L'Explication scientifique/La Science et le sens commun

Introduction modifier

Bien avant les commencements des civilisations modernes, les hommes ont acquis un vaste fond d'informations sur leur environnement. Ils apprirent à reconnaitre les substances qui nourrissent leur corps ; ils découvrirent les usages du feu et développèrent leur habileté à transformer des matériaux bruts en abris, en vêtements et en ustensiles. Ils inventèrent l'art de labourer le sol, l'art de communiquer et l'art de se gouverner eux-mêmes. Certains découvrirent que des objets sont déplacés plus facilement quand on les place sur des charrettes pourvues de roues, que les dimensions des champs sont plus surement comparées si l'on emploie des mesures standardisées et que les saisons de l'année, aussi bien que de nombreux autres phénomènes du ciel, se succèdent avec une certaine régularité.

L'acquisition de connaissances fiables touchant de nombreux aspects du monde n'a certainement pas attendu l'avènement des sciences modernes et l'utilisation consciente de leurs méthodes. À cet égard, en effet, de nombreux hommes, à chaque génération, répètent dans leur propre vie l'histoire de l'espèce : ils s'efforcent d'acquérir des compétences et des informations pertinentes, sans avoir eu besoin des bénéfices d'une éducation scientifique et sans adopter de manière réfléchie des procédures scientifiques.

Si l'on parvient à tant de connaissances par l'exercice perspicace de dons naturels et en suivant le « sens commun », quelle excellence spécifique peuvent bien posséder les sciences, et en quoi l'élaboration scientifique d'outils intellectuels et physiques contribue-t-elle à l'acquisition de connaissances ? Cette question doit être examinée avec la plus grande attention, si nous voulons qu'une signification bien déterminée soit attribuée au mot « science ».

Le mot et ses variations linguistiques ne sont assurément pas toujours employés avec beaucoup de discernement, et ils sont fréquemment utilisés tout simplement pour conférer une distinction honorifique à une chose ou à une autre. Bien des hommes tirent une grande fierté de la « scientificité » de leurs croyances et à l'idée de vivre dans une « époque scientifique ». Cependant, la plupart du temps, leur fierté ne repose que sur la conviction que, contrairement à leurs ancêtres ou à leurs voisins, ils sont en possession de quelque vérité prétendument définitive. C'est dans cet esprit que les théories physiques ou biologiques actuellement admises sont parfois tenues pour scientifiques, tandis que toutes les précédentes théories qui n'ont plus cours dans ces disciplines se voient fermement refuser cette étiquette. De la même manière, des pratiques qui ont un très grand succès dans des conditions matérielles et sociales répandues, comme certaines techniques agricoles ou industrielles, sont quelques fois mises en valeur par contraste avec des pratiques d'un autre âge, supposées « non-scientifiques ». La forme la plus extrême de cette tendance à s'approprier la signification de ce mot de « scientifique », en le privant de tout contenu précis, est sans doute illustrée par l'utilisation très sérieuse que les publicitaires font parfois de phrases telles que : « Lavage scientifique », « astrologie scientifique ». Il est évident qu'aucun de ces exemples ne fournit de caractéristique aisément identifiable et spécifique des croyances et pratiques qui se trouvent associées à ce mot. Il serait par ailleurs mal avisé de suivre la suggestion implicite du premier exemple, c'est-à-dire de limiter l'application de l'adjectif « scientifique » aux croyances qui sont indéfectiblement vraies, ne serait-ce que parce que les garanties infaillibles de la vérité manquent dans quasiment tous (sinon tous) les domaines de la recherche, en sorte que l'adoption de cette suggestion priverait finalement l'adjectif de tout sens.

Les mots « science » et « scientifique » ne sont évidemment pas aussi dépourvus de contenu déterminé que leurs usages fréquents et infondés le laissent à penser. Car, de fait, ces mots sont des étiquettes, soit pour une activité de recherche identifiable, soit pour ses résultats intellectuels, et ils sont souvent employés pour désigner des traits distinguant ces résultats d'autres genres de réalités. Dans ce chapitre, nous parcourrons assez brièvement certaines des manières par lesquelles les connaissances « pré-scientifiques », ou du sens commun, diffèrent des produits intellectuels de la science moderne. Certes, il n'y a vraisemblablement pas de distinction tranchée entre les croyances réunies dans la rubrique aussi familière que vague de « sens commun » et celles qui ont une prétention cognitive qualifiée de « scientifique ». Nonobstant, tout comme dans les nombreux cas de mots dont les applications ont des frontières approximatives, l'absence de ligne de partage précise n'est pas incompatible avec l'existence d'au moins un noyau solide de significations pour chacun d'entre eux. En tout cas, dans leur usage le plus sobre, ces mots connotent de fait des différences importantes et reconnaissables. Ce sont ces différences que nous chercherons à identifier, même si nous serons conduit à les simplifier quelque peu (mais non à les caricaturer) afin de favoriser la netteté et la clarté de cet exposé.

Explication systématique et contrôlée modifier

Personne ne met sérieusement en doute le fait que bien des sciences particulières se sont développées à partir des pratiques et des besoins de la vie de tous les jours : la géométrie, à partir des problèmes de mesure et d'arpentage des champs ; la mécanique, à partir des problèmes soulevés par l'architecture et l'art militaire ; la biologie, à partir des problèmes de santé de l'homme et de l'élevage des animaux ; la chimie, à partir de la métallurgie et de l'industrie textile ; l'économie, à partir des problèmes de gestion domestique et d'organisation politique ; et ainsi de suite. Il y a, bien entendu, d'autres causes expliquant le développement des sciences que celles que nous trouvons dans les arts et la pratique ; il n'en reste pas moins que les premières ont eu, et continuent d'avoir, un rôle important dans l'histoire de la recherche. Cette continuité historique entre les connaissances acquises dans la pratique ordinaire (les convictions du sens commun) et les résultats auxquels sont parvenus les sciences en se développant à partir des premières, a parfois conduit les philosophes à les distinguer en affirmant que les sciences sont simplement du sens commun organisé ou classifié.