Imagine un monde/L'économie

Le mouvement Wikimédia est un écosystème économique dans lequel on retrouve en même temps des travailleurs bénévoles, des employés, des associations à buts non lucratifs, et même plus récemment, un projet commercial. Durant l'exercice financier 2017-2018, le chiffre d'affaires de la Fondation qui chapeaute le mouvement atteignit pour la première fois les 100 millions de dollars américains, pour poursuivre les années suivantes son impressionnante croissance. Cet argent est la récolte de plus de six millions de dons d'un montant moyen de 15,86 dollars US, qui furent offerts par des personnes situées dans environ 30 pays séparés et s'exprimant dans plus de 20 langues différentes[S 1]. Au regard de la Resource dependence theory[B 1], cette source de financement inconditionnel offre donc au mouvement une très grande autonomie financière et politique.

Cependant, la Fondation, qui à l'exception des dons offerts en Suisse et en Allemagne, en assure à elle seule la récolte et la gestion, doit faire face à un autre type de dépendance, puisque ce soutien financier dépend directement d'un travail d'édition préalablement fourni par des bénévoles. Dans cet écosystème économique, des producteurs bénévoles fournissent du temps, alors que les lecteurs consommateurs sont invités à donner de l'argent en contrepartie. On pourrait y voir une sorte d'organisation mise en place par un système de don/contre-don, sauf que le don monétaire en retour ne parvient jamais aux donateurs initiaux que sont les éditeurs bénévoles. Pour comprendre pourquoi cette asymétrie n'empêche pas le mouvement de fonctionner, il faut alors situer les bénévoles en dehors du paradigme du don et les restituer au sein d'un autre paradigme, que je nomme le « paradigme du partage ».

Concernant les moyens de production du mouvement (principalement l'infrastructure informatique, les noms de domaines et les noms de marque, ils appartiennent à la Fondation qui statutairement est dépourvue de membre, mais se voit dirigée par un conseil d'administration élu en grande partie par les travailleurs bénévoles. Ces derniers peuvent stopper leurs activités à tout moment, alors que l'infrastructure informatique de production peut être substituée facilement au niveau technique et de manière peu coûteuse en temps et argent. De cette conjoncture découle ainsi une forme d'autorité supérieure dans le camp de la communauté bénévole. Elle se traduit par de nombreux actes de protestations qui, en cas de forte adhésion, auront toujours été pris en compte par la Fondation.

Du reste, et même si les nombreux sites web Wikimédia nécessitent le maintien et l'amélioration de toute une infrastructure par des personnes hautement qualifiées, l'argent récolté à partir du travail des bénévoles dépasse largement ce qui est nécessaire à l'entretien et au développement de l'outil de production. De cette situation découle le développement d'une organisation économique apparentée au tiers secteur, mais dont les pratiques de sa Fondation dite, sans but lucratif, deviennent tout à fait discutables, dès lors que l'on y voit apparaître du marketing, de la vente de service et une capitalisation des collectes de dons. Dès la naissance du projet encyclopédique Wikipédia en janvier 2001, ce sont donc ainsi de nombreuses questions éthiques et d'ordre économique qui animent le mouvement Wikimédia.

L'arrivée de Wikipédia sur le marché des encyclopédies

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D'abord ignorée à ses débuts, puis considérée comme une nouvelle production du web 2.0 sans grande importance, avant d'être critiquée pour son manque de fiabilité et même vouée maintes fois à disparaitre[B 2], l'encyclopédie Wikipédia a fini par devenir un acteur pris au sérieux sur le marché de l'édition. La publication d'une étude dans la revue scientifique Nature contribua sans aucun doute à ce changement. Parue en mars 2006, cette recherche affirmait qu'en moyenne et pour chacun des 42 articles de thématiques scientifiques repris par la recherche[M 1], « Wikipédia contenait environ quatre inexactitudes ; Britannica, environ trois »[T 1][B 3].

La réaction des responsables de l'Encyclopædia Britannica vis-à-vis de cette publication fut très vive et apporta la preuve indiscutable que Wikipédia faisait dès à présent partie de ses concurrents. Le développement des règles d'édition et la mise en place de processus de labellisations d'articles de qualités[S 2] et de bons articles[S 3] (voir figure 3.1 ci-dessous), ne firent ensuite qu’accroître la fiabilité de l'encyclopédie libre. Après 15 ans d'antiwikipédisme[B 4] et alors que de nouvelles recherches continuent à prouver la véracité de son contenu[B 5], Wikipédia finit par devenir aujourd'hui et selon ses versions linguistiques[B 6], un « acteur incontournable de la médiation de connaissances »[M 2]. La question à ce jour n'est donc plus tant de savoir si l'encyclopédie est fiable, mais pourquoi elle est toujours négligée par les universitaires[B 7] et pourquoi les autres institutions tardent-elles à s'approprier ce formidable outil pédagogique.[M 3]

Pierre Assouline, l'un des premiers à critiquer Wikipédia en France, se posa un jour la question suivante : « les encyclopédies vont-elles mourir ? »[B 8]. Au niveau des encyclopédies papier, la réponse à cette question fut oui, mais la raison principale n'en fut pas pour autant l’arrivée de Wikipédia. Avec le développement de la micro-informatique et du réseau Internet, l'accès à l'information rapide et surtout très peu encombrant offert par les PC, tablettes, smartphones, remit effectivement en question l'utilité de posséder chez soi des étagères remplies de tomes encyclopédiques[M 4]. Ensuite, Wikipédia a eu pour avantage de se développer directement sur le web, alors que les encyclopédies papier n'envisageaient probablement pas encore de mettre leurs contenus en ligne, tout au plus le faisaient-elles sur support DVD.

