Imagine un monde/Les acteurs

Au niveau individuel, il n'est pas toujours possible de se faire une idée précise des personnes que l'on côtoie en ligne, à l'exception bien entendu de celles et ceux que l'on a rencontré hors ligne ou auparavant. La coutume d'utiliser un pseudonyme lors de la création d'un compte et la possibilité de divulguer de fausses informations à l'intérieur comme à l'extérieur du mouvement, débouchent parfois, même si cela n'arrive pas souvent, sur quelques surprises. Ceci étant, au cœur d'interactions qui se limitent principalement à des échanges de texte et de fichiers, l'identité « physique » importe beaucoup moins que la personnalité « psychique ». Dans les espaces éditoriaux, la disposition mentale d'un contributeur peut d'ailleurs se découvrir facilement, à partir de ses historiques de modifications au sein des projets, et même grâce à diverses informations statistiques qui peuvent en être tirées. Plus aisément que lors d'une simple première rencontre en face à face, et pour peu que l'on maîtrise un tant soit peu l'accès à ces informations, on peut donc se faire une idée de la nature psychique des personnes que l'on rencontre[N 1] et même dans certains cas retrouver des informations personnelles allant jusqu'au numéro de téléphone[N 2].

Fig. 4.1. Volontaire Wikimédien prenant la parole lors du rassemblement Wikimania 2019 (source : https://w.wiki/4LZ2)

Lorsque j'ai commencé à m'investir dans les activités hors ligne du mouvement, je compris rapidement que les acteurs n'étaient pas forcément les mêmes que ceux que j'avais pu observer dans l'espace numérique. D'ailleurs, lors de ma première participation à la rencontre internationale du mouvement intitulée Wikimania, il m'est apparu impossible de retrouver les connaissances rencontrées lors de ma participation en ligne. Suite à plusieurs rencontres, je compris finalement que certaines personnes, très actives dans l'espace numérique, ne sont pas attirées ou même intéressées par ce qui se passe en dehors des projets, alors que d'autres apprécient, et préfèrent aussi parfois, s'investir dans l'organisation et la participation des rencontres en face à face. Il en résulte donc que lors de ces événements publics en présentiel organisés par le mouvement, on rencontre des membres du mouvement que l'on ne rencontrerait jamais autrement.

Ces rencontres publiques sont aussi l'occasion pour des personnes qui ne font pas partie du mouvement de venir voir ce qui s'y passe, soit dans un cadre professionnel pour y saisir quelques opportunités de collaborations ou de partenariats, soit tout simplement parce qu'elles y sont invitées à faire une présentation. Autant de personnes qui ne sont pas membres du mouvement à part entière, mais qui n'en sont pas moins concernées en qualité de lecteurs et lectrices des projets Wikimédia. Autant de personnes que l'on peut aussi considérer comme acteurs passifs du mouvement, tout en gardant à l'esprit qu'elles peuvent un jour rejoindre les rangs des bénévoles ou des salariées. Sans oublier non plus que c'est parmi les lecteurs de projets Wikimédia que l'on trouve la toute grande majorité des personnes qui, grâce à leurs soutiens financiers, permettent au mouvement de couvrir ses dépenses budgétaires.

Les lecteurs du contenu Wikimédia

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Fig. 4.2. Graphique illustrant l'évolution du total des pages vue sur tous les sites Wikimédia entre 2016 et 2021 (source : https://w.wiki/4VEp)
 
Fig. 4.3. Graphique illustrant la répartition des visites du projet Wikipédia francophone entre le 6 et le 20 février inclus et selon l'accès au site par appareil mobile ou ordinateur de bureau. (source : https://w.wiki/4VEn).

Comme le contenu des projets Wikimédia est principalement diffusé sur le Web, ses lecteurs sont donc fatalement des personnes qui bénéficient d'un accès au réseau Internet. On peut accéder au site développé par le mouvement depuis un ordinateur de bureau, mais également, comme cela devient de plus en plus fréquent, par l'intermédiaire d'appareils mobiles tels que tablette ou smartphone. En consultant le site Wikistats, on observe au niveau mondial, que dès 2018, la consultation des projets Wikimédia au départ d'appareils mobiles a dépassé celle des ordinateurs de bureau (figure 4.2). Au niveau du projet Wikipédia en français[N 3], on observe aussi que l'usage d'ordinateur de bureau se fait plus rare durant les week-ends, en même temps que l'usage du Web mobile augmente en proportion inverse (figure 4.3.). En moyenne, trois cinquièmes des connexions au projet Wikipédia en français et trois quarts en période de week-end, se font au départ d'un appareil mobile. Cependant, lorsque l'on sait que 93 % des modifications apportées à l'encyclopédie se font au départ d'un ordinateur de bureau[S 1], on comprend que les appareils mobiles sont principalement utilisés comme outils de lecture et non d'édition.

Pour comprendre l'augmentation des connexions mobiles, il faut tenir compte qu'en juillet 2021 et suite à une progression de 6 %, près de 67 % de la population mondiale possédait un téléphone mobile et 61 % de cette même population faisait usage d'Internet[M 1]. Mais si l'on compare la séparation de l'espace terrestre entre pays dits du Sud (Global South) pays du Nord (Global North) (figure 4.4) avec celle du pourcentage d'internaute par pays, on réalise alors qu'il existe un grand décalage entre la partie sud et la partie nord de l’hémisphère (figure 4.5).

 
Figure 4.4. Division du monde Global North — Global South avec pays dits du Nord en bleu et pays dits, du Sud en rouge (source : https://w.wiki/37aj).
 
Figure 4.5. Mappemonde illustrant le pourcentage d'internautes selon le nombre d'habitants par pays (source : https://w.wiki/37au).

Si l'on compare ensuite la carte mondiale de la répartition du lectorat des projets Wikimédia à celle de la répartition du nombre d'internautes au niveau planétaire (figure 4.6 et 4.7), on s'aperçoit alors, sans grande surprise, qu'elles sont relativement similaires. Seule une différence notable apparaît au niveau de la Chine, puisque ce pays est soumis depuis 2004 à diverses censures concernant l'accès aux projets Wikimédia[N 4].

Toutes ces analyses cartographiques peuvent ensuite être complétées de façon paramétrable selon les projets, versions linguistiques, régions du monde ou périodes en consultant le site stat.wikimedia.org. Afin d'illustrer davantage l'utilisation d'Internet et des technologies de l'information et de la communication dans le Sud, je vais ajouter pour ma part mes propres observations ethnographiques, réalisées lors de divers séjours de recherche dans quatre pays du Sud que sont l'Inde (2014)[M 2], le Cap-Vert (2015)[S 2], le Ghana (2017)[S 3] et la Tunisie (2018)[S 4]. En visitant ces différents endroits du monde, j'ai effectivement remarqué que, en dehors de l'enseignement supérieur, très peu de gens connaissaient Wikipédia. Ceci alors qu'entre-temps, de nombreux témoignages de ressortissants de pays du Sud que je n'ai pas visités, n'ont fait que renforcer cette première impression.

 
Fig. 4.6. Carte de monde illustrant par pays, le nombre de pages vues dans tous les projets Wikimédia en début d'année 2021 (source : https://w.wiki/4VEh)
 
Fig. 4.7. Carte du monde illustrant le nombre d'utilisateurs d'Internet par pays mise à jour par les éditeurs Wikimédia (source : https://w.wiki/37$p)

En revanche, j'ai remarqué que pratiquement toutes les personnes équipées d'un smartphone connaissent le mot « Google » et que certaines utilisent même le terme en remplacement du mot Web ou Internet tout comme d'autres le font avec le mot « Facebook »[M 3]. Google Chrome est de fait bien souvent le navigateur par défaut sur les appareils Android, et il est donc très facile pour un utilisateur débutant de confondre cet outil de navigation avec l'espace qu'il permet de visiter. En sachant cela, on peut dès lors raisonnablement supposer qu'en utilisant Google recherche, bon nombre de ces internautes consultent, sans le savoir, l'encyclopédie libre et peut-être aussi, dans une moindre mesure, les autres projets Wikimédia. C'est effectivement ce qui se passe lorsque l'on clique sur les premiers résultats de recherches proposés par Google, ou même si l'on se contente de lire directement le résumé d'introduction d'un article de Wikipédia affiché dans le Knowledge Graph du navigateur.

Ce que j'ai ensuite constaté, c'est que le développement du réseau n'était pas la première chose qui empêchait les habitants des pays du Sud d'utiliser les projets Wikimédia. Au niveau des zones habitées des quatre pays que j'ai visités, je n'ai effectivement été que très rarement coupé du réseau Internet mobile. Dans la ville de Mindelo, au Cap-Vert, il me fut même possible de trouver un signal Wifi gratuit a plusieurs reprises. Ce fut aussi le cas en Tunisie (figure 4.10) où je me suis en plus rendu compte que, même si l'on tient compte de la différence du pouvoir d'achat, l'accès au web mobile était nettement meilleur marché qu'en Belgique. D'une manière globale donc, au Maroc, au Cap-Vert, en Inde et au Ghana l'Internet mobile payant fonctionnait plutôt bien par rapport à mon expérience belge, tout en sachant que la Belgique ne figure pas parmi les pays les mieux connectés au monde (figure 4.5).

Autre constat intéressant, dans aucun pays visité, je n'aurai réussi à me connecter efficacement au service Wikipedia Zero. Au Ghana comme en Inde, ce service était censé offrir une connexion gratuite aux sites Wikimédia par certains fournisseurs d'accès, sauf qu'en analysant mes dépenses en données mobiles, j'en arrivais toujours à constater que l'accès était finalement payant. Sans que cela soit dénoncé publiquement, ce dysfonctionnement aura sans doute été l'une des raisons pour lesquelles la Fondation Wikimédia décida en 2018 d'abandonner le projet.

Au Ghana, j'ai aussi eu l'occasion de découvrir à trois reprises un stock important de matériel informatique de bureau inutilisé. Deux fois chez des particuliers, où il était fonctionnel, mais entreposé en attente d'un local et une fois dans une classe de lycée, où il attendait d'être réparé (figure 4.17). À l'époque de ma visite, le pays était reconnu comme une des déchetteries mondiales de l’équipement électriques et électroniques[M 4]. Ce qui explique sans doute pourquoi le matériel informatique de bureau y était si abondant en comparaison à d'autres pays tels que l'Inde (figure 4.8 & 4.9) ou le Cap-Vert (figure 4.12) où il est précieusement et principalement utilisé dans les écoles et institutions publiques. Quant aux téléphonies mobiles, qui par essence se destinent à un usage personnel, les premiers prix des appareils qui permettent un accès à Internet et aux projets Wikimédia ne me sont pas apparus exorbitants pour une famille capable de scolariser ses enfants.

En affirmant ceci, je tiens compte aussi que, même au village, j'ai vu des jeunes dépenser de l'argent dans des machines à sous comme ce fut le cas au Ghana (figure 4.16) ou en louant l'accès à des jeux vidéo comme rencontré au Cap-Vert (figure 4.11) et qu'il m'est aussi arrivé à plusieurs reprises de trouver un ordinateur utilisé pour des activités récréatives comme ce fut le cas dans un village ghanéen où il s'agissait de revendre des fichiers MP3 (figure 4.13), dans un autre pour regarder un film entre amis (figure 4.19), ou même de façon plus régulière à la capitale, là ou l'on peut même rencontrer des amateurs de programmation robotique (figure 4.18). Tout ceci sans oublier bien entendu que, au-delà des écrans d'ordinateurs, ce sont aussi les écrans de télévisions que l'on peut retrouver un peu partout et ce aussi bien en ville qu'à la campagne et parfois même avant certains biens essentiels (figure 4.14).

Dans les cybercafés au Ghana (figure 4.15) comme au Cap-Vert (figure 4.11), j'y ai rencontré un public plutôt jeune qui, selon les âges, s'intéressait avant tout aux jeux, aux vidéos et aux réseaux sociaux, mais jamais, en ma présence, à du contenu didactique. D'autres personnes viennent ensuite de manière plus ponctuelle pour imprimer des documents administratifs, tels qu'attestations, curriculum vitae, mais jamais, encore une fois, pour consulter ou imprimer du contenu pédagogique. Pour ces raisons, j'aurais donc tendance à penser, que contrairement aux activités privées en lien avec l'enseignement, l'usage du contenu pédagogique disponible sur les projets Wikimédia reste très limité au niveau des espaces publics. Cette situation, je la trouvais particulièrement regrettable au Ghana, dans la mesure où le matériel informatique de bureau bon marché était abondant et qu'il aurait très bien pu être utilisé pour consulter du matériel didactique hors connexion. Grâce au logiciel Kiwix sponsorisé par le mouvement, il est effectivement facile de consulter hors ligne, non seulement les sites Wikimédia, mais encore des centaines de Go de contenus pédagogiques divers (vidéo, cours, etc.) fournis par d'autres organisations[S 5].

Diaporama de la diversité d'usage des TIC dans les pays du Sud visités
 
Fig. 4.8. Classe d'informatique dans la Higher Secondary School du village de Kuilappalayam en Inde lors d'une présentation du mouvement Wikimédia (source : https://w.wiki/4VGz).
 
Fig. 4.9. Participants lors de l'atelier du mois de la contribution francophone de 2014, organisé en partenariat avec l'alliance française de Pondichéry (Source : https://w.wiki/4VPo)
 
Fig. 4.10. Prises murales facilitant l'usage d'appareils mobiles dans un café Tunisien équipé d'un signal Wifi gratuit (source : https://w.wiki/4VH7).
 
Fig. 4.11. Cybercafé dans le village de Cidade das Ponbas sur l'île de Saint-Antoine du Cap-Vert où des enfants jouent à un jeu vidéo derrière mon écran d'ordinateur connecté à Wikilivres en portugais (source : https://w.wiki/4VGx).
 
Fig. 4.12. Atelier de présentation du mouvement Wikimédia dans une université de Mindelo, île de Saint-Vincent Cap-Vert. (Source : https://w.wiki/4YAS)
 
Fig. 4.13. Revendeur de fichier MP3 dans le village ghanéen de Zongo Machery (source : https://w.wiki/4VG$).
 
Fig. 4.14. Installation audiovisuelle dans une habitation ghanéenne qui ne dispose pas de toilettes (source : https://w.wiki/4YAV)
 
Fig. 4.15. La devanture d'un Internet Café au Ghana avec son groupe électrogène (source : https://w.wiki/4YAY)
 
Fig. 4.16. Machine à sous dans le bar d'un village ghanéen (source : https://w.wiki/4YAa)
 
Fig. 4.17. Classe d'informatique dans un lycée ghanéen situé sur la route de Zongo Machery au Ghana, là où les ordinateurs étaient en attente de réparation (source : https://w.wiki/4VGy).
 
Fig. 4.18. Stand de micro-informatique ouvert durant la journée du logiciel libre au Kofi Annan Centre Of Excellence d'Accra (source : https://w.wiki/4VGh).
 
Fig. 4.19. Groupe de jeunes dans un village ghanéen regardant un film sur un ordinateur portable (source : https://w.wiki/4VPb)

Comme autre expérience de terrain intéressante au sujet de l'utilisation des projets Wikimédia, il y eut ensuite cette rencontre avec un enseignant de primaire ghanéen dans le village Zongo Machery. Depuis mon smartphone, je lui avais présenté un article de Wikipédia en Twi. Ce fut pour lui un grand étonnement. Cependant, dès qu'il commença à lire son contenu à voix haute, je me suis vite rendu compte, par la lenteur de son élocution, que cet exercice ne devait pas lui être familier. Cette situation, je pouvais parfaitement la comprendre. Il me suffisait pour ça de m'imaginer en train de lire un article de Wikipédia en wallon.

Le temps que j'ai passé durant mon enfance avec mes deux grands-mères, m'a permis de parler et comprendre cette langue régionale. Mais il est vrai que j'ai toujours eu beaucoup de difficulté à la lire, faute de pratique sans doute. Pour l'instituteur ghanéen, cela devait être pareil, puisque dans son pays toute la scolarisation se pratique en anglais. Je m'en suis rendu compte lorsque l'instituteur me présenta un manuel destiné aux élèves de première année du primaire intitulé : « Information & Communications Technology »[B 1]. À sa lecture, je comprenais que le gouvernement ghanéen accordait plus d'importance à l'enseignement des techniques de l'information et de la communication qu'à l'écriture des langues locales.

Développer des versions linguistiques des projets Wikimédia dans des langues qui ne sont pas ou plus enseignées à l'école, mais uniquement transmises oralement dans un contexte familial n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus fonctionnel pour les lecteurs des projets Wikimédia. À l'inverse, les projets développés dans des langues qui ne sont pas ou sans doute très peu utilisées dans l'enseignement, tel que l'arabe en Tunisie ou le Tamil en Inde, mais qui sont en revanche couramment lues et écrites dans la vie de tous les jours, semblent être très appréciés. Je me souviens d'ailleurs à ce propos de l'empressement d'un jeune tenancier dans un magasin pour touristes à Sidi Bou Saïd, qui s'empressa de noter l'adresse du site Wikipédia en arabe, suite à une rapide présentation que je lui avais faite depuis mon smartphone. Cela semblait être pour lui une formidable occasion d'avoir un accès à des écrits didactiques dans sa langue maternelle qui, au même titre qu'en Inde et au Ghana, n'est pas toujours fournie en matériaux pédagogiques.

Quoi qu'il en soit, les projets Wikimédia, même lorsque peu de gens peuvent les lires confortablement, représenteront toujours de précieuses richesses pour les linguistes ou tout autre chercheur en sciences humaines et sociales qui peuvent y trouver de vastes corpus à exploiter librement. L'encyclopédie Wikipédia et le Wiktionnaire en wallon, pour ne prendre que ces deux exemples, représentent effectivement deux projets très utiles pour documenter et sauvegarder une langue régionale en voie de disparition. D'autres contenus Wikimédia en langues vernaculaires produits par les membres d'ethnies minoritaires tels que les Atikamekw[M 5], les Noongar[S 6], que je n'aurai pas eu la chance de visiter en raison de la pandémie Covid-19, représentent aussi pour eux une formidable opportunité de préserver leurs langues et toute la culture qu'elles véhiculent.

 
Vid. 4.1. Nigeria (source : https://w.wiki/56iQ).

Inclure toutes ces minorités représente d'ailleurs l'une des priorités du mouvement et même l'un des principaux objectifs de la stratégie adoptée par le mouvement à l'approche de 2030, alors que de nombreuses démarches avaient déjà été faites dans ce sens auparavant. Dès 2014, des vidéos avaient par exemple été produites dans le but de faire connaître Wikipédia dans certains pays du Sud comme au Cameroun (vidéo 4.1[V 1]), au Nigeria[S 7], en Inde[S 8], au Mexique[S 9], en Irak[S 10]. En 2017, ce fut même Google qui contribua à cet objectif avec un soutien financier et logistique dans le but de renforcer l'édition d'articles vers des langues locales dans certains pays du Sud[M 6]. D'autres initiatives plus modestes verront aussi le jour, tel que le projet Wiki Kouman en Côte d'Ivoire, financé en 2019, qui permettait également d'augmenter la visibilité et d'enrichir le contenu des langues minoritaires du pays via le projet Wiktionnaire notamment[S 11]. Et puis en juin 2021 se déroulait aussi la conférence Arctoc Knot, spécialement dédiée aux langues autochtones et sous-représentées[S 12], alors que deux mois plus tard lors de la rencontre Wikimania, on pouvait assister à un retour d'expérience au sujet de projets menés avec des communautés indigènes d'Amérique latine[S 13].

Toutes ces activités s'accordent donc parfaitement avec la mission du mouvement, mais elles doivent toutefois faire face à un dilemme. Faut-il en effet, pour rendre les campagnes d'information plus efficaces, profiter du taux de pénétration du projet phare Wikipédia, près de vingt fois plus visité que tous les autres projets frères réunis (voir tableau 4.1 ci-dessous) ? Ou, faut-il au contraire lutter contre le déséquilibre flagrant concernant la visibilité des différents sites pédagogiques portés par le mouvement en faisant la promotion des projets les moins connus ?

Tab. 4.1. Moyennes approximatives des pages vues quotidiennement au départ d'appareils uniques sur les différentes versions linguistiques des projets Wikimédia entre le 1er janvier et le 31 décembre 2019 inclus[S 14]
Langues Toutes Anglais Français Portugais
Wikipédia 150 000 000 71 000 000 8 000 000 5 000 000
Wiktionnaire 3 000 000 1 000 000 301 000 39 000
Wiklivres 1 000 000 181 000 23 000 24 000
Wikisource 1 000 000 67 000 44 000 8 000
Commons 1 000 000
Wikiversité 679 000 38 000 26 000 6 000
Wikiquote 914 000 150 000 7 000 5 000
Wikivoyage 114 000 38 000 6 000 767
Wikinews 584 000 8 000 2 000 892
Wikidata 78 000
MetaWiki 42 000
Fondation 38 000
MediaWiki 25 000
Wikispecies 12 000
Incubator 7 000
ßwikiversity 5 000
Wikitech 3 000
Outreach 632

Pour résoudre ce dilemme, on peut à nouveau se référer à la mission du mouvement, qui ne fait que transcender celle de la Fondation Wikimédia exprimée dans ses statuts[S 15] : « La mission de la Wikimedia Foundation est d'habiliter et d'engager les personnes du monde entier à collecter et développer des contenus éducatifs sous une licence libre ou dans le domaine public, et à les diffuser efficacement et mondialement »[T 1]. Cette mission stipule donc clairement qu'il est question de développer plusieurs types de contenus éducatifs et pas seulement du contenu encyclopédique. En ce sens, le développement de dictionnaires, bibliothèques, cours, travaux de recherches, recueils de citations et espaces journalistiques, semble donc au moins aussi important que celui d'une encyclopédie.

Face à ce constat, on peut alors se demander si la promotion des projets frères dans les pays du Nord, là où Wikipédia est déjà connu de tous, ne serait pas une démarche tout aussi utile que dans les pays du Sud. Alors que dans une autre optique propice à la participation, il serait peut-être tout aussi intéressant d'inviter les lecteurs à parcourir les pages web situées à l'extérieur des espaces principaux des projets. Au niveau du projet Wikipédia en français, l'espace encyclopédique ne représente effectivement qu'un cinquième de toutes les pages hébergées sur le site et plus ou moins la moitié du volume d'information mesurée en octets[S 16].

Ces pages n'intéressent bien sûr pas tout le monde, mais une partie d'entre elles mériterait pourtant de bénéficier d'une plus grande visibilité. Les pages de discussion, d'aide, de règles de fonctionnement, de prise de décision et autres espaces dédiés à la vie communautaire des projets, sont effectivement autant de ressources importantes pour situer les informations dans l'espace encyclopédique, tout en étant des lieux d'incitation à la participation. Sans compter qu'au-delà de toutes ces pages cachées au sein même des projets, il existe aussi tous les autres projets multilingues ou en anglais, qui sont, eux aussi, pratiquement inconnus du grand publique (tableau 4.1).

Parmi ces projets, la banque sémantique de données factuelles Wikidata, le serveur de fichiers libres Wikimedia commons, sont certainement les plus connus alors que Wikispecies, le répertoire des êtres vivants doit l'être beaucoup moins. Ensuite, il y a tous les espaces de gestion et de création de sites. MediaWiki pour le développement du moteur wiki de même nom, Phabricator pour la gestion de bugs, Wikitech pour les activités côté serveurs, Incubator, Bêta-Wikiversité et Wikisource multilingue, pour le lancement de nouvelles versions linguistiques des projets éditoriaux. Sans compter tous les espaces de discussion, de coordination et de prise de décisions tels que Meta-Wiki qui est véritablement le centre névralgique du mouvement, mais encore Wikimedia outreach ou se coordonne la promotion, ou même le wiki du conseil d'administration de la Fondation, qui sont autant de sites dignes d'intérêts pour qui veut comprendre le fonctionnement du mouvement.

Attirer le lecteur vers tous ces espaces où se déroule une grande part de la vie associative du mouvement serait peut-être une autre manière d'aider les lecteurs à franchir le pas vers le statut de contributeur. Car le partage de contenus éducatifs à travers le monde a pour défi majeur d'accroître le nombre de participants. De plus, permettre le libre partage de la somme des connaissances humaines n'est pas simplement transmettre un savoir déjà publié, c'est aussi permettre à tout un chacun de produire et de partager son propre savoir. Pour que cela puisse se faire du Nord jusqu'au Sud, il faut alors encourager les lecteurs des projets Wikimédia à devenir producteurs de tout type de connaissances et pas seulement encyclopédique. Nous en reparlerons bientôt, mais avant cela, j'aimerais illustrer, à partir de ma propre expérience, le fait qu'il faut parfois faire preuve de détermination pour rejoindre une communauté d'éditeurs au sein des projets Wikimédia. Un constat qui reste par ailleurs à ce jour, l'une des principales préoccupations de la Fondation, qui s'efforce avec son équipe Grows[S 17] d’améliorer l'expérience des nouveaux arrivants dans le but d'en augmenter la rétention.

Premiers pas en qualité d'éditeur

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Comme beaucoup l'ont fait pour vérifier s'il est vrai que tout le monde peut modifier Wikipédia, il m'est venu l'idée un jour de créer un nouvel article Wikipédia à propos de « Copyleft ULB », un petit groupe d'étudiants créé en 2008, dans le but de promouvoir les logiciels libres dans notre université. Faute de combattants et d'énergie sans doute, le projet finit par disparaître rapidement, tout comme son article sur Wikipédia compte tenu du manque flagrant de notoriété. Après cette première expérience, peu concluante il est vrai, j'avais malgré tout décidé de créer un compte utilisateur en cliquant sur l'hyperlien situé en haut de chaque page des projets Wikimédia.

