Introduction à la sociologie/L'évolution de la pensée sociologique/Les sociologies contemporaines

Les sociologies contemporaines.

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La sociologie de la seconde moitié du XXe siècle s'inscrit dans la prolongation des principaux paradigmes qui sont apparus au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Certes, sous l'influence de la sociologie américaine, d'autres champs d'étude seront explorés, notamment ceux du langage et de la cognition (bien que cette influence soit à nuancer car l'étude du langage se développe également de manière très pointue en Europe après la seconde guerre mondiale, avec le structuralisme et avec les travaux de Piaget et Foucault en philosophie de la connaissance), et ceux issus du courant très fécond de la systémique[1] et de la théorie de l'information, mais dans l'ensemble, la sociologie de l'après-guerre n'opère pas sur un bouleversement radical des anciens paradigmes. Notons que certains domaines d'étude prendront quant à eux leur essor essentiellement après la seconde guerre mondiale, alors qu'ils n'existaient que sous une forme larvée avant la seconde guerre mondiale, comme la sociologie phénoménologique. Aux États-unis, le contact entre des penseurs issus de tous horizons va s'avérer très fécond. En Europe, l'évolution de la réflexion sociologique va suivre des voies assez différentes. Durant l'après-guerre, elle est fortement dominée par les sociologies marxistes et structuralistes, puis à partir des années 60 et 70, on assiste à une pénétration progressive par la pensée sociologique américaine qui conduit à un véritable éclatement. Cette dispersion est si importante qu'elle conduit à une révision des bases épistémologiques de la sociologie (accompagnée d'ailleurs d'une remise en cause de l'épistémologie classique) et à des conflits de méthodes indépassables, comme le débat entre les individualistes méthodologiques et les structuralistes. Aujourd'hui, cette tendance à la dispersion ne semble pas avoir faibli en intensité, à tel point qu'il devient difficile d'exposer de manière exhaustive l'ensemble des courants de pensée concurrents et des théories existantes en sociologie. Devant l'ampleur de la tâche, nous nous contenterons donc de dresser un panorama assez superficiel des courants théoriques actuels.

L'évolution de la sociologie américaine.

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La sociologie après la seconde guerre mondiale a connu des développements importants aux États-Unis, la tendance a été marquée comme ailleurs par un triple mouvement : l’insistance sur le caractère actif et réflexif des conduites humaines, le rôle fondamental qui est accordé au langage et aux facultés cognitives, et, enfin, la reconnaissance du déclin des philosophies « empiristes » des sciences de la nature (Giddens, 1984). Mais cette évolution est venue s'inscrire dans un paysage sociologique présent de longue date, nous en retraçons les grands traits. La sociologie connaît aux États-unis dans les années 20 et 30 un envol institutionnel important avec le développement de l'école de Chicago qui va s'intéresser principalement à l'étude des communautés écologiques, et aux conséquences de l'urbanisation et de l'industrialisation. Elle étudie par exemple le nomadisme ouvrier, la délinquance, les gangs, les groupes de jeunes, etc. Ces études sociologiques sont souvent liées à un certain interventionnisme social (collaboration avec les pouvoirs publics) et elles utilisent abondamment la monographie (technique d'enquête développée en France par LePlay à la fin du XIXe siècle).

L'école culturaliste

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Deux autres courants vont émerger durant la même période, l'école culturaliste et le mouvement des relations humaines, dominé par la personnalité d'Elton Mayo. L'école culturaliste, qui prend son essor dans l'université de Columbia va se constituer à partir du croisement des travaux de psychanalystes (A. Kardiner) et d'anthropologues (R. Benedict, R. Linton, M. Mead). Ces analystes accordent à la culture le statut d'élément explicatif majeur dans le fonctionnement des sociétés. Malgré la complexité qu'il y a à définir la culture, la plupart des anthropologues s'accorderont sur les points suivants :

  1. la culture est le produit d'un apprentissage,
  2. elle est déterminée par l'environnement historique, biologique et historique des hommes,
  3. elle est structurée,
  4. elle comporte plusieurs facettes
  5. elle est dynamique,
  6. elle est variable,
  7. elle est le support de régularités,
  8. elle est l'instrument qui permet d'ajuster les comportements à l'ordre social global.

Partant de ces fondamentaux, les culturalistes orientent leurs recherches vers différents thèmes : les institutions (primaires comme la famille, le mode d'alimentation, etc., et secondaires comme les religions, le système politique, etc.), les rapports entre la culture et la personnalité de base, domaine qui, avec les travaux de Margaret Mead, servira à mettre en évidence la plasticité des comportements et des rôles possibles entre différentes sociétés. Combinée à la sociologie, ces travaux vont mettre en évidence le pouvoir explicatif d'une approche en termes de culture si on l'applique aux communautés culturelles (villages, quartiers, villes, etc.) et la possibilité d'en déduire la logique de fonctionnement de la société dans son ensemble. Les culturalistes s'intéresseront alors aux cultures de classe, aux phénomènes religieux (Lynd), aux valeurs et à leurs transformations, à l'importance des statuts et des rôles (Ralph Linton), aux nouvelles cultures, etc. Le courant culturaliste se prolongera avec certains travaux en sociologie de la communication (vus plus haut).