 
Fig. 5.1. Graphique illustrant la croissance du nombre d'articles pour les plus importantes versions linguistiques du projet Wikipédia (source : https://w.wiki/34o6)

Avec des centaines de versions linguistiques, un travail éditorial entièrement réalisé par des bénévoles et l'arrivée de systèmes automatisés de création de contenu, l’encyclopédie libre connut une spectaculaire croissance de son nombre d'articles. Cette croissance varie bien entendu d'une version linguistique à l'autre, avec pour certaines d'entre elles, des périodes d’accélérations fulgurantes. Tel fut le cas dans le projet Wikipédia en suédois et en néerlandais, suite à l'arrivée du programme Lsjbot, qui selon son créateur, Sverker Johansson, est capable de produire 10 000 articles par jour pour lutter, par exemple, contre les biais de représentativités linguistique, géographique et de genre[M 5](voir figure 4.2 ci-contre). Si l'on ajoute à cela le fait que Wikipédia reste jusqu'à ce jour gratuit d'accès et sans publicité, il est facile de comprendre comment Wikipédia finit par dominer complètement le marché de l'édition encyclopédique.

Pourtant, le premier projet du mouvement Wikimédia n'arriva que dix ans après l'apparition des premiers livres numériques[M 6] et d'autres initiatives de partage de la connaissance via le web, tel le projet Gutengerg qui collecte et distribue gratuitement jusqu'à nos jours plus de 65 000 livres numériques issus du domaine public[M 6]. Wikipédia ne fut pas non plus la première encyclopédie à voir le jour dans l'espace Web. Le projet Encarta, lancé en 1993, fut mis en ligne au courant de l'année 2000 par le géant Microsoft, soit un an avant la création de Wikipédia. Et pourtant, neuf ans plus tard, en 2009, Wikipédia aura contraint le géant mondial du logiciel à fermer les portes de son encyclopédie. Les chiffres étaient explicites. « Wikipédia totalisait 97 % des visites des internautes sur des sites d'encyclopédies aux États-Unis en janvier, contre 1,27 % pour Encarta »[M 7].

Google, ce deuxième géant du domaine informatique, tenta ensuite de concurrencer Wikipédia en lançant dans le courant de l'année 2007 sa propre encyclopédie intitulée Knol. Ce fut néanmoins peine perdue, puisque le projet fut abandonné par la firme en mai 2012, après avoir été reconnu comme un échec commercial[M 8]. Dans l'ombre de Wikipédia, n'aura donc survécu aucune encyclopédie généraliste capable de concurrencer sa production. Certaines sont toujours en ligne comme le projet Citizendium lancé par Larry Sanger, ainsi que le projet Scholarpedia lancés en 2006. Mais leurs développements semblent stationnaires avec un nombre d'articles en décembre 2020 atteignant respectivement 76 090[S 4] et 1812[S 5] articles pendant que le projet Wikipédia en anglais dépassait la barre des 6,138,050 en date du 10 août 2020[S 6].

Au niveau francophone, il fut aussi un temps où un comité d'experts canadiens regroupés autour de l'Encyclopédie de l'Agora se réjouissait d'être « toujours les premiers dans Google »[M 9]. Cette encyclopédie toujours accessible à ce jour[S 7], fut fondée en 1998 par le philosophe Jacques Dufresne, mais perdit rapidement la tête des classements de Google Search après l'arrivée de Wikipédia. Ce fut au regret de son fondateur qui, sans aucune forme de rancœur selon lui, verra dans cet événement une forme de « domination culturelle »[M 10] et de « soft power »[M 11]. Toujours au niveau francophone, on se souvient aussi du sauvetage de dernière minute de la célèbre Encyclopædia Universalis en septembre 2015, suite à des menaces de redressement judiciaire[M 12]. Déjà contrainte de mettre fin à ses éditions papiers en 2012 pour passer au tout numérique sur DVD, l'entreprise finit par maintenir son chiffre d'affaires[S 8] en vendant son encyclopédie sur une clef USB sur laquelle se trouve aussi un ensemble d'outils qui facilite la recherche d'information complémentaire sur le Net[M 13].