C'était le 11 juin 2008 à 22 h 24 (UTC) très précisément[S 18], et mon ignorance de nouvel arrivant était telle qu'il me fallut tout un temps pour comprendre que le premier message de bienvenue[S 19] posté sur ma page de discussion[N 5] était en provenance d'un bot informatique[N 6]. Un autre robot nommé Salbot avait ensuite réagi à mes modifications faites sur la page « bac à sable » du projet, En visitant sa page d'utilisateur, je pensais encore avoir affaire à un autre être humain, même si cette page présentait un message d'accueil plutôt explicite : « ATTENTION : BOT MÉCHANT » (figure 1.3 ci-dessous)[S 20]. Mais le problème, c'est qu'au moment de sa lecture, je ne connaissais toujours pas la définition du mot « bot ». Après quelques recherches sur le Web, je finis par comprendre. Aujourd'hui, en accordant un peu d'autodérision à ces souvenirs, je dois bien reconnaître que j'avais lamentablement échoué à l'époque, à un test de Turing[B 2] qui me fut involontairement imposé par le projet Wikipédia. Un test qui, ceci étant dit, n'était pas ce que l'on peut rêver mieux pour accueillir un nouvel arrivant.

 
Fig. 4.20. Message affiché sur la page d'utilisateur de Salbot, un robot chargé de la lutte contre le vandalisme sur le projet Wikipédia en français (source : https://w.wiki/4Ysu)

J'avais baptisé mon premier compte utilisateur avec le pseudonyme de « Scapmouche », un surnom hérité d'un mouvement de jeunesse. Comme bon nombre de nouveaux utilisateurs, j'étais à cette époque curieux de découvrir le fonctionnement de Wikipédia. Juste avant mes premiers déboires avec les robots de maintenance, ma première action se limita à poser une question sur une page de discussion durant l'étude d'un cours de phonologie, pour apporter ensuite la réponse juste après l'avoir trouvée dans mon syllabus[S 21]. Par la suite, je n'avais plus utilisé mon compte jusqu'au 5 décembre 2008, date où je décidais de faire ma première modification de l'espace encyclopédique. Il s'agissait de rectifier l'article consacré aux rassemblements hippies intitulés « Rainbow Gathering »[S 22]. Elles étaient fondées sur ma propre expérience et furent supprimées une minute seulement après leurs enregistrements. Kõan, un éditeur anciennement nommé « Ataraxie », qui était le créateur de l'article[S 23], avait justifié la suppression de ma contribution sur ma page de discussion en laissant ce message :

Bonjour Scapmouche. Les ajouts sur un article de l'encyclopédie ne peuvent pas être faits de vos "impressions" personnelles sur un "rainbow gathering", mais doivent informer à partir de sources fiables existantes de ce qui se dit sur eux. Cordialement --A t a r a x i e--d 5 novembre 2008 à 15:07[S 24]

Suite à ma modification, j'avais effectivement pris la peine de laisser un message sur la page de discussion de l'article pour indiquer ce qui m'avait motivé à effectuer son changement. L'utilisateur Bech, un professeur d'informatique originaire de Toulouse, né en 1959 et prénommé Bernard[S 25] répondit à mon message. Mais sa réponse allait me confronter d'emblée à toute la complexité de l'édition collaborative. Car selon lui, ma modification était effectivement la bienvenue et elle avait été supprimée par quelqu'un qui ne semblait pas connaître le sujet. Voici repris ci-dessous la citation de notre échange[S 26] :

Bonjour,

Je me suis permis de faire quelques changements au texte d'origine car je trouvais que certaines formulations ne reflétaient pas ce que j'ai pu découvrir lors de mes expériences Rainbow (avec un bon zoom on pourrait me voir sur la photo du Rainbow de Bosnie ;o) Les Rainbow Gathering sont avant tout des lieux où l'on essaye de reconstruire un idéal de société durant un mois autour de la pleine lune. Un idéal n'est jamais atteint, mais celui-ci est de vivre en harmonie avec la Nature, soi-même et les autres. Chacun éprouve des difficultés pour vivre en accord avec cette idéal, mais de par mon expérience, les rainbow sont des lieux ou l'on découvre à coup sur, une meilleur façon de vivre. Quand au problème de drogues, de chiens, et de vols, ils varient fortement d'un rassemblement à l'autre. Enfin, il existe aussi des "restricted gathering", rassemblement où il est convenu dès le départ que le mode de vie idéal sera scrupuleusement respecté.

Lionel

Tes modifs ne posaient pas problème pour moi. Mais elles ont été supprimées rapidement par quelqu'un qui n'a pas l'air de connaître le sujet, en particulier pour la durée des rassemblements. Bech (d) 4 avril 2010 à 15:19 (CEST)

Suite à ce partage d’opinion, ma modification n'en fut pas rétablie pour autant. Déçu par cette première expérience, je décidais de laisser tomber mon idée de participation au projet. Il est évident qu'à cette époque, j'étais parfaitement ignorant des règles en vigueur dans l'encyclopédie, dont certaines interdisent, entre autres, le partage d'expérience ou l'utilisation de sources primaires. Avant de me lancer dans cette aventure de l'edition, j'aurais donc bien fait de passer par le forum des nouveaux[S 27] afin de découvrir, étape par étape, les règles éditoriales du projet Wikipédia. Car en créant un compte, je n'avais finalement franchi qu'un premier pas qui consistait à créer une identité fixe pour contribuer au projet encyclopédique.

Après ce premier acte manqué, il fallut ensuite attendre le 26 février 2011[S 28] pour que je me décide à revenir sur Wikipédia. J'avais pour objectif cette fois d'y réaliser une observation participante à l'occasion d'un mémoire de fin de master en anthropologie intitulé Culture fr Wikipédia, Monographie ethnographique de la communauté des contributeurs actifs sur l'espace francophone de Wikipédia[M 7]. Pour des raisons déontologiques, j'avais créé un nouveau compte au nom de Lionel Scheepmans. Ce fut donc une deuxième naissance dans la communauté Wikipédia, mais sous ma réelle identité cette fois, ce qui n'est vraiment pas courant parmi la communauté de contributeurs.

J'aurais très bien pu renommer mon ancien compte, mais à l'époque, j'ignorais que c'était possible. Et puis par la suite, j'ai aussi trouvé qu'il était bien pratique d'avoir deux comptes pour tester la communication entre deux éditeurs. J'ai dû dès lors indiquer que ces deux comptes m'appartenaient, compte tenu d'une recommandation qui interdit la création de « faux-nez »[S 29]. Ou, pour le dire de manière plus explicite, de créer plusieurs comptes utilisateurs dans le but de voter plusieurs fois lors de prises de décision ou encore pour influencer le débat lors de désaccords éditoriaux.

En commençant mon étude ethnographique, j'avais l'idée de faire d'une pierre deux coups en rédigeant mon travail de fin d'étude de master au sein même de mon terrain d'observation participante dans une forme de processus récursif. Malheureusement, il s'est avéré que c'était impossible au vu du premier des cinq « principes fondateurs »[S 30] du projet encyclopédique stipulant que « Wikipédia est une encyclopédie »[S 31]. Une affirmation triviale de premier abord, mais qui permet au final de se mettre d'accord sur tout « ce que Wikipédia n'est pas »[S 32]. À la lecture de ce contenu, j'apprenais donc à mes dépens que : « Les essais personnels et travaux inédits (TI)[N 7] n'ont pas leur place sur Wikipédia. »[S 31]. Comme cela peut arriver dans d'autres sphères linguistiques[S 33], on me redirigea dès lors vers un autre projet intitulé Wikiversité que je ne connaissais pas.

Je me rendis donc sur la page d'accueil du site Wikiversité et j'y découvris avec grand intérêt que ce projet qui se définissait à l'époque comme « espace pédagogique virtuel communautaire, collaboratif, libre et gratuit, pour l'étude et pour la recherche  »[S 34]. Après avoir annoncé mon arrivée dans le projet par un message déposé sur la page du forum général intitulé « la salle café »[S 35], j'ai ensuite cherché l'endroit dans lequel je pouvais placer mon travail. Durant cette recherche, Crochet.david, un enseignant en électrotechnique et administrateur[S 36] du projet, qui avait répondu de manière sympathique[S 35] à mon message d'arrivée [S 37], se rendit sur mon espace de discussion utilisateur, pour me proposer de placer mon travail parmi les « travaux de recherche en sociologie »[S 38].

À cette époque, l'organigramme du projet Wikiversité situait l'anthropologie parmi les départements de la faculté de sociologie[S 39]. Cette situation m'apparut extrêmement embarrassante. Non seulement je devais demander l'accord de mon promoteur pour écrire mon mémoire en ligne et en temps réel sur un site Internet, mais en plus, je devais à présent lui déclarer que mon travail anthropologique, serait publié dans une faculté de sociologie. Comme je savais que les sociologues et anthropologues n'avaient pas pour habitude de se mélanger dans mon université, je me suis donc senti quelque peu désarmé face à cette situation.

J'ai alors tenté de placer mon travail au niveau du département d'anthropologie de la Wikiversité sans faire mention de la faculté de sociologie. Mais David Crochet, de son vrai nom, est alors revenu vers moi pour me dire que « les projets sont associés aux facultés et non aux départements. »[S 40]. Il s'entama alors un débat qui fut transféré[S 41] dans la salle Café pour qu'il soit accessible aux autres membres de la communauté. Au terme des discussions, nous sommes finalement arrivés à la conclusion qu'il fallait que je lance une prise de décision[N 8] pour renommer la faculté de sociologie. À peine arrivé dans le projet, je me voyais donc ainsi attribuer la tâche d'en changer l'organisation.

Lors de cette prise de décision[S 42], JackPotte, un autre administrateur du site qui se présente tel un ingénieur en informatique[S 43], avait déposé un message pour nous tenir informés de la classification décimale universelle[S 44]. Dans cette version de la CDU[N 9], le terme anthropologie y apparaissait plusieurs fois, une fois dans le champ des sciences sociales (anthropologie culturelle) et une autre fois dans le champ de la biologie (anthropologie physique). Cette information m'encouragea d'autant plus à renommer la faculté de sociologie en faculté de socio-anthropologie. Grâce à cette nouvelle appellation, et au départ d'un seul mot, il était effectivement possible de regrouper la sociologie et l'anthropologie dans une même faculté, tout en excluant de celle-ci l'anthropologie physique. Quand ma proposition fut acceptée à l'unanimité[S 45], ce fut pour moi une double satisfaction. D'une part, je pouvais présenter mon projet de mémoire dans de bonnes conditions, et d'autre part, j'avais réussi à lancer et à participer pour la première fois à une prise de décision dans le mouvement Wikimédia. C'était donc pour moi un moment important, puisqu'il faisait naître en moi un premier sentiment d'appartenance au mouvement Wikimédia.

Pour résumer le parcours des nouveaux arrivants au départ d'une approche plus générale, nous avons la chance de bénéficier du fruit des recherches de Léo Joubert, un sociologue de Wikipédia. Dans un résumé qu'il partagea lors d'une interview réalisée par l'association Wikimédia France[M 8] portant sur sa thèse de doctorat[B 3], il expliquait ceci :

Mes recherches m’ont permis de voir qu’il existe bien des carrières de Wikipédiens avec trois étapes clés :

1. « le passage à l’acte » : J’effectue ma première modification ou correction sur l’encyclopédie. Souvent, on va corriger la petite faute d’orthographe.

2. « la décision de rester » : Je peux décider de poursuivre ma participation et de l’amplifier.

3. « la cristallisation » : Je rentre de plus en plus en contact avec la communauté et se développe une véritable identité de wikipédien. Je deviens wikipédien à mes yeux et à ceux des autres contributeurs. Ça c’est important : développer une identité sociale c’est changer son regard sur soi et que cette évolution change le regard des autres sur nous. Ça passera concrètement par de la réputation – « il fait bien telle ou telle notice » – par l’adoption d’un rôle – « lui son bot il fait ça »… Il y a beaucoup de leviers d’identification, c’est une caractéristique forte de la communauté, d’ailleurs…

Si on va un peu plus loin, ces trois étapes sont différentes. L’étape du début, le passage à l’acte, est une étape de sélection. Je vais devenir contributeur parce que mes caractéristiques sociales me disposent à l’être. L’étape de la fin est identificatoire, c’est-à-dire que je suis wikipédien parce que je me reconnais comme tel. La différence est ténue, mais les processus sociaux, politiques et cognitifs ne sont pas exactement les mêmes.

 
Fig 4.21. Autoportrait de Steven Pruitt alias Ser Amantio di Nicolao (source : https://w.wiki/4gGn).

Ma propre expérience illustre donc bien la différence entre le simple fait de passer à l'acte et celui de s’identifier comme membre de la communauté d'éditeurs. Et c'est ainsi qu'en novembre 2020, à l'instant même où j'écris ce texte, mon deuxième compte, celui au départ duquel je me suis forgé une identité, aura dépassé les 23 500 modifications dans l'espace numérique Wikimédia sur plus de 30 projets différents[S 46]. Cumulées avec plus de dix ans d'ancienneté tout en étant actif plus de mille heures fin 2021 rien que dans le projet Wikiversité[S 47], on peut affirmer que mon compte ainsi que ma personne puisque je la dévoile, bénéficient déjà d'une certaine reconnaissance au sein du mouvement.

Cette implication n'a néanmoins rien d'exceptionnel par rapport à d'autres comptes utilisateurs dont beaucoup furent créés avant 2002[S 48]. Quant à mes milliers d'heures de travail et de modifications, elles doivent à leur tour, êtres comparées à ce qui a été fourni par le contributeur Polmars, arrivé en 2005[S 49] ou Vlaam, arrivé en en octobre 2007[S 50], dont le nombre d'éditions s'élève pour chacun à plus d'un million fin 2020[S 51]. Dans une autre catégorie et début fin novembre 2021, c'est aussi 33 774 articles qui ont été créés par l'utilisateur Ser Amantio di Nicolao qui totalisait pour sa part plus de quatre millions et demi d'éditions dans le projet encyclopédique en anglais[S 52]. Steven Pruitt de son vrai nom, fut ainsi listé par le magazine Time, parmi les plus grands « influenceurs » du Net[M 9].

Cette section de chapitre, permet donc sans aucun doute de se faire une idée des raisons qui conduisent un nouveau contributeur à mettre fin à sa participation, ou tout au contraire, à poursuivre ses activités à outrance. Elle aura eu ensuite le mérite d'illustrer comment au départ d'un premier projet, bien souvent Wikipédia, on peut se voir rediriger vers d'autres projets éditoriaux plus adaptés à des envies ou préoccupations personnelles. Alors que finalement, elle nous aura aussi permis de découvrir qu'il y a deux façons de contribuer sur les sites Web du mouvement Wikimédia.

La première est de le faire sans s'enregistrer, ce qui a alors pour conséquence d'afficher une adresse IP à chaque modification[S 53]. La seconde est de créer préalablement un compte utilisateur de manière à bénéficier d'une identité fixe tout en masquant les adresses IP utilisées durant ses connexions. Ce sont là deux façons de faire qui comme nous allons le voir ont des conséquences importantes quant à la reconnaissance et la confiance accordées par les communautés d'éditeurs actifs au sein des projets.

Les éditeurs sans compte utilisateur

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Contribuer dans les projets Wikimédia sans compte utilisateur est une pratique qui suscite la suspicion. Quand cela est occasionnel, cela peut se justifier, mais quand cela devient répété, cela peut poser certains problèmes. Tout d'abord, cela dissimule le fait que l'on est contributeur régulier dans un projet et cela empêche le traçage des actions antécédentes. C'est une des raisons qui justifient l'interdiction de voter lors des décisions prises par la communauté depuis une adresse IP. Sur la plupart des projets en effet, il faut non seulement posséder un compte utilisateur, mais également un nombre suffisant de contributions (une centaine en général) et une certaine ancienneté à dater de sa première modification (un mois la plupart du temps).

Ne pas avoir de compte utilisateur complique ensuite fortement la communication avec les autres contributeurs. Comment savoir en cas d'adresse IP dynamique si l'on s'adresse toujours à la même personne ? Dans le cadre de la surveillance des modifications faites aux projets, les patrouilleurs comme on les surnomme, seront aussi toujours plus attentifs aux modifications faites par une adresse IP. Il est effectivement plus facile de vandaliser le contenu des projets sans prendre la peine de créer un compte utilisateur, tout comme il sera plus difficile par la suite de suivre les personnes mal intentionnées à chaque changement de leurs adresses IP.

Face à ce problème, la communauté des éditeurs du projet Wikipédia en portugais a fini par interdire toute modification des pages encyclopédiques à toute personne qui ne se sera pas préalablement connectée via un compte utilisateur. Cette idée fut débattue suite à une petite étude statistique qui démontra que près de 85 % des modifications annulées sur cette version linguistique de Wikipédia étaient produites par des adresses IP[S 54]. Au début du mois d'octobre 2020 et après un mois de discussions, l'idée se transforma finalement en décision qui fut appliquée après un vote réunissant 71 % de voix en faveur d'une mise en application au niveau de l'espace encyclopédique, et 82.8 % lorsqu'il s'agit de créer un nouvel article. Ceci tout en sachant que la possibilité laissée aux éditeurs sous IP de modifier les pages d'aide et de discussion a été maintenue[S 55].

En adoptant cette nouvelle règle, la communauté Wikipédia lusophone démontra que cette mesure pouvait contribuer à l'augmentation du nombre d'utilisateurs actifs enregistrés (figure 4.21). D'autre analyses statistiques démontrèrent ensuite que cette augmentation était principalement due à la création de nouveaux comptes utilisateurs, tout en attestant que le nombre de pages protégées avait chuté en même temps que les modifications malveillantes[S 56]. Après un certain temps d'application de la mesure, les retours de la communauté furent aussi très positifs. Certains contributeurs témoignèrent en effet que les nouveaux arrivants étaient mieux accueillis, suite au temps de surveillance épargné d'une part, mais également grâce à la création des nouveaux comptes qui facilitèrent grandement les dialogues[S 57]. Au-delà de tous ces retours positifs, il reste malgré tout difficile de savoir aujourd'hui avec précision combien des 20 000 contributions IP mensuelles qui disparurent suite à ces changements, étaient réellement profitables au projet.

 
Fig. 4.22. Graphique illustrant le changement du nombre d'éditions réalisé par des personnes enregistrées et non enregistrée suite au blocage des éditions encyclopédiques attribuées à une adresse IP (source : https://w.wiki/4Ysb)

Un autre sujet de discussion anime aussi le mouvement Wikimédia à propos des adresses IP. Il s'agit cette fois d'un projet d'amélioration de la confidentialité des éditeurs et de limitation des abus. Le débat est un peu technique, mais consiste en gros à protéger les projets contre le vandalisme, le harcèlement, les faux-nez, les campagnes de désinformation et autres attitudes disruptives, tout en protégeant les contributeurs non enregistrés contre d'éventuels harcèlements, représailles et abus, en ne rendant pas publique leur adresse IP[S 58].

En partant d'une adresse IP et du moment précis de son utilisation, il est en effet possible de retrouver l'identité de son utilisateur en contactant le fournisseur d'accès Internet. Dans les pays où la liberté d'expression n'est pas garantie et où des représailles sont possibles, ce risque d'identification est donc un aspect technique qu'il faut prendre en considération. C'est la une raison pour laquelle un projet de la Fondation permettra prochainement de masquer toutes les adresses IP dans le but d'atteindre une plus grande confidentialité tout en facilitant la maintenance des projets. Cette décision permettra aussi de repérer plus facilement les éditeurs enregistrés qui se déconnectent volontairement pour faire certaines actions sans être vus par le reste de la communauté[S 59].

Toutes les communautés d'éditeurs ne sont effectivement pas prêtes à suivre l'exemple du projet lusophone. La qualité des éditions faites par des utilisateurs non enregistrés peut effectivement varier fortement d'un projet à l'autre. Le projet Wikipédia en japonais, pour exemple, dont le pourcentage d'édition des adresses IP est nettement plus élevé que le projet en anglais, a un taux de modifications non désirables de 9,5 % contrairement au 27,4 % du côté anglophone[S 59]. Puis, il faut aussi tenir compte du fait que contribuer sous adresse IP ne répond pas forcément à une volonté de nuire aux projets. Une éditrice sous IP interrogée par l'association Wikimédia France[M 10] nous apporte d'ailleurs un témoignage qui empêchera la généralisation de ce type de préjugé.

[...] j’ai attendu jusqu’à août 2005 avant de faire ma première modification. Ainsi, avant même de commencer, en un an, j’avais déjà lu pas mal de pages méta (les principes fondateurs notamment) et longuement observé d’autres contributeurs travailler. Je savais donc en quoi je souhaitais les imiter et en quoi je souhaitais m’en différencier. J’ai choisi de contribuer sous IP en toute connaissance de cause. J’avais compris que les contributions sous IP étaient plus surveillées que d’autres. Et j’avais besoin de me sentir surveillée car je manquais d’assurance.

Utilisation d'un compte sous pseudonyme

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Lorsque que l'on se sent prêt ou lorsqu'on le décide tous simplement, on peut alors créer un compte utilisateur pour éditer les projets Wikimédia. Dans la plupart des cas, ce compte sera créé sous pseudonyme, une pratique qui n'est pas propre aux éditeurs Wikimédia. On la rencontre aussi dans bien d'autres contextes numériques, qu'ils soient ludiques ou non, lors de la création d'un avatar ou d'un compte utilisateur. La divulgation de l'identité des participants existe aussi en dehors de l'espace numérique. Dans ce cas, on attribuera alors volontiers un surnom aux membres du groupe, comme cela se pratique encore de nos jours dans certains sports tels que la capoeira, ou dans d'autres activités qui originellement étaient interdites par la loi. Et, lorsqu'il s'agit de se projeter dans un autre monde, que ce soit lors de jeux de rôle grandeur nature ou des rencontres sado-masochistes, changer de nom avant de se mettre dans la peau d'un personnage devient aussi commun que de choisir un nom pour son personnage avant son entrée dans un monde numérique virtuel.

Comme cela s'observe chez les Alcooliques Anonymes, ou dans le mouvement du scoutisme, ne pas partager son identité entretient aussi un climat d'égalité au sein d'un groupe. Au niveau des projets Wikimédia, cela permet de maintenir à l'écart des formes d'élitisme pourtant recherchées par certains nouveaux arrivants. Ceux qui bénéficient d'un statut valorisant en dehors des projets, aimeraient parfois connaître celui des utilisateurs avec qui ils sont en désaccord. À titre d'exemple, je peux faire référence ici à un débat qui eu lieu sur le forum du projet Wikiversité en français suite à l'arrivée d'un professeur d'université peu enclin à s'adapter aux choix et habitudes prises par la communauté. L'un de ses messages dans le fil de la conversation se terminait effectivement de la sorte : « Enfin, je saurai gré aux administrateurs de sortir de l’anonymat et d’afficher leurs identités et leurs cursus universitaires. Kamel GANA Professeur de psychologie de la santé Université de Bordeaux France U.Segalen (discuter) 1 décembre 2021 à 09:59 (UTC) »[S 60].

Dans un mouvement social qui se veut inclusif et mondial, on comprend facilement que cette barrière à l'encontre de postures élitistes pourra aussi être efficace face à d'autres types de discriminations. On sait déjà effectivement que ce n'est pas tout le monde qui contribue aux projets Wikimédia, mais uniquement ceux qui en ont le temps, les moyens et les capacités. Ce dont il faut encore tenir compte par après, c'est qu'il existe aussi au sein du mouvement de sérieux déséquilibres liés à une forte prédominance de contributeurs masculins d'origine européenne, et que ces contributeurs sont aussi très irrégulièrement répartis dans les projets. Ne pas obliger les contributeurs et contributrices à divulguer leurs réelles identités permet donc, dans ces circonstances, d'éviter certaines stigmatisations lors des débats qui reposeront alors principalement sur la pertinence des arguments avancés.

Répartition des éditeurs par projet

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Dans l'espace numérique Wikimédia tout comme dans la sphère hors ligne du mouvement, la taille des communautés bénévoles peut fortement varier d'un projet à l'autre en fonction du niveau d'implication des éditeurs. Grâce au site Wikistats, il me fut possible de répertorier sous forme d'un tableau (tableau 4.2), le nombre de Wikimédiens actifs au niveau des différents projets Wikimédia. Ces chiffres permettent de relativiser les discours selon lesquels il existe des millions de contributeurs actifs dans les projets. Car si des millions de comptes utilisateurs furent effectivement créés au niveau des projets, parmi ceux-ci de nombreux sont toute fois inactifs ou ne le sont que dans un seul projet. Voyons donc à partir des tableaux ci-dessous comment se répartissent réellement les éditeurs dans trois différentes versions linguistiques des projets Wikimedia, ainsi que le nombre mensuel moyen d'éditions faites à l'intérieur de ces projets durant les années 2019 et 2021.

Tab. 4.2. Moyenne du nombre d'éditeurs actifs, avec compte ou sous IP, sur les projets Wikimédia en anglais, français et portugais de janvier 2019 au 31 décembre 2021 inclus[S 61]
En français ⩾ 1/mois ⩾ 5/mois ⩾ 1/jour ⩾ 5/jour
Wikipédia 57 000 6 000 4 000 729
Wiktionnaire 2 000 170 114 32
Wikisource 348 152 70 48
Wikiversité 195 43 16 5
Wiklivres 142 16 9 2
Wikiquote 118 16 7 1
Wikivoyage 99 17 8 2
Wikinews 54 11 6 1
En anglais ⩾ 1 édit/mois ⩾ 5 édit/mois ⩾ 1 édit/jour ⩾ 5 édit/jour
Wikipédia 417 000 39 000 24 000 4 000
Wiktionnaire 5 000 596 373 102
Wikiquote 2 000 133 92 11
Wiklivres 1 000 163 67 13
Wikivoyage 992 155 71 22
Wikiversité 565 141 42 13
Wikisource 509 180 74 42
Wikinews 146 32 14 4
En portugais ⩾ 1 édit/mois ⩾ 5 édit/mois ⩾ 1 édit/jour ⩾ 5 édit/jour
Wikipédia 27 000 2 000 1 000 192
Wiktionnaire 185 16 12 3
Wikiversité 105 19 6 1
Wiklivres 106 9 5 0
Wikisource 51 8 4 1
Wikiquote 43 7 3 0
Wikinews 26 9 5 2
Wikivoyage 24 3 1 0
Multilingue ⩾ 1 édit/mois ⩾ 5 édit/mois ⩾ 1 édit/jour ⩾ 5 édit/jour
Wikidata 42 000 11 000 4 000 1 000
Commons 38 000 12 000 3 000 1 000
MetaWiki 4 000 988 300 61
MediaWiki 1 000 259 85 18
Incubator 429 157 43 16
Wikispecies 285 81 39 20
Outreach 97 25 5 1
ßwikiversity 64 12 4 1
Fondation 6 0 2 0
 
Vid. 4.2. Évolution dans le temps des différents projets linguistiques de Wikipédia (source : https://w.wiki/4XWy).

