la courbe de demande de monnaie vue il y a quelques chapitres. Dans ce qui va suivre, nous allons montrer comment est dérivée cette courbe de demande de monnaie, qui joue un rôle particulièrement important quand on étudie la politique monétaire du point de vue des agrégats monétaires.
Les théories globales de la demande de monnaie
modifierLes toutes premières visions de la demande de monnaie la supposaient proportionnelle au PIB. À l'époque, la notion de demande de monnaie était floue et la théorie quantitative ne faisait pas usage de ce concept, du moins pas explicitement. Ce n'est que plus tard qu'on a pu voir le lien entre cette théorie et le concept de demande de monnaie. Le premier économiste à avoir introduit le concept de demande de monnaie fût Keynes, un économiste reconnu dans les années 50 à 80, auteur de la "Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie". Par la suite, d'autres modèles sont apparus, notamment sous l'influence de Milton Friedmann (le chef de file de l'école monétariste), puis Tobin et quelques autres auteurs. Ce n'est qu'après les années 60-70 que des modèles plus sophistiqués sont apparus, peu avant que le domaine de l'étude de la demande de monnaie périclite quelque peu.
La théorie quantitative de la monnaie
modifierCommençons par survoler la toute première théorie de la demande de monnaie, la fameuse théorie quantitative de la monnaie, vue en détail il y a quelques chapitres. Elle suppose l'équation suivante :
- , avec k une constante.
Le coefficient k n'est autre que l'inverse de la vélocité de la monnaie. Cette dernière étant supposée constante par la théorie, le coefficient k l'est aussi. La théorie se borne donc à dire que la demande de monnaie est proportionnelle aux revenus et qu'elle n'est pas influencée par les taux d'intérêt, mais seulement par le PIB.
La théorie de la préférence pour la liquidité de Keynes
modifierLa théorie suivante a été établie par Keynes. Celui-ci a, parmi ses nombreux écrits, établit la théorie de la préférence pour la liquidité, qui décrit les motifs de détention de monnaie. Cette théorie vise à décrire pourquoi les ménages souhaitent détenir de la monnaie, alors qu'ils ont d'autres actifs rémunérateurs à leur disposition. Pourquoi se priver d'intérêts, perçus grâce à des obligations particulièrement sures, au profit d'une monnaie sans rémunération ? Pour répondre à cette question, cette théorie identifie plusieurs raisons qui font que les agents souhaitent détenir de la monnaie.
Premièrement, les agents souhaitent avoir de la monnaie pour la dépenser, pour consommer. Seule la monnaie peut être échangée contre des biens ou des services. Ce motif, appelé motif de transaction, fait que les agents économiques conservent une certaine quantité de monnaie, qui dépend des dépenses prévues. Cette demande de monnaie dépend essentiellement du revenu, mais pas des taux d'intérêt (ou alors très peu). On peut, en première approximation, considérer que cette demande de monnaie est particulièrement bien décrite par la théorie quantitative de la monnaie.
Ensuite, Keynes a identifié le motif de précaution, le fait que les agents épargnent en cas de coup dur ou de dépenses imprévues. Les sommes épargnées peuvent, en première approximation, être considérées comme constantes (éventuellement proportionnelles aux revenus). On peut cependant signaler que les taux d'intérêt peuvent avoir un effet sur l'épargne de précaution, via un effet de revenu. Des taux forts signifient que les revenus d'intérêts compensent une faible quantité d'épargne de précaution. Si les taux sont bas, les agents économiques vont devoir conserver une grande quantité de monnaie de précaution. Avec des taux haut, les agents peuvent atteindre la quantité de monnaie voulue plus rapidement, du fait de revenus d'épargne plus élevés. La relation entre épargne de précaution et taux est donc décroissante. Cependant, seules les théories plus récentes prennent en compte cet effet.
À cela, il faut ajouter le motif de spéculation, dans lequel les agents décident de conserver une partie de leur monnaie pour l'investir plus tard, en attendant une meilleure occasion. Par exemple, prenons une situation où les taux sont bas et risquent de monter dans le futur : il est plus rentable d'attendre avant d'acheter des obligations, ce qui force l'agent à conserver de la monnaie pour cet achat ultérieur. Dans ce cas, l'argent détenu pour motif de spéculation augmente. Dans le cas contraire, si l'agent anticipe une baisse des taux, les agents vont acheter immédiatement des obligations, réduisant leurs encaisses pour motif de spéculation. L'argent détenu à cause du motif de spéculation dépend fortement des taux d'intérêts anticipés. Des taux haut favorisent l'achat d'obligations, ce qui réduit la demande de monnaie, alors que des taux bas auront la conséquence inverse. La relation entre épargne de spéculation et taux est donc décroissante.