Les théories fonctionnalistes

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À partir des années 40, se profile une synthèse entre les courants culturalistes, les théories fonctionnalistes, la théorie des systèmes et la cybernétique. Cette tendance prend naissance au départ dans le courant du fonctionnalisme absolu (primat de la société sur l'individu) développé par des anthropologues comme B. Malinowsky, A. Radcliffe-Brown et C. Kluckhohn, puis atteindra son point culminant avec la synthèse parsonienne (vue plus haut). La théorie parsonnienne va poser une empreinte indélébile sur la sociologie américaine, en réconciliant dans une même vue les théories culturalistes, les théories fonctionnalistes, la systémique sociale et les grands courants de la sociologie européenne (Weber, Durkheim); elle devient le passage obligé de la plupart des développements théoriques qui naîtront par la suite aux États-unis, même ceux qui, comme c'est le cas pour les ethnométhodologues, ne cesseront d'en souligner les imperfections (Garfinkel rédige sa thèse sous la direction de Parsons). Après Parsons toutefois, le structuro-fonctionnalisme se prolonge dans diverses directions. Merton le fait dériver vers un fonctionnalisme de moyenne portée. Les principaux points en sont :

  1. Une réévaluation de la notion de fonction en insistant sur la pluralité fonctionnelle (des usages peuvent être fonctionnels pour certains groupes et ne pas l'être pour d'autres, d'où l'existence possible de conflits au sein d'une même société), le rejet du postulat de fonctionnalisme universel (les éléments sociaux standardisés n'ont pas forcément une fonction positive).
  2. Adhésion au postulat de nécessité : certaines fonctions sont nécessaires à la vie de la société, certaines formes culturelles sont nécessaires pour réaliser ces fonctions.
  3. La distinction entre fonctions manifestes (résultats voulus en pleine conscience par les individus) et fonctions latentes (involontaires et inconscients).
  4. Le rattachement de la notion de frustration relative à la distinction entre groupe objectif et groupe de références.
  5. Les dysfonctionnements sociaux liés à la pluralité des rôles.

La systémique sociale

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En dehors des frontières des États-unis, la sociologie américaine connaîtra également certains prolongements orientés vers la systémique sociale. Nicklas Luhmann par exemple, un sociologue allemand, en s'inspirant des systèmes auto-référents qui se situent au carrefour de la biologie (Varela et Maturana), de la cybernétique (Wierner) et des théories de l'information (Shannon), tente de reconsidérer la problématique de la différenciation et de l'intégration des systèmes sociaux. Ceux-ci sont définis comme des systèmes autopoïétiques capables de déterminer leur propre structure et de façonner la différence entre eux-mêmes et leur environnement. Ils possèdent en outre un mode de communication propre qui fonctionne grâce à un code binaire (argent : payer/ne pas payer, pouvoir : obéir/ne pas obéir ...). Cet ensemble communicationnel permet à chaque sous-système de s'observer, d'observer son environnement et éventuellement de s'améliorer. Cette amélioration passe aussi par une réduction de la complexité. À la fin de sa vie, Luhmann consacrera une rupture épistémologique avec la philosophie des lumières. Son orientation constructiviste l'amène en effet à prêcher pour le relativisme dans les sciences. Selon lui, la récursivité des relations réciproques d'observation font de la connaissance et de l'observation, des processus empiriques eux-mêmes analysables. Si bien qu'aucune science sociale ne peut revendiquer le monopole de la connaissance. En France, une idée un peu similaire sera développée par Edgar Morin et par les courants qui pensent l'Homme en termes de complexité.

L'interactionnisme symbolique et l'ethnométhodologie

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Enfin, deux autres courants majeurs sont nés après la seconde guerre mondiale aux États-unis. L'interactionnisme symbolique et l'ethnométhodologie. Les théoriciens qui se rattachent au courant interactionniste, malgré leur divergence, s'entendent généralement sur certains points fondamentaux qui constituent la base de toutes leurs recherches :

  1. La production d'une identité individuelle ou sociale se forge au contact d'autrui, plutôt que sur les seuls contacts individuels (Georges H. Mead),
  2. Les individus ne subissent plus les faits sociaux, ils les produisent, l'ordre social est le résultat d'un processus (Strauss),
  3. La vie en groupe et l'action collective prennent sens grâce à une interaction préalable, les acteurs développent ou acquièrent une compréhension semblable des situations.
  4. Pour étudier les points de vue et les représentations des acteurs, il faut pratiquer l'observation in situ,
  5. L'ordre social est le résultat de négociations, de stratégies de positionnement, de jeux sociaux, où les acteurs utilisent les règles en fonction de leurs intentions, souvent en les détournant de leur finalité première (Goffmann), etc.