Toutes les encyclopédies généralistes ont donc souffert de l'arrivée de Wikipédia, et peu ont survécu au « tandem Google-Wikipédia »[B 9]. En revanche, certaines encyclopédies thématiques ou spécialisées auront continué quant à elles leurs développements. Parmi une liste de plus de 80 encyclopédies en ligne disponibles sur Wikipédia[S 9], on trouve, notamment, le projet MusicBrainz, une base de données musicales collaboratives et universelles, ou encore Ékopédia, une encyclopédie dédiée à l'écologie au quotidien. Dans le registre des projets issus du milieu universitaire enfin, on peut encore citer The Stanford Encyclopedia of Philosophy, l'Encyclopédie de la Vie ou encore Anthropen, un dictionnaire spécialisé dans le domaine de l'anthropologie.

Autres implications économiques des projets frères

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Par-delà Wikipédia, d'autres projets Wikimédia, que l'on intitule parfois les projets frères, eurent aussi quelques rebondissement d'ordre économique. Avec tout d'abord en 2005, la remise à zéro du projet Wikiquote en français suite à une plainte concernant un transfère d'une base de donnée soumise à un droit d'auteur incompatible avec la licence Creative commons en usage sur le projet pédagogique Wikimédia[1].

 
Vid. 5.1. Enseigner Wikipédia par les anecdotes :Le Selfie du Macaque (source : https://w.wiki/34oD)

Puis, en 2011, Wikimedia commons, la banque de fichiers de tous les projets Wikimédia, fut concernée par une autre plainte concernant cette fois le téléchargement de certaines photos. Il s'agissait d'autoportraits réalisés avec le matériel du photographe animalier David Slater par des macaques nègres. Dans une vidéo qu'Alexandre Hocquet a produite pour enseigner Wikipédia par les anecdotes (vidéo 5.1[V 1]), on découvre que la demande de suppression des clichés et la réclamation des droits d'auteur du photographe fut refusée par la Fondation Wikimédia. Il s'ensuivit alors tout un débat auprès de la justice américaine dont l'issue sera favorable à la Fondation. Suite au jugement qui en découla, les œuvres produites par des êtres non reconnus comme personnes physiques ou morales, furent ainsi automatiquement reconnues par la loi américaine comme faisant partie du domaine public[M 14].

 
Fig. 5.2. Deux exemplaires du dictionnaire Le Dico présentés par deux contributeurs du Wiktionnaire francophone. (source: https://w.wiki/4MNo)

En juillet 2015 ensuite, le projet Wiktionnaire en français, dont le nombre d'articles aujourd'hui[S 10] dépasse celui du projet Wikipédia en français et même à certaines époques celui du Wiktionnaire en anglais[S 11], dut pour sa part réagir à une mise en demeure en provenance d'un avocat qui représentait l'entreprise 3M[S 12]. C'était une demande parmi deux autres concernant des noms de marque, qui concernait les pages dédiées aux mots post-it et scotch. Elle demandait de restaurer les pages telles que la firme les avait modifiées, mais sans répondre malencontreusement aux attentes du projet. Suite à ce courrier, la communauté des contributeurs avec l'aide de juristes de la Fondation Wikimédia ont créé une page spécialement dédiée au droit des marques afin de « clarifier les problèmes qui peuvent se poser dans le Wiktionnaire à propos des mots issus de noms de marques »[S 13]. Un courriel fut ensuite envoyé à l'avocat pour l'inviter à collaborer avec toute la communauté plutôt que de se focaliser sur l'éditeur qui avait annulé les modifications. Comme les nouvelles interventions de l'avocat ne tinrent pas compte de cette demande, elles ne furent plus traitées et l'affaire finit par tomber dans l'oubli.

Toutes ces anecdotes attirent ainsi l'attention sur le fait que tous les projets Wikimédia, au même titre que Wikipédia, peuvent être considérés comme des acteurs économiques à part entière. Le Wiktionnaire, pour revenir sur cet exemple qu'il ne faudrait pas jeter avec l'oripeau du Web[B 10], bénéficie d'une place très respectable parmi les autres dictionnaires en ligne[M 15] et particulièrement en ce qui concerne les néologismes en provenance des médias[B 11]. À ce titre, Il fit d'ailleurs l'objet d'un partenariat entre l'association Wikimédia France et les éditions Garnier dans le but de produire un dictionnaire au format papier. Intitulé Le Dico[B 12]. Selon les informations récoltées sur le site de l'éditeur[S 14], l'ouvrage non illustré et reliées coûte 9,95 € comprend 1680 pages qui reprennent les 40 000 mots de la langue française les plus recherchés sur le projet Wiktionnaire au courant de l'année 2018. Le résultat de cette collaboration entre acteur commercial, projet non marchand et contributeurs bénévoles, a donc ainsi abouti à la mise en vente d'un dictionnaire à la fois original et bon marché.

La deuxième page de cet ouvrage explique comment son contenu se répartit entre licence libre et licence « tous droits réservés ». Lyokoï, le seul contributeur du Wiktionnaire engagé sous contrat dans le cadre du projet, m'a expliqué comment cela fut décidé[S 15] :

C’est l’éditeur qui a le choix final et qui a pensé que la description de la licence en début du livre suffit. C’est discutable selon moi. Cela met en question la notion d’œuvre : Le Dico peut-il être composé de plusieurs œuvres ? Ou bien n’en est-il qu’une seule ? Si c’est le deuxième cas, la licence CC-BY-SA du Wiktionnaire n’a pas été respecté et donc il est légitime de prendre l’intégralité du contenu comme étant sous la licence CC-BY-SA. Mais là, je t’avoue qu’il faudrait au moins l’avis d’un avocat, si ce n’est d’un juge.