Motif de détention de monnaie | Sensible au revenu | Sensible au taux d'intérêt | Fonction de la monnaie |
---|---|---|---|
Motif de transaction | Oui | Non dans la théorie de Keynes. Oui dans les théories plus récentes, comme celle de Baumol-Tobin. | Intermédiaire des échanges |
Motif de précaution | Oui dans la théorie de Keynes. Non dans quelques théories plus récentes. | Non dans la théorie de Keynes. Oui dans les théories qui prennent en compte l'effet de revenu. Non dans d'autres classes de modèles. | Réserve de valeur |
Motif de spéculation | Non | Oui | Réserve de valeur |
Les encaisses réelles sont la somme des trois types de demandes (en termes réels), qui sont respectivement notées , et :
Keynes supposait que la demande de précaution et de transaction sont proportionnelles au revenu, alors que la demande de spéculation dépendrait uniquement du taux d'intérêt nominal. Cela donne :
Il est rapidement apparu, suite à des études économétriques, que l'additivité de ces deux demandes n'était pas parfaite. La même quantité de monnaie peut servir à la fois pour plusieurs motifs de détention. Cependant, les intuitions de Keynes restent valables malgré tout, seule la formalisation mathématique de ses idées changeant quelque peu. De manière générale, il faut retenir que les encaisses réelles varient selon deux paramètres : le revenu global (le PIB) et les taux d'intérêt. Plus le revenu est fort, plus les dépenses sont importantes, à cause du motif de transaction. Par contre, des taux d'intérêt favorisent ou défavorisent le motif de spéculation. De manière générale, des taux élevés favoriseront l'épargne, alors que des taux bas favoriseront la conservation de monnaie pour motif de spéculation. Ainsi, cette dernière est donc, une fonction croissante des revenus Y et une fonction décroissante du taux d’intérêt i.
La demande de monnaie de Friedmann
modifierAprès Keynes, une autre formulation de la demande de monnaie fût inventée par Friedmann. Sa théorie est une amélioration de la théorie de Keynes, avec cependant quelques reformulations. Son idée est que la monnaie est un actif parmi d'autres, au même titre que les obligations et les actions. Là où Keynes fusionnait ces actifs en un seul et ne gardait que le taux nominal des obligations, Friedmann intégra plusieurs taux dans la fonction de demande de monnaie. Au taux nominal sur les obligations, il ajoute le taux des actions et de la monnaie.
Déjà, parlons du taux de rémunération de la monnaie. Friedmann part du principe que la demande de monnaie dépend du taux réel de la monnaie. Dans le cas le plus simple, la monnaie est sur un compte courant : le taux nominal de la monnaie est alors de zéro, ce qui donne un taux réel négatif égal à . Du fait de l'inflation, la monnaie perd de son pouvoir d'achat avec le temps. Pour les détenteurs de monnaie, il est plus rentable de la dépenser rapidement, avant que leur argent perdre sa valeur : la consommation augmente et l'argent est dépensé aussi tôt perçu. On peut formuler cette observation en disant que la vélocité de la monnaie augmente, mais on peut aussi dire que la demande de monnaie est alors plus faible vu que les agents économiques ne thésaurisent pas. Dit autrement, la demande de transaction devient sensible à l'inflation, la relation étant négative. Cela est vérifié empiriquement, mais n'est réellement sensible que pour une inflation particulièrement importante, essentiellement dans les cas d'hyperinflation.
À cela, il faut ajouter que la monnaie placée sur un compte épargne peut être rémunérée, ce qui nuance l'explication précédente. On a donc :
Enfin, il faut ajouter que les obligations et les actions sont en concurrence avec la monnaie en tant qu'actifs. Ils sont rémunérés à un taux ou un rendement qui est supérieur à celui de la monnaie, ce qui les rend plus attractifs pour l'investisseur. Leur sur-rémunération par rapport à la monnaie agit donc négativement sur la demande de monnaie. La fonction de demande de monnaie complète est donc :
Les modèles du motif de transaction
modifierDiverses théories ont tenté de raffiner l'analyse de Keynes, afin d'en donner des fondations plus solides, plus mathématisées. Certains de ces modèles se sont attaqués à la détention de monnaie pour motif de transaction : ces théories oublient les motifs de spéculation et de précaution. Ces théories, appelées théories d'inventaires, sont relativement nombreuses. Elles expliquent relativement bien la demande de monnaie pour l'agrégat M1, mais fonctionnent mal pour les autres agrégats monétaires. Il faut dire que le M1 est l'agrégat type utilisé pour faire des transactions, contrairement aux autres. La première de ces théories fût le modèle de Baumol-Tobin. Celui-ci a depuis été surmonté par les modèles de type cash in advance, ou money in utility.