L'interactionnisme a connu un succès important en France, à tel point que les méthodes d'observation et de construction théorique sur lesquels les auteurs américains réfléchissaient ont souvent été suivies au pied de la lettre. L'ethnométhodologie enfin, fortement inspirée de la sociologie phénoménologique va durablement marquer la sociologie américaine (et européenne) en opérant un renversement radical avec la sociologie classique. Comme nous l'avons fait remarquer, une des caractéristiques de la sociologie au cours du XIXe siècle et du XXe siècle est la tendance vers une institutionnalisation croissante et une séparation de plus en plus importante vis-à-vis de l'objet d'étude. La sociologie tend vers un professionnalisme croissant et éloigne de plus en plus les profanes de la possibilité de la pratiquer. Garfinkel rejette purement et simplement cette perspective. Il n'y a pas selon lui de coupure nette entre la sociologie profane (ensemble des raisonnements sociologiques pratiques utilisés par les acteurs pour comprendre leur environnement) et la sociologie professionnelle. En effet, la construction du monde social est rendue possible par des savoir-faire, des procédures, des règles de conduites dont le sociologue n'a pas le monopole en termes de connaissance. Les acteurs sont donc les premiers sociologues, notamment par le fait de la réflexivité du langage; en communiquant sur le monde, ils décrivent le monde et le mettent en forme (d'où l'insistance des ethnométhodologues sur le langage). Cette idée a semble-t-il été inspirée à Garfinkel au contact des philosophies de Wittgenstein et de Merleau-Ponty. Le monde social est ordonné selon des procédures, des méthodes, des connaissances que les acteurs partagent d'un commun accord, selon un sens commun. L'ethnométhodologie en fin de compte redonne ses lettres de noblesses à une sociologie active qui apprend en se confrontant au terrain, et non pas forcément en fonction de méthodes ou d'intentions prédéterminées.

Si la sociologie américaine a dominé la sociologie européenne après la seconde guerre mondiale (elle sera introduite en France par des sociologues partis se former là-bas : Crozier, Touraine, Boudon, Morin, ...), au cours des années 80 et 90, le pôle tend à se déplacer lentement vers l'Europe, et le « boom » intellectuel des années 50 et 60 laisse place à des recherches plus encadrées. Cependant en ce début de XXIe siècle, elle semble s'être engagée dans une nouvelle dynamique qui prend trois directions complémentaires : la sociologie des genres, la sociologie historique et la sociologie économique.

La pensée structuraliste et marxiste en Europe.

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La sociologie européenne ressort très affaiblie de la seconde guerre mondiale. Elle va se reconstruire au cours des années 50 et 60 essentiellement autour de deux courants : le structuralisme et le marxisme. Cependant, d'autres courants joueront bien entendu un rôle important. Citons à titre d'exemple la sociologie du travail, la phénoménologie, la psychanalyse, l'existentialisme, la psychologie piagétienne, l'ethnologie, etc. Sur la base de cette prolifération de courants et de théories périphériques, de nombreux croisements verront le jour. Je mentionne à cet égard un ouvrage au titre qui me semble évocateur : « Marxisme et structuralisme », (Lucien Sebag, 1964). Parmi ces diverses synthèses, l'actionnalisme d'Alain Touraine occupe une place à part, puisqu'il conserve encore aujourd'hui une place très importante dans l'institution universitaire française.

Le structuralisme

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Le structuralisme trouve ses origines dans l'analyse structurale en linguistique héritée des travaux de Ferdinand Saussure. Analysant les langues, ce dernier s'aperçoit qu'elles constituent un véritable système de relations : les règles ou les agencements ne varient pas lorsqu'on en change leurs formes. En outre, il constate que l'analyse d'une pièce unique n'a pas de sens, tout élément doit être rapporté à l'ensemble et à sa position par rapport à d'autres pièces. Lévi-Strauss, fortement impressionné par la linguistique sausurienne sera l'un des premiers à importer ses analyses dans les sciences humaines et sociales en les appliquant aux institutions. Pour lui la société est appréhendée comme un ensemble d'individus et de groupes qui communiquent entre eux, et l'anthropologue doit déterminer le code invariant qui se cache derrière le jeu des apparences sociales, c'est à dire la structure sociale et l'Esprit humain. Dans d'autres domaines, les penseurs structuralistes viseront un objectif similaire : mettre à jour les structures cachées qui se cachent derrière la réalité. Mais qu'entendent-ils par structure ? Jean Piaget en donne la définition suivante : « En première approximation, si on fait abstraction des synthèses entre le marxisme et le structuralisme que nous passerons en revue ultérieurement, une structure est un système de transformations (par opposition aux propriétés des éléments) et qui se conserve ou s'enrichit par le jeu même de ses transformations, sans que celles-ci aboutissent en dehors de ses frontières ou fasse appel à des éléments extérieurs. En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformation et d'auto-réglage », (Piaget, 1983, p 6-7). Et du point de vue épistémologique, la formalisation qui est faite de la structure dépend du théoricien, « tandis que la structure est indépendante de lui, (...) cette formalisation peut se traduire immédiatement en équations logico-mathématiques ou passer par l'intermédiaire d'un modèle cybernétique. Il existe donc différents paliers possibles de formalisation dépendant des décisions du théoricien, tandis que le mode d'existence de la structure qu'il découvre est à préciser en chaque domaine particulier de recherches. », (Piaget, 1983, p 7). En sciences sociales, le structuralisme va donner lieu à divers développements. Dans le cadre de la philosophie de la connaissance, ou de manière plus restrictive dans la sociologie de la connaissance, Michel Foucault l'emploie pour fonder une théorie de la connaissance qui plonge dans une forme de relativisme historique (il contestera toutefois son statut de structuraliste, preuve que le courant n'avait pas de frontières très nettes). La problématique que développe Foucault est à peu de choses près la suivante : Comment un savoir peut-il se constituer ? Quels sont les rapports entre vérité, pensée, et histoire ? Pour lui, l'histoire des idées se fait à travers des ruptures, chaque époque possédant sa propre vérité. Pour l'étudier, il se propose d'aborder l'ensemble du discours et des connaissances qui unifient à une époque donnée, le savoir d'une communauté humaine. Il nomme épistémè les conditions de ce savoir. Il montre alors que diverses périodes se sont succédées dans la pensée occidentale. Chacune étant plus ou moins incapable de comprendre ses propres fondations, ce qui conduit à une position épistémologique relativiste. On peut mentionner également dans la galaxie structuraliste, Roland Barthes qui tente à travers l'analyse structurale du discours de la mode de dégager les rouages et les propriétés de l'imaginaire social contemporain qui le fonde. On notera également le développement actuel des approches en termes de réseau, qui renouent avec le structuralisme (primat de la totalité, position dans le réseau, etc.).