Alors que cette question reste à débattre, il est donc intéressant de voir que le contenu des projets éditoriaux Wikimédia ne sont pas interdits à la commercialisation. En 2007 déjà, l'association Wikimédia allemande vendait des DVD reprenant le contenu de Wikipédia en allemand[S 16]. Cette même année fut signé un contrat entre la Fondation Wikimédia et l'entreprise commerciale PediaPress[S 17], dans le but d'autoriser celle-ci à commercialiser le contenu des projets Wikimédia au format papier. La condition pour l'entreprise fut de reverser une commission de 10 % sur le produit de ses ventes, que justifie sans doute l'accès aux serveurs, tandis que le résultat pour les lecteurs des projets fut la possibilité de constituer une compilation d'articles, pour en configurer ensuite une page de couverture et faire livrer le tout par la poste.

Pour pouvoir vendre ou même republier le contenu des projets soumis à la licence libre CC.BY.SA, il existe en réalité trois obligations à respecter. La première exprimée les lettres CC pour creative commons, est de garder le contenu republié libre d'usages et de reproductions. La seconde de l'anglais « by », est de créditer les auteurs du contenu récupéré. La troisième enfin, exprimée par les lettres SA pour share alike, sera de republier le tout en le plaçant lui aussi sous licence CC.BY.SA. Au regard de ces trois principes, la licence CC.BY.SA n'est donc par une barrière à la commercialisation du contenu des projets Wikimédia, mais bien une garantie selon laquelle les auteurs des articles seront crédités et que leurs productions ne seront jamais soumises à un quelconque copyright privatif.

Cette ouverture à la commercialisation, et les partenariats qui en découlent, participent ainsi à la mission de libre partage de la connaissance poursuivie par le mouvement. Cela permet, en effet, aux contenus Wikimédia de circuler en dehors des projets et du Web pour atteindre un plus grand nombre de personnes. Grâce à ces dispositions, des ouvrages ou documents pédagogiques, peuvent ainsi être produits à partir de ces contenus, pour être ensuite vendus avec des marges bénéficiaires limitées par la concurrence. Une façon, somme toute, de poursuivre la mission de partage des connaissances au-delà des projets Wikimédia, tout en imposant aux partenaires de maintenir son principe démocratique initial.

Une résistance à l'encontre de la publicité

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Après la naissance du projet Wikipédia, l'un des premiers faits historiques marquants fut sans aucun doute l'apparition d'un fork de la version hispanophone de Wikipédia intitulée Enciclopedia Libre Universal en Español. Ce site, qui apparut le 26 février 2002, était une alternative au projet Wikipédia créée par un groupe démissionnaire dont Edgar Enyedy était le principal interlocuteur. Ces contributeurs hispanophones avaient quitté le projet Wikipédia dès qu'il fut question d'y placer de la publicité dans le but de rétribuer la firme Bomis qui en était fondatrice[B 13]. Dans une lettre adressée à la communauté, Enyedy justifiait son départ par sa crainte de ne voir jamais apparaitre la «  Fondation, que l'on promit de créer tant de fois, pour chapeauter Nupedia et Wikipédia »[S 18]. Il avait aussi pour sentiment que le "malentendu" entretenu à ce niveau faisait partie d'une désinformation[S 19].

Cette crise fut très probablement la cause d'un tournant décisif au sein du mouvement Wikimédia naissant. Sans elle, il était effectivement possible que Jimmy Wales décide de placer de la publicité sur Wikipédia tout en renonçant à la création de la Fondation Wikimédia. Peu avant le lancement du fork espagnol, Edgar Enyedy avait d'ailleurs réagi à un commentaire de Larry Sanger, le rédacteur en chef du projet Nupedia, qui justifiait l'arrivée des annonces publicitaires par la nécessité de maintenir son salaire suite à la crise financière qui touchait sévèrement la firme Bomis. La réponse de Enyedy à Sanger fut sans équivoque[B 14] :

Personne ne va gagner un seul dollar en plaçant des annonces sur mon travail, qui est clairement destiné à la communauté. De plus, je diffuse mon travail en termes de liberté, dans les deux sens du terme, moi et [sic] voulons le rester. Personne ne va utiliser mes efforts pour payer des salaires et/ou maintenir des salaires. Et je ne suis pas le seul à ressentir cela. J'ai quitté le projet. […] Bonne chance avec votre wikiPAIDia[T 2]

Si l'on en juge du destin d'un autre projet encyclopédique en suédois apparu en octobre 2001 sous le nom de domaine Susning.nu, le refus de la publicité et la création de la Fondation Wikimédia fut probablement un choix salvateur pour le mouvement. Concurrent direct du projet Wikipédia en suédois, l'encyclopédie Susning, qui pourtant avait été lancé cinq mois après Wikipédia, avait dans un premier temps fortement ralenti le développement de l'encyclopédie libre. Mais à partir du 21 novembre 2002, et suite à l'apparition de bannières publicitaires et en l'absence d'une gestion claire au niveau des droits d'auteurs, les éditeurs de Susning décidèrent de migrer en masse vers le projet Wikipédia en emportant avec eux leurs écrits[S 20]. Selon un article de Wikipédia en anglais[S 21], l'encyclopédie Susning fut ensuite soumise à de récurrentes attaques de spammeurs jusqu'à disparaître en août 2009, alors qu'à cette même époque, le projet Wikipédia en suédois continuait son développement jusqu'à devenir en début d'année 2021 la troisième version linguistique Wikipédia au niveau du nombre d'articles[S 22].