À partir d'autres productions statistiques produites au sein du mouvement et disponibles en libres accès sur le Net, il est aussi possible de comparer les projets ou versions linguistiques selon toute une série de critères, tels que la taille, le nombre d'éditions selon le type d'éditeurs (actif ou très actif), etc. Il est même parfois possible de visualiser certaine représentations graphiques animées et paramétrables comme c'est le cas de celles qui se trouvent sur la page https://stats.wikimedia.org/wikimedia/animations/requests dans laquelle on voit apparaitre la localisation des modifications faites aux projets Wikipédia au niveau d'une mappemonde, ou encore celle située à la page https://stats.wikimedia.org/wikimedia/animations/growth/AnimationProjectsGrowthWp.html (vidéo 4.4), ou dans ce cas-ci, c'est la progression en taille de chaque version linguistique de l'encyclopédie qui se visualise au cœur d'un graphique (vidéo 4.2 & figure 4.23). Comme en témoigne donc ces deux exemples, grâce à l'archivage de l'activité de l'ensemble des projets Wikimédia, il est ensuite possible de produire autant de graphiques, cartes et animations qu'il soit possible d'imaginer. De nombreux autres graphiques continueront donc à être exposés tout au long de ce travail de recherche.

 
Fig. 4.23. Rédacteurs actifs de Wikipédia par million de locuteurs (source : https://w.wiki/4XWc )

De ce goût pour les chiffres et des représentations graphiques rencontré dans le mouvement Wikimédia, découle donc la production de nombreuses données quantitatives qu'il serait bien sûr dommage de passer sous silence, puisqu'elles se trouvent sous la main. Ceci alors que, d'un autre côté, il est regrettable que le traitement d'informations qualitatives, pourtant tout aussi abondantes au sein du mouvement, ne soient quasiment pas exploitées. C'est d'ailleurs là une des raisons pour lesquelles je m'efforce autant que possible d'en mobiliser dans ce travail de recherche, en repartant de mes observations ethnographiques, mais aussi en parcourant le Web à la recherche d'autres témoignages. On en retrouve en effet dans des articles de presse, des blogs, des listes de diffusion publiques, ou encore dans les nombreux espaces de discussion et d'expression existants au sein des projets.

Répartition des éditeurs dans le monde

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Fig. 4.24. Illustration de la boite que l'on place sur sa page d'utilisateur pour indiquer que l'on vit au Maroc (source : https://w.wiki/56hY)

Pour se faire une première idée de la répartition géographique des éditeurs, on peut déjà tirer profit de cette pratique assez courante chez les contributeurs et contributrices qui consiste à se décrire spontanément sur sa page de profil utilisateur. Pour faciliter cette démarche, il existe toute une collection de boites informatives appelées « boite utilisateur ». Ce sont des petits encadrés que l'on installe sur sa page de profil à l'aide d'un WikiCode prédéfini, de manière à exprimer son appartenance ou son affinité. Le choix des boites est extrêmement varié. Sur le site Wikipédia en français, il en existe plusieurs milliers[S 62], avec pour chacune d'entre elles, la possibilité de lister ses utilisateurs sur des pages de catégorisation grâce à un petit triangle présent à gauche de la boite. Selon l'exemple de la boite « Utilisateur habite Maroc » (figure 4.24), si l'on clique sur le triangle en question, on est alors redirigé vers la page Catégorie : Utilisateurs habitent Maroc[S 63] sur laquelle apparaîtra la liste de toutes les personnes qui utilisent cette boite dans le projet Wikiversité.

En date du 3 mars 2021, cette liste comprenait ainsi 4 personnes. Or, si l'on regarde de plus près l'activité de celles-ci, on découvre alors qu'un de ces personnes n'a plus édité le projet depuis 2010, deux depuis 2015 et une depuis 2016. Par la suite, il faut ensuite tenir compte que l'usage des boites d'utilisateurs est entièrement volontaire et que cette liste n'est donc probablement pas exhaustive. Tout au plus, l'indication qu'elle donne est qu'il y a eu depuis la création du projet Wikiversité probablement au moins quatre contributeurs habitant le Maroc qui y auront participé.

De manière similaire, la page Catégorie:Utilisateurs par pays[S 64] indique que depuis la création de Wikiversité, au moins 184 personnes qui habitent ou habitaient en France ont contribué au projet. D'autres pages de catégories montrent 13 personnes au Canada, 9 en Belgique (sans moi à nouveau), 7 en Suisse, 3 en Australie, une à Monaco et une en Italie. Cette nouvelle observation permet donc de supposer que le projet Wikiversité francophone est très majoritairement édité par des personnes vivant en France. Cette première impression est ensuite renforcée si l'on consulte ensuite la cartographie de la communauté[S 65], qui, elle aussi, est complétée de manière facultative par les contributeurs. On y voit apparaître une mappemonde dans laquelle se situent approximativement les lieux de résidence des éditeurs qui s'y seront inscrits (figure 4.25 & 4.26).

 
Fig. 4.25. Copie d'écran d'une carte situant les lieux de vie de certains contributeurs aux projets Wikimédia francophones en date du 22 mars 2021 (source : https://w.wiki/4VEr).
 
Fig. 4.26. Copie d'écran d'une carte qui situe les lieux de vie de certains contributeurs aux projets Wikimédia francophones en date du 22 mars 2021 (source : https://w.wiki/4VEr)
 
Fig. 4.27. Graphique indiquant l'évolution du nombre de contributeurs actifs par pays au niveau du projet Wikipédia en français entre janvier 2018 et novembre 2019 (source : https://w.wiki/FEM).

Par l'intermédiaire de ces cartes, on peut donc non seulement renforcer l'hypothèse que les projets francophones sont principalement édités au départ de la France, mais encore découvrir, en changeant d'échelle, qu'il existe une forte concentration de ces éditeurs dans l’agglomération parisienne. Est-ce là une chose vraiment surprenante si l'on sait que l'unité urbaine de Paris rassemblait en 2017, une population de 10 785 092 personnes[S 66], soit près d'un sixième de la population française au total. Un chiffre relativement imposant donc et ce d'autant plus qu'il doit dépasser aujourd'hui le nombre de francophones Canadiens et avoisiner celui des francophones de Belgique et de Suisse réunis[S 67]. Aussi impressionnant qu'il soit, ce chiffre doit cependant être comparé à toute la francophonie mondiale estimée en début 2021, à 300 millions de personnes[S 68]. Pour que les projets Wikimédia francophones soient édités de manière équitable au regard de la répartition des contributeurs francophones dans le monde en 2020, il faudrait que pas plus d'un éditeur sur trente soit parisien et moins d'un sur cinq soit français. Or, si l'on regarde les données statistiques produites au départ du projet Wikipédia en français en 2018 et 2019 (figure 4.27), la participation de la France apparaît près de trois fois supérieure à celles des francophones du reste du monde.

Cette première analyse permet donc de réaliser que la population d'éditeurs des projets francophones, bien que diversifiée, comprend un biais important au niveau des origines géographiques et culturelles. Après une première fracture observée parmi les lecteurs des projets Wikimédia, s'ajoute donc ici une nouvelle qui concerne cette fois les éditeurs de contenus. De plus, étant donné que les projets sont principalement édités par les habitants du Nord[S 69], il n'y a donc rien de surprenant à ce que les articles de Wikipédia soient aussi majoritairement géolocalisés dans cette partie du monde et selon des fréquences qui pouront varier en fonction des versions linguistiques[S 70], au même titre que les hyperliens situés dans les articles renvoient, eux aussi et bien souvent, vers d'autres articles traitant du monde occidental. Certes, le déséquilibre semble se résorber au niveau du projet encyclopédique entre 2012 et 2017 (figure 4.28), mais pas aussi vite toute fois que ce qui s'observe dans Wikidata où la géolocalisation des items en arrive à s'étendre partout dans le monde entre 2013 et 2017 (figure 4.29).

 
 
Fig. 4.28. Mappemonde animée illustrant l'évolution de la géolocalisation des articles de Wikipédia en anglais entre 2012 et 2017 (source : https://w.wiki/56k8).
 
 
Fig. 4.29. Mappemonde animée illustrant l'évolution de la géolocalisation des articles de Wikidata entre 2013 et 2016 (source : https://w.wiki/56jn).

Ce biais géographique et culturel observé au niveau de la francophonie semble ensuite se reproduire au niveau mondial où l'on observe une piètre répartition des éditeurs. C'est dans tous les cas ce qui ressort des différents graphiques (figures 4.30 à 4.35) réalisés par l'équipe Community Insights chargé par la Fondation du suivi de la population Wikimédienne depuis 2016[S 71]. En observant ceux-ci, on constate effectivement que les éditeurs des projets Wikimédia situés en Europe ont franchi la barre des 50 % au cours des observations. Un déséquilibre qui semble d'autant plus accentué lorsqu'il s'agit des éditeurs permanents les plus actifs.

 
Fig. 4.30. Graphique de répartition des contributeurs au projet Wikimédia en 2016-17 en fonction de leurs régions d'origines (source : https://w.wiki/4Xma).
 
Fig. 4.31. Graphique de répartition des contributeurs au projet Wikimédia en 2018 en fonction de leurs régions d'origines (source : https://w.wiki/4Xma).
 
Fig. 4.32. Graphique illustrant l'évolution entre l'année 2017 et 2018 des éditrices et éditeurs plus actifs dans les projets Wikimédia selon différentes régions du monde (source : https://w.wiki/4Xnb)
 
Fig. 4.33. Graphique illustrant l'évolution entre l'année 2017 et 2018 des éditrices et éditeurs moins actifs dans les projets Wikimédia selon différentes régions du monde (source : https://w.wiki/4Xnj)
 
Fig. 4.34. Graphique illustrant la répartition géographique des Wikimédiens en 2020 mis en relation avec la répartition de la population mondiale (source ; https://w.wiki/4cWm)
 
Fig. 4.35. Graphique illustrant l'évolution à 2019 à 2020 de la répartition géographique des nouveaux éditeurs et ceux de longue date en comparaison à la répartition mondiale (source : https://w.wiki/4cWo)
 
Vid. 4.3. Enregistrement de la présentation Wikimania 2021 intitulée : Sharing decolonization strategies throughout Wikimedia projects (source ; https://w.wiki/4gMe)

Le fossé culturel observé au niveau de la participation au sein des projets Wikimédia, fut ainsi l'une des préoccupations premières du rassemblement Wikimania de 2018 à Cape Town[M 11]. De la résolution de ce problème repose effectivement la réussite d'un mouvement désireux d'impliquer le monde entier dans le partage de toutes les connaissances humaines. Un projet de partage universel et égalitaire, qui se fait donc attendre, pendant que les projets Wikimédia restent à ce jour majoritairement édités par les eurodescendant·e·s, alors que leur contenu est de plus en plus consulté par les pays du Sud, au travers d'appareils mobiles peu propices à l'édition.

Au même titre que le cinéma américain fut qualifié d'impérialisme culturel[B 4], et même si certains trouveront toujours dans ce genre de phénomène certains aspects positifs[B 5], c'est alors l'espace numérique Wikimédia dans son ensemble qui peut être considéré comme une nouvelle forme de colonisation culturelle occidentale[M 12]. Ce phénomène fut d'ailleurs critiqué par certains médias qui l'auront associé au programme Wikipedia Zero, accusé pour sa part de violer la neutralité du net[M 13].

La question de décoloniser les projets Wikimédia finit ainsi par être ouvertement débattue lors d'une présentation faite à l'occasion de la dernière rencontre internationale du mouvement de 2021 (vidéo. 4.3). Celle-ci fut l'occasion de se rappeler, en accord avec ce qui se fait à d'autres endroits[B 6], que la colonisation eurodescendante n'est pas propre à l'écosystème Wikimédia. En réalité, elle s'observe de manière plus globale sur l'ensemble de l'espace Web, où tout comme dans le mouvement et même d'autres projets collaboratifs[B 7], on y observe d'autres formes de dominations, mais liées cette fois à des caractéristiques sociologiques.

Les déséquilibres sociologiques

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Au problème de la piètre répartition géographique des éditeurs Wikimédia s'ajoutent ainsi d'autres inégalités socio-culturelles observées à l'intérieur du mouvement. L'une des premières détectées fut la faible participation féminine. Dès 2009, une étude menée par la Fondation Wikimédia quantifia pour la première fois cette participation au taux de 10 % (figure 4.36). Une nouvelle étude de 2011 réévalua ce taux de participation à 9 %[M 14] alors qu'une autre de 2013 le rehaussait à 22 %[S 72]. De manière plus ciblée sur les pays du Sud, une enquête de 2014, arrivait quant à elle à 20 %[M 15], alors qu'une étude de 2016 portant uniquement sur l'espace germanophone ne dépassait pas les 10 %[M 16]. Grâce aux rapports plus détaillés fournis par l'équipe de la Fondation chargée du suivi de la communauté[S 71], on peut ensuite découvrir que le déséquilibre féminin peut connaître certaines variations selon la situation géographique (figure 27) tout en étant moins accentué au niveau des activités hors lignes depuis laquelle se fait l'observation (figures 4.38), 4.38), et au niveau des nouveaux arrivants (figure 4.40). Ce semble donc indiquer que la rétention des femmes bénévoles au sein du mouvement est près de deux fois meilleur hors ligne que en ligne.

 
Fig. 4.36. Graphique de répartition socioculturelle des éditeurs de Wikipédia en 2009 (source : https://w.wiki/4XoR).
 
Fig. 4.37. Graphique de répartition du genre dans le mouvement Wikimédia selon les régions du monde et pour l'année 2018 (source : https://w.wiki/4Xmp).
 
Fig. 4.38. Graphique illustrant la répartition du genre dans le mouvement Wikimédia selon les régions du monde et pour l'année 2016-2017 (source : https://w.wiki/4cXz)
 
Fig. 4.39. Pourcentage de femmes actives dans le mouvement Wikimédia selon le degré d'investissement en 2020 (source : https://w.wiki/4cYC)

Le déficit de la participation des femmes au mouvement est d'autant plus étrange qu'il ne s’observe pas dans d'autres sphères du Web comme les réseaux sociaux et autres sites de partages d'informations. Suite aux nombreux efforts déjà fournis, le statu quo Wikimédia continue donc à susciter de nombreuses questions. Quant aux réponses, elles sont plutôt rares dans le mouvement, alors qu'en dehors de celui-ci, une autrice de la revue du MAUSS[B 8], nous apporte cet éclairage intéressant au sujet des femmes internautes :

Elles semblent également plus fidèles au système de l’échange de marché. Elles renforcent leurs propres compétences de consommation à travers l’acquisition d’informations sur les produits, l’évaluation de la qualité des hôtels et des lieux touristiques etc. Plutôt que de contrarier l’utopie du marché comme forme prédominante d’intégration de l’économie dans la société [Polanyi, 1944], elles préfèrent adopter des techniques adaptatives et récréatives pour améliorer leurs performances dans les pratiques de consommation. Le temps libre, encore insuffisant en raison du poids quotidien de la « double journée », est consacré à entretenir des relations, à partager avec d’autres femmes les fatigues, soucis et joies typiquement féminines. La majorité des femmes ont préféré se faire une place là où ne se profilaient pas de compétitions ou de luttes pour le pouvoir, là où pouvait se déployer la fonction phatique du langage et la dimension récréative de l’immersion digitale.

En ce qui concerne d'autres particularités sociologiques du mouvement, la première enquête de 2009 indiquait aussi que la communauté Wikimédia était constituée d'environ 30 % de célibataires et moins de 20 % de personnes sans enfant, tout ceci en tenant compte qu'à cette époque, plus de 70 % des personnes interrogées avaient moins de 30 ans (figure 4.36 ci-dessus)[S 73]. Grâce à une nouvelle enquête de 2018, il fut alors possible de voir comment la population des éditeurs Wikimédiens avait changé sur l'espace de presque une décennie. Alors que la situation au niveau du genre reste effectivement stable, on remarque en revanche que les Wikimédiens en 2018 sont sensiblement plus âgés qu'en 2009, et de manière plus accentuée encore quand ils font partie des contributeurs les plus actifs. De manière concrète, on observe ainsi une diminution de 50 à moins de 25 % pour des jeunes de moins de 22 ans et une augmentation de 25 à plus de 50 % pour les personnes de plus de 31 ans (figure 4.40)[S 74]. Ceci toujours en tenant compte que les chiffres peuvent fortement varier selon que l'on s'intéresse à une région du monde ou une autre, tandis que la population des développeurs bénévoles semble en général plus jeune que celle des éditeurs (figure 4.41).

 
Fig. 4.40. Graphique de répartition des âges des membres de la communauté Wikimédia en fonction de leurs activités et origines (source : https://w.wiki/4Xo8).
 
Fig. 4.41. Graphique de répartition des âges chez les contributeurs des projets Wikimédia et comparaison entre personne actives (AE) et très actives (VAE) (source : https://w.wiki/4XoB)

Toujours en comparant 2009 (figure 4.36 ci-dessus) à 2018 (figure 4.42 ci-dessous), on peut ensuite observer un autre changement significatif au niveau de la proportion des éditeurs en possession d'un diplôme de l'enseignement supérieur. La comparaison permet en effet de constater un passage de 50 % en 2009 à plus de 85 % en 2018[S 74]. Ceci alors que le taux de personnes en possession d'un diplôme de primaire a pour sa part chuté d'un peu plus de 10 % en 2009 à seulement 1.5 % en 2018.

 
Fig. 4.42. Schéma de répartition des éditeurs Wikimédia en fonction de leurs niveaux d'éducation (source : https://w.wiki/4XoS)

De ces analyses, nous pouvons donc conclure qu'au niveau des origines géographiques ainsi qu'au regard du genre, la situation n'a que très peu évolué durant les 9 ans qui séparent 2009 et 2018. Ce constat aura ainsi suscité le financement du projet Wikipedia Diversity Observatory, qui a pour but d'étudier la diversité des contenus et acteurs dans les projets Wikipédia, afin de mettre en évidence les lacunes et proposer des solutions pour combler celles-ci[S 75]. À ceci s'ajouteront ensuite la mise en œuvre d'initiatives prioritaires définies lors de l'élaboration de la stratégie du mouvement adoptée jusqu’en 2030[S 76]. Parmi celles-ci se trouve le financement des communautés sous-représentées[S 77] afin qu'elles puissent combler les contenus manquants[S 78] et représentatifs de leurs propres cultures[S 79].

Concernant le « vieillissement » de la population des éditeurs, le phénomène ne fut, à ma connaissance, jamais exprimé comme un problème à résoudre au sein du mouvement. On peut effectivement lier ce changement d'âge à celui qui est en cours au niveau de la population humaine et plus spécifiquement à ce qui s'observe dans les pays les plus industrialisés, étant donné qu'en 2019, plus de 50 % des éditeurs Wikimédia résidaient en Europe. Si l'on tient compte ensuite des projections faites de 2015 à 2050 par l'OMS[S 80], il faudrait alors s'attendre depuis une perspective mondiale à une augmentation de 35 % des plus de 60 ans qui devrait sans nul doute affecter la communauté Wikimédia. Plutôt que de s'en plaindre, le mouvement Wikimédia aura plutôt tendance à réagir positivement en accueillant les « vieux enfants du numérique », par des programmes de formation spécialement destinés aux seniors[M 17].

Pour comprendre l'augmentation des diplômes supérieurs, il faut ici tenir compte du fait que le contenu des projets Wikimédia, et spécialement celui de l'encyclopédie, atteint un certain stade de maturité et que son amélioration demande par conséquent des compétences intellectuelles de plus en plus élevées. Il est vrai par contre que beaucoup d'efforts ont été fournis pour faciliter l'édition des projets Wikimédia, avec notamment l'arrivée de l'éditeur visuel qui rend la connaissance du WikiCode facultative, tout en offrant de nombreux paramétrages automatisés. Cependant, dès qu'il faut modifier les choses de manière plus spécifiques ou paramétrer les scripts d'automatisation, la simplicité d'utilisation fait alors place à une complexité plus grande que ce qui existait auparavant, puisqu'elle demande à présent des connaissances en code informatique encore plus poussées.

Alors que nous reparlerons de tous ces aspects techniques indispensables à la compréhension de l'organisation des projets dans un prochain chapitre, il est aussi important avant de clôturer cette section de bien rappeler qu'elle reflète la situation globale du mouvement au travers de certaines tendances. Sur la base d'une autre enquête spécialement dédiée aux habitants du Sud[S 81], on voit effectivement apparaître certaines variations spécifiques à ces régions du monde. Dans cet échantillonnage apparaissent ainsi environ 20 % de femmes, dans une population sondée qui est plus jeune et moins diplômée que ce que l'on observe en moyenne dans le mouvement. On s'aperçoit ensuite que l'échantillonnage réalisé au départ des projets très probablement, n'est sans doute pas représentatif des populations du Sud puisqu'on y retrouve de nombreux étudiants, pratiquant l'anglais, disposant d'un smartphone et d'un accès Internet à domicile. Tout ceci sans oublier que chacun des huit pays sondés possède ses propres spécificités et que dans chaque pays du monde, les motivations qui conduisent à éditer les projets Wikimédia peuvent fortement varier d'une personne à l'autre.

Motivations des éditeurs

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Fig. 4.43. Copie d'écran d'une boite d'utilisateurs présentant la quantité de travail fournie par un utilisateur et sa contrepartie en valeur monétaire en 2017 au tarif SMIC (source : https://w.wiki/4cAQ)

Réputés « pointilleux », « tatillons » et « intellectuellement sûrs d'eux »[T 2] selon Sue Gardner[B 9], la première directrice de la Fondation Wikimédia qui quitta ses fonctions en 2013, les contributeurs les plus actifs, nous l'avons vu, ne sont pas représentatifs de la population mondiale. Certains d'entre eux sont aussi tout à fait conscients de la valeur des travaux qu'ils réalisent à l'intérieur des projets. En témoignera certainement cette boite d'utilisateurs (figure 4.43) trouvée sur la page de présentation d'un contributeur dont le but est de calculer la valeur de ses contributions sur la base du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC)[S 82].

Faute de rémunération, les éditeurs bénévoles doivent donc bien trouver leurs motivations autre part, alors que les projets Wikimédia sont finalement très divers au niveau de leurs finalités. Ceci alors qu'en général il fut déjà prouvé que les profils de bénévoles dans d'autres sphères de la vie associative extérieures au mouvement peuvent être très variables[B 10]. Il serait alors tentant d'établir une typologie telle que d'autres l'ont fait avant moi, dans une recherche uniquement axée sur le projet Wikipédia en français[B 11]. Dans celle-ci qui fut principalement basée sur l'observation des conflits entre éditeurs, quatre régimes épistémiques furent mis en évidence : le régime encyclopédiste, le régime wiki, le régime scientifique et le régime du militant.

Hélas, ces catégories me semblent tout à fait insuffisantes pour couvrir l'ensemble des projets Wikimédia. Le régime encyclopédiste, par exemple, ne permet pas de rendre compte d'autres régimes équivalents et forcément présents dans les autres projets éditoriaux. En parallèle à cette catégorie, il faudrait effectivement aussi parler de régime dictionnariste, voyagiste, journalistique, etc. De plus, on pourrait alors tout aussi bien regrouper toutes celles-ci à l'intérieur d'une catégorie unique que l'on pourrait qualifier de régime conformiste. À moins que le terme anti-wiki soit d'un usage plus adéquat, puisque les adeptes du « régime wiki » en font déjà mention sur le site Meta-Wiki[S 83] :

Paradoxalement, l'anti-wikisme émerge sur plusieurs wikis, généralement porté par des gens ayant peu de vision à long terme, qui tentent de les contrôler et de leur imposer des limites. Ils veulent ainsi faire adopter des attitudes propres aux structures classiques (non wiki), sous prétexte de vouloir « améliorer » le modèle du wiki. Les adeptes de cette approche tentent de transformer la gestion des wikis publics sur lesquels ils interviennent en quelque chose de semblable aux sites web classiques, où seuls quelques éditeurs sont autorisés à modifier le contenu.

Le « régime scientifique » semble par contre commun à l'ensemble de projets, et qui se verra sans doute renforcé par une participation toujours plus grande de personnes diplômées de l'enseignement supérieur conformément à cette évolution statistique déjà mentionnée. Ceci alors qu'en 2005 déjà, on parlait de « scientifique wikipédien »[S 84].

Quant aux militants, ils sont bien sûr très nombreux parmi les projets, sauf que leurs motivations peuvent être tellement variées qu'il serait nécessaire, cette fois, d'établir toute une série de sous-catégories. Pensons seulement aux militants de chaque philosophie politique, morale ou scientifique, ainsi qu'aux militants œuvrant pour la cause d'innombrables associations, entreprises, artistes, etc. Alors que toutes ces sous-catégories se regrouperaient autour de modes d'actions partagés, les éditeurs qui en font partie seront aussi les premiers à s'opposer les uns aux autres dès qu'un choix éditorial doit être fait. Puis, il ne faudrait pas non plus mettre de côté les vandales qui, bien que leurs modifications visent à nuire à la qualité des projets, n'en restent pas moins des éditeurs à part entière.

Vouloir classifier les motivations de tous contributeurs wikimédiens, ressemble donc à une tâche soit très hasardeuse, soit extrêmement complexe à réaliser. Heureusement pour nous, les habituelles études quantitatives fournies par la Fondation rendent possible l'observation de certaines tendances partagées en matière de motivation, même si celles-ci ne se fondent que sur des questions préformatées. Au départ des trois graphiques repris ci-dessous, on découvre ainsi qu'il existe un commun désir de partage exprimé par la mission du mouvement. Derrière cet altruisme partagé qui semble devancer les autres motivations jusqu'en 2012 (figures 4.44 & 4.45), apparaissent ensuite d'autres motivations plus personnelles telles que la mise à profit d'une expertise, le plaisir du travail accompli, la sociabilisation, l'apprentissage, etc. autant de motivations qui finiront d'ailleurs par prendre le devant de la scène à partir de 2017 (figure 4.46).