Les sociologies marxistes

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Si le structuralisme trouve des débouchés dans différentes branches des sciences humaines et sociales, c'est avant tout dans le marxisme qu'il va connaître son envol le plus spectaculaire. Cette intégration du structuralisme se fait toutefois dans différentes directions : soit elle conduit à une relecture du marxisme qui ne s'écarte pas trop du marxisme originel (Althusser, Poulantzas, Sebag, etc.), soit elle s'oriente vers des approches synthétiques qui tentent de réconcilier diverses disciplines ou courants (Bourdieu, Touraine, Giddens, etc.). Pour ces derniers auteurs, la rupture avec la sociologie marxiste orthodoxe est consommée, bien que les auteurs ne cachent pas l'influence qu'a pu avoir le marxisme sur leurs théories. Quant au structuralisme, il est généralement reformulé ou réadapté. Bourdieu par exemple le transforme en structuralisme génétique tandis que Giddens insiste sur la dualité du structurel. Dans l'actionnalisme de Touraine, il est très atténué (Durand et Weil (2002) considèrent cependant que Levi-Strauss a influencé Touraine). D'autre part, la sociologie marxiste en Allemagne reste assez distante du structuralisme, aussi nous offre-t-elle à voir un spectacle différent de celui que nous connaissons en France. Enfin, il faut ajouter l'essor dans les pays anglo-saxons d'un courant assez particulier, le marxisme analytique, qui tente d'effectuer une relecture des thèses marxistes à partir de matériaux théoriques puisés dans l'individualisme méthodologique. Le marxisme structuraliste est dominé en France par le marxisme althussérien. Althusser se propose d'effectuer une relecture de Marx à la manière de celle que Jacques Lacan fait de Freud. Il veut pour cela rompre avec la philosophie hégélienne et idéologique des écrits du jeune Marx afin de redonner sa scientificité au marxisme. Il cherche par ailleurs à atténuer le déterminisme économique du marxisme, ce qui va le conduire à insister sur la constitution idéologique des rapports de domination au sein des sociétés. Il distingue trois sphères hiérarchisées constitutives des sociétés humaines, qui entretiennent entre elles des relations dialectiques : l'économique, le juridico-politique et l'idéologico-culturel. Cette distinction amène Althusser à découvrir le poids déterminant des appareils idéologiques d'État (église, famille, école, partis politiques, ...) dans la reproduction des rapports de production. Les appareils idéologiques d'État modèlent en effet les consciences, à la différence des appareils répressifs d'État (police, justice, armée, etc.) qui assurent la cohésion de la société et leur propre cohésion en recourant à la violence directe et à la répression. On retrouve indirectement ici la notion de violence symbolique, abondamment utilisée par Bourdieu et Passeron dans leurs premiers écrits sur le système scolaire et sur la reproduction. Il est vrai que les travaux de Althusser ont l'avantage de dévoiler un type de violence beaucoup plus sournois, qui œuvre par le biais de l'argumentation, du langage et de mécanismes affectifs. Les psychologues montreront plus tard l'existence d'une violence affective, dont les effets peuvent être tout aussi dévastateurs que la violence physique. Nicos Poulantzas poursuivra le travail entrepris par Althusser en insistant d'avantage sur les rapports entre l'État et les classes sociales. Il montrera qu'il existe une certaine autonomie de l'État par rapport aux classes dominantes et qu'une classe ou une fraction de classe peut occuper une position en décalage avec ses intérêts. Dans les sociologies inspirées de Marx et du structuralisme, on trouve également deux théoriciens contemporains de première importance, Giddens et Touraine. Tous les deux ont en commun d'avoir essayé de produire une approche synthétique, globalisante et historique de la sociologie, qui demeure suffisamment concrète pour donner lieu à des études empiriques poussées. Commençons par la sociologie de l'action. Une des particularités de la sociologie de Touraine est d'insister très lourdement sur l'historicité de la société ainsi que sur son caractère dynamique et changeant. Le point central de sa réflexion n'est donc pas à proprement parler la structure mais les systèmes d'action (systèmes d'acteurs