Renoncer à la publicité sur les projets Wikimédia s'avéra donc être une bonne idée, bien que celle-ci obligeât alors la Fondation Wikimédia à se tourner vers d'autres solutions pour financer la maintenance et le développement des serveurs informatiques. À partir de 2007, il fallait en effet commencer à payer le salaire d'une directrice générale, d'un directeur technique et de quelques développeurs[M 16]. Étant donné que les rentrées financières issues de la vente de produits dérivés et des services rendus à des entreprises étaient insuffisantes pour couvrir ces frais[M 17], s'investir davantage dans la récolte de dons est alors apparue comme une solution viable pour la Fondation.

La croissance budgétaire de la Fondation Wikimédia

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Fig. 5.3. Graphique illustrant l'évolution annuelle de l'actif net (en noir), des recettes (en vert) et des dépenses (en rouge) de la Fondation Wikimédia en dollars américains (source : https://w.wiki/4jVM).

Une analyse comparative des rapports financiers de la Fondation Wikimédia[S 23] démontre que les campagnes successives de récoltes de dons n'ont cessé de faire croître les rentrées financières du mouvement. Alors que les revenus de la Fondation étaient de 80 129 USD en 2004, ils passèrent ensuite à 379 088 USD en 2005, puis à 1 508 039 USD en 2006[S 24], avec la venue d'un premier audit financier[M 18], pour finalement atteindre 2 734 909 USD en juin 2007[S 25] et poursuivre ensuite une constante et impressionnante ascension illustrée par le graphique repris ci-contre (figure 5.3).

L'augmentation significative des dons reçus par le mouvement débuta avec une campagne de récolte de dons de 2007 quelque peu particulière, puisque d'un côté, elle fut la première à envisager un jumelage avec une entreprise mécène, Virgin Unite, pour ne pas la citer, alors que de l'autre, elle fut aussi la première à afficher une bannière d'appel au don en haut de chaque page des projets éditoriaux Wikimédia[S 26]. Alors qu'un hyperlien présent dans la banderole pointait vers le site web de Virgin Unie, certains membres de la communauté bénévole n'hésitèrent pas à qualifier cet appel aux dons d'acte « publicitaire » (Advertising) faisant usage de « spam »[S 27]. Ce lien fut alors rapidement retiré pendant que certains membres de la communauté menaçaient déjà de suspendre leurs activités[M 19], et plus aucun jumelage de ce type n'apparut dans les campagnes suivantes.

Les bannières d'appels aux dons continuèrent cependant à apparaître chaque année depuis 2007 et permirent à la Fondation de poursuivre sa croissance. Entre l'année 2007 et 2008, le budget dédié aux salariés de la Fondation passa ainsi de 415 006 à 1 147 679 dollars US et ne cessa de croître ensuite de façon régulière comme en témoigne le tableau et le graphique repris ci-dessous issu de ma propre analyse comparative et statistique des rapports financiers de la Fondation.

 
Fig. 5.4. Graphique illustrant l'évolution des dépenses de la Fondation par rubriques et en dollars américains (source L.S. : https://w.wiki/3Y4u)[N 1]

Avec ce tableau que je mets à jour au niveau d'une analyse statistique des rapports financiers de la Fondation située sur Wikiversity[M 20], j'ai pu ensuite produire un graphique qui démontre clairement que les dons offerts à la Fondation, sont utilisés en majeure partie pour payer les salaires de ses employés (figure 5.4). Bien que les publicités n'aient jamais vu le jour au sein des projets, les inquiétudes d'Edgar Enyedy concernant l'arrivée d'annonces sur le travail des bénévoles pour garantir la rémunération des employés de la Fondation étaient donc finalement bien fondées. Durant une interview de 2011[B 15], il confirmait d'ailleurs ce pressentiment en disant que : « Wikipédia a créé une grande base de salariés, et chaque année, elle doit demander des sommes toujours plus importantes. C'est ce que je ne voulais pas : une grande organisation centrée sur l'argent rendu possible grâce au travail gratuit de la communauté. »[T 3]

 
Fig. 5.5. Graphique comparant l'évolution des dépenses de la Fondation en dollars américains selon qu'elles furent destinées à l'administration, à la récolte des dons, ou aux projets. (source L.S. : https://w.wiki/3Y5C)

Si la position d'Edgar Enyedy me semble justifiée, il est aussi important de dire, à partir d'une nouvelle représentation graphique, que les frais administratifs de la Fondation Wikimédia, toujours proches de ceux dédiés à la récolte de fonds, ont évolué nettement plus lentement que ceux destinés aux programmes et aux projets (figure 5.5). Ce qui tendrait donc de démontrer que les dépenses de la Fondation resteraient axées sur le développement de programmes et de projets dans le but espéré de répondre au mieux à la mission de libre partage de contenus pédagogiques produits au sein du mouvement.