 
Fig. 4.44. Représentation graphique d'une enquête sur les motivations des éditeurs et éditrices en avril 2011 (source : https://w.wiki/$qD).
 
Fig. 4.45. Graphique illustrant les motivations des éditeurs et éditrices, lors d'une enquête réalisée en 2012 (source : https://w.wiki/4VLp)
 
Fig. 4.46. Graphique de répartition des motivations des éditeurs de Wikipédia en 2017 (source : https://w.wiki/4hai)

Afin de compléter ces premières informations, abordons cette fois les choses sous un angle plus qualitatif dans le but d'apporter en même temps certaines nuances à ce qui a été dit, mais également pour découvrir des choses nouvelles qu'il est impossible d'exprimer lorsqu'on se trouve face à une série de questions ciblées. Malheureusement, sur cette piste, les sources en provenance de la Fondation sont beaucoup moins nombreuses alors que paradoxalement il existe dans les projets des millions de pages de conversations produites dans des centaines de langues et projets éditoriaux différents. Tellement de données qualitatives, à vrai dire, qu'il me fut bien impossible en qualité de chercheur isolé et sans une maîtrise suffisante du traitement automatisé du langage naturel, de les sonder dans leur ensemble.

Ceci est la raison pour laquelle les informations qui suivront sont le fruit d'une récolte de témoignages trouvés sur le Net. Ceux-ci proviennent en partie de ce qui m'est apparu comme l'unique étude qualitative produite par la Fondation rencontrée durant mes recherches, d'une série d'interviews publiées par l'association Wikimédia France, et de quelques autres entretiens publiés par des magazines. À commencer d'entrée de jeux, par cette première conviction récoltée chez de Justin Knapp le premier contributeur du projet Wikipédia en anglais à avoir atteint le million d'éditions[M 18] :

Tout le monde devrait travailler pour quelque chose sans être rémunéré. Quand on a du temps libre, il ne faut pas mal le dépenser. La plupart du boulot que je fais est utile. La récompense est le fait de travailler dessus. C’est un travail d’amour

Pour compléter ce premier témoignage, on peut ensuite visionner ces trois vidéos (vidéo 4.4, 4.5 et 4.6)[V 2] produites par la Fondation en 2010 lors d'une campagne qui cherchait précisément, à rendre visibles les multiples motivations des éditeurs de Wikipédia. Une des qualités de ces vidéos, sans doute un peu forcée pour la cause, est de mettre en évidence la grande diversité socioculturelle des contributeurs au projet.

 
Vid. 4.4. Témoignages de Wikipédiens au sujet de leurs motivations (source : https://w.wiki/4VNw).
 
Vid. 4.5. Témoignages de Wikipédiens au sujet de leurs motivations (source : https://w.wiki/4VNv).
 
Vid. 4.6. Témoignages de Wikipédiens au sujet de leurs motivations (source : https://w.wiki/4VNx).

En avril 2020, j'ai aussi découvert des témoignages intéressants en parcourant certaines vidéos produites par la communauté Wikimédia durant la première période de confinement. Une des sessions de vidéos conférences réalisées en streaming sur Twitch.tv et intitulées « Découverte des coulisses de Wikipédia »[V 3] a particulièrement retenu mon attention. Dans la bande sonore que j'ai extraite de son enregistrement (Audio 4.1), deux contributeurs et une contributrice répondent à la question « pourquoi contribuer ? ». La réponse apportée par la contributrice en fin d'enregistrement, offre une très belle illustration de ce que Léo Joubert décrit lors de son entretien avec Wikimédia France[M 8], déjà cité précédemment :

 
Aud. 4.1. Extrait sonore de la vidéo de « Découverte des coulisses de Wikipédia » (source : https://w.wiki/4cEx).

« Pour moi, les wikipédiens ont été capables de se mettre d’accord sur des règles qui cadraient leur désaccord. Puisqu’on est d’accord ce sur quoi on n’est pas d’accord, on peut enclencher des dynamiques de conflits très puissantes qui s’avèrent paradoxalement intégratrices. Beaucoup des contributeurs que j’ai interrogés disaient par exemple être passionnés par le conflit au début de leur carrière, puis ont ensuite pris leur distance pour mener une activité plus calme et cadrée par un rôle bien défini. On aura donc toujours des conflits, mais on aura des dynamiques intégratrices qui répondent à ces conflits. Voilà ce que j’ai voulu formuler avec mes recherches sur Wikipédia : l’idée que le conflit ne s’oppose pas à l’intégration mais que ces deux termes sont en interaction très complexe. »

Parmi les sources textuelles disponibles dans les projets Wikimédia, il existe aussi de nombreuses conversations entre contributeurs qui porteront précisément sur leurs motivations et les raisons pour lesquelles ils contribuent. Certaines peuvent avoir lieu dans des espaces de discussion partagés, tel que l'espace de discussion principale de Wikipédia, que l'on nomme le Bistro, d'autres lors de dialogues prenant place sur la page de discussion d'un des deux interlocuteurs. Voici deux exemples se rapportant à la même contributrice, qui répond au pseudonyme de Manacore et dont nous reparlerons dans une prochaine section de ce chapitre :

Sur le bistro de Wikipédia[S 85] :

[...] l'une des motivations, pour les accro, est que wp [Wikipédia] réunit, de leur point de vue, deux éléments qui vont rarement de pair : l'utile et l'agréable. Contribuer, c'est utile, surtout pour les autres mais aussi un peu pour soi-même ; et c'est agréable pour soi-même - les autres passent alors au second plan, on est déjà tellement drogué à wp qu'on ne se pose même plus la question  . Et puis une drogue en chasse une autre : grâce à wp je me suis désintoxiquée des séries policières de la TV. Maintenant je suis normale Modèle:Désespoir.

Sur la page de discussion du contributeur Alginatus située dans le projet Wikiversité[S 86] :

Cela a dû vous arriver comme à moi : des gens IRL qui évoquent un sujet relativement pointu et qui ne font que réciter l'article wp correspondant. La situation devient encore plus savoureuse lorsqu'on est le principal contributeur de l'article ;-). D'où l'intérêt d'avoir un pseudo et de ne surtout pas le dévoiler IRL, d'ailleurs. D'où l'intérêt, aussi, de continuer, pour enrichir le projet mais aussi pour freiner les velléités de ceux qui l'utilisent à des fins de propagande. Un jour sans doute je m'en lasserai comme vous, mais pour l'instant je crois encore à l'utilité de contribuer. Et puis on y croise des personnalités fort intéressantes - comme cet ancien admin qui connaît si bien l'histoire du 20e siècle et de la Shoah, et qui sait faire preuve d'une telle efficacité devant les tentatives d'enfumage.

En consultant le contenu des projets les plus actifs, il est ensuite possible d'y trouver des entretiens réalisés par des journaux produits par et pour les wikimédiens. C'est entre autres le cas du journal Wikimag qui a déjà publié plus de 70 entretiens[S 87] entre des Wikipédiens qui se portent candidat pour tenter l'expérience[S 88]. En signalant l'existence de ces entretiens, j'invite donc ceux qui le désirent de les parcourir avec espoir de récolter d'éventuelles informations complémentaires à mes propos. Pour ma part et afin d'éviter de m'éterniser dans cette section, je me limite ici à reprendre ci-dessous quelques passages de l'interview de Cantons-de-l'Est[S 89]. Il est le créateur d'un autre hebdomadaire intitulé Regard sur l'actualité de la Wikimedia[S 90] (véritable mine d'or en matière d'informations sur le mouvement Wikimédia) et se dit atteint de « Wikipédiholisme »[S 91] avéré suite à un test humoristique créé par la communauté pour situer à quel point on se surinvestit dans le projet Wikipédia.

[...] Ça remonte à mars 2005, je parcourais Slashdot pour me délasser d'une longue journée de travail. Dans l'une des entrées, on a mentionné la Wikipédia en anglais (déjà en ligne depuis quatre ans). Je suis allé faire un tour. J'ai remarqué qu'un article sur A. E. van Vogt existait aussi dans la Wikipédia en français. J'ai débarqué ici sans trop savoir ce qui m'attendait. J'ai corrigé une faute d'orthographe (qui ne le fait pas ?). Il était trop tard, mon petit doigt était engagé dans la machine Wikipédia. [...] J'ai rencontré des wikipédiens en vrai et, je crois, ils ne jugent pas que je vois Wikipédia partout. Mais, ce sont des accros, alors leur avis est biaisé. [...] Cependant, jamais, au grand jamais, je ne laisserai Wikipédia miner ma sérénité. Certains y verront de la lâcheté. Oui. Wikipédia est un jeu. Et doit le rester.

De nombreux autres témoignages furent aussi recueillis à l'extérieur des projets, par la Fondation ou des organisations affiliées au mouvement telles que Wikimédia France, qui publia un jour sur son blog une série de mes réponses lors d'un entretien portant sur le projet Wikiversité[M 19]. Il n'est pas rare non plus de trouver d'autres entretiens dans des magazines et journaux externes au mouvement. Pour exemples nous avons le témoignage de Simon Villeneuve, un professeur de science dans le Chicoutimi qualifié de « champion québécois de Wikipédia » par la revue L'actualité et interrogé par le journal Le quotidien numérique[M 20], ou encore, cette « rencontre avec les petites mains anonymes qui font Wikipédia »[M 21] organisée par le journal Le Monde et dont voici quelques extraits :

« Âgé de 64 ans, retraité après une carrière de directeur de travaux, Kikuyu3 a plongé dans Wikipédia en 2008 grâce à sa passion pour l’astronomie et n’en est jamais sorti. " Je m’endors et je me réveille avec Wikipédia ", sourit celui qui se demandait à l’époque ce qu’il allait faire de sa retraite. Une dizaine de milliers de contributions plus tard, la réponse est dans ce projet à l’ampleur inédite :

« Wikipédia est fait par des gens dans le monde entier, qui ne se connaissent pas, qui sont parfois totalement opposés sur le plan social, politique et religieux, et qui se mettent d’accord pour partager des connaissances. Personnellement, je n’ai pas le bac. J’ai vécu toute ma vie avec un complexe par rapport aux diplômés. Mais Wikipédia ne vous demande pas si vous avez un diplôme, les contributions des gens sont jugées sur la qualité de leurs arguments. »[M 21]

Et voici un autre témoignage de Tsaag Valren, une contributrice déjà rencontrée dans une vidéo présentée précédemment (vidéo 4.5)

Mon parcours de contributrice est étroitement lié à ce syndrome d’Asperger. J’ai commencé à contribuer sur Wikipédia fin 2007, alors que je sortais d’une période noire. Écrire des” trucs” sur Wikipédia, ça me calmait. C’est un peu comme retrouver un espace familier où les paramètres vous sont connus, alors que ” la vie de tous les jours ” n’est qu’un chaos dont on ne comprend ni la finalité, ni les règles. (…) Wikipédia offre l’espace parfait pour quelqu’un comme moi : on peut apprendre et écrire sur ce qui nous passionne, on n’est pas obligé d’avoir des relations sociales, on peut être apprécié et même admiré pour nos compétences.[M 21]

Suite à tous ces témoignages, il semblerait donc que devenir contributeur aux projets Wikimédia, voir accro, n'est pas une entreprise qui s'anticipe réellement. Mais ceci étant dit, je n'affirmerais pas pour autant que toutes les personnes qui se prêtent au jeu finissent par tomber dans le piège du Wikipédiholiisme. Ma propre expérience et ma désillusion apparue d'entrée de jeu est effectivement un souvenir que je partage avec de nombreuses autres personnes. En combinant celles-ci aux commentaires que je viens de fournir, un conseil que je pourrais donc prodiguer serait de faire son entrée progressivement de telle sorte à bien comprendre les règles du « jeu », afin d'éviter de se retrouver frustré dès la première expérience. Ensuite, et même si ces précautions sont mises en œuvre, il faut bien reconnaître que l'amélioration des projets Wikimédia n'est pas une activité qui peut convenir à tous. C'est d'ailleurs ce dont témoigne un contributeur avec qui j'ai pu discuter du mouvement à de nombreuses reprises[S 92].

"Inciter" ou "Aller chercher" les contributeurs parait vraiment très difficile. J'ai l'impression qu'il faut avoir fondamentalement "le profil", mais si on ne l'a pas, pas moyen de le donner artificiellement à quelqu'un. J'ai essayé "d'inciter" une dizaine de personnes, toutes très capables de contribuer, avec un "parrain gratuit" en prime, mais rien à faire : quand cela n'accroche pas, ça n'accroche pas. Et il n'y a même pas de profil type, on ne peut pas savoir à l'avance si cela va accrocher ou non, c'est très multifactoriel. Les contributeurs doivent trouver leur chemin vers WP tout seul et je pense que si on a "le profil", on finit toujours par le trouver, on est attiré instinctivement. Jean-Christophe BENOIST (discuter) 15 novembre 2021 à 14:37 (CET)

Enfin, et c'est là une chose qu'il faut toujours garder à l'esprit lorsqu'on observe le mouvement, c'est qu'il ne faut jamais se limiter au projet Wikipédia, car chaque projet à sa propre mission éducative et ses propres règles de fonctionnement, dont découlent alors d'autres ambiances communautaires et d'autres motivations. Voici donc pour compléter le tableau, d'autres témoignages en provenance d'éditeurs actifs dans les projets frères de Wikipédia, à commencer par Wikisource qui à l'occasion de la célébration des 20 ans d’existence du projet, avait demandé à ses utilisateurs : « Comment êtes-vous arrivé pour la première fois sur Wikisource ? ». Une question à laquelle Zyephyrus répondit ceci[S 93] :

Par hasard, séduction immédiate, proverbe Si tu veux être heureux toute ta vie fais-toi un jardin, je me disais qu’avec la retraite il était temps de s’y mettre mais je ne m’en sentais ni la capacité ni vraiment l’envie : mais dès que j’ai pénétré dans Wikisource j’ai senti que j’avais trouvé un « jardin » à la mesure de mes rêves.

Tandis que sur sa page d'utilisateur, Ernest-Mtl nous confie ceci[S 94] :

Avec les années, l’élitisme au sein de la littérature a pris une ampleur incroyable. Si vous n’êtes pas de la caste des Hugo, de Balzac et autres grands (mais selon qui ?) auteurs, leurs efforts littéraires se veulent relégués aux oubliettes, enfouis sous des tonnes de poussières et leurs auteurs, dont les noms souvent ne figurent même pas dans les catalogues, leurs œuvres n’y sont pas listées et les années ont presque effacé les quelques pages pondues ici et là, dans des feuilletons, dans les colonnes des journaux, appelés à une consommation rapide pour ensuite servir d’allume-feu dans le poêle ou l’âtre.

Wikisource est pour moi l’endroit idéal pour faire revivre cette littérature que certains boudent et se plaisent à appeler populaire, la dénigrent ou tout simplement ne lui accordent aucune valeur. Qui sommes-nous en tant qu’être humains en 2018 pour oser décider si un écrit a de la valeur ou non ? La populace a eu sa vengeance sur la royauté… il est temps aujourd’hui que ces petits auteurs soient vengés contre ces auteurs de grands classiques qui ne sont ni plus ni moins que des ouvrages imbus et survalorisés par une poignée d’universitaires qui s’octroient le droit de juger et détruire l’essence même de ce qu’est la littérature…

Au sein de la galaxie Wikimédia, nous voyons donc que certaines motivations ne pourront se développer que dans un seul endroit, et c'est là une des raisons pour lesquelles, sans doute, certaines personnes en arrivent à déserter l'encyclopédie après avoir trouvé plus de satisfaction dans un autre projet. Comme en attestent les quatre prochains témoignages récoltés ci-dessous, tel fut le cas de bon nombre de membres de la communauté du projet Wikiversité en français, et d'autres contributeurs actifs cette fois dans les projets Wikivoyage et Wikimedia commons :

Avant de venir sur la Wikiversité, j'étais sur Wikipédia sur lequel je ne vais que très rarement, sauf pour retourner voir ma liste de suivi.[S 95]

Je dois une reconnaissance éternelle à Wikiversity, le fleuron (peut-être pour moi seul) de Wikimedia. Ancien de Wikipedia, j’ai pu constater combien il était difficile, impossible d'ailleurs, de rendre impartiaux, objectifs, les sujets les plus sensibles, les plus délicats à traiter, les plus vitaux donc, pour l’Homme. Très occupé, je ne peux contribuer ici autant que je le voudrais.[S 96]

Lecteur de Wikipédia depuis mes 6-7 ans et contributeur à l'encyclopédie depuis 2017, je découvre Wikiversité par le biais de l'encart « Projets frères ». Croyant d'abord que le contenu se limite aux études supérieures, je passe mon chemin. Un peu plus tard, je décide d'explorer le site, et prends conscience qu'il n'en est rien. En mars 2020, le confinement est annoncé, je dois désormais étudier à domicile. J'entends parler du CNED et... rien d'autre. Je me souviens : et Wikiversité alors ? Je fais ma première contribution le 14 avril 2020, mais le manque d'accessibilité de l'aide à la création de page me rebute bien vite. S'ensuit une longue période de latence pendant laquelle j'épluche la documentation, j'essaie de comprendre tant bien que mal la structure du site. Le 11 décembre, je contribue pour la première fois avec mon compte. La suite se résume en peu de mots : le 20 février 2021, je passe la barre des 1 000 modifications, et le 4 avril, je suis « élu » administrateur.[S 97]

Bonjour, je suis Fabimaru, et j'aime voyager. Je fais partie du groupe des administrateurs, ce qui veut dire en pratique que j'effectue quelques tâches administratives demandées par d'autres utilisateurs (surtout des suppressions de page pour cause de vandalisme), ou de ma propre initiative pour les mêmes raisons. À part ça, je suis un contributeur lambda. Je bricole çà et là, je traduis principalement des pages anglophones sur le Japon, mais ne vous attendez pas à la moindre réactivité sur tout autre sujet.[S 98]

J'ai quitté la Wikipédia néerlandaise pour venir ici, car je pense que nous (les communautés Wikimedia) devrions avoir un dépôt central pour les images libres. J'essaie d'améliorer Commons en ajoutant plus d'images libres. Je déplace les images d'autres Wikipédia vers ici ou je fais des téléchargements par lots. Je suis responsable de plus de 4 millions de téléchargements.

Rendre Commons plus accessible est une autre chose sur laquelle j'aime travailler. Par exemple, en catégorisant les images, en rendant les modèles disponibles dans de nombreuses langues ou en ajoutant des liens vers Commons sur Wikipédia. J'utilise quelques robots pour m'aider et aider les autres ici à Commons. Je déteste quand des images dans le cadre de Commons sont supprimées, mais je supprime les violations de droits d'auteur à vue[T 3][S 99]

À chaque projet, correspondent donc certaines motivations spécifiques, qui de plus peuvent aussi varier fortement selon les caractères et envies des participants. En témoigneront ces autres commentaires trouvés sur d'autres pages de présentations de divers projets.

Ma participation première à ce projet avait pour but général d’enrichir mon vocabulaire. En effet, et même si mon chat s’en fout, je suis écrivain amateur à mes heures perdues. Vous pouvez d’ailleurs retrouver mes quelques textes publiés sur ce blog. Et puis voilà, je suis coincé dessus... Aussi, actuellement je suis sur ce projet pour "faire" (il y a tant…), pour faire vivre et pour l’ouvrir encore et encore à tous ceux qui peuvent.[S 100]

J'ai accepté de devenir administrateur sur Wikilivres, sur proposition de mes pairs. Participer à cette belle aventure que nous propose la Fondation Wikimédia, c'est agir pour mettre le savoir à la disposition de tous et refuser qu'il soit confisqué par les puissances financières pour devenir une marchandise. C'est donc, avant tout, un acte politique[S 101].

Je suis arrivé le 2 novembre 2012 sur Wikinews et souhaite pouvoir apporter des informations utiles. Je compte faire des articles qui me viennent à l'idée en regardant sur Internet. Sinon je fais aussi de la maintenance (catégories, interwikis, wikification, portails)[S 102].

Bonjour. Vous vous trouvez actuellement sur ma page personnelle de contributeur à Wikiquote. Je contribue principalement sur la Wikipédia en français, mais il m'arrive de venir donner un coup de main ici[S 103].

Comme contributeur de Wikidata, j'écris ou modifie d'habitude des entités liées à la technologie. Je suis un administrateur ici (vérifier) qui supprime principalement les duplicatas et nettoie le site des vandalismes ou des bacs à sable. J'ai un compte alternatif Jasper Deng (alternate) (discussion • contributions • journaux) que je peux utiliser pour l'expérimentation ou la securité[S 104].

Ma première modification de Wikispecies a été faite le 29 mai 2005, lorsque j'ai créé la page utilisateur que vous lisez en ce moment. C'était exactement deux mois après ma toute première modification Wikimedia, le 29 mars de la même année, lorsque j'ai créé la page Nothobranchius sur la Wikipédia suédoise. Treize ans plus tard (30 août 2018), j'ai créé la page Danio tinwini de Wikispecies, qui constitue également ma 100 000e contribution à la communauté. Le 30 mai 2021, j'ai effectué ma 100 000e modification sur Wikidata, à propos du magazine allemand Tropical Fish Hobbyist[T 4][S 105].

Je suis un administrateur et bureaucrate de l'Incubateur depuis 2011. Bien que j'édite rarement ici, je travaille en coulisses pour l'avenir de ce wiki, en mettant en œuvre de nouveaux changements pour que l'expérience des utilisateurs soit bien meilleure. Si vous souhaitez que quelque chose soit implémenté, veuillez ajouter une demande sur le portail communautaire ou sur la page d'idées du futur Incubateur[T 5][S 106].

Intérêts actuels sur MediaWiki

Améliorer la convivialité de Wikimedia Commons (Vous voulez aider ? Voir /Mentoring/Wikimedia Commons projects.)

Interopérabilité avec d'autres solutions ou infrastructures de signature unique[T 6][S 107].

Puisque les motivations peuvent être diverses chez un seul individu, rien n'empêche alors cette personne de s'impliquer dans de multiples projets au moment où elle découvre ce qui se passe en dehors de Wikipédia. Pour ceux et celles qui pratiquent suffisamment l'anglais écrit, le choix devient alors plus vaste, et il n'est pas rare dans ce cas de les rencontrer sur le projet Meta-Wiki où il est d'ailleurs possible d'éditer une page de présentation qui sera affichée sur tous les autres projets si elle n'y existe pas encore. Un système bien pratique pour économiser du temps d'édition qui fut adopté par deux éditeurs dont les témoignages sont repris ci-dessous.

Actif depuis 2003, avec la rédaction d'articles, la prise de photos, la résolution de problèmes dans les modèles et d'autres travaux de maintenance sur plusieurs wikis. Je joue souvent le rôle de dépanneur et d'expert en modèles pour faciliter la contribution des gens aux wikis.

Un autre point d'intérêt est d'améliorer la communication entre la Fondation Wikimédia, les chapitres Wikimédia et le mouvement Wikimédia mondial vers les volontaires locaux et les retours[T 7][S 108].

Bonjour, je suis Hasley, un amoureux de Beethoven, utilisateur pingouin et contributeur bénévole de Wikimedia. J'ai commencé à éditer sur la Wikipédia espagnole fin 2016 et je suis devenu administrateur et bureaucrate quelques années plus tard, suite à une demande d'admission réussie (89/2).

Au milieu de l'année 2019, j'ai commencé à étendre mes activités à d'autres projets Wikimedia. Par la suite, j'ai été élu en tant qu'administrateur sur Wikidata. Je suis actif sur d'autres projets, tels que la Wikiversité anglaise, Meta-Wiki, et Wikimedia Commons. Je suis également membre de la Small Wiki Monitoring Team, qui s'occupe quotidiennement du vandalisme et du spam entre les wikis. Vous pouvez me trouver sur translatewiki.net de temps en temps[T 8][S 109].

Finalement donc et quoi qu'il en soit, être contributeur actif dans les projets Wikimédia demandera toujours de bénéficier d'un certain temps libre, une chose dont tout le monde ne dispose pas forcément. Ensuite, il faut nécessairement avoir le goût de l'écriture dès que l'on veut créer ou améliorer des articles, ou celui de la technique, si l'on choisit de s'investir dans la maintenance des projets, ou encore de la photo, du son ou de la vidéo, dans le cadre plus spécifique du projet Wikimedia commons. Ensuite, et dans tous les cas, il faut encore faire preuve d'une certaine endurance dans l'usage d'un ordinateur de bureau et d'une certaine patience pour s’accommoder des règles produites par les communautés d'éditeurs. Autant d’exigences donc, qui avant même de prétendre à une quelconque gratification, auront déjà découragé bon nombre de candidats. Quant à la question de s'adapter à un environnement et à des règles produites durant une période pouvant varier d'une quinzaine à une vingtaine d'années, c'est là souvent une dernière épreuve qui pourra s'avérer fatale, et qui sera la source d'une certaine diaspora vers d'autres lieux internes ou externes au mouvement.

Départ, migration et diaspora

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Tout le monde ne trouve pas forcément sa place dans le mouvement Wikimédia ni à l'intérieur de ses projets, alors que d'autres finissent par quitter le mouvement après y avoir rencontré certaines frustrations. On compte plus d'une centaine de personnes ayant déclaré leur départ sur la page dédiée de Wikipédia en français[S 110]. Comme cela sera vu plus en détail dans d'autres chapitres, certains éditeurs pourtant très motivés ont quitté le projet Wikipédia dès qu'il fut question d'y récolter de l'argent, d'autres l'ont fait en réaction à des choix éditoriaux votés par la communauté, ou par désaccord avec d'autres décisions liées à des positions politiques. En vérité, il y a sans doute autant de raisons de quitter le mouvement ou un projet éditorial qu'il y a de raisons d'y rester, et l'idée de claquer la porte, je l'avoue, m'est venue plus d'une fois à l'esprit. J'ai même à un moment demandé, comme d'autres, que mon accès soit bloqué en écriture de manière à pouvoir prendre un peu de recul[S 111].