définis par des intentions, des orientations, culturelles et des rapports sociaux) qui permettent à la société de se penser, de se transformer et de dépasser et de modifier les règles qu'elle met en place. À la manière des interactionnistes, Touraine pense donc que la structure sociale est un construit temporaire qui n'est qu'un point de contact entre l'action de la société qui vise à assurer sa cohésion et l'action qui lui permet de se dépasser elle-même, de s'orienter dans une direction. Il y a simultanément un mouvement de changement et un mouvement de stabilisation. À partir de cette intuition, il va chercher à construire un modèle pour comprendre la société globale. Il nomme alors historicité l'action exercée par les sociétés sur ses pratiques sociales et culturelles. C'est en fait la combinaison d'un mode de connaissance qui forme une image de la société et de la nature, de l'accumulation qui prélève une partie du produit disponible, et d'un modèle culturel qui saisit et interprète la capacité d'action de la société sur elle-même. L'historicité se scinde en un modèle à trois niveaux. Au sommet se trouve le champ de l'historicité, à la base les organisations sociales (ensemble des moyens rassemblés par une organisation pour faire face à son environnement) et le système politique ou institutionnel (contrainte et légitimation). Le niveau de l'historicité détermine le système d'action historique, constitué par un modèle culturel (production), la mobilisation (organisation du travail), la hiérarchisation (répartition des ressources) et les besoins de consommation. Touraine va également tenter d'approfondir la problématique du changement social (quelles sont les conditions et par quels processus un groupe latent, c'est à dire un ensemble d'individus qui ont un intérêt commun, peut-il devenir un groupe organisé qui se dote de mécanismes de décisions collectives ?) avec son étude sur les mouvements sociaux. Remarquons que cette problématique est également au cœur des travaux des interactionnistes (Strauss). Giddens la reprend d'une manière assez différente dans sa théorie de la structuration. Pour lui, « les propriétés structurelles des systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des activités accomplies par les agents qui font partie de ces systèmes », (Giddens, 1987, p 15). Le système social est donc construit dans un processus circulaire, le produit de l'action structurée devient un élément structurant du système et de l'action. Giddens tente à partir de ce schéma d'étudier le structurel, l'ensemble des règles et ressources, comme un ensemble de relations stables dans l'espace et dans le temps qui est sans arrêt réactualisé dans l'action et l'interaction. Cette intuition qu'il conceptualise dans la notion de dualité du structurel, renvoie dès lors à l'aspect dual des règles et ressources, à la fois contraignantes et habilitantes. Dans le cadre de cette théorie de la structuration, Giddens tente d'intégrer deux dimensions fondamentales. La réflexivité de l'action qui fait de l'acteur le point d'origine de la dualité du structurel (il utilise les règles, le langage comme ressources et comme contraintes, et en s'adaptant aux règles, il les produit). Mais le contrôle réflexif des acteurs ne peut englober les effets de l'action (effets pervers de Boudon), il s'en suit que le système social défini comme la « formation à travers l'espace-temps de modèles régularisés de relations sociales conçues comme pratiques reproduites » doit être intégrée de diverses manières, et en tenant compte des différences entre l'intégration sociale (situations d'interaction) et l'intégration systémique (réciprocité entre acteurs et collectivité dans un espace-temps étendu, hors des conditions de co-présence). On retrouve donc bien la même problématique de fond qu'avec Touraine, seulement l'idée de la société qui se produit elle-même en donnant sens à ses pratiques n'est pas pleinement traitée dans la théorie de la structuration de Giddens. D'autre part, Giddens élabore avec plus de précision, le passage entre la dimension individuelle et la dimension collective. On notera que le concept de dualité du structurel est contemporain de celui de l'autoproduction des systèmes, notion commune aux auteurs qui se rattachent au courant de la systémique, (Morin, 1973, p 128).