Grâce à un nouveau graphique (figure 5.6), on peut ensuite confirmer que depuis 2015 et suite à une augmentation constante jusque-là, les salaires représentent près de 50 % des dépenses totales annuelles de la Fondation Wikimédia. Un pourcentage que l'on peut chiffrer à 75 %, si l'on y ajoute les frais de fonctionnement, de voyages et de services en nature. Comparé à ceci et toujours selon ce même graphique, le pourcentage des frais d'hébergement Internet par rapport au total des dépenses n'a jamais cessé de chuter pour passer de 30 % environ en 2006, à près de 2 % seulement en 2020, alors que les frais liés au traitement des dons sont pour leur part restés proches de 5 % des dépenses totales depuis 2015. Depuis 2014 enfin et comme il était déjà possible de le voir dans la figure 4.15, un ratio relativement stable variant de 3,03 % à 4,63 % se sera d'ailleurs installé entre le coût des campagnes et le total des dons récoltés[S 28].

 
Fig, 5.6. Évolution des dépenses de la Fondation Wikimédia par rubriques et en pourcentage de ses dépenses totales (source L.S. :https://w.wiki/3Y4h).

Gardons ensuite à l'esprit qu'à l'exception du projet Wikidata qui est géré en Allemagne, c'est à la Fondation Wikimédia qu'incombe la tâche de maintenir et d'améliorer l'infrastructure informatique sur laquelle reposent les centaines de projets et sites web développés par le mouvement. Comparer le développement de la Wikimédia Foundation avec l'association Wikimédia Deutchland ou toute autre association locale n'aurait donc pas beaucoup de sens. Ceci d'autant plus que ces associations se développent de manière très inégalitaire. Rien qu'au niveau de la sphère francophone, l'association belge, créée en août 2014 et Wikimédia Canada, créée en novembre 2010, n'ont par exemple toujours pas d'employés et fonctionnaient sur base d'un budget annuel de 18 073 € pour la Belgique en 2020[S 29] et 166 207 $ au Canada en 2019[S 30]. Ceci alors que l'association Wikimédia France créée en 2004, fonctionne avec 10 salariés en 2020 et un budget annuel de 1,2 million d'euros[M 21] et l'association Wikimédia Suisse qui emploie le même nombre de personnes[S 31], affichait un revenu d'exploitation un peu supérieur à 3 300 000 francs suisses pour l'année 2019[S 32].

En 2017, afin d'exprimer ses inquiétudes au sujet de cette impressionnante expansion de la Fondation, Guy Macon, un contributeur actif depuis 2005 sur le projet Wikipédia anglophone, posta un billet dans le The Signpost un journal interne au projet Wikipédia en anglais. Avec pour titre Wikipedia has cancer (Wikipédia a le cancer)[M 22], ce texte métaphorique mettait en doute la capacité de la Fondation à soutenir financièrement son développement exponentiel, pour suggérer ensuite la création d'un fonds d'investissement qui permettrait de palier à ce risque. Katherine Maher, directrice de la Fondation à cette époque, signala cependant rapidement qu'un fonds de dotation Wikimédia (Wikimédia Endowment)[S 33] existait déjà depuis 2016, avec comme but d'atteindre 100 millions de dollars américains en 2026 mais qui fut déjà atteint en juin 2021[S 34].

Si l'on ajoute à cette somme le total des actifs net de la Fondation de 240 millions de dollars tels qu'ils furent rapportés dans le rapport financier de 2021[S 35], on constate donc que la Fondation bénéficie d'un matelas financier de 340 millions de dollars qui lui permettrait de couvrir ses frais actuels de fonctionnement pour une période de plus de trois ans. En sachant cela, il devient alors tout à fait légitime de se demander pourquoi les messages d'appel aux dons de la Fondation sont aussi alarmants que celui présenté dans la section précédente. L'un des premiers journaux à s'en étonner fut le Washington Post, qui en 2015 déjà, se demandait pourquoi il faudrait donner de l'argent à une organisation qui en a déjà « une tonne » tout en soulignant précisément que les messages d'appel aux dons sont abusivement alarmants[M 23].

Alors que la presse anglophone s'interroge en écrivant : « Wikipédia nage dans l'argent, pourquoi demande-t-elle aux gens de faire des dons ?  »[M 24], du côté francophone, on s'étonne que « Wikipédia se porte bien, mais les appels aux dons ne ralentissent pas »[M 25], jusqu'à finalement qualifier le projet Wikipédia de « mendiant millionnaire »[S 36]. Un article de L'Express ira même jusqu'à sonder les quatre plus gros salaires de la Fondation pour constater qu'ils dépassent les 1.2 million de dollars annuels, tandis que le salaire de Katherine Maher qui était encore directrice de la Fondation jusqu'en avril 2021 était de 374 mille dollars US, hors compensation[M 26]. Une information que l'on peut recouper avec le formulaire Return of Organization Exempt From Income Tax de 2018 publié sur le site de la Fondation où l'on retrouve bien d'autres détails au sujet les dépenses de la Fondation.