Des conflits interpersonnels peuvent aussi surgir facilement au sein des projets entre des personnes qui ne partagent par les mêmes façons de penser. Il n'est d'ailleurs par rare que cela arrive entre administrateurs d'un même projet. Dans le meilleur des cas les choses finissent par s'aplanir, dans une situation plus regrettable, cela amène le départ d'un contributeur, et dans une situation extrême, les conflits peuvent aboutir au bannissement du projet[S 112]. C'est là une décision extrême, qui fait toujours suite à de nombreux blocages temporaires pour non-respect des règles communautaires, et bien souvent celles qui concernent le savoir-vivre, un principe fondateur adopté dans tous projets Wikimedia[S 113] au travers des conditions d'utilisation mises en place par la Fondation[S 114].

L’exclusion ne se limite pas à la sphère numérique du mouvement. Au niveau de l'association Wikimédia Belgique, j'ai pu assister à deux reprises à la démission, quelque peu forcée, d'un membre du conseil d'administration. Sans donner de détails de sorte à ne pas nuire aux personnes concernées, les deux situations succédèrent à des actes maladroits, que certains auront vus comme déplacés. À chaque fois, la crise fut gérée en interne par les autres membres du conseil d'administration qui est la seule instance compétente en la matière. Toujours est-il que dans les deux cas, des plaintes en provenance de la Fondation suite à certaines participations à des activités internationales du mouvement se sont jointes aux reproches qui étaient faits en interne. Mon ressenti concernant ces deux épisodes est que la grande ouverture du mouvement offre à certains une expérience sociale pouvant d'autant plus être grisante ou obsessionnelle lorsque l'on se trouve isolé dans le reste de sa vie.

Pour en revenir à ce qui se passe en ligne et aux frustrations éditoriales, l'histoire d'un article intitulé « Collaboration juive sous le nazisme » offre un bon cas de figure de migration d'un contributeur et du contenu qu'il tenait à défendre. La première version de cet article, toujours accessible à ce jour et sans même que cela ne suscite des commentaires[S 115], fut créée sur le projet Wikipédia en russe en 2011 sous le titre « Collaboration juive pendant la Seconde Guerre mondiale »[T 9]. Puis, l'article fut un jour traduit sur le projet francophone par un contributeur que je ne citerai pas pour respecter sa demande. Une première demande de suppression de l'article vit alors le jour en janvier 2014, mais sans aboutir à un succès[S 116]. Elle fut suivie d'une deuxième demande près de trois ans plus tard, qui fut validée par la communauté cette fois en date du 23 octobre 2016[S 117]. Cependant, l'article avait déjà fait l'objet d'un transfert en novembre 2013 dans l'espace recherche de Wikiversité[S 118]. Une délégation de contributeurs de Wikipédia arriva dès lors sur Wikiversité pour entamer une nouvelle demande de suppression semblable à celle de Wikipédia, mais elle n'arriva pas à convaincre la communauté wikiversitaire[S 119].

Claude Piard[S 120], qui n'était pourtant pas le créateur de l'article, fut un fervent opposant à la suppression de cet article sur Wikipédia, alors que ses échanges avec la communauté aboutirent finalement à son bannissement du projet[S 121]. Suite à cela, il resta toutefois actif sur le projet Wikiversité, où il continua le développement de l'article tout en apportant d'autres contenus à Wikiversité conformément à ce qu'il avait écrit sur sa page d'utilisateurs : « Je compte donc désormais apporter une collaboration sereine à Wikiversité dans ce que furent mes domaines de compétence universitaire et y mettre mon expérience personnelle au service de la défense de la liberté de la recherche, faute d'avoir pu contribuer plus efficacement à celle de l'information sur Wikipédia »[S 122]. Un autre exemple d'un contributeur banni du projet Wikipédia et qui finit par trouver son bonheur sur Wikiversité fut EclairEnZ dont le message laissé dans l'espace de discussion central du projet intitulé la salle café[S 123] est des plus explicites :

Je suis content d'avoir découvert Wikiversité, après avoir donné tout ce que j'ai pu sur Wikipédia. Je n'hésite pas à dire que Wikipédia a contribué à me construire (sincère). Mais pourquoi n'ai-je pas pensé plus tôt à venir ici ? Parce que : a) dans le contexte où je travaillais personne ne me l'a jamais suggéré (on me suggérait des sites où j'ai vu tout de suite que je me serais fait piéger par la pensée unique, une nouvelle fois ; b) Je m'étais certainement mis en tête que, ne connaissant pas l'existence d'un espace "Recherche" sur Wikiversité, dont je ne connaissais pratiquement que le nom, de la même famille que son grand frère Wikipédia, ne pourrait m'être utile en aucune façon (les idées qu'on se fait...). Comme quoi se vérifie encore que c'est toujours après un effort intense et pénible (parfois très, très long), que la très belle idée peut surgir (plus rarement c'est un gros hasard, ou même un simple - ou gros - incident).

Tout en mettant de nouveau en évidence le manque de visibilité de nombreux projets Wikimédia, ce message tient au fait que le projet Wikiversité est un espace d'édition beaucoup plus flexible que Wikipédia. Contrairement à ce qui se passe dans Wikipédia, les travaux personnels et Inédits y sont les bienvenus ainsi que tout type de sources qu'elles soient secondaires ou primaires. Une posture d'ouverture comparable finalement à ce qui se passe dans la plupart des projets frères, tels que Wikinews, Wikilivres, Wikivoyage, Wikiquote, et fatalement Wikimedia commons. Il en résulte une plus grande liberté d'expression dans laquelle une certaine subjectivité sera permise avec un choix de documents de références beaucoup plus large, une chose bien entendu indispensable dans le cadre de la réalisation d'un travail de recherche, mais aussi d'un cours ou d'un livre didactique, d'un article de presse, d'un guide touristique, etc.

 
Fig. 4.47. Comparaison des critères d'admissibilité entre Wikimonde et Wikipédia (source : https://w.wiki/4jD5).

Il faut savoir ensuite que la migration des éditeurs ne se fait pas toujours d'un projet Wikimédia à un autre, mais peut également se faire au bénéfice de projets situés à l'extérieur du mouvement. Comme alternative à Wikipédia, il existe ainsi deux projets dissidents qui ne sont pas hébergés par la Fondation Wikimédia. Le plus ancien créé en 2012 est le projet Wikimonde.com, composé en partie d'un site miroir du projet Wikipédia en français, complété par une deuxième partie intitulée Wikimonde plus, qui reprend des articles supprimés sur Wikipédia (figure 4.47). Une récupération qui n'est cependant pas exhaustive puisque l'article « Collaboration juive sous le nazisme » fut aussi supprimé du contenu Wikimonde, là où il avait aussi été sauvegardé au par avant[S 124].

Le second projet plus récent et multilingue date de 2017 et porte le nom d'EverybodyWiki.com. Il ne reprend pour sa part que ce qui n'existe pas dans Wikipédia avec une très grande tolérance pour la récupération ou la création d'articles pouvant porter sur des sujets ou personnes sans notoriété[S 125]. Ces deux projets ne bénéficient évidemment pas de la visibilité de Wikipédia, mais ils offrent néanmoins deux lieux d'édition alternatifs pour les personnes ou les sujets qui n'ont pas trouvé leurs places dans Wikipédia. Une fois publié sur le Web et au même titre que le contenu de Wikipédia, cela permet d'être indexé par les moteurs de recherches et même de se voir repris dans un article de presse[M 22].

Wikimonde, affiche ainsi une version mise à jour de tous les articles de Wikipédia en français, tout en poursuivant le développement de ceux qui y furent transférés avant leur suppression, et en offrant la possibilité d'en produire de nouveaux. L'article intitulé « Musique de genre et de divertissement⁣ »[S 126] en est un exemple du premier cas de figure, alors celui consacré au village Bourron-Marlotte[S 127] fut par contre directement créé sur Wikimonde par un auteur découragé par « un "bavardage" de trois années » sur Wikipédia[S 128].

Il est donc intéressant de constater qu'au bout du compte, Wikimonde rassemble plus d'informations que ce qui est disponible sur Wikipédia. Ce qui incite donc parfois le projet Wikipédia à reprendre des informations en provenance de Wikimonde puisque l'article Wikipédia sur Frédéric-Étienne Leroux possède effectivement un hyperlien pointant vers l'article Bourron-Marlotte uniquement disponible sur Wikimonde[S 129]. Tout aussi curieusement, on peut aussi trouver sur EverybodyWiki, un article sur le Wikimag, un hebdomadaire numérique qui résume l'actualité de Wikipédia, alors que son article encyclopédique, faute de notoriété sans doute, est absent de l'encyclopédie dont il parle[S 130].

Comme autre exemple d'espace éditorial propice à accueillir des contributeurs déçus par les projets Wikimédia, il y a ensuite le média citoyen AgoraVox. Suite à ma première publication sur un sujet qui concernant la baisse de participation dans les projets Wikimédia[M 23], j'y ai reçu plus de 40 commentaires. Le premier faisait l’éloge de Wikipédia, un autre complimentait le projet, deux autres faisaient la part des choses entre ce qui est bon et ce qu'il l'est moins, et deux derniers, enfin critiquaient le projet. Dans le premier de ces cas, c'était en référence à un blocage au niveau de l'encyclopédie, alors que dans le deuxième, c'était un témoignage concernant un accueil très peu convivial sur le projet et qui eu pour effet de suspendre les dons offerts au mouvement.

Étant donné que mon article sur AgoraVox parlait de Wikipédia, les contributeurs de l'encyclopédie libre firent à leurs tours leurs propres commentaires dans leur forum principal communément appelé « Le bistro ». Dans cette discussion, Pline remarqua que « Wikipédia est bien brocardé au niveau des commentaires » présent sur AgoraVox. Ce à quoi Jean-Christophe BENOIST répond : « C'est un peu normal, AgoraVox étant le refuge des Pov pusher [promoteur de point de vue] et amateurs de TI [travaux inédits] éjectés de Wikipédia, dont des commentaires de Utilisateur:Lavau (je ne vais pas tracer le pentagramme pour l'invoquer) de pénible mémoire. »[S 131]

Comme en attestent ces commentaires, AgoraVox au même titre que Wikiversité et Wikimonde, représentent donc bel et bien des lieux d’accueil pour les personnes qui ne trouvent par leur place face à des contraintes imposées par la communauté des contributeurs des projets Wikimedia. Ce qui est vrai pour le projet Wikipédia peut l'être aussi pour Wikiversité qui dispose aussi d'un projet conçurent appelé Zeste de Savoir, lui aussi publié sous licence libre et géré par une association sans but lucratif[S 132]. Dans la sphère du travail bénévole et des projets libres, les conflits peuvent ainsi fréquemment déboucher sur des départs, ou encore des bifurcations de projets comme cella a pu être observé précédemment avec l'apparition, décrite dans la onzième section du deuxième chapitre de ce travail des nombreux projets frères Wikimédia/

Ceci tout en sachant qu'il est encore une fois parfaitement possible d'être actif dans plusieurs projets différents en même temps, et peu importe qu'ils soient internes ou externes au mouvement. J'en ai fait d'ailleurs moi-même l'expérience. Hérisson Grognon, un étudiant en deuxième année de classe préparatoire déjà cité précédemment, a par exemple, réalisé plus de dix modifications dans plus de 15 projets Wikimédia[S 133]. Après être devenu administrateur sur Wikiversité, il l'est ensuite devenu également sur EverybobyWiki et Wikimonde[S 134].

Mais ce qu'il lui manque par contre, par rapport à ma propre expérience du mouvement, c'est d'avoir participé à des activités hors ligne organisées par le mouvement, ou d'avoir rejoint certains groupes dédiés à l'organisation d'évènements en présentiel. Car il n'est pas rare non plus dans le mouvement, de voir des personnes simultanément actives dans des projets en ligne et hors ligne. Être bénévole hors ligne, apporte aussi un autre type de satisfaction tout en étant une chose très appréciée et soutenue par la Fondation et des associations affiliées.

Participation hors ligne

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Je commencerai cette nouvelle section par un aveu. Celui d'affirmer qu'il ne me fut pas possible d'investiguer la sphère hors ligne du mouvement Wikimédia aussi bien que sa sphère en ligne. Surfer sur le Web pour synthétiser ce qui se passe au sein du mouvement, et ce que l'on en dit, en collectant des centaines d'adresses URL en guise de références, est une tâche possible bien que chronophage. Mais, parcourir le monde à la recherche d'activités journalières qui se déroulent à des milliers ou des dizaines de milliers de kilomètres les unes des autres (figure 4.48 & 4.49), est impossible à faire lorsqu'on est seul et que l'on est limité par le temps et les finances.

 
Fig. 4.48. Agenda des activités du mouvement Wikimédia au mois de décembre 2019 (source : https://w.wiki/4cdZ)
 
Fig. 4.49. Carte de localisation des activités au sein du mouvement Wikimédia répertoriées le 2 décembre 2019 (source : https://w.wiki/4cda)

Aux limites imposées par la dispersion du mouvement dans le temps et l'espace, il faut encore ajouter le fait que ces activités hors ligne, au même titre que ce l'on observe en ligne, sont très diversifiées. Par ordre d'importance, on peut certainement citer les Édit-a-thons, conférences, concours photos, partenariats avec des galeries, bibliothèques, fond d'archives ou musées (GLAM), hackathons, expéditions, permanences, présentations et ateliers divers (figure 4.50). Toutes ces occupations se présentent ainsi comme autant d'occasions pour les membres du mouvement de s'investir hors de chez eux, de manière plus ou moins fréquente selon leurs profils (figure 4.51)

 
Fig. 4.50. Classement des activités hors ligne au sein du mouvement Wikimédia par ordre de fréquentation (source : https://w.wiki/4XoU)
 
Fig. 4.51. Répartition par types d'activités effectuées par le mouvement, des personnes actives (AE) très actives (VAE), développeurs (DEV), personnels affiliés (AF) et organisateurs de programmes (PL) durant l'année 2017 et 2018 (source : https://w.wiki/4XoV)
 
CQR1

Bien qu'il m'ait été impossible d'assister à toutes les activités organisées par le mouvement, ou même de les répertorier de manière exhaustive, j'aurai néanmoins assisté à certaines d'entre elles durant mes dix années d'observation non financées. Afin de rendre plus visible cette participation, j'ai pris la peine de la référencer sur ma page de contributeur rédigée de manière centralisée sur le site Meta-Wiki, en y ajoutant toutes mes autres actions Wikimédiennes réalisées en ligne et en dehors du mouvement[S 135]. En parcourant cette page, on peut constater ainsi que je n'aurais pas pu être présent, ne fusse qu'une seule fois, à certains événements organisés par le mouvement. Parmi les plus importants de ceux-ci, on peut certainement citer les conseils d'administration des nombreux organismes affiliés, à l'exception de l'association belge, les rencontres annuelles de tous ces affiliés organisées à Berlin, les activités de partenariats à l’exception d'une ou deux réunions, ainsi que les Wikipermanences qui n'ont jamais été organisées en Belgique.

 
CQR2

Heureusement, il me fut possible de consulter le site Meta-Wiki pour y trouver de nombreux rapports d'activités réalisées hors ligne. En parcourant ce site, il est ainsi possible d'appréhender toute la diversité de la sphère hors ligne du mouvement. On y découvre notamment les 38 associations nationales ou étatiques affiliées au mouvement (code QR 1), les 27 en phase de discussion et les 7 qui ont perdu leurs affiliations, pour ensuite découvrir l’existence de près de 140 groupes d'utilisateurs (code QR 2), que j'ai choisi de classer par thème ci-dessous afin de mettre en évidence la variété des centres d'intérêts portés par les bénévoles du mouvement. Puisque ces listes sont en perpétuelles évolutions, les code QR repris ci-contre permettent de se rendre directement, soit en cliquant dessus, soit en les lisant avec un smartphone, sur la page du projet Meta-Wiki où l'on y retrouve leurs versions mises à jour.

54 Groupes nationaux

Groupes régionaux ou étatiques

Groupes linguistiques

Groupes thématiques

Groupes identitaires et de sensibilisation

Groupes d'aide aux projets

Groupes de soutiens techniques

Une autre manière efficace de compléter ses connaissances sur les actions hors ligne est ensuite de se pencher encore une fois sur les nombreuses enquêtes produites par la Fondation. On y découvre par exemple une plus grande participation féminine par rapport à ce qui a été observé à l'intérieur de l'espace numérique. Certains graphiques nous démontrent que celle-ci peut varier entre 20 à 50 % selon les types d'événements et les critères de sélection des participants (figure 4.52 & 4.53), tandis qu'en ce qui concerne l'ensemble du mouvement, il serait permis de tabler sur une moyenne de 26 % (figure 4.54), soit près de 10 à 15 % de plus que ce que l'on observe en ligne,

 
Fig. 4.52. Graphique de répartition du genre dans la participation aux rencontres physiques organisée par le mouvement aux Royaumes Unis en 2015 (source : https://w.wiki/4cV9)
 
Fig. 4.53. Graphique de répartition du genre des participants à la conférence Wikimédia diversité de 2017 (source : https://w.wiki/4cVC)
 
Fig. 4.54. Graphique de répartition du genre selon les activités au sein du mouvement Wikimédia en 2018 (source : https://w.wiki/4haC)

En complément à tous ces précieux indicateurs sur la santé du mouvement, je vais donc apporter mes propres observations que l'on pourrait qualifier d'exploratoires au vu de ce qui a été dit précédemment. Ma participation fut donc sporadique et tributaire bien souvent, d'une bourse que je devais au préalablement obtenir, faute d'être financé pour mes recherches doctorales, soit à la Fondation, soit dans un organisme affilié au mouvement, afin de pouvoir couvrir les frais de transport, de logement et de participation. Ces bourses sont distribuées en fonction du taux d'implication des candidats au sein du mouvement, et très probablement selon des règles qui garantissent la diversité socioculturelle parmi les personnes retenues. Bien que je n'aie pas eu la chance de bénéficier de cette aide financière à chaque fois, j'aurai malgré tout participé à trois types d'événements d'envergure : trois conférences mondiales et annuelles Wikimania (à Londres, en Italie et à Stockholm), deux WikiConvention francophones (à Strasbourg et à Bruxelles) et une rencontre panafricaine intitulé Wiki Indaba, organisée près de Tunis en 2018 (figures 4.55, 4.56 et 4.57).

 
Fig. 4.55. Photo de groupe des participants de la rencontre Wikimania de 2016 en Italie (source : https://w.wiki/4cPk)
 
Fig. 4.56. Photo de groupe lors de la Wikiconvention francophone de 2017 à Strasbourg (source : https://w.wiki/3DJQ)
 
Fig. 4.57. Photo de groupe de la rencontre Wiki Indaba de 2018 (source : https://w.wiki/4cPo)

Wikimania, pour rappel, est un cycle de conférences qui traite de tous les sujets jugés importants par le mouvement et qui restera, sans aucun doute, le plus grand rassemblement annuel de la communauté. En 2016, dans le village d'Esino Lario en Italie, nous étions 1 200 participants de 70 nations différentes, âgés de trois mois à 72 ans[M 24]. D'autres rencontres plus modestes se produisent tout au long de l'année, pour traiter de questions plus thématiques ou pour rassembler des membres de la communauté d'une même zone géographique ou pratiquant la même langue, L'Afrique pour les rencontres Wiki Indaba et de la francophonie pour des WikiConventions francophones ne sont que deux exemples de rencontres parmi bien d'autres répertoriées sur le site Meta-Wiki[S 136] et dont certaines furent déjà présentées dans le troisième chapitre de ce travail de recherche.

Satisfaction et déboire du bénévolat hors ligne

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Pour le dire très honnêtement, j'ai toujours trouvé ces rencontres très agréables, à l'exception de la rencontre Wiki Indaba de 2018, au cours de laquelle j'avais reçu un accueil glacial de la part d'une des organisatrices détachée par la Fondation. Son attitude tenait du fait que je n'avais pas bénéficié de bourse de participation pour rejoindre cette conférence prenant place, pour des raisons de sécurité m'a-t-on dit, dans l'hôtel cinq étoiles El Mouradi Grammarth[S 137]. La candidature d'une de mes présentations avait pourtant été retenue par les organisateurs tunisiens[S 138], mais elle ne faisait finalement pas partie du programme, précisément parce que je ne bénéficiais pas de financement et que les organisateurs avaient donc estimé ma venue improbable.

La motivation qui m'avait poussé à venir à la rencontre par mes propres moyens ne semblait pas affecter l'employée de la Fondation. Elle me prit en aparté pour m'inviter à quitter les lieux. Moi qui appréciais tant le mouvement pour son ouverture à la participation, j'avais à ce moment précis la sensation d'être un intrus qui débarquait au sein d'une organisation élitiste. On m'a finalement remis à contre-cœur un sac destiné aux personnes inscrites, et il me fallut patienter à l'extérieur des réfectoires à l'heure des repas. Lors d'une visite touristique au village de Sidi Bou Saïd, j'avais même dû attendre que le dernier participant ait pris place avant de pouvoir embarquer dans le car. Déjà que l'année précédente, j'avais dû payer mon entrée à la WikiConvention francophone à Strasbourg pour pouvoir y faire mes trois présentations[S 139], voici qu'à présent, je me sentais complètement exclu d'un mouvement auquel j'avais pourtant offert énormément d'énergie. Rien de tout ceci ne semblait donc conciliable avec les valeurs, la vision et la mission du mouvement que je pensais connaître.

Par la suite et avec un certain recul, ces expériences me firent penser au milieu universitaire. Alors que mes collègues doctorants financés bénéficiaient automatiquement de certaines fonctionnalités informatiques, il me fallait pour ma part, puisque j'étais sur fonds propres, entreprendre des démarches pour y bénéficier à mon tour. Plus tard, et suite à ma sélection pour le colloque international organisé par l'APAD dans la ville de Lomé, on me demanda aussi des frais d'inscription. Une chose normale sans doute à première vue, mais qui m'apparut bien étrange dès lors que je venais d'informer les organisateurs que j'allais faire mon exposé en visioconférence. Autant d'expériences donc, qui me rendent perplexe face à un monde dans lequel il faut payer pour offrir le meilleur de soi-même.

Malgré tout ceci, et même dans les conditions difficiles que je viens de citer, les rencontres hors ligne furent toujours pour moi une belle occasion de fréquenter des personnes sympathiques et parfois très investies. C'était aussi à chaque fois une belle occasion de créer des liens et de renforcer mon sentiment d'appartenance au mouvement. Ce qui était plus dérangeant par contre, c'était d'assister à des présentations qui me semblaient parfois vides d'intérêt pour des participants plus absorbés par leurs ordinateurs que par le discours du conférencier. Une situation qui encore une fois pouvait me faire penser à des expériences vécues à l'université, lors de différentes conférences, colloque ou séminaires.

J'ai aussi gardé en mémoire un atelier organisé par un autre employé de la Fondation. Il s'agissait d'apprendre à utiliser Facebook pour faire de la publicité en faveur des événements organisés par le mouvement. Une information intéressante et utile en soi, mais qui finit par me déranger lorsque je découvrais qu'il s'agissait d'apprendre à utiliser les services payants de Facebook en demandant des subsides à la Fondation. Peut-être que j'étais le seul à penser cela, mais je trouvais très dérangeant de me voir enseigner comment enrichir une compagnie commerciale pour « spammer » ses usagers, si je peux me permettre l'expression, avec de l'argent destiné au partage de la connaissance.

Heureusement, les déboires de cette expérience tunisienne furent pour moi tout à fait exceptionnels. Et, j'insiste encore sur le fait que les organisateurs nationaux de cette rencontre, eux aussi bénévoles, ne doivent en aucun cas se sentir concernés par ce qu'il vient d'être dit. Bien au contraire, dans cette situation difficile, je fus très chanceux de pouvoir profiter de leur accueil chaleureux, alors qu'ils étaient très embarrassés par les actions d'une employée, qui, me semble-t-il, ne tarda pas à perdre son poste à la Fondation.

J'attire ensuite l'attention sur le fait que, tant dans le mouvement Wikimédia qu'au sein de mon université, mon expérience dans l'ensemble fut toujours majoritairement positive et dans tous les cas enrichissante. Puis, une expérience n'est pas l'autre. Ma dernière expérience en date, où je bénéficiais d'un financement pour mes déplacements à bas prix avec logement en auberge de jeunesse à Stockholm, fut pour sa part très positive, alors que les résultats d'une enquête de satisfaction repris ci-dessous, confirmeront que de nombreux autres participant·e·s aux cycle de conférences furent eux aussi très satisfait·e·s (figures 4.58 & 4.59).

 
Fig. 4.58. Graphique illustrant la satisfaction des participants à la dernière rencontre physique Wikimania de Stockholm en 2019 (source : https://w.wiki/4cWX)
 
Fig. 4.59. Graphique illustrant les retours d'expériences après trois mois, des participants à la dernière rencontre physique Wikimana de Stockholm en 2019 (source : https://w.wiki/4cWM)

La rencontre Wikimania de Stockholm fut ainsi la dernière à être organisée avant l'arrivée de la pandémie de Covid-19. Par la suite, toutes les activités en présentiel furent suspendues au sein du mouvement, avant d'être réorganisées au travers de nombreuses solutions numériques. Cette pandémie fut ainsi une réponse à mes questions concernant toute cette quantité d'argent dépensée en voyage et logement dans le cadre de rencontres internationales. J'imaginais effectivement que tout cet argent pouvait profiter davantage au mouvement, s'il était consacré à des rencontres locales qui n'étaient pas si courantes que cela, bien qu'elles étaient toujours plus avantageuses au niveau environnemental. Ceci alors que pour y participer, il n'était pas toujours facile de recevoir les petits financements adéquats. Je me souviens à ce titre d'une demande d'aide financière pour couvrir un voyage en car aller-retour de Bruxelles à Paris et une nuit en auberge de jeunesse qui me fut refusée. J'avais pour but de participer à un repas organisé spontanément par un éditeur de Wikipédia. Ce que je finis par réaliser par mes propres moyens, tout comme je l'avais fait précédemment pour participer à la rencontre Wiki Indaba[S 140].