Les prolongements du marxisme ne se limitent cependant pas aux synthèses avec le structuralisme. Au cours du XXe siècle, la sociologie marxiste a connu des développements dans des directions très diverses ; de ce point de vue, il est vrai que l'étendue de l’œuvre de Marx autorise non seulement des interprétations diverses, mais également des lectures partielles qui amputent sciemment ou non certaines parties de sa pensée. Les thèmes marxistes qui seront creusés par les sociologues et les économistes vont ainsi donner lieu à de multiples ramifications. Karl Manheim par exemple approfondira la notion d'idéologie, Georg Luckàcs se penchera sur la réification et l'aliénation, Karl Korsch voudra conserver l'aspect révolutionnaire de la théorie marxiste et refusera de la scinder entre les disciplines économiques, sociologiques et politiques. Il faut d'ailleurs reconnaître avec lui que les diverses approches de la sociologie marxiste tendent à se concentrer autour de thèmes récurrents propre à la sociologie, comme les contradictions inhérentes de la société capitaliste, la réification et l'aliénation, les classes sociales, l'État, l'influence de l'infra-structure sur les modes de connaissance et représentations sociales, les systèmes de contrôles sociaux ... les thèmes de la valeur, de l'échange et du circuit, pourtant essentiels pour comprendre la dynamique capitaliste (Poulon, Braudel), son caractère auto-produit et inflationniste, étant en général laissés aux économistes ou aux historiens. Parmi ces diverses ramifications, l’œuvre de Manheim demande une attention particulière, car c'est l'un des premiers sociologues à défendre la thèse selon laquelle la pensée est un processus déterminé par des forces sociales réelles. Cette thèse lui fait donc rencontrer un problème de taille, celui du relativisme de la pensée et de la connaissance. Pour tenter de le dépasser il va proposer deux solutions particulièrement intéressantes : d'une part, il pense qu'on peut l'annihiler en synthétisant différentes points de vue partiels, d'autre part, il croit que la distance par rapport aux attaches sociales permet de dépasser le conditionnement du savoir. Manheim s'est également fait reconnaître par sa distinction entre idéologie et utopie. Pour lui, si toutes deux ont en commun de transcender la réalité, elles se différencient de la façon suivante : l'idéologie a pour objectif principal la justification de l'ordre social au nom de principes en décalage avec la réalité (par exemple, dans la société moyenâgeuse, l'amour prôné par l'église est incompatible avec le servage), tandis que l'utopie est une subversion qui tend à ébranler et à subvertir l'ordre actuel. À la suite de Manheim, les sociologues marxistes allemands, revenus dans leur pays après la seconde guerre mondiale, seront très critiques envers la société moderne. Ils dénonceront avec virulence les nouvelles techniques de propagande et de contrôle des masses issus des médias (Marcuse) et les antinomies de la Raison héritée des lumières (Adorno), ils défendent ainsi les vertus d'une pensée négative apte à envisager des alternatives à la réalité telle qu'elle est. Ils s'attaqueront également au positivisme logique.

Dans les pays anglo-saxons va aussi se profiler un courant marxiste particulier, le marxisme analytique. Les marxistes analytiques réinterprètent les propositions fondamentales de Marx en les éclairant à la lumière des théories individualistes (rationalité, intérêt ...), de la micro-économie et de la philosophie analytique. Dans cette optique, ils s'inspirent fortement des théories micro-économiques. Jon Elster est considéré comme l'un des auteurs les plus en vue de ce courant. Son œuvre théorique compte plusieurs volets, mais il a été rendu célèbre en France par ses travaux sur les limites de la rationalité individuelle et sur la pluralité du Soi.

Le renouveau de la sociologie libérale.

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Le marxisme analytique illustre à merveille une orientation assez récente de la sociologie contemporaine : l'essor des approches d'inspiration individualistes ou utilitaristes, dont certaines possèdent une connotation libérale certaine (bien que souvent les auteurs s'en défendent). Cette progression ne va pas sans entraîner des résistances (Caillé, Latouche, ...). Sans vouloir entrer dans le débat, il faut remarquer qu'il s'inscrit à l'intérieur de deux problématiques très différentes, bien qu'interdépendantes sur de nombreux aspects :

  • La première est celle qui tourne autour du débat épistémologique entre holistes et individualistes. Devons-nous considérer les totalités sociales comme des choses réelles, dont les propriétés et les actions sont déterminées par des phénomènes globaux qui se produisent au même niveau qu'elles, ou devons-nous au contraire les considérer comme de pures constructions intellectuelles, et dans ce cas les propriétés que nous observons au niveau macrosocial ne sont que le résultat de l'agrégation de comportements individuels ? Cette problématique pose comme nous pouvons le constater deux problèmes. D'une part elle renvoie au débat séculaire entre l'idéalisme et le matérialisme sur lequel Marx avait pris une proposition bien tranchée, pour lui le monde matériel (les sentiments et les idées étant inclus) existe indépendamment des représentations que l'on peut s'en faire. Proposition qui fait encore aujourd'hui l'objet d'un débat. À titre d'exemple, John R. Searle défend cette conception matérialiste contre certains adeptes du courant des constructivistes qui affirment la coexistence de plusieurs réalités. D'autre part, elle renvoie au problème du déterminisme et de la finalité : l'action individuelle est-elle déterminée par des contraintes qui émanent de la totalité sociale ou par l'individu ?
  • La seconde problématique est celle qui entoure la rationalité. Dans quelle mesure peut-on dire qu'un comportement est rationnel. Tout comportement est-il rationnel ? Comment opérer la distinction entre normes et rationalités ? Peut-on dire qu'un comportement est systématiquement motivé.