On y apprend notamment que la directrice bénéficiait de 19 502 dollars US comme revenus de compensation et que le trésorier de la Fondation dont le salaire annuel est de 275 495 dollars US en recevait pour sa part 37 009. On y découvre ensuite l’existence de 64 millions de titres boursiers non labellisés et que la Fondation aura dépensé en rétribution de services externes[S 37], 621 481 dollars US en aide juridique, 363 489 en relations publiques, 290 748 en service de collecte de fonds et 533 990 au profit de la stratégie de marque. Autant d'argent dépensé qui dans ce dernier cas de figure, n'aura finalement abouti qu'à une grande dépense d'énergie inutile puisque les propositions de rebranding de la Fondation furent rejetées par la communauté en début d'année 2020[N 2]. Cela n'empêcha pas pour autant la Fondation de poursuivre ses dépenses en choisissant la prestigieuse agence Snøhetta pour créer une nouvelle identité de marque au niveau visuel et sonore[M 27].

Toutes ces dépenses en salaires et honoraires, suscitent bien entendu des discussions au sein du mouvement, entre ceux qui comme moi, sont en désaccord avec cette politique, et d'autres qui continuent à croire que « c'est le prix à payer pour attirer des talents et les conserver. »[M 28]. En mai et décembre 2020, sur la plus importante liste de diffusion, des contributeurs estimaient ainsi que les messages de récolte étaient « nuisibles » à la réputation de Wikipédia, et même « offensants » lorsqu'ils font usage d'émojis qui donnent l'impression de lire un Wikipédia « pleurant, priant, mendiant » et sur le point de faire faillite. Ces campagnes sont « pires » chaque année et « totalement ignorantes des volontés de la communauté » écrivait ainsi l'un des participants qui avait rejoint le fil de la conversation[M 29] alors qu'un éditeur francophone me confiait que depuis 2014 sur le projet Wikipédia, les questions sur les campagnes de dons font l'objet d'un marronnier[S 38].

D'autres réactions plus virulentes apparurent aussi lors de la première campagne de récolte organisée en Inde[M 30] et en Amérique latine à une époque où ces deux pays étaient touchés de plein fouet par la pandémie de Covid-19. Dans ce contexte de crise sanitaire, l'apparition de nouveaux messages qui supplient « humblement » de donner de l'argent à Wikipédia parce que le projet a « vraiment besoin de vous » pour le maintenir en ligne et défendre son indépendance, suscita l'apparition de nouveaux questionnements dans la presse[M 31].

Avant qu'une des employées de la Fondation chargées de la récolte de fond rejoigne une discussion en cours sur le projet Meta-Wiki, un participant avait déjà exprimé l'idée de créer une campagne de presse intitulée « Pas en notre nom »[S 39] pour dénoncer publiquement les désaccords de la communauté. Il se basait ainsi sur d'autres commentaires placés dans une autre discussion qui était en cours sur le projet Wikipédia en portugais. Sur celle-ci les commentaires des éditeurs brésiliens parlaient d'un appel aux dons « immoral », « moche », « détestable » et « honteux », pour réclamer ensuite à l'une des employées de la Fondation, une participation effective aux processus de décision en matière de récolte d'argent[S 40]. Afin de mieux percevoir ce qui les avait offusqués, voici ci-dessous la traduction en française du contenu du message en question :

Assurez-vous de lire ceci. Ce mardi, pour la première fois depuis peu, nous vous demandons humblement de défendre l'indépendance de Wikipédia. Les 98% de nos lecteurs ne font pas de don. Ils ne prêtent aucune attention à cette demande. Si vous ne faites un don que de 10 R$, ou tout ce que vous pouvez, Wikipédia peut continuer à se développer. La plupart des gens font un don parce que Wikipédia est utile. En faisant un don de 10 R$, vous montrez aux éditeurs qui apportent des informations neutres et vérifiées que leur travail est important. Si vous êtes l'un de nos rares donateurs, nous vous en sommes extrêmement reconnaissants. Votre don est important. Hogü-456 (talk) 20:49, 13 January 2022 (UTC)[T 4]

Au-delà de ce message tout à fait déplacé, il faut bien le dire, par rapport aux bénéfices engrangés par la Fondation, le montant des salaires des personnes qui y travaillent, ne manque pas non plus d'interpeller les membres du mouvement. En témoigne ainsi ce message resté sans réponse déposé sur la page de discussion Meta-Wiki de la nouvelle directrice[S 41] de la Fondation pendant qu'elle effectuait un tour d'écoute du mouvement, juste avant de prendre possession de son poste[S 42] :