Le modèle sans épargne
modifierNous allons commencer par un modèle extrêmement trivial, qui servira surtout d'introduction pour les modèles suivants. On peut voir ce modèle comme un cas très particulier du modèle de Baumol-Tobin, une simplification très astucieuse. L'extension de ce modèle, appelé modèle sans épargne, donnera directement le modèle de Baumol-Tobin. Ce modèle se base sur les hypothèses suivantes :
- Tout agent économique reçoit à chaque période un revenu, noté (tous les mois, mettons). Au niveau agrégé, la somme de tous les revenus n'est autre que le PIB nominal .
- L'agent épargne ce revenu uniquement sous la forme de monnaie.
- Tout agent retire son argent à la banque régulièrement, en retraits.
- On suppose qu'après ces N retraits (à la fin du mois, mettons), l'agent a retiré l'ensemble de son épargne. Il reçoit alors son prochain revenu, qui renfloue ses caisses du montant du revenu.
Dans ce qui va suivre, nous allons noter la quantité moyenne de monnaie détenue par l'agent sur une période et l'épargne initiale.
L'agent retire de son épargne unités monétaires à chaque retrait.
Vu que l'agent retire son argent à intervalle réguliers, la monnaie disponible sur ses dépôts est en moyenne égale à la moitié de son épargne initiale : .
Vu que d'après les hypothèses, l'argent épargné provient uniquement du revenu, soit : , ce qui donne : .
On voit que la masse monétaire est proportionnelle au revenu nominal, le coefficient de proportionnalité étant par définition la vélocité de la monnaie. Dit autrement, la vélocité de la monnaie est constante. D'après ce modèle très simple, on voit que la vélocité et la monnaie détenue pour motif de transaction ne dépendent pas des taux d'intérêts. Cette constatation reste valide même si la monnaie est rémunérée, du mois si on ne détaille pas plus l'analyse. Cela peut sembler bizarre que la monnaie soit rémunérée, mais c'est le cas en réalité : les livrets bancaires, comme les fameux livrets A/LDDS/LEP, sont considérés comme de la monnaie et font partie de l'agrégat M1/M2. Dans d'autres pays, les comptes courants sont aussi faiblement rémunérés. Dans ces conditions, la rémunération n'impacte que le support d'épargne monétaire : les agents préféreront placer sur leur livret A que sur leur compte courant, mais ils épargneront la même somme avec ou sans rémunération.
Ce modèle, ô combien simple, explique cependant le comportement de beaucoup de ménages dans la zone euro. Certains ménages dépensent tout leur argent en un mois et n'épargnent pas sur le long-terme. En plus des ménages précédents, beaucoup de ménages ne peuvent pas épargner sur les marchés financiers ou dans des placements non-monétaires : peu de ménages ont des assurances-vie, des investissements boursiers ou autres. Enfin, chose plus étrange, ce modèle vaut aussi si les rendements des obligations et placements sont inférieurs aux placements monétaires. Par exemple, si les placements obligataires ont des rendements négatifs, les épargnants vont préférer tout mettre sur leur compte courant ou leurs livrets, ce qui fait que ce modèle sera valide.
Le modèle de Baumol-Tobin
modifierLa théorie de Baumol-Tobin ajoute plusieurs hypothèses au modèle précédent :
- Tout agent peut détenir son "épargne" sous la forme de monnaie (non-rémunérée) ou d'"obligations" (en réalité, sous la forme d'instruments rémunérés par un intérêt).
- La conversion d'obligations en monnaie entraine un cout, qui sera noté .
Mathématiquement, la première hypothèse se formule comme suit :
- , avec la somme épargnée, la quantité de monnaie épargnée et l’épargne en obligation.