À priori ces deux problématiques paraissent indépendantes. En fait, il n'en est rien, car affirmer que la totalité prime sur l'individu revient à supposer que tous les comportements ne sont pas rationnels. En effet, si la totalité est autonome, elle exerce nécessairement une contrainte sur l'individu indépendamment de sa volonté. Par exemple, un appareil idéologique d'État fonctionne selon une logique à laquelle les individus ne peuvent se soustraire. Mais la question centrale demeure la suivante : comment peuvent-ils fonctionner selon une certaine logique (comme une logique issue du mode de production), alors qu'ils n'ont pas à proprement parler « d'intentionnalité » ? D'autre part, il faut en théorie que le groupe exerce une contrainte sur les individus, ce qui pose le problème de la coercition. Affirmer le primat de l'individu sur la totalité revient alors dans bien des cas à s'instituer comme un défenseur d'une position idéologique libérale.

Cependant, si il est vrai que la problématique de la rationalité se rattache au débat entre individualistes et holistes, elle peut suivant certaines orientations théoriques en être indépendante. Dans la sociologie de Gabriel Tarde par exemple, en dépit du fait qu'il n'y a pas de primat de la totalité sur l'individu, le comportement n'est pas nécessairement celui d'un individu rationnel. Il obéit à une logique beaucoup plus complexe qui dérive des interactions de co-présence et qui se construit à travers des mécanismes d'imitation et à travers la répétition de certains phénomènes. De même, les approches en termes de circuit conduisent à des résultats théoriques à peu près similaires. Les interactionnistes symboliques montrent quant à eux que le rapport entre les groupes et les individus se ramène d'avantage à une somme d'effets simultanés et réciproques, qu'à une détermination unilatérale. Les interactions individuels se cristallisent alors au niveau institutionnel dans des règles qui ont une inertie temporaire. Mais ces règles ne deviennent contraignantes qu'à partir du moment où elles sont actualisées dans l'interaction.

Cette problématique sera reprise par Michel Crozier et Erhard Friedberg dans leur théorie de l'acteur stratégique. En cherchant à comprendre d'où proviennent les blocages dans les grandes bureaucraties françaises, ces deux auteurs sont amenés à recentrer leur analyse sur la dimension individuelle dans les organisations. Mais alors que les théoriciens de l'entreprise avaient pris pour habitude d'étudier les organisations dans leur globalité en présupposant la cohésion organisationnelle, Crozier et Friedberg renversent cette perspective (même s'ils ne sont pas les premiers à le faire, Anselm Strauss s'y était déjà appliqué), pour eux l'organisation est un construit contingent qui se heurte sans cesse aux contradictions entre les intérêts des acteurs qui tendent à le désunir. Cette contradiction fait de la vie organisationnelle un lieu de rencontre entre des acteurs mus par une rationalité limitée (Herbert Simon) qui agissent de façon stratégique en fonction des opportunités qui s'offrent à eux. Ces stratégies visent généralement à acquérir un maximum de pouvoir, mais elles ne sont pas forcément dirigées vers la recherche de positions institutionnelles plus élevées. Car selon Crozier et Friedberg, la plupart des relations de pouvoir entre les acteurs s'inscrivent dans la construction quotidienne de l'ordre organisationnel. En essayant de se soustraire aux ordres, en profitant de l'indétermination laissée par les zones d'incertitudes, en bénéficiant des avantages de leur position (par exemple le marginal sécant qui se situe à la croisée de plusieurs groupes peut « monnayer » l'information dont il dispose pour obtenir un gain de pouvoir), non seulement les acteurs entrent sans cesse dans des conflits de pouvoir, mais de plus ils tentent de redéfinir les règles du Jeu organisationnel. Par conséquent, les règles dans cette configuration ressemblent autant à des ressources qu'à des contraintes, elles sont à la fois le produit du Jeu dans lequel se déroulent les négociations entre les acteurs et le cadre dans lequel ce Jeu pourra être redéfini et renégocié.

Avec Crozier et Friedberg, l'interdépendance entre les stratégies individuelles et la structure institutionnelle devient donc un des points centraux de l'analyse sociologique. Mais leurs analyses contiennent deux limites. Premièrement, leur modèle de l'acteur individuel peut paraître relativement incomplet, en effet, les stratégies individuelles semblent surpasser toutes formes de valeurs, l'acteur devient un être désincarné, astreint de toute composante normative, émotionnelle et identitaire, et mû par un égoïsme forcené. Or, à l'épreuve des faits, cette vision, sans être complètement démentie, nous paraît réductrice. Certains auteurs soulignent d'ailleurs l'importance des facteurs identitaires qui sont à l’œuvre dans les organisations (Sainsaulieu) et le rôle des valeurs et des accords (Boltansky et Thévenot). L'organisation paraît également être un lieu de solidarité et de relations amicales. Deuxièmement, en restreignant l'analyse à la dynamique des jeux entre acteurs, il y a deux difficultés qui apparaissent : Comment mettre en évidence les interactions entre acteurs ou des répercussions des actions individuelles, qui ont lieu en dehors de ces jeux ? Et si l'organisation est contingente, comment comprendre que les mêmes structures organisationnelles se reproduisent en différents endroits ? L'individualisme méthodologique de Raymond Boudon semble apporter des réponses intéressantes à ce genre de questions. Sur le fond, il paraît d'ailleurs englober l'analyse en termes d'acteur stratégique puisque le Jeu n'est qu'un type particulier de système d'interactions. En outre, il permet d'aborder certains phénomènes que l'analyse de l'acteur stratégique ne fait que survoler.