Cette rencontre était pourtant bien plus profitable au projet Wikipédia que bon nombre de mes journées de conférences organisées aux quatre coins de l'Europe. Grâce à ce repas extrêmement chaleureux, j'ai effectivement pu me lier d'amitié avec une contributrice contre laquelle j'avais ouvert un appel à commentaires[S 141] suite à diverses altercations que nous avions eues en ligne. Sans cette rencontre informelle, il y a fort à parier que cette animosité serait restée latente et qu'elle aurait probablement plus tard, mobilisé l'attention d'une partie de la communauté Wikipédia dans le cadre de nouvelles disputes.

Au niveau de la Belgique, c'est essentiellement lors des assemblées générales et des conseils d'administration de notre association nationale que je rencontrais d'autres contributeurs aux projets. Ou alors, mais plus rarement toutefois, lors des présentations et ateliers que j'organisais dans le pays. J'ai toujours eu beaucoup de plaisir à présenter le mouvement Wikimédia, que ce soit lors de forums, conférences, rencontres ou séminaires, organisés par mon université, des associations diverses, ou même de petits lieux portés sur par la culture. Le public y était toujours intéressé et relativement nombreux.

Par contre, lors de la dizaine d'ateliers que j'ai pu organiser dans le cadre du mois de la contribution francophone sur les projets Wikimédia, je suis toujours reparti déçu par le nombre de participants. Au mieux, je me suis retrouvé avec 7 participants, alors que plus d'une fois, nous nous retrouvions seul entre organisateurs, voir seul avec moi-même. Sans compter cette fois où la rencontre fut annulée faute de budget pour pouvoir louer une salle. Ma demande de financement de 710 € pour l'organisation de trois jours d'atelier avait en effet été refusée par la Fondation[S 142]. C'était la une nouvelle déception dans ma participation au mouvement, alors que je ne cessais de garder à l'esprit que tout ce temps consacré à soumettre des demandes et répondre aux différentes questions qui les succédèrent, ne contribuait finalement en rien au partage de la connaissance.

Au vu du manque de succès de mes ateliers, j'ai finalement décidé d'organiser les derniers en date dans un centre ouvert pour demandeurs d'asile. J'avais pensé y rassembler de nombreuses personnes au sein d'un public que j'imaginais demandeurs d'activités, mais sans succès. Les quelques rares personnes intéressées furent finalement souvent absentes pour des questions de transport ou des rendez-vous administratifs. Pendant que mes doutes, suite à tous ces échecs, ne cessaient ainsi de grandir, je finis par me demander si une quelconque incompétence de ma part pouvait être liée au phénomène.

Mais en décembre 2017-2018 un événement mit fin à mon questionnement. Ce fut au cours d'une année universitaire proclamée sous le thème du numérique, et durant laquelle une série d'ateliers, comparables aux miens, furent organisés par mon université[S 143]. Il y avait cette fois, toute l'artillerie publicitaire nécessaire, une page sur Wikipédia[S 144], un article de presse[M 25], et même des sets de tables distribués dans toutes les cantines, sans oublier tout ce qui a pu être publié sur tous les réseaux sociaux. Eh bien non. Les cessions du campus de Bruxelles furent annulées faute d'inscrits, tandis qu'à Louvain-la-Neuve, quelques étudiants du kot à projet Linux étaient venus, un peu forcés je pense, et sans grande motivation me semblait-il, pour rejoindre l'un ou l'autre curieux. Selon un relevé statistique, il y eut 36 participants inscrits qui auront créé 10 articles et modifié 63 autres[S 145]. C'était mieux que tous mes ateliers réunis, et en même temps dérisoire au regard de la quantité d'énergie qui avait été investie et à ce que pourrait offrir toute une université.

Apprendre en face à face à améliorer le contenu des projets Wikimédia n'est donc assurément pas une activité sexy qui rassemble les foules en Belgique et ailleurs si j'en juge des commentaires d'autres organisateurs d’ateliers dans le monde. Un soir lors d'une conversation avec un membre de Wikimédia Canada, venu participer à la WikiConvention francophone à Bruxelles, on en était même arrivé à se dire qu'il était sans doute plus productif de consacrer notre temps et notre énergie à améliorer directement nous-mêmes les projets plutôt que de s'échiner vainement à inciter d'autres à le faire. C'est à ce moment, me semble-t-il, que j'ai décidé d'arrêter de m'investir dans l'organisation d'ateliers. Comme l'écrira en page de discussion de ce chapitre, Nattes à chat, une personne bien plus investie que moi dans le mouvement en général et dans les ateliers hors ligne en particulier : « peu de personnes lisent, écrivent et ont envie de partager gratuitement leurs savoirs, voilà la réalité. Les wikipédien·ne·s sont des bêtes rares ».

À ceci j'ajouterai que parmi tous les ateliers de formation à la contribution auxquels j'ai assisté, seuls certains édit-a-tons organisés à Bruxelles par d'autres que moi afin de rétablir l'équilibre du genre dans les articles Wikipédia me semblent avoir eu un certain succès. Et le fait d'y avoir rencontré un public, que Josiane Jouët qualifierait sans doute de féministe « de clics »[M 26], suscita en moi un certain questionnement. Serait-il nécessaire de jumeler ces ateliers avec des actions en faveur d'une cause ou d'une idéologie pour en augmenter la participation ainsi que la rétention ?

Car selon Nattes à chat, qui est très investie dans le projet des sans pagEs, « moins de 3% de rétentions sur les ateliers est un chiffre normal ». Un pourcentage que je ne pense même pas avoir moi-même atteint dans mes ateliers sans thématique et qui pour elle semble satisfaisant puisqu'elle nous dit :

Mon expérience similaire à la tienne en termes de nombre de participant·e·s aux ateliers débouche sur des conclusions différentes, mais au fond bien parce que mon but est tourné vers la contribution, alors que ton but est d’écrire une thèse. Moi si sur un atelier récurrent je gagne une contributrice régulière sur 20 participant·e·s j’estime que c’est un bon résultat.

Ceci alors que quelques paragraphes plus loin, elle partage cette impression :

Venons en au féminisme de clic : il est certes faux de nier le caractère social et de corps de la communauté wikipédienne, mais enfin assimiler les ateliers sur le biais de genre à des réunions de féministes de clics (avec comme référence un article de Jouet qui mentionne surtout les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook et ne fait pas une seule fois mention de Wikipédia) est pour le moins …. réducteur. C’est méconnaître à la fois ces ateliers, et le mouvement féministe.

Cette remarque, bien sûr, je l'accueille en toute humilité et en renvoyant les lecteurs de ce travail vers mes multiples aveux d'impuissance signalés précédemment, alors que d'autres sont encore à venir. Gardons donc bien à l'esprit que ce travail de recherche ne répond à aucune commande ni à aucun financement, ce qui me laisse libre de m'attarder sur les sujets qui me parlent le plus tout en essayant, tout au mieux et pour le reste, de résumer ce qui se passe au sein du mouvement Wikimédia. Je n'ai pas non plus un avis sur tout et c'est pourquoi j'invite, sur Wikiversité comme ailleurs, ceux et celles qui le veulent, à compléter et rectifier un travail et un thème que je n'aurai fait qu'entamer. Pour le reste et pour ma part, je me contenterai encore dans cette prochaine section, de combler mes nombreuses lacunes en mobilisant des observations réalisées par d'autres.

Témoignages et motivations de bénévoles hors ligne

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Étant donné que les activités hors ligne Wikimédia sont très diverses, les motivations des acteurs hors ligne le sont tout autant. On peut aimer par exemple s'investir au niveau des nombreux comités de gestion et conseil d'administration présents dans le mouvement[N 10], pour ensuite participer à des réunions à plus grandes échelles lors des régulières conférences et sommets organisés chaque année[N 11] pour partager des expériences et planifier la stratégie du mouvement (vidéo 4.7[V 4]). D'autres préfèrent sans doute rejoindre des rassemblements moins formels entre contributeurs lors de certaines permanences hebdomadaires organisées dans certaines grandes villes ou à l'occasion de nombreux ateliers d'écritures, concours photos, visites de musées, ou toutes autres activités organisées dans le monde dans le but d'enrichir le contenu des projets.

 
Vid. 4.7. Vidéo d'illustration de l'élaboration de la stratégie Wikimédia 2030 (source : https://w.wiki/4LZY)

Pour rendre compte de la diversité des motivations des bénévoles actifs hors ligne dans le mouvement, on peut alors s'intéresser à divers témoignages présents sur le Web. Voici comme premier exemple, une nouvelle interview réalisée par l'association Wikimédia France[M 27], durant laquelle Christelle Malinié répondait à la question : « Comment a commencé votre contribution à Wikipédia ? ».

C’était en 2012. Je travaillais alors au musée des Augustins dont je cherchais à valoriser les ressources documentaires. À l’occasion d’une journée d’étude de l’ABF à Toulouse en 2011, j’ai découvert le potentiel, la multiplicité et la plasticité des projets Wikimédia. J’ai aussitôt été fascinée par l’ampleur de l’écosystème, et intimement convaincue que la transmission et l’accès au savoir étaient en train de subir une mutation extraordinaire et j’ai eu très envie d’y participer. Tout un chacun a désormais la possibilité de contribuer à la rédaction d’une encyclopédie dont le champ est élargi à l’infra-ordinaire de notre civilisation. À mon arrivée au musée Saint-Raymond il y a 4 ans j’ai pu transposer mon expérience et poursuivre l’aventure dans un nouveau contexte.

Ce dernier témoignage est intéressant puisqu'il nous fait découvrir qu'il est possible de joindre la mission portée par le mouvement Wikimédia à celle que l'on doit accomplir dans le cadre de ses activités professionnelles. Dans un tel cas de figure, une frontière entre le travail rémunéré hors ligne et les contributions bénévoles en ligne devient alors difficile à concevoir. Sans compter que si l'on ne tient plus compte de la rémunération, c'est alors la notion même de travail qui devient problématique puisque de nouveaux propos recueillis par le journal Le Monde, nous indiquent cette fois qu'il existe des bénévoles en ligne qui n'hésitent pas à s'investir dans un travail de permanence hors ligne[S 146]. Dans l'exemple repris ci-dessous[M 21], il s'agit précisément de rencontres physiques entre des wikipédiens chevronnés et des nouveaux contributeurs organisées sur Paris.

« À 56 ans, cadre dans une grande entreprise industrielle, elle compte près de 500 000 contributions depuis son arrivée sur Wikipédia il y a six ans. « C’est une passion, ça me prend 5 à 6 heures par jour, c’est énorme ! » [...] « Je regarde, je corrige, j’annule, je retire le vandalisme. j’entretiens l’encyclopédie pour ne pas qu’elle se dégrade. » Mais son investissement dans Wikipédia ne se limite pas à l’écran, et déborde largement hors-ligne. Lors de ces Wikipermanences, bien sûr, qui « permettent de se voir entre nous et de nous faire une bouffe » mais aussi à l’occasion d’autres événements de la communauté ».

Ces témoignages issus du contexte européen ne sont pas pour autant représentatifs de ce qui se passe dans le reste du monde. En Europe, une grande majorité de la population bénéficie d'un revenu garanti, et ce peu importe que l'on soit sous contrat de travail ou non. Dans un premier cas de figure, la participation au mouvement s'inscrit en renforcement d'une mission liée à un contrat de travail, comme pour les bibliothécaires par exemple[B 12]. Dans un second, on trouve parmi les bénévoles des retraités, étudiants et travailleurs sans enfants, des personnes qui profitent de leur temps libre pour transformer leur participation au mouvement en une forme de loisir. Sauf que ces deux situations, ne sont pas communes à l'ensemble des êtres humains. Pour s'en rendre compte, on peut alors se pencher cette fois sur des témoignages en provenance d'une recherche qualitative réalisée par la Fondation au sujet des « Wikimedia Movement Organizers ».

Organisateur international :

La ressource la plus précieuse dont nous disposons en tant que mouvement est le temps des bénévoles.[T 10][M 28]

Organisateur ghanéen :

La présence physique est très importante. Vous avez l'impression de faire partie d'une équipe. C'est un sentiment d'appartenance.[T 11][M 28]

Organisatrice argentine :

Reconnaissez que l'engagement peut être variable. Les vies sont de plus en plus précaires. Le temps que l'on a pour les intérêts, ils sont de plus en plus compliqués. Nous pouvons inviter mais nous ne pouvons pas exiger de dévouement.[T 12][M 28]

Organisateur étasunien :

Vous mesurez les choses que la Fondation veut mesurer, pas ce qui nous est utile.[T 13][M 28]

Organisateur ivoirien :

La documentation offshore indique que vous devez trouver des bibliothèques publiques et y organiser votre événement, mais cela suppose que les bibliothèques disposent d'Internet. Réfléchissez toujours à ce que vous avez à offrir pour le volontariat. Le volontariat doit être adapté au contexte et à la réalité de ce à quoi les gens ont accès ici. La façon dont vous expliquez aux gens comment faire du volontariat doit être traduite dans un langage adapté à l'endroit où ils se trouvent.[T 14][M 28]

Ancien organisateur :

C'est beaucoup de travail émotionnel. Vous ne pouvez pas mettre cela entre les mains de volontaires. Vous avez besoin de professionnels qui peuvent arbitrer ce type de tensions et de conflits.[T 15][M 28]

Gender activist Organizer :

J'ai fait un tas d'activités, je crois que j'ai fait mon temps. Entre une carrière et ce travail bénévole, il n'est pas possible de maintenir ce niveau d'activité. Je fais ce que je peux. Je dois rationner l'énergie que j'ai.[T 16][M 28]

Un autre organisateur :

Lorsqu'on a besoin d'argent, les gens diront ce qu'ils ont à dire pour l'obtenir. Les Fondations aiment se considérer comme ouvertes d'esprit et progressistes. Avez-vous été dans ces bureaux d'aides aux plus pauvres où les gens n'ont pas d'argent et sont en mode survie ? Ils ont juste besoin d'une chaise. Et vous parlez de changement systémique. Mais si c'est ce qu'il faut pour obtenir votre argent, ils peuvent aussi parler de changement systémique.[T 17][M 28]

Le mouvement Wikimédia n'échappe bien sûr pas à ce phénomène, d'autant plus que la quantité de fonds destinés à financer des projets ne cesse d'augmenter. Ainsi, pour tenter sa chance en s'adaptant au discours de la Fondation, mieux vaut toutefois communiquer aisément en anglais. En Afrique, là où les francophones sont nettement majoritaires par rapport aux anglophones, le Ghana aura ainsi réussi à s'offrir la part du lion, puisqu'on y retrouve déjà deux Wikimédiens de l'année sur un total de neuf élus[S 147], tout en sachant qu'il est possible de choisir les wikipédiens de l'année dans plus d'une centaine de pays.

Parmi les deux élus ghanéens, on y retrouve par ordre de nomination, un « social entrepreneur » et une femme professionnellement active dans la sphère des médias. Ces personnes étaient en conflit lors de ma visite au pays, un Wikidrama[S 148] comme me l’expliquait un autre ghanéen impliqué dans le mouvement. Ce différend avait d'ailleurs donné naissance à deux organisations distinctes pour un seul pays, avec d'un côté, le Wikimedia Ghana User Group, créé par la journaliste[S 149] et de l'autre l'Open Foundation West Africa[S 150] créée par l'entrepreneur. Quelques années plus tard, il est donc intéressant de constater que ces deux Ghanéens ont été engagés par la Fondation Wikimédia, la femme en tant que spécialiste des relations communautaires[S 151] et l'homme comme chargé de programme senior[S 152].

S'investir dans le mouvement, peut donc parfois permettre d'y décrocher un emploi et de manière d'autant plus efficace que l'on est actifs hors ligne et en contact avec les personnes actives dans cette sphère. C'était là en tout cas ce qui ressortait du témoignage de la directrice de l'association Wikimedia Nederland, qui lors de ma formation de membre de conseil d'administration à Berlin[S 153], affirmait que l'activité d'éditeur n'était pas un atout pour postuler chez elle. Un avis que ne contredira sans doute pas Justin Knapp, cet éditeur de Wikipédia en anglais qui aura cumulé de nombreux petits boulots pendant qu'il réalisait son million d'éditions[M 18]. Lors d'une interview où il se présentait comme un diplômé universitaire en science politique et philosophie vivant grâce à de petits boulots[M 29], il nous fit cet aveu « J'ai déjà utilisé mon travail sur Wikipédia pour essayer de trouver un emploi, mais cela n'a jamais réussi. »[M 30]. En revanche, je pourrais citer de mémoire plus d'une dizaine de bénévoles impliqués dans les activités hors ligne du mouvement et qui finirent par être engagés au sein du mouvement.

Le personnel rémunéré

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En abordant cette section consacrée aux travailleurs rémunérés par le mouvement Wikimédia, je dois faire part ici d'une nouvelle limite à mon observation participante. Comme nous n'avons jamais eu d'employés dans l'association Wikimédia Belgique, ma fréquentation des personnes rémunérées par le mouvement s'est donc limitée à quelques échanges lors des événements ou durant mes demandes de subventions. En qualité de chercheur d'emploi, j'ai bien tenté à plusieurs reprises de rejoindre les salariés de la Wikimedia Foundation, mais toujours sans succès. Au niveau de mes recherches, cette démarche ne fut pas inutile pour autant, puisqu'elle m'apporta des informations sur les conditions de travail de ses employés.

En répondant à plusieurs offres d’emploi affichées sur le site de la Fondation, il m'a semblé qu'elle était très généreuse dans l'attention qu'elle porte à ses employés. Ces derniers bénéficient effectivement d'une assurance médicale complète pour tous les employés et leurs familles, congé parental payé à 100 % de sept semaines avec boni de cinq[S 154] semaines pour la grossesse, 1 800 $ annuel, en plus du remboursement des cours pour la formation continue, garde d'enfant, activité sportive, etc., cotisation retraite jusqu'à 4 % du salaire annuel, 22 jours fériés par an, assurance vie et invalidité (2 x le salaire), sont autant de conditions contractuelles qu'il faudra sans doute replacer dans le contexte américain.

Au siège de la Fondation s'ajoute ensuite « collations pour alimenter votre réflexion, des massages mensuels, une salle de sport, des cours de yoga, un marché fermier hebdomadaire, une salle de bains non-sexiste, un déjeuner mensuel du personnel, et plus encore. ». Quant au personnel à distance, il reçoit un ordinateur portable, un moniteur et une allocation unique pour couvrir tous les besoins supplémentaires. Comme autre signe de bienveillance envers ses employés, la fermeture des bureaux a été effective dès l'arrivée de la pandémie Covid-19. Ceci tout en sachant qu'en mars 2020, 64 % des employés travaillaient déjà à distance, et que leurs heures de travail furent réduites à 20 h par semaine pour un plein salaire[M 31].

 
Vid. 4.8 Interview de la Chef Talent and Culture Officer (source : https://w.wiki/4f$8)
Fig. 4.60. Évolution du nombre d'employés de la Fondation au cours des années 2000.

2005[S 155], 6[S 155], 7[S 155], 8[S 156], 9[S 157],

10[S 158], 11[S 159], 12[S 160], 13[S 161], 14[S 162],

15[S 163], 16[S 164], 17[S 165], 18[S 166], 19[S 167],

20[S 168], 21[S 169]

Au niveau du nombre et alors que la fondation fut créée le 20 juin 2003[S 170] et qu'elle a fonctionné jusque début 2007 sans PDG ni directeur technique[M 32] pour ne compter qu'une douzaine d'employés en fin de cette même année[S 155], on constate alors que moins de quinze ans plus tard, soit en 2021, son personnel approchait les 600 employés. Cette évolution se visualise au départ du graphique créé ci-contre (figure 4.60), qui fut réalisé en comptant le nombre d'employés présents sur les archives de la page Staff and contractors du site de la fondation. La précision de ce graphique dépend donc de celle des informations reprises, tout en sachant déjà que dans une vidéo publiée le 13 juillet 2021 (vidéo 4.8[V 5]), la directrice du département Talent et Culture affirmait que la fondation comptait plus de 600 employés répartis dans 50 pays. Ceci alors que la page du site dédiée à la présentation du personnel de la Fondation n'en reprenait que 458 personnes[S 171]. Quoi qu'il en fut et si l'on se fie donc au dire de la directrice des ressources humaines, cela signifie donc une augmentation annuelle moyenne de plus de 42 employés par an ou plus de trois nouveaux arrivants par mois.

On peut tenir compte ensuite du fait que la Fondation, au cours de l'année 2021, a dépensé près de 68 millions de dollars US en salaires bruts[S 172] pour un total estimé donc de 600 employés. Ce qui veut donc dire, puisque la dépense annuelle de 2021 en salaires bruts fut 68 millions, que le salaire brut annuel moyen des employés de la Fondation devait donc tourner aux alentours des 11 333 dollars US par mois, hors avantages en nature. Ceci tout en sachant enfin qu'une grande part de ces employés travaillent depuis leurs domiciles ou en tout cas hors des bureaux de la fondation, comme le confirment encore les offres d'emplois affichées sur le site de la Fondation en janvier 2022[S 154]. Sur 28 postes à pourvoir, un seul en effet devait être presté au siège de la Fondation, alors qu'un seul autre exigeait d'habiter sur le territoire des États Unis.

 

Pour connaitre enfin les posts occupés par tous ces employés, j'ai alors observé de nouveau et plus attentivement la page de présentation du personnel de la Fondation qu'il est possible de consulter via le code QR repris ci-contre pour y découvrir son état actuel. Suite à mes observations, j'ai ainsi découvert que la moitié de son personnel environ est assigné à la gestion, au maintien et l'amélioration de l'espace numérique Wikimédia dédié au partage des connaissances. L'autre moité du personnel, s'emploie quant à lui à des activités diverses regroupées par départements, avec des équipes dont le nombre peut varier selon que l'on consulte les informations situées sur le site Meta-Wiki[S 173] ou sur le site de la Fondation[S 174]. Voici donc repris ci-dessous pour s'en faire une idée, les équipes qui composent ces départements avec le nombre d'employés (repris entre parenthèses).

Bureau du Directeur général et chef de la direction de la Foundation[S 175] (3 personnes)

Le département progrès[S 176] (62 personnes) s'occupe de la collecte de fonds, des partenariats stratégiques et des programmes de subventions qui alimentent le mouvement.

  • Direction (5)
  • Ressource communautaire (9)
  • Opérations de collecte de fonds (11)
  • Dons majeurs et fonds de dotation (11)
  • Récolte de fonds en ligne (12)
  • Partenariat (11)
  • Wikimedia Enterprise (4)

Le département communication[S 177] (32 personnes) assure le partage des informations au sujet du mouvement Wikimédia, des projets Wikimédia et du travail de la Fondation elle-même.

  • Direction (5)
  • Gestion de marque (6)
  • Équipe de communication (7)
  • Marketing (6)
  • Communication avec le mouvement (8)

Le département finance et administration[S 178] (38 personnes) a en charge la gestion des fonds et des ressources de la Fondation, en accord avec ses valeurs fondamentales de transparence et de responsabilité.

Le département juridique[S 179] (29 personnes) s'occupe des supervisions juridiques pour la Fondation sans prendre, pour autant, le rôle d'avocat pour la communauté et les organisations affiliées.

  • Développement communautaire (5)
  • Résilience et durabilité des communautés (1)
  • Affaires juridiques (5)
  • Stratégie du mouvement et gouvernance (3)
  • Vie privée (4)
  • Politique publique (4)
  • Droit des technologies (5)
  • Confiance et sécurité (1)

Le département opération[S 180] (5 personnes) exécute la stratégie et la vision de l'organisation en se basant sur la connaissance du marché, les points de preuve des données et l'excellence opérationnelle.

  • Direction (1)
  • Données et perspectives mondiales (4)

Le département produit[S 181] (163 personnes) construit, améliore et gère les fonctionnalités des sites Wikimédia.

  • Direction (1)
  • Wikipédia function (7)
  • AHT (6)
  • Application mobile (6)
  • Ingénierie communautaire (2)
  • Programmes communautaires (10)
  • Relation communauté (8)
  • Gestion des produits des contributeurs (8)
  • Conception des systèmes (3)
  • Ingénierie d'édition (6)
  • Croissance (4)
  • Langages et traduction (11)
  • Analyse syntaxique et infrastructure (7)
  • Produit plate-forme (3)
  • Analyse produit (10)
  • Conception produit (16)
  • Stratégie de conception produit (7)
  • Infrastructure produit (1)
  • Gestion du programme (3)
  • Produit lecteurs (4)
  • Structure des données (6)
  • Gestion du programme technique (5)
  • Outils de confiance et sécurité (4)
  • Web (7)
  • Vœux de la communauté (5)

Le département talents et culture[S 182] (26 personnes) assure le recrutement, le leadership, le développement organisationnel et la gestion du personnel.

  • Direction (6)
  • Diversité et inclusion (4)
  • Apprentissage et développement (3)
  • Opérationnel (7)
  • Recrutement (7)

Le département technologie[S 183] (138 personnes) construit, améliore et maintient l’infrastructure des sites Wikimédia.

  • Dorectop, (4)
  • Architecture (7)
  • Gestion opérationnelle des data center (4)
  • Ingénierie des données (7)
  • Gestion technique pour la levée de fonds (10)
  • Machine learning (5)
  • Performances (4)
  • Ingénierie des plates-formes (15)
  • Test et qualité (9)
  • Versions logiciel (7)
  • Recherche (8)
  • Plateforme de recherche (6)
  • Sécurité (11)
  • Ingénierie de la fiabilité des sites (33)
  • Engagement technique (12)

Tout ceci en tenant compte que les travailleurs de chaque équipe peuvent ensuite se mélanger en se répartissant dans différents projets tels que :

  • Projet croissance et engagement des nouveaux éditeurs dans les projets de tailles intermédiaires[S 184].
  • Projet éditeur visuel[S 185].
  • Projet application mobile[S 186]
  • Projet améliorations de l'expérience pour les ordinateurs de bureaux[S 187]
  • Etc.
 