Vu que l'agent retire son argent à intervalle réguliers, la somme d'argent disponible sur ses dépôts est en moyenne égale à la moitié de son argent : .
En moyenne, l'agent retirera donc unités monétaires à chaque retrait.
Il les dépensera à un rythme continu (tous les jours, par exemple), ce qui fait que la somme moyenne de monnaie détenue sous forme d'encaisses monétaires est égale à la moitié de l'argent retiré, ce qui vaut :
Le coût de la détention de monnaie
modifierL'argent est déposé à la banque sur des dépôts qui lui versent un intérêt proportionnel à l'argent épargné. Du fait de ces retraits, l'agent se prive des intérêts qu'il aurait perçu s'il avait gardé son argent en dépôt. La perte sèche d'intérêt liée aux retraits est égale à :
- .
Il faut aussi prendre en compte le coût total des retraits, qui vaut . Le coût total est donc égal à :
On utilise alors l'équation :
Dans beaucoup de banques, le coût est composé d'une part fixe et d'une part proportionnelle à la somme retirée : , avec la somme retirée. On a donc :
En développant, on a :
Détermination de la demande de monnaie
modifierL'agent économique va chercher à minimiser ce coût, histoire d'économiser le plus possible. Pour déterminer la valeur de la demande de monnaie qui minimise ce coût, nous allons calculer la valeur qui annule la dérivée de l'équation précédente (dérivée par rapport à la demande de monnaie).
On injecte alors la formule , vue plus haut.
On applique alors la formule qui dit que la dérivée d'une somme est la somme des dérivées :
Le dernier terme, qui représente les couts de transaction proportionnels aux retraits , s'annule. La raison est que le nombre de retraits ne change rien aux couts proportionnels. Retirer une somme en plusieurs fois ou en une seule fois donnera le même coût proportionnel. Dans ce cas, la demande de monnaie dépend du coefficient et des intérêts : si , il n'est pas rentable d'investir dans des obligations et les épargnants épargnent sur des placements monétaires, en monnaie : on revient dans le cas du modèle sans épargne. Dans l'autre cas, la demande de monnaie est simplement réduite a sa portion congrue. Annulons donc le second terme :
La dérivée du premier terme vaut , alors que la dérivée du dernier terme vaut .
Ce qui se reformule comme suit :
Isolons :
Ce qui donne :
On peut alors calculer à partir de l'équation , ce qui donne :
Cette équation peut aussi être écrite sous la forme suivante :
L'élasticité de la demande de monnaie
modifierL'équation précédente nous dit comment la demande de monnaie est influencée par le revenu, le taux d'intérêt, ainsi que par les coûts de retrait. On voit que les taux défavorisent la demande de monnaie quand ils sont hauts. Cette constatation est à l'opposé de la théorie de la préférence pour la liquidité de Keynes, qui postule que le motif de transaction n'est pas influencé par les taux d'intérêt. Enfin, un revenu plus fort augmente naturellement la demande de monnaie, mais cette augmentation n'est pas proportionnelle : elle est proportionnelle à la racine carrée de l'augmentation. On dit en terme technique que l’élasticité de la demande de monnaie est égale à un demi. En comparaison, l'équation nous dit que l'élasticité de la demande de monnaie par rapport aux taux est égale à moins un demi. Enfin, plus les coûts de retrait sont forts, plus la demande de monnaie sera faible.
Les modèles du motif de spéculation
modifierAprès avoir vu le motif de transaction, il est maintenant temps de voir les modèles du motif de spéculation. Peu de modèles existent pour modéliser précisément ce motif, les modèles du motif de transaction étant nettement plus nombreux. Néanmoins, la théorie financière a donné de nombreux développement dans ce domaine, avec toutefois une différence de traitement de ce motif. Ces développements abandonnent cependant l'idée de motif de spéculation et ont une vision assez différente de l'idée qu'en avait Keynes. Nous verrons en quoi plus loin dans ce cours.
La théorie de Keynes et formalisation par Tobin
modifierLa théorie de Keynes se focalise surtout sur un cas assez particulier d'investissement. Sa théorie se contente d'un marché monétaire et du marché des obligations. La monnaie n'est ainsi en concurrence qu'avec les obligations. Un agent devrait ainsi investir son argent en obligations, histoire de profiter d'un rendement plus élevé. Cependant, il existe une situation où garder son argent permet de faire plus de profits, sans pour autant que les taux des obligations soient négatifs : une future hausse des taux.