  1. Tout d'abord, il offre une image plus réaliste de l'acteur individuel. L'Homo sociologicus que Raymond Boudon essaie de définir est un être complexe, à la fois déterminé par des valeurs et des intérêts, et agissant selon une certaine rationalité. Si il n'est pas un automate guidé par des valeurs prédéterminées, ce n'est pas non plus nécessairement un maximisateur avide de pouvoir et de profit. Raymond Boudon le situe dans cet entre-deux, entre rationalité individuelle et détermination culturelle. Par exemple, si il est incontestable que l'acteur inséré dans un système fonctionnel occupe des rôles, la variance entre les rôles et l'existence de sous-rôles font qu'il n'est pas contraint de les exécuter mécaniquement.
  2. Deuxièmement, à travers l'étude des systèmes d'interaction, Raymond Boudon en montrant l'existence d'effets pervers (résultat non intentionnel de l'agrégation d'actions intentionnelles) fournit un cadre explicatif à la création de certaines normes et règles sociales. L'idée est que les acteurs confrontés à des effets pervers mettent en place un cadre normatif pour les contourner. Par exemple, le paradoxe de l'action collective de Mancur Olson n'est qu'un cas particulier d'effet pervers. Chacun des participants à une action collective agit suivant une intention personnelle (travailler le moins possible) et il en découle une suspension de la production du bien public. Cela oblige les acteurs à mettre en place des structures d'incitation ou à bloquer l'accès au bien public (ce qui revient à le privatiser). Comme le fait remarquer Boudon, « le passage d'un système inorganisé à un système organisé est souvent dû à la volonté manifestée par les agents sociaux d'éliminer des effets émergents indésirables. » (1997, p 120). Cette idée clé de la pensée de Boudon est lourde de conséquence. Elle implique que les acteurs vont être capables de se mettre d'accord mutuellement pour transformer l'organisation collective. Si on traduit en terme systémique, cela revient à dire que le système est capable de s'auto-organiser, de définir ses propres règles d'organisation en fonction d'une certaine finalité. Le problème central que d'autres auteurs souligneront va toutefois être de savoir : 1. À qui revient l'autorité d'organiser le système (délégation ou imposition du pouvoir) 2. À qui va profiter cette organisation. Comme le montre Bourdieu, l'organisation de l'action collective consécutive à la mise en place de règles communes favorise souvent ceux à qui revient le pouvoir de les édicter et de les légitimer, c'est à dire ceux qui tentent par ces règles de maintenir leurs positions dominantes et d'accumuler du capital. Une fois cette organisation en place ils vont mettre en place des stratégies de défense de leur position (surévaluation de leur capital symbolique, définition des règles du jeu, exclusion des contestataires, etc.) 3. Comment mesurer, communiquer et définir l'existence des effets émergents ou des externalités. Notons sur ce point qu'il y a un enjeu très net dans la dissimulation des externalités ou des effets pervers (qui peut d'ailleurs être inconscient lorsqu'on se ment à soi-même), puisque bien souvent, lutter contre les effets pervers demande un investissement important. C'est le cas dans le masquage de la pollution intentionnelle.

En réalité, il existe presque toujours des conflits de finalité entre différents types d'organisation possibles. Ce qui implique que certains vont contester le type même de l'organisation qui produit les effets pervers, remettant ainsi en cause les acquis de ceux qui en profitent (Bourdieu, 2001). Par conséquent, la légitimation de l'organisation du système social supposera la mise en place d'une idéologie qui légitime de manière théorique l'organisation du système et qui fournit aux individus les moyens d'assimiler cette théorie, c'est à dire qui donne suffisamment de ressources intellectuelles aux acteurs (langage, valeurs, raisonnements, méthodes, ...) pour que d'une part cette organisation puisse perdurer (donc que les effets pervers soient limités dans leurs conséquences) et que les acteurs puissent se coordonner, et que d'autre part, ils soient capables d'intégrer l'idéologie ou le système de valeurs (Berger et Luckmann, 1967). Nous voyons ici comment la pensée de Boudon permet d'éclairer certaines propositions marxistes sur l'idéologie et sur la reproduction sociale, comme celles d'Althusser.

  1. Mais comme nous l'avons vu avec Spencer, le courant de la systémique a des racines profondes qui remontent au XIXe siècle.