Lien vers une page web rassemblant les vidéos

En sachant qu'il est possible de visionner toute une série d'interviews du personnel de la Fondation à l'occasion de l'élaboration de son plan annuel 2021-2022[S 188] (code QR ci-contre), on peut donc remarquer dès à présent qu'aucune de ces équipes ne travaille sur l'édition des projets Wikimédia. Ce qui confirme donc bien que cette tâche est réservée aux bénévoles du mouvement ou encore à des personnes rémunérées, mais dans ce cas, à l'extérieur du mouvement. D'ailleurs, il m'a toujours semblé que le mouvement répugnait à accorder directement des fonds à des personnes ou organismes qui désirent contribuer à la croissance du contenu Wikimédia. Tel fut en tout cas mon ressenti en tant qu'employé de l'ONG Louvain Coopération lorsque j'ai déposé une demande de subside qui allait dans ce sens, mais qui fut refusée par le comité de sélection composé de bénévoles recrutés et assistés par la Fondation. Suite à ce refus, je me suis donc limité dans le cadre de mon travail dans l'ONG, à créer et développer son article sur Wikipédia en français et en anglais, tout en respectant les conditions générales d'utilisation des projets Wikimédia, adaptées sur Wikipédia en français[S 189] qui interdisent les « contributions rémunérées sans divulgation » [S 190].

 

Pour en revenir à ce qui se passe à l'intérieur du mouvement, il faut également s'intéresser à ce qui se passe dans les associations nationales. Comme il y en avait 38 à l'heure ou j'écris cette phrase, il me fut donc impossible de me lancer dans une description détaillée de leur personnel. Et puisque leurs nombres et la quantité de membres et de salariés qu'elles rassemblent est en perpétuel changement, il m'apparut plus utile de renvoyer le lecteur intéressé vers une page web régulièrement mise à jour située sur le projet Meta-Wiki (Code QR ci-contre). Pour le reste, je signale ici que toutes ces associations se dédient principalement au soutien des bénévoles, à l'établissement de partenariats avec des instances publiques ou privées locales, ainsi qu'à l'organisation de concours, d'ateliers ou tout autres activités susceptible d’accroître le contenu des projets et la libre diffusion des connaissances. L'association allemande fait toutefois figure d'exception, puisque avec plus de 140 employés[M 33], celle-ci s'occupe aussi du maintien et du développement du projet Wikidata et des autres projets qui en découlent[S 191]. Au niveau de la francophonie deux de ces associations nationales, la belge et la canadienne, fonctionnent sans employés, tandis que deux autres, la française et la suisse, disposent chacune d'environ une dizaine d'employés.

Pour bien comprendre la dynamique du mouvement, il faut ensuite savoir que toutes ces personnes rémunérées dans le mouvement ne sont pas autorisées à éditer le contenu des projets dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ce règlement a pour but de protéger toutes les organisations Wikimédia qui engagent du personnel en se préservant de toute responsabilité éditoriale envers les contenus Wikimédia. Grâce à cette règle, il est alors possible de renvoyer les plaintes vers la Fondation qui les traitera en qualité d'hébergeur. Dans les cas de figure apparus notamment en France[S 192] et en Italie[M 34], les litiges sont alors traités conformément à la loi des États-Unis, qui exigera un retrait des informations, mais sans que la Fondation doive pour autant assumer la responsabilité juridique des éventuels préjudices qui découleraient de leurs publications.

Ceci étant dit, cela n'empêche pas que des personnes extérieures au mouvement soit rémunérées pour éditer le contenu des projets Wikimédia. Rappelons-nous déjà de cette documentaliste dont il fut question précédemment. Elle ne fut, à vrai dire, qu'un simple exemple parmi bien d'autres employés de Galeries, bibliothèques, archives et musées, dont certaines de leurs activités professionnelles consistent à publier des informations et documents divers en provenance de leurs institutions dans les projets Wikimédia. Pensons ensuite à tous les employés des services de communications, qui dans les entreprises, administrations, cabinets ministériels ou autres, veillent à maintenir ou améliorer le contenu des projets au bénéfice de leurs employeurs. C'est là autant de contributions intéressées dont certaines, comme nous le verrons bientôt dans le prochain chapitre, furent identifiées comme problèmatiques, alors que de mon côté, j'ai eu l'occasion, lors de mes ateliers d'édition, d'avertir certains de ces employés sur ce qu'il ne fallait pas faire.

C'est donc dans le but de contrôler autant que possible tous ces conflits d'intérêts[S 193][B 13] que de nouvelles conditions d'utilisations applicables au sein des projets furent spécialement conçues pour les contributions rémunérées[S 194], de telle sorte à compléter celles qui étaient déjà existantes[S 114]. Sous peine de blocage de compte ou d'adresse IP, il fut alors exigé que les contributions rémunérées soient déclarées comme telles, soit sur la page du compte utilisateur, soit sur les pages de discussions associées aux pages éditoriales. Et c'est donc grâce à cette nouvelle réglementation, une « chasse aux sorcières »[M 35] permit de canaliser l'apparition d'entreprises de type E réputation tel que Wiki-PR, qui sont spécialisées dans l'édition payante des articles de Wikipédia. Et un contrôle qui, rappelons-le, ne concerne pas uniquement les employés de ce type d'entreprise, mais toute personne rémunéré pour éditer les projets, y compris les personnes employées par le mouvement[M 36], comme l'aura compris trop tard sans doute cette employée de la Fondation prise en défaut et licenciée en janvier 2014[M 37].

Alors qu'ils furent initialement produits et gérés par des volontaires, les projets Wikimédia font donc aujourd'hui l'objet d'une activité salariale en constante augmentation, tandis que des rumeurs circulent au sein du mouvement à la suite de certains propos tenus par Katherine Maher, la directrice sortante de la Fondation Wikimédia. Dans une interview diffusée sur le Net par le think thank Atlantic Council, celle-ci suggérait effectivement qu' « Il est peut-être temps de vraiment réfléchir... À quoi ressemble un modèle de rémunération, afin que nous puissions être en mesure de redresser une partie de l'exclusion que nous avons vue au fil du temps ? »[T 18][M 38]. Il est vrai qu'en 2018 déjà, un projet intitulé Tiger avait vu le jour avec une participation de l'entreprise Google qui avait offert à l'époque 50 chrombooks et financé une centaine d'accès Internet[S 195] à des éditeurs indiens pour les aider à créer et développer des articles Wikipédia dans des langues sous-représentées[M 39]. Sauf que pour la Fondation, financer l'édition des projets de manière directe, constituerait un changement majeur dont découleraient de nombreuses nouvelles préoccupations qu'il faudrait ajouter à celles liées au financement du développement de l'écosystème numérique.

Les développeurs

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Vid. 4.16 Interview du directeur du service Informatique de la Fondation Wikimédia (source : https://w.wiki/4f$9)

Les activités liées au développement informatique du mouvement Wikimédia sont, elles aussi, très diverses, et de plus nécessitent certaines compétences spécifiques pour pouvoir y mener une observation participante. Dans l'idée de faciliter celle-ci, j'ai alors décidé de suivre quelques cours d'initiation à ces quatre principaux langages informatiques utilisés dans le mouvement que sont l'HTML, le CSS, le JavaScript et le PHP. Ces connaissances basiques restèrent cependant insuffisantes pour que je puisse participer aux activités qui nécessitent un accès aux serveurs de la Fondation, ou même pour pouvoir revendiquer une quelconque appartenance au groupe des développeurs.

Tout au plus, je fus capable de côtoyer certains membres de ce groupe, hors ligne, lors des traditionnels Hackathons qui ont précédé les deux cycles de conférence Wikimania auxquels j'ai participé, et en ligne lors du signalement de certains bugs sur le site Bugzilla avant sa migration vers le projet Phabricator, ou encore en adressant certaines demandes liées au développement du projet Wikiversité. Ensuite, lorsque je suis devenu administrateur du projet Wikiversité 2015, j'ai aussi reçu l'accès à des outils techniques réservés à ce statut[S 196] et dont certains auront pu rester en ma possession lors de ma candidature d'administrateur d'interface[S 197].

 
Vid. 4.17. Reportage réalisé lors du Hackathon Wikimedia de 2016 à Jérusalem (source : https://w.wiki/56m8)

À nouveau donc, il me fut nécessaire de chercher sur le web, les informations qui me permettaient de présenter les développeurs actifs au sein du mouvement. Mes recherches m'ont ainsi permis de tomber sur cette interview du directeur du Chief Technology Officer de la Fondation réalisée en 2021 (vidéo 4.16[V 6]) et à l'écoute de laquelle on apprend que la gestion d'un espace Web dans plus de 300 langues est une chose unique au monde. On y découvre ensuite d'une part, que dans le système informatique Wikimédia, plus de 2 000 000 de lignes de codes informatiques gérés en open source sont situés dans près de 2 300 serveurs informatiques répartis sur 4 à 5 sites différents répartis dans le monde. Et ensuite d'autre part que 30 % des éditions réalisées au sein des projets sont des scripts informatiques écrits par des programmeurs bénévoles que l'on peut découvrir dans un autre vidéo (vidéo 4.17).

 
Fig. 4.61. Carte de répartition des développeurs de Wikimédia selon les principaux continents (source : https://w.wiki/4haa)

Cette deuxième vidéo fut cette fois réalisée lors d'un hackathon organisé en 2016 à Jérusalem et me permet d'illustrer le type d'ambiance qui peut régner lors des rencontres hors ligne entre développeurs bénévoles, mais aussi de visualiser la grande diversité des personnes présentes, avec toujours une forte représentation masculine et une très grande diversité des origines géographiques. Comme autre source écrite cette fois, j'ai enfin découvert les propos d'un développeur enregistrés par l'association Wikimédia France[S 198] après lui avoir posé la question de savoir : « comment fais-tu ? ». Ce à quoi il répondit ceci avant de parler de ses motivations :

Cela peut passer par la création d’outillage (Gadget) permettant de simplifier et d’accélérer des contributions spécifiques et/ou répétitives. Par la création de robots, permettant de faire des modifications de masse sur les projets et dont le plus connu des robots (Salebot) s’occupe d’empêcher les contributions malveillantes. Mais aussi par l’amélioration de Wikipédia lui-même et de son moteur MediaWiki dont les sources sont ouvertes et publiquement accessibles. Comme pour les contributions, le développement sur Wikipédia est accessible à tous. Des pages spécifiques sur Wikipédia et MediaWiki aident tous les nouveaux développeurs à s’épanouir sur les projets.

Ce que j’aime dans le mouvement Wikipédia c’est la possibilité de partager librement ses connaissances et ses compétences pour aider aussi bien les contributeurs que les lecteurs. Mais aussi d’un point de vue technique de pouvoir découvrir et comprendre librement le fonctionnement d’une grosse application tel que Wikipédia.

Pour compléter ces témoignages, diverses enquêtes rapportées sur le site Meta-Wiki peuvent fournir quelques observations statistiques au sujet des développeurs. Certaines d'entre elles furent réalisées chaque année de 2015 à 2020[S 199] grâce à l'annuaire des personnes bénéficiant d'un compte d'accès aux serveurs de la Fondation. Elles permettent ainsi de voir l'évolution du nombre de développeurs entre 2015 et 2020. On y observe une forte croissance : de 962 personnes en 2015 et 984 en 2016, ce nombre atteindra 1286 développeurs en 2017 et 1857 en 2019, suivie ensuite d'une légère diminution lorsque ce nombre passa à 1825 en 2020. Une autre enquête de 2020 permet aussi de constater que les acteurs Wikimédia impliqués dans le développement informatique sont nettement mieux répartis dans le monde que les éditeurs, et ce d'autant plus que leur participation est récente (figure 4.63). Ceci alors que l'on avait déjà constaté précédemment qu'en 2018, la population des développeurs était plus jeune que dans le reste du mouvement (figure 4.37) et que le pourcentage de la participation féminine y était très similaire à la participation éditoriale (figure 4.49).

 
Fig. 4.62. Graphique de répartition des activités des développeurs en fonction du pourcentage de préférence au cours de l'année 2018 (source : https://w.wiki/4hZy)
 
Fig. 4.63. Graphique classant les raisons de la participation des développeurs bénévoles par préférence et au cours de l'année 2018 (source : https://w.wiki/4Xmg)

Comme signalé dans l'interview de Wikimédia France, les activités des développeurs Wikimédia peuvent être aussi variées que celles des éditeurs des contenus pédagogiques ou des bénévoles hors ligne. Selon l'enquête de 2018, le développement d'application au départ de l'interface de programmation (API) semble toutefois être l'activité favorite des développeurs. Arrive ensuite, par ordre de préférences, un ensemble d'activités directement réalisées dans les projets tels que la création de modèles, de gadgets et de programmes de maintenance comme les bots informatiques auxquels j'ai déjà fait référence. En bas du classement figurent enfin le développement d'activités extérieures aux projets éditoriaux propre au développement de l'infrastructure au sens large. Dans cette enquête, on apprend également que contribuer à la mission Wikimédia et des logiciels libres et aider les éditeurs qui y participent sont les deux motivations les plus citées chez les développeurs. À celles-ci succèdent après coup d'autres raisons plus personnelles pouvant être liées à des occupations scolaires ou professionnelles.

Puisque je n'aurai pas participé moi-même de manière régulière aux activités des développeurs faute de compétences suffisantes, il m'est donc difficile d'en dire plus au sujet de ceux-ci. Mais cela ne veut pas dire pour autant que je vais négliger les enjeux liés à la technologique qui sont présents au sein du mouvement et qui feront l'objet d'un chapitre à part entière[N 12]. Il n'est en effet pas du tout nécessaire d'être développeur pour comprendre ces enjeux, ni pour tirer parti des possibilités techniques offertes par le logiciel MediaWiki sur lequel repose l'ensemble des projets Wikimédia. Toutes ces compétences techniques, que l'on peut acquérir au fur et à mesure que l'on se perfectionne dans ses activités d'édition, peuvent ainsi, une fois arrivé à un certain stade, complexifier la distinction que l'on peut faire entre éditeurs et développeurs. Sans oublier bien sûr qu'un bon nombre des membres de la communauté Wikimédia sont à la fois actifs dans l'édition du code informatique et au niveau des pages de contenus pédagogiques. Ce qui nous rappelle donc à nouveau qu'au sein du mouvement, les frontières entre les différents groupes d'acteurs sont toujours très poreuses, et qu'il peut même parfois s'avérer compliqué, de savoir à quel moment il faut parler de groupe, de communauté ou de mouvement.

Distinction entre groupes, communautés et mouvement

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L'expression « communauté Wikimédia » est souvent utilisée à l'intérieur du mouvement pour désigner toutes les personnes qui contribuent à l'amélioration des projets, soit en ligne, soit hors ligne, mais toujours de façon bénévole. Cette communauté, peut donc se concevoir comme un agglomérat de communautés plus petites situées au niveau des nombreuses versions linguistiques des projets, associations locales, groupes d'utilisateurs, etc. C'est principalement lors d'appels à commentaires (RFC) lancés en opposition aux projets de la Fondation que la communauté Wikimédia devient la plus visible. Pendant ces périodes de crises plus ou moins brèves, le « quasi groupe » composé de l'ensemble des éditeurs Wikimédia apparaît soudainement comme une communauté soudée dans sa « relation d'autorité » avec la Fondation[B 14]. Parmi les participants à ces manifestations, on y retrouve majoritairement des gens capables de s'exprimer en anglais et qui s'avèrent être des relais importants vers toutes les autres communautés linguistiques.

À cette communauté d'éditeurs actifs et engagés, on peut ensuite se demander s’il serait raisonnable d'y associer les personnes qui éditent occasionnellement les projets sans compte utilisateur et souvent même sans connaître l'existence du mouvement. En pensant à celles-ci, je peux citer les personnes que je sollicite parfois pour corriger l'orthographe de mes travaux, alors que d'autres le font spontanément au niveau des autres projets. Comme nous l'avons vu précédemment dans la quatrième section de ce chapitre, ces personnes sont bien plus nombreuses que les éditeurs enregistrés, même si au niveau de la quantité et de la qualité du travail qu'elles apportent au projet, leurs contributions s'avèrent d'une bien moindre importance. En abordant les choses de la sorte, il n'est donc pas si évident de définir les contours exacts des communautés d'éditeurs et de surcroît de la communauté Wikimédia. Car selon les analyses sociologiques prodiguées par Max Weber[B 15], encore faut-il savoir si l'on doit tenir compte de l'activité, du statut ou de la reconnaissance par le groupe pour définir les membres d'une communauté.

 
Fig.4.64. Photo prise lors de la rencontre Wikimania 2019, sur laquelle apparait un espace mémorial (source : https://w.wiki/3QjX).

Quoi qu'il en soit, au niveau du mouvement Wikimédia, l'expression communauté apparaît souvent de manière complémentaire à celle de mouvement[B 16]. En pratique, le mot communauté s'utilise en général pour définir toutes les personnes actives à l'intérieur du mouvement Wikimédia. On parle de communautés d'éditeurs, de communauté d'utilisateurs, voire de communauté bénévole, tandis que l'expression « communauté Wikimédia » désigne souvent tous les contributeurs actifs dans tous les projets Wikimedia sans spécifier s'ils bénéficient ou non d'un compte utilisateur. Désignée comme telle, elle peut donc aussi inclure l'ensemble des personnes actives dans le projet développé hors ligne, alors que l'une de ses caractéristiques sera la présence d'un fort sentiment d'appropriation et un pouvoir décisionnel important à l'intérieur du mouvement[B 17].

La communauté Wikimédia représente aux yeux de certains « l'ensemble des personnes bénévoles et amateurs composant la communauté la plus prospère de l'ère numérique »[M 40]. Elle se caractérise pour d'autres par une éthique, une idéologie et un activisme très forts, ainsi qu'une grande sensibilité à tout ce qui est en décalage avec la philosophie du mouvement, telles la censure et l'entrave à la liberté numérique[B 18]. Mais aussi par un manque de reconnaissance, voire un certain mépris de la hiérarchie traditionnelle et des titres académiques[B 18]. Dans son premier communiqué de presse de 2004, Jimmy Wales parlait aussi d'une « une communauté très unie de contributeurs ouverts et responsables provenant du monde entier »[S 200].

Nous avons vu que la notion de communauté tout comme celle de mouvement est relativement jeune puisque l'expression « Wikimedia Movement » ne vit le jour qu'en 2008[S 201]. Ceci alors qu'en 2009, un article se posait encore la question de savoir s'il fallait parler de mouvement ou de communauté lorsque l'on parle du projet Wikipédia. Son auteur concluait[B 19] d’ailleurs son exposé en proposant la création d'un nouveau WikiProjet centré sur la culture libre et la vision de Wikipédia comme un mouvement social[T 19]. Si ce « WikiProjet » n'a finalement jamais vu le jour, le mouvement inter-projet et intercommunautaire imaginé par Florence Devouard sera pour sa part devenu une réalité, avec aussi bien en-ligne[S 202] que hors-ligne (figure 4.66), la commémoration d'éditeurs défunts, qui me semble être une des preuves tangible d'une appartenance communautaire au sein du mouvement.

Sous un autre aspect, d'autres pourront aussi y voir une communauté de pratique puisque celles-ci se définissent comme un « groupe de personnes qui partagent une préoccupation ou une passion pour quelque chose qu'elles font et apprennent à mieux le faire en interagissant régulièrement »[B 20]. Mais que cette définition me semble toutefois trop restrictive pour pouvoir dépeindre le mouvement dans son ensemble. Car si toutes les personnes actives dans le mouvement sont passionnées à l'idée d'une diffusion universelle de la connaissance humaine, bon nombre d'entre elles ne partagent pas les mêmes pratiques, tandis que certaines n’interagissent que très rarement avec d'autres membres. Délimiter clairement le mouvement Wikimédia au départ de la notion d'acteurs, semble donc être une entreprise complexe, ceci alors même que la notion de membre fait défaut dans les statuts de la Fondation Wikimédia.

Les frontières du mouvement

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Au terme de cette présentation des différents acteurs du mouvement Wikimédia, on peut se demander si elle est complète et dans quelle mesure chaque groupe d'acteurs présentés a de l'importance et de l'influence dans le mouvement. Pour réponse à cette question, nous disposons d'une représentation graphique de la répartition de tous les acteurs présents dans tout l'écosystème qui entoure le mouvement. En la parcourant, on s'aperçoit ainsi que bon nombre d'acteurs n'ont pas été cités ou explicités dans ce présent chapitre. Nous pourrions même les regrouper sous appellation anglaise de « stakeholders » que je traduirais ici par « acteurs des parties prenantes ». Il s'agit pour ainsi dire, de toutes les personnes actives dans de nombreuses institutions qui sont de près ou de loin en relation avec le mouvement, mais sans pour autant s'y affilier, ni même s'y identifier. Parmi ces institutions, on retrouve, par exemple, celles impliquées dans le mouvement du libre et du logiciel libre, les gouvernements et instances juridiques, divers lieux d'éditions et de production d'informations, des organismes philanthropiques ou non gouvernementaux, des communautés artistiques, de nombreuses institutions publiques axées sur la conservation et le partage de la connaissance, de multiples compagnies commerciales du domaine numérique, etc.

 
Fig. 4.65. Représentation graphique de la distribution des acteurs dans l'écosystème Wikimédia (source : https://w.wiki/4ha$)

Parler de tous ces acteurs aurait été une entreprise intéressante, mais irréalisable dans le cadre de cette étude. Et si je les évoque, c'est tout d'abord pour attirer l'attention du lecteur sur leur existence, mais aussi pour signaler qu'une telle profusion de « parties prenantes » nous renvoie au concept de « fait social total », tel qu'il fut défini par Marcel Mauss. Celui-ci fut créé à partir du concept de « fait social » préalablement produit par Émile Durkheim, qui le définissait comme : « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel »[B 21]

La particularité du fait social total introduite par Mauss fut donc de mettre en évidence que certains faits sociaux mettent en branle « un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. ». Une explication qui semble ainsi parfaitement correspondre à ce que l'on observe autour du mouvement Wikimédia, mais avec cette particularité : En plus d'être total, le fait social Wikimédia est également universel, puisque au niveau de son aboutissement, il concerne l'humanité tout entière. Voici pourquoi, il devient dès lors intéressant de poursuivre l'évolution du concept de fait social avancé par Durkheim, en parlant aujourd'hui de « fait social total universel » à l'image de ce que nous expose le mouvement social Wikimédia et certains espaces sociaux numériques, au même titre que le système monétaire international[B 22], du crime[B 23], voire dans un contexte beaucoup plus récent, de la pandémie de Covid-19.

À partir de cette large perspective qui rassemble toutes les personnes et institutions concernées par le fait social total universel Wikimédia, il serait bon à présent de déterminer lesquelles peuvent être considérées comme membres à part entière du mouvement Wikimédia. Cet exercice est toutefois rendu difficile par le simple fait que la Fondation qui fait office d'organe central au mouvement déclare dans ses statuts que « La Fondation n'a pas de membres. »[S 203]. Faute de pouvoir profiter d'une définition claire qui aurait pu être fournie par ce texte, une manière pertinente de reconnaître les membres du mouvement Wikimédia est alors de le faire au départ de leur « relation d'autorité »[B 14]. Grâce à ce principe déjà mobilisé précédemment, que l'on peut recouper à une observation du processus qui permet d'élire les membres du conseil d'administration de la Fondation, il devient alors possible de déterminer de façon procédurale et en termes d’autorité, qui peut être considéré comme membre du mouvement Wikimédia.

En étant candidat aux dernières élections de 2021, j'ai pu ainsi me retrouver au cœur du processus et découvrir qu'il fallait remplir certaines conditions fixées par le comité des élections[S 204], pour pouvoir déposer sa candidature, ainsi que pour pouvoir participer en tant qu'électeur. Ces conditions sont identiques dans les deux cas de figure quant à la participation au mouvement : En tant qu'éditeur, il faut avoir effectué une première modification avant le 9 juin 2019, soit deux ans avant le début de la période de dépôt des candidatures. Les autres conditions pour être candidat sont la nécessité de dévoiler sa réelle identité et d'attester que l'on n'a jamais été reconnu coupable de crime, malhonnêteté, tromperie et mauvaise gestion ou conduite dans un autre organisme à but non lucratif[S 205]. Et si l'on choisit de déterminer les membres du mouvement Wikimédia en fonction des personnes autorisées à voter durant les élections de 2021[S 206], voici donc les caractéristiques des membres du mouvement.

Éditeurs avec compte enregistré :

- ne pas être bloqué sur plus d'un projet :

- et avoir effectué au moins 300 modifications avant le 5 juillet 2021 sur les wikis Wikimedia ;

- et avoir effectué au moins 20 modifications entre le 5 janvier 2021 et le 5 juillet 2021.

Développeurs :

- les administrateurs de serveurs Wikimédia avec accès à l'interface système

- ceux qui ont fait au moins une validation fusionnée sur n'importe quel dépôt Wikimédia via Gerrit, entre le 5 janvier 2021 et le 5 juillet 2021.

- 300 modifications avant le 5 juillet 2021, et 20 modifications entre le 5 janvier 2021 et le 5 juillet 2021, sur Translatewiki.

- mainteneur ou contributeur à n'importe quel outil, robot, script utilisateur, gadget, ou module LUA sur les wikis Wikimedia.

- avoir participé de manière substantielle aux processus de conception et/ou de révision du développement technique liés à Wikimedia.

Le personnel et les contractuels actuels de la Fondation Wikimédia, des chapitres, organisations thématiques, groupe utilisateurs :

- Être employés au 5 juillet 2021.