On rappelle que le gain que l'investisseur peut obtenir à partir des obligations provient soit des intérêts (le coupon) soit de la plus-value d'une revente des obligations. Or, on a vu il y a quelques chapitres que le prix de revente des obligations dépend des taux d'intérêt. Une baisse des taux entraine une plus-value, ce qui incite à la revente. Et inversement, une hausse des taux entraine une moins-value, ce qui incite l'agent à conserver ses titres. On peut calculer le gain ou la perte en capital induite par une variation des taux, à partir de l'équation vue il y a quelques chapitres :
- , avec .
Outre ce gain en capital (plus ou moins-value), il faut ajouter les intérêts versés par le coupon. Ce qui donne un gain réel de :
Il existe une valeur de pour laquelle le gain est nul : le placement est alors identique à la monnaie, le risque en plus. Maintenant, supposons que l’investisseur anticipe une baisse ou une hausse des taux. Il va ainsi faire une anticipation des taux futurs et anticiper un . Si cette valeur et le taux donnent un gain nul ou négatif, il est plus rentable de garder son argent sous forme de monnaie et ne pas acheter d'obligations. C'est là l'essence du motif de spéculation : ne pas investir à perte, en attendant des jours meilleurs. Évidemment, les raisonnements précédents donnent une forme en tout ou rien, pour un investisseur unique. Mais les agents n'ont pas tous les mêmes anticipations : certains vont anticiper une hausse des taux alors que les autres vont anticiper une baisse, certains vont anticiper une petite baisse et d'autres une baisse importante, etc. Cette hétérogénéité est à l'origine d'une courbe décroissante de la demande de monnaie pour motif de spéculation.
La théorie moderne du portefeuille
modifierDe nos jours, la demande spéculative de monnaie est interprétée dans le cadre d'une théorie appelée la théorie moderne du portefeuille. Cette théorie est une théorie générale qui a été inventée par Markowitz en 1952 et qui est aujourd'hui la théorie de référence pour ce qui est de l'investissement. Elle a des défauts et n'est pas parfaite, mais c'est un cadre général qui a fait ses preuves et sert de fondation à l'économie financière actuelle. Précisons qu'il ne s'agit pas d'une théorie qui tente de décrire les marchés financiers ou le comportement réel des investisseurs, mais d'une théorie normative, à savoir une théorie économique qui tente de décrire le comportement optimal/parfait d'un investisseur. Précisément, c'est un modèle qui dit aux investisseurs comment diversifier au mieux leur patrimoine et comment évaluer le prix d'un actif financier. Sa formulation actuelle est le modèle Capital Asset Pricing Model, ou CAPM.
On peut utiliser cette théorie pour expliquer pourquoi les agents économiques détiennent de la monnaie. L'explication tient dans le fait que la monnaie, contrairement aux autres actifs, est un actif sans risques. Le terme sans risques est un peu trompeur, dans le sens où il y a bel et bien des risques liés à la détention de monnaie : l'inflation peut rogner son pouvoir d'achat, et la faillite de votre banque peut vous mettre sur la paille (modulo l'assurance de protection des dépôts, limitée en-deça d'un certain montant). Mais les autres actifs financiers sont eux aussi soumis à ces risques, ainsi qu'à bien d'autres encore. La monnaie est donc l'actif le moins risqué de tous et tout investisseur va en détenir au cas où, par prudence. Précisément, les investisseurs vont répartir leur épargne entre une monnaie sans risque et des actifs risqués, afin d'obtenir un bon compromis entre rendement et risque.
Pour être plus précis, le modèle part du principe qu'un actif est intégralement définit par deux paramètres : son rendement et son risque. Le rendement est tout simplement le taux d'intérêt ou le taux de rendement des dividendes. Plus celui-ci est élevé, plus l'actif est rentable et plus sa détention peut nous rapporter d'argent (du moins, si le rendement reste le même dans le temps). Le risque est définit, dans le cadre du CAPM, par la volatilité du prix de l'actif. L'idée est que le prix d'un actif varie dans le temps autour d'une valeur moyenne. Plus le prix d'une action ou d'une obligation varie dans le temps, plus on considère qu'elle est risquée. On peut rendre compte de l'amplitude de ces variations de prix en calculant l'écart-type et la variance du prix de l'actif. La volatilité n'est ni plus ni moins que la variance du prix de l'actif, ce qui fait qu'elle rend compte de cette variation dans le temps, et donc du risque de l'actif.
La droite d'allocation de capital
modifierDans ce qui suit, nous allons supposer que les investisseurs ont accès à seulement deux actifs : la monnaie à et un actif risqué. La monnaie à une volatilité nulle, alors que l'actif risqué a une volatilité . On suppose que l'agent répartit un pourcentage de son épargne en monnaie et un pourcentage en actif risqué.
Il se trouve que la volatilité totale du portefeuille (monnaie+actif) est une moyenne pondérée de la volatilité de chaque actif. La monnaie à une volatilité nulle, alors que l'actif risqué a une volatilité . En clair, on a :
Il en est de même pour le rendement, à une complication près : la monnaie peut très bien être rémunérée. Elle n'a pas systématiquement un rendement nul, bien que ce soit le cas pour les encaisses les plus courantes. Pensez par exemple à l'argent sur un livret A ou tout autre livret bancaire : c'est bel et bien de la monnaie rémunérée par un intérêt. En toute généralité, on doit donc supposer que la monnaie a un rendement , assez faible, alors que l'actif a un rendement plus élevé. Le rendement total du portefeuille est alors la moyenne pondérée des rendements :
Développons :
Factorisons m :
On voit que pour une valeur de m donnée, on obtient la volatilité et le rendement total sont tous deux déterminés : il n'y a, pour cette valeur de m, qu'un unique couple (rendement-volatilité) associé. Si on trace sur un graphique chaque couple (rendement-volatilité) possible, pour toutes les valeurs de m possibles (entre 0 et 1), on voit que le graphe donne une belle droite, appelée la droite d'allocation du capital. Celle-ci est illustrée ci-contre.
La maximisation de l'utilité du couple rendement-volatilité
modifierLes investisseurs font un arbitrage entre la volatilité et le rendement des actifs qu'ils ont à leur disposition. Par exemple, il n'ont aucun intérêt à investir dans un actif très risqué mais dont le rendement est faible : il n'est pas intéressant pour eux de prendre autant de risques, surtout quand d'autres actifs moins risqués ont le même rendement. Les investisseurs n'investirons dans des titres risqués que si le rendement est à la hauteur. Plus la volatilité est élevée, plus l'actif est risqué et plus les investisseurs demanderont un rendement élevé pour détenir ce titre. À l'inverse, ils sont près à accepter des titres à rendements faibles, du moment qu'ils sont sûrs et peu risqués. On peut résumer cela en disant que l'investisseur attribue une utilité à chaque couple rendement-volatilité et souhaite maximiser celle-ci. En notant i le rendement et la volatilité, on a :
L'investisseur souhaite maximiser son utilité U en tombant sur le compromis idéal entre rendement et volatilité. Pour déterminer quel est ce compromis idéal, reprenons le graphe précédent sur lequel on avait tracé la droite d'allocation de capital. Nous allons y ajouter le graphe de la fonction d'utilité, afin de voir ce qui se passe. Ce graphe correspond à tous les couples pour lesquels la fonction est maximisée. Tous ces points sont donc équivalents pour l'investisseur (la fonction d'utilité y est maximale), ce qui fait que la courbe obtenue est appelée une courbe d'indifférence. On voit que les deux courbes se coupent en un point, qu'on suppose unique (il faut pour cela que la fonction d'utilité possède certaines caractéristiques, mais passons sur ce genre de détails). Ce point correspond au choix de l'investisseur parmi ceux à sa disposition.
La conclusion est que l'investisseur ne va pas mettre tous ses œufs dans le même panier : il détiendra à la fois de la monnaie et l'actif risqué. La proportion entre monnaie et actif risqué est ajustée de manière à obtenir un couple volatilité-rendement idéal, qui maximise l'utilité de l'investisseur. En conséquence, l'investisseur détient toujours un petit peu de monnaie, afin de réduire la volatilité de son portefeuille. Cela réduit naturellement le rendement de son patrimoine, mais cette réduction est compensée par une réduction du risque encouru. L'agent cherche sans cesse à être à l'équilibre, au point optimal de détention de monnaie. Si l'agent augmentait la quantité de monnaie détenue, il gagnerait du point de vue de la volatilité, mais ce gain ne vaudrait pas la perte de rendement induite. À l'inverse, si l'agent voyait ses encaisses de monnaie réduites, la volatilité de son portefeuille aurait augmenté, sans que cela soit compensé par une hausse psychologiquement suffisante de rendement.