Les membres actuels et anciens du conseil d'administration de la Fondation Wikimédia, du conseil consultatif de la Fondation Wikimédia et du comité de diffusion des fonds :

- Sans condition

En parcourant cette liste, on peut s'étonner de ne pas y retrouver deux groupes de personnes pourtant colorés en jaune dans l'illustration de l'écosystème Wikimédia (figure 4.66) : les éditeurs sous adresses IP qui répondraient aux mêmes exigences que les éditeurs enregistrés, ainsi que les personnes qui ont fait un don au mouvement. Je ne pense pas cependant qu'il s'agisse d'une réelle volonté de mettre ces personnes à l'écart, mais plutôt un choix que j'imagine facilement découler des difficultés techniques propres à l'organisation d'élections par voie électronique et au travers de l'espace web. Il est en effet compliqué me semble-t-il, pour les organisateurs de ces élections, de s'assurer de l'identité réelle des contributeurs sous IP et des donateurs, tout en étant certain qu'aucune de ces personnes ne puisse voter à plusieurs reprises. Quant à l'impasse qui aura été faite dans ce présent chapitre au sujet des donatrices et donateurs qui soutiennent financièrement le mouvement, ce n'est là qu'une question de temps. Ce sujet sera traité en détail dans le prochain chapitre spécialement consacré à l'économie Wikimédia.

Les passagers clandestins et extractivistes du savoir

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Alors qu'il me semble difficile de raccrocher ce qui se passe dans l'univers Wikimédia à ce que nous dit la sociologie des mouvements sociaux[B 24], j'ai malgré tout trouvé que le concept de « passager clandestin » était particulièrement adapté pour décrire un phénomène observé. Ce concept fut produit par Mancur Olson dans son ouvrage Logique de l'action collective, lorsqu'il s'intéressait aux « groupes latents », un concept un peu comparable à celui de « quasi-groupe » déjà évoqué au deuxième chapitre de ce travail. Sauf que ce qui distingue ces deux concepts, c'est que le groupe latent n'est pas vraiment un groupe qui s'ignore, mais plutôt un groupe de grande taille dans lequel la contribution ou absence de contribution, n'affecte pas suffisamment les membres pour les faire réagir[B 25].

L'expression « passager clandestin », traduite de free rider, peut effectivement s'appliquer à tous les acteurs présents au sein de l'écosystème Wikimédia qui profitent de ce qui se passe dans le mouvement Wikimédia, mais sans pour autant y participer. En langage commun, ils seraient qualifiés de profiteurs, d'opportunistes ou de parasites. Alors que pour suivre la tendance actuelle, je préfère pour ma part de parler d'extractivistes, un concept initialement utilisé pour dénoncer l'exploitation de ressources naturelles sans aucun respect de la vie environnante, et qui fut ensuite récupéré pour décrire d'autres déséquilibres socio-économiques.

Parmi les extractivistes de l'écosystème Wikimédia, on y retrouve ceux qui furent montrés du doigt par la Fondation, comme Apple et Amazon qui en 2018 n'avait toujours pas contribué financièrement au développement du mouvement[M 41]. Ceci contrairement à Google qui depuis 2010 déjà, jouait le jeu avec un premier don de deux millions de dollars, pendant que Facebook emboîtait le pas au cours de la même année en apportant un support technique. Suite aux accusations de la Fondation, Amazon se décida ainsi à offrir un million d'euros[M 42] avant d'assurer l'hébergement de Wikimedia Enterprise, un premier service commercial créé par la Fondation dont nous reparlerons.

Pour tous ces géants du Web, les projets Wikimédia représentent effectivement une ressource presque indispensable pour nourrir la conversation des assistants personnels intelligents tels que Siri, Alexa et Google Assisant, pour ne citer que les plus connus. À ceci s'ajoute encore différents algorithmes qui se nourrissent du contenu Wikimédia pour détecter l'apparition de fake-news, ou améliorer l'efficacité de son traducteur. Sans oublier bien sûr, certaines incrustations informations en provenance de Wikipédia au sein même de produit commerciaux, comme le faisait le Knowledge Graph de Google depuis 2012 sur le page de résultat de Google Search.

D'autres projets moins connus et pas forcément commerciaux reposent aussi sur la récupération du contenu des projets Wikimédia. C'est le cas du projet universitaire DBpedia qui restructure le contenu de Wikipédia sous une forme sémantique agrémentée d'autres sources d'informations, ou encore les sites miroirs de Wikipédia déjà présentés précédemment dans la section consacrée à la diaspora, et dont certains non cités et non éditables peuvent avoir pour seule optique de générer des revenus publicitaires.

Parmi les passagers clandestins du mouvement, on peut ensuite recenser toutes les personnes qui lisent les projets Wikimédia sans jamais y contribuer. Lors du discours prononcé par Jimmy Wales durant sa remise du titre de docteur Honoris Causa par mon université, je fus ainsi surpris d'en voir la proportion dans l'assemblée. Au deux tiers de son élocution, il demanda aux personnes présentes dans la salle de lever la main si elles avaient déjà utilisé Wikipédia, pour ensuite demander la même chose tout de suite après, mais uniquement pour ceux et celles qui avaient déjà édité l’encyclopédie. À la première question presque l'entièreté de la salle avait la main en l'air, alors qu'à la seconde, moins d'une dizaine de bras étaient restés tendus[V 7].

 
Fig. 4.66. Graphique illustrant la croissance de l’intérêt académique porté sur le projet Wikipédia (source : https://w.wiki/4tfH)

Cette faible participation me sera confirmée un jour où j'ai eu l'idée de vérifier l'activité de l'adresse IP de mon université ou du moins, celle utilisée par le bâtiment où se situe mon bureau, au niveau des projets Wikimédia. En me rendant sur la page https://guc.toolforge.org/, je fus ainsi surpris de constater que j'étais le seul à l'utiliser lors de mes fréquents oublis de connexion[S 207].

Je témoignerai aussi du fait qu'un de mes professeurs, Philippe Van Parijs pour ne pas le citer, qui avait été à l'origine de la sélection de Jimmy Wales comme candidat au titre de DHC, m'a un jour confié qu'il avait établi un ordre de paiement permanent au profit de la Fondation Wikimédia. Suite à quoi, je lui avais d'ailleurs répondu que sa contribution aux articles aurait été bien plus profitable. Une remarque qui selon l'observation du compte utilisateur qu'il avait créé pour soutenir une de mes demandes de subvention, n'aura cependant pas porté fruit[S 208].

Le désintérêt du milieu universitaire à participer à l'amélioration du contenu Wikimédia m'est toujours apparu regrettable, et ce d'autant plus qu'il existe depuis 2005 une littérature scientifique grandissante portant sur le sujet Wikipédia (figure 4.67). À l’exception de mes propres travaux publiés sur Wikiversité et Wikilivres, je pense qu'aucune de ces publications n'aura été publiée sous la même licence que celle utilisée par l'encyclopédie. Certaines d'entre elles sont certes en libre accès sur Internet, mais aucune d'entre elles ne semble donc rejoindre réellement le paradigme du libre partage de la connaissance initié par le mouvement Wikimédia.

Comme exemple parlant, il y a le livre Commons knowledge ? An ethnography of Wikipédia[B 26] présenté en quatrième de couverture comme la première ethnographie du Wikipédia. J'en ai découvert l'existence à Londres au cours de la rencontre annuelle du mouvement Wikimania de 2014. Ma première gêne fut de constater que l'éditeur n'avait pas pris en compte l'existence de ma propre ethnographie réalisée en fin de master trois ans auparavant. Elle était pourtant publiquement accessible sur Wikiversité, même s'il est vrai qu'elle ne fut publiée qu'en français et que la maison d'édition était anglophone. Après avoir assisté à la présentation de l'ouvrage par son auteur, je lui ai demandé s’il était possible d'en trouver une copie en libre accès. Il me répondit que non, en précisant qu'il n'avait eu d'autre choix que de publier son travail dans une maison d'édition reconnue par le monde académique.

Cette réponse m'avait littéralement sidéré, pas seulement parce qu'elle dénonçait une attitude profondément opportuniste de la part de la maison d'édition, mais aussi parce que cette démarche ne respectait tout simplement pas les termes de la licence libre CC.BY.SA affichée sur toutes les pages des projets Wikimédia. Pour en avoir le cœur net, j'ai alors posé la question sur la page Commons:Village pump/Copyright un lieu de discussion spécialement dédié au traitement des questions portant sur le droit d'auteur. Jusqu'à ce qu'une personne ait eu la bonne idée de consulter le livre via Google Book, le débat fut compliqué par le fait que je n'avais pas le droit d'envoyer à mes interlocuteurs une copie de l'ouvrage que j'avais moi-même obtenu par voie détournée. Voici un extrait de cette conversation[S 209] :

Dans leurs infos sur le droit d'auteur, ils indiquent que personne ne peut reproduire ou transmettre des parties du livre sans autorisation. C'est tout simplement faux. [...] le contenu substantiel tiré de Wikipédia est sous licence partage à l'identique. Ils peuvent prétendre au fair use pour leurs propres besoins, mais cela n'autorise le placement d'une nouvelle licence pour le contenu ni d'appliquer des restrictions supplémentaires.»

Cependant, ce sont les rédacteurs individuels qui ont écrit le contenu qu'ils réutilisent qui seraient lésés, et ce sont eux qui devraient prendre des mesures. La Fondation ne peut pas vraiment prendre de mesures à l'encontre des personnes qui copient de manière inappropriée du contenu de Wikipédia, car la Fondation ne possède pas le contenu, elle ne fait que l'héberger. GMG (A)talk 18:58, 30 décembre 2019 (UTC)

Si vous vous préoccupez de Wikipédia, vous pouvez ajouter w:Template:Published aux pages de discussion des articles utilisés, ce qui informera les éditeurs que la page a été publiée, et vous permettra même de noter que cela a été fait illégalement.--Prosfilaes (d) 19:28, 30 December 2019 (UTC)[T 20]

La posture du milieu de l'édition couplée au laxisme du mouvement Wikimédia quant à faire respecter les licences attribuées à ses contenus pose donc un réel problème juridique adjacent à la posture opportuniste. Les chercheurs et auteurs de livres ou articles produits au départ de l'observation de Wikipédia peuvent bien entendu dire que eux aussi produisent du savoir. Mais si c'est pour constater ensuite que celui-ci n'est pas librement et gratuitement disponible au même titre que ce qui fut récupéré au sein des projets Wikimédia, cet argument ne tient plus la route, ni d'un point de vue morale, ni d'un point de vue juridique. Ceci alors que dans des cas un peu plus extrêmes et si l'on s'en réfère au témoignage repris ci-dessous, l'opportuniste du chercheur peut aller jusqu'à perturber les activités du mouvement et toujours sans pour autant y prendre part. Voici ce que me confia un jour une bénévole et organisatrice d'atelier hors-ligne au sein du mouvement :

J’ai très mal vécu personnellement les interactions avec un chercheur qui m’a interrogée sur Wikipédia pendant des heures lors de plusieurs événements wikimédiens sans tenir compte du fait que pour moi c’est une rare occasion de voir mes ami·e·s du mouvement et de discuter de vives voix sur les projets pour les faire avancer. Il est venu à plusieurs des événements que j’ai organisés, avec défraiement des transports et nourriture, et il n’a pas même contribué une seule ligne, tout en empêchant les autres de contribuer par ses demandes d’interviews et ses questions, sur le temps qui était dévolu à la contribution.[S 210]

Contrairement à certains géants du Web, nous ne saurons pas si le chercheur cité dans ce témoignage aura fait un don au mouvement. Mais même si cela se confirmait et de manière similaire à ce qui concerne les entreprises commerciales, je ne considère pas personnellement que cela puisse justifier un comportement extractiviste.

Dans le cas du projet Tiger, la compagnie Google a en effet apporté une assistance technique et financière à des personnes situées en Inde pour qu'elles écrivent des articles Wikipédia dans des langues minoritaires. Mais n'était-ce pas là un investissement bien plus qu'un réel sacrifice financier ? Car ce que le blog de Google mettait lui-même en évidence c'est que le projet permettait aussi de récolter des données utiles en invitant les éditeurs concernés par le projet à utiliser les différents services gratuits mais aussi commerciaux, ne l'oublions pas. Grâce à Google Translate, Cloud Custom Search, Cloud Vision, le travail des éditeurs devenait ainsi tout bénéfice pour améliorer respectivement, l’outil de traduction, le référencement et même le contenu des serveurs Google puisqu'il s'agissait entre autres de « numériser des livres du domaine public dans des langues indiennes le moteur de traduction dans cette région du monde »[M 43]

Suite à une enquête effectuée au sein de la Silicone Valley, là où siège l'entreprise Google, Marc Abélès décrit effectivement comment le don charitable est aujourd'hui devenu un investissement dans cette partie du monde. Dans la conclusion de son ouvrage[B 27], il nous confie ceci :

« Le capitalisme " socialement responsable " ne doit avoir aucun état d'âme à traiter la philanthropie comme un investissement destiné à engendrer des résultats mesurables. La question du retour sur investissement devient centrale : Il importe de mesurer les performances effectives des associations et de quantifier les résultats obtenus dans un domaine jusqu'alors rétif à ce genre d'évaluation. »

Avec un tel état d'esprit, il ne faut donc pas s'étonner de l'apparition du projet Wikimedia Enterprise en tant que premier service payant créé par la Fondation Wikimédia. L'intention placée derrière ce produit payant et spécialement dédié aux entreprises extractivistes, est précisément d'inverser la donne au niveau du retour sur investissement. Ce qui est d'ailleurs explicitement dit sur l'une des pages de présentation du projet[S 211] :

Notre contenu est souvent réutilisé par des organisations commerciales qui en dépendent pour soutenir leurs modèles commerciaux et qui en tirent ainsi des revenus. En dehors des dons corporatifs effectués volontairement à la Fondation Wikimédia, le mouvement n'a jamais reçu de bénéfices de ces revenus grâce à un retour sur investissement. En reconnaissance de cela, sous l’égide de la « Durabilité de notre mouvement », le processus de stratégie du mouvement a demandé à la Wikimédia Foundation d'explorer, entre autres, « des API pour les entreprises [et] des modèles pour les réutilisateurs commerciaux à grande échelle, en prenant soin d'éviter la dépendance des revenus ou toute autre influence extérieure indue dans la conception et le développement des produits. »

Suite à ce repositionnement du mouvement face aux grandes entreprises commerciales extractiviste, il ne reste plus à espérer à présent que ces dernières resteront fair-play. Car pendant que ce nouveau projet de la Fondation invite les entreprises commerciales à payer l'utilisation d'une nouvelle interface de programmation (API) plus performante, du côté de Google, ce même type d'interface qui permettait autrefois de transférer des vidéos de YouTube vers Wikimedia commons a cessé de fonctionner depuis plusieurs années déjà. Une page de discussion sur le site Phabricator dédié à la gestion de ce qui fut au départ diagnostiqué comme un bug le confirme et les commentaires de clôture apportés par un employé de la Fondation[S 212] n'ont rien de rassurant :

Malheureusement, comme vous l’avez noté, YouTube a indiqué qu’ils ne travailleraient pas avec nous pour faire une exception pour Video2Commons. Comme je l’ai noté sur le ticket Phab, cela a été profondément décevant pour moi, et je pense qu’ils ont fait le mauvais appel (à la fois éthiquement et d’un point de vue commercial / RP). En consultation avec notre conseiller juridique, nous avons clairement indiqué à YouTube que si la communauté choisit de mener cette bataille, nous ne soutiendrons pas la position de YouTube.

Je ne suis pas sûr de l’effet que votre plaidoyer public aura, pour être honnête, mais en tant que responsable de la gestion de la relation globale avec YouTube de WMF, je soutiens vos efforts. J’aurais utilisé cela comme une autre invite pour retourner sur YouTube et faire valoir mes arguments, mais après l’avoir fait trois fois, je me rends compte que la négociation d’organisation à organisation ne portera pas ses fruits.[T 21]

Tous ceci confirme qu'au sein de l'écoumène numérique et au même titre qu'au niveau géographique, l'argent n’apparaît pas comme seul facteur déterminant. Au même titre que la coupure du gazoduc en provenance de la Russie a des répercussions bien plus dramatiques que le blocage des liquidités des membres du Kremlin. la fermeture du « vidéoduc » en provenance de Google, a eu lui aussi des conséquences très regrettables au niveau de l'amélioration des projets Wikimédia.

On peut remarquer ensuite que Google n'aura jamais encouragé les utilisateurs de YouTube à utiliser une licence libre autre que la CC.BY[S 213] de telle sorte à éviter la clause copyleft imposant de conserver la licence libre sur tout produit dérivé. La page de support à la licence CC.BY fut ensuite abandonnée en septembre 2021, à une époque où, si je ne me trompe, sont apparues les vidéos publicitaires sur YouTube[S 214]. Si l'entreprise Google peut parfois se montrer généreuse envers le mouvement Wikimédia, elle n'est reste pas moins, me semble-t-il, bien déterminée à ne pas partager les vidéos téléchargées par ses utilisateurs, et qu'elle utilise ensuite comme faire valoir pour des messages publicitaires.

Suite à ces reproches formulés à l'encontre de Google, signalons enfin que le projet Wikipédia fut, lui aussi, critiqué par rapport au référencement des informations qui s'y retrouvent collectées. Apparue en 2007, cette accusation fit suite à la décision d'appliquer la balise « Nofollow » sur l'ensemble des projets Wikimédia, avec pour conséquence d'indiquer aux moteurs de recherche de ne plus indexer les liens externes. C'était là une stratégie dont le but était de décourager les personnes qui voudraient utiliser les projets Wikimedia dans le but de favoriser leur propre site dans la consultation du Web.

À l'époque de ce changement, Wikipédia fut ainsi qualifié de « trou noir du Web»[M 44], étant donné que le site web, l'un des plus consultés au monde, affichait l'ambition de rassembler toute la connaissance humaine, mais sans favoriser sa consultation externe. Près de dix ans plus tard, ce trait caractéristique du projet encyclopédique continue à exaspérer des personnes telles que le journaliste et politologue Laurent de Boissieu. Sur Twitter, il affirmait en effet qu'il s'agit là de l'unique facteur qui le décourage dans ses activités de publication sur le net, tout en précisant que : « Wikipédia pompe en 5 secondes des heures et des heures de boulot. »[M 45].

S’il est raisonnable de penser que les projets Wikimédia se sont mis en porte-à-faux par rapport au partage du référencement de l’information via les moteurs de recherche, ce jugement ne devrait pas pour autant cibler les éditeurs des projets. La plupart d'entre eux contribuent de fait bénévolement et de manière anonyme, et il serait dès lors injuste de croire qu'ils puissent tirer un quelconque profit de cette situation. Tout à l'inverse, si le journaliste s'en plaint, c'est précisément parce qu'il y voit une perte d'intérêt personnel en matière de visibilité, de renommée et de prestige. En raisonnant de la sorte, le témoignage du journaliste nous aide donc à mettre en exergue cette démarcation entre activité bénévole et activité professionnel très présente au sein du mouvement Wikimédia et qui me semble-t-il devrait faire l'objet d'une réflexion beaucoup plus globale en s'intéressant à ce qui se passe dans le reste de la société.

La pertinence du bénévolat face à la faillite de l'emploi

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Nous venons donc de voir qu'il existe dans le mouvement Wikimédia une certaine cohabitation entre le statut de bénévole, souvent qualifié d'amateurisme dans d'autres sphères d'activité, et celui de professionnel entendu ici comme une personne rémunérée. On y observe que l'activité bénévole apparait souvent plus proche de la mission du mouvement, mais aussi des intérêts collectifs, alors que les activités professionnelles fatalement plus égocentrées en raison d'une recherche de gain personnel au travers de sa rémunération, s'éloignera plus facilement de la finalité commune. Tout ceci en constatant qu'au niveau de la concurrence économique, un projet entièrement développé par des bénévoles, tel que Wikipédia, évince toute concurrence en provenance du secteur privé et commercial. Ceci alors qu'au-delà du mouvement, le volontariat, même s’il est peu visible, est loin d'être un phénomène insignifiant puisqu'il est pratiqué par un Français sur quatre[M 46], et par des personnes qui sont généralement perçues comme étant plus sociables et chaleureuses que les professionnels[B 28].

L'activité bénévole minimise de plus les conflits d'intérêt lié à l'argent au sein des projets et annihile la recherche d'un prestige externe à ceux-ci lors de l'usage du compte utilisateur anonyme. L'activité rémunérée, tout à l'inverse, se conçoit d'abord autour d'un contrat d'échange en un revenu et une activité professionnelle que l'on voudrait la plus prestigieuse de telle sorte à susciter une ascension vers des posts à salaires plus élevés. Il est donc raisonnable de penser qu'aucun bénévole ne se lancera dans une activité qu'il juge inutile, alors que dans le cas d'une personne rémunérée, cela s'avère possible et même relativement fréquent si c'est la seule façon de garder son emploi et les revenus financiers qui en découlent. Dans ce cas précis, l’intérêt économique et personnel prime sur la rationalité de l'action, tout en ayant possiblement des répercussions négatives sur la mission d'un projet et les intérêts communs de sa communauté.

En laissant à d'autres la tâche de débattre de l’oxymore du « volontariat forcé »[M 47][M 48][M 46] et de certaines autres ambiguïtés[B 29] dont je n'ai vu aucun cas de figure au sein du mouvement, il est possible de se faire une idée sur la proportion du nombre de travailleurs rémunérés qui estiment avoir une activité professionnelle inutile, en consultant l'ouvrage de l'anthropologue David Graeber intitulé Bulshit job. À sa lecture, on découvre effectivement que « le phénomène de boulot à la con » est loin d'être statistiquement insignifiant, puisque 37 % des Britanniques interrogés lors d'un sondage ont effectivement répondu par la négative à la question de savoir si : « Votre emploi apporte-t-il quoi que ce soit d’important au monde ? ». Ceci alors qu'une autre enquête réalisée aux Pays-Bas affirme que « 40 % des travailleurs néerlandais ont déclaré que leur job n’avait aucune raison valable d’exister »[B 30].

Parmi de nombreux témoignages de personnes soufrant de cette situation qui furent recueillis par Graeber, on retrouve celui d'un informaticien qui, ne sachant pas quoi faire durant ses heures de travail, finit par installer un navigateur en mode texte sur son ordinateur de bureau pour pouvoir, entre autres, améliorer les articles de Wikipédia[B 30]. Une information assez surprenante et tout à propos dans le cadre de cette étude, qui peut alors faire croire que parmi les éditeurs des projets Wikimédia il existe un certain nombre d'employés en manque de travail. D'où peut-être la présence d'éditeurs très actifs durant les heures de bureau et qui prendront toutes les précautions afin d'éviter que l'on puisse découvrir leur réelle identité. Reste ensuite la question délicate de savoir qu'elle serait le pourcentage des personnes engagées par le mouvement Wikimédia et qui ne trouve aucun sens dans leur travail.

Tout ceci renforce donc l'idée générale que le statut d'employé ne peut en aucun cas être une garantie quant au sens à donner à sa vie. Quant aux chiffres impressionnants transmis par les deux sondages rapporter par Graeber, ils ne font qu'expliquer finalement l'explosion du nombre maladies psychologiques associées à la perte de sens dans le monde du travail[B 31]. La plus connue est le burnout, ou syndrome d'épuisement professionnel, qui se caractérise par une fatigue profonde pouvant aller, dans les cas les plus extrêmes, jusqu'à la perte d'envie complète de s'investir dans une activité quelle qu'elle soit. Mais il y a aussi ces autres syndromes moins connus que sont le bore out, le blurout et le brownout[B 32]. Tandis que le bore out est un trouble mental provoqué par l'ennui, le blurout le sera par le manque de dissociation entre vie professionnelle et vie privée, pendant que le brownout sera provoqué par une perte de sens de son activité professionnelle[B 33] provoquant une « dissonance éthique »[B 34] qui touche particulièrement les travailleurs qui misent beaucoup sur leur emploi pour donner sens à leur vie.

En sachant que la grande majorité des 600 employés de la fondation font du télétravail, le blurout est sans doute un syndrome à craindre au sein du mouvement, alors que je ne vois pas de raison qui pourrait justifier l'absence de burnout, de boreout et de brownout parmi les membres du staff. Sans oublier que d'autres études ont aussi mis en évidence qu'un certain nombre de travailleurs, suite aux temps de réflexion qui leur ont été accordés lors des périodes de confinement au cours pandémie de Covid-19, ont perdu toute la crédibilité qu'ils pouvaient accorder à leurs emplois[M 49]. Rappelons-nous d'ailleurs que lors de cette période très spéciale, tous les secteurs économiques jugés non essentiels étaient à l’arrêt et que seul le travail indispensable à la survie de la société était maintenu. Une occasion unique somme toute de faire la part des choses entre boulots à la con inutiles (bullshit job) propice au brownout et boreout et « boulot de merde » (shit job) indispensable générateur de burnout et blurout.

Tous ces constats et réflexions sont donc autant d'indicateurs de la faillite du marché de l'emploi. Une faillite morale tout d'abord, puisqu'elle permet l'aliénation de travailleurs peu payés au profit global de travailleurs mieux payés malgré leurs inutilités. Et une faillite économique ensuite, puisque aucun projet professionnel ou commercial ne semble pouvoir rivaliser avec Wikipédia en matière de productivité. De cette situation incongrue, surgit alors le souvenir de l'ouvrage La fabrique des imposteurs, dans lequel Roland Gori mettait en évidence la « confiscation de la pensée critique au moyen des procédures de l'évaluation et l'emprise de la "religion du marché" au cœur de nos sociétés »[B 35].

Face à cette faillite, l'exemple du volontariat Wikimédia apparait donc comme une incontournable invitation à « (re)placer l'humain au cœur des organisations »[B 36]. Une démarche qui ne pourra se faire qu'en remettant en cause le système économique mondial qui, malgré les avertissements publiés en 1944 par Karl Polanyi dans La Grande Transformation[B 37], a réussi à pervertir l'organisation de nos sociétés en enveloppant l'activité humaine au sein d'un processus à la fois injuste et absurde. Et c'est précisément dans ce sens que le mouvement Wikimédia est particulièrement inspirant, puisqu'il nous rappelle que l'être humain doit être considéré selon son statut et non pas au travers d'un quelconque contrat économique ou autre. Une dérive qui par ailleurs fut déjà observée 1874 l'anthropologue botanique Henry Summer Maine lorsqu'il observait dans le mouvement des sociétés un passage de l'état d'une personne, au sens juridique du terme, au contrat[B 38].
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