Bonjour Maryana, bienvenue dans les projets Wikimédia. Je vous souhaite de réussir dans votre fonction et j'espère que vous collaborerez bien avec les personnes qui participent aux projets Wikimédia et que vous apprendrez comment les projets fonctionnent dans les prochains mois. Pour ma part, je pense que vous avez la responsabilité, en tant que PDG de la Fondation Wikimédia, de ne pas prendre trop d'argent pour votre travail et ma vision idéale est que la rémunération du PDG ne soit pas beaucoup plus élevée que celle des autres employés. Je ne vois pas de bonnes raisons pour cela. S'il vous plaît, réfléchissez à la rémunération que vous recevez et s'il est possible de la réduire... Vous pourriez dire au conseil d'administration que vous ne prenez qu'une partie de la rémunération et que, de mon point de vue, c'est un bon signal pour les autres personnes. Tant qu'il y a des gens qui n'ont pas de travail et qui sont pauvres, il est de mon point de vue préférable de payer plus de gens plutôt que de payer trop généreusement quelques personnes. Hogü-456 (talk) 17:20, 17 September 2021 (UTC)[T 5]

L'idée de payer un plus grand nombre de personnes plutôt que de payer trop généreusement quelques-unes, résume ainsi assez bien l'une des principales questions morales à laquelle fait face le mouvement Wikimédia actuellement, au même titre que bon nombre d'organisations non gouvernementales ou à but non but lucratif[S 43]. Il n'est effectivement pas rare que se côtoient au sein d'une même organisation caritative ou humanitaire, des employés du Nord confortablement rétribués et des bénévoles au Sud, ou même des employés qui vivent dans la précarité. En témoigneront peut-être de manière visuelle ces deux prochaines images. Celle de gauche fut extraite d'un enregistrement vidéo[V 2] réalisé au cours des conversations mondiales du mouvement en 2020[S 44] de l'Américaine Katherine Maher, ancienne directrice de la Fondation Wikimédia qui avait précédemment travaillé à la Banque mondiale et à l'UNICEF. Celle de droite[V 3] fut extraite d'une présentation en ligne lors de Wikimania 2021[S 45] du Congolais Abel Lifaefi Mbula, un contributeur bénévole dans divers projets Wikimédia depuis 2015 et investi dans l'organisation d'activités hors ligne.

 
Fig. 5.7. Capture d'image d'un enregistrement Zoom de Katherine Maher (source https://w.wiki/4kJf)
 
Fig. 5.8. Capture d'image d'une vidéo de présentation de Abel Lifaefi Mbula (source : https://w.wiki/4kJ9)

Le financement du mouvement

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Parmi les actions mises en place au sein du mouvement pour permettre son financement, la plus connue est sans aucun doute les campagnes d'appel aux dons orchestrées au sein des projets Wikimédia par la Fondation. Leur but est de rediriger le lecteur vers une page d'accueil des donateurs afin de les motiver davantage tout en leur permettant d'effectuer la transaction financière. Traduites en plusieurs langues, les différentes versions de cette page restent accessibles tout au long de l'année depuis un hyperlien présent dans la colonne de gauche de tous les projets Wikimédia. Les plus anciennes archives de cette page d'accueil retrouvées sur Internet archive datent du 22 septembre 2004 pour sa version en français[S 46] et du 29 septembre pour la version en anglais[S 47]. Dans les anciennes versions, on y retrouve la liste de tous les projets Wikimédia avec des hyperliens qui pointaient vers eux, alors qu'à partir du 28 décembre 2007, ces liens furent remplacés par un nouveau contenu qui faisait uniquement référence à Wikipédia et Jimmy Wales[S 48].

Fig. 5.9. Taille moyenne des dons
de 2012 à 2021

Si l'on compare ensuite la version française de 2021[S 49] à la version anglaise de la même année[S 50], on s’aperçoit qu'il ne s'agit pas d'une simple traduction. Le texte écrit en anglais y est effectivement nettement plus direct et culpabilisant que celui en français, qui pour sa part est beaucoup plus proche de la version portugaise[S 51]. Dans les trois cas de figure, on y retrouve néanmoins Jimmy Wales, en tant que fondateur de Wikipédia, qui demande au lecteur de protéger et de préserver l'encyclopédie. À côté de ce message se trouvent ensuite des informations sur la destination des dons, avec en tête de liste l'infrastructure et en second lieu, le personnel dont l'efficacité se trouve vantée. Ces dernières explications sont très semblables d'une version linguistique à l'autre, même si les chiffres divergent tout en restant obsolètes dans les trois langues observées.

Au fil du temps et dans le but d'augmenter l'efficacité des campagnes de récolte de fonds, tous les choix stratégiques précédemment illustrés furent paramétrés par une quantité grandissante d'employés. En début d'année 2022, on y dénombrait 48 personnes environ, service marketing et techniciens compris[S 52][N 3], pour un total de 9 % de tous les employés de la Fondation [S 53]. Toutes ces personnes réalisent des tâches très variées allant du test de marketing A/B pour définir le choix de la typographie[S 54], à la production de rapports réalisés chaque année depuis 2014[S 55], qui permettent de découvrir que le montant moyen des dons offerts à la Fondation a légèrement baissé de 2013 à 2015, pour se stabiliser ensuite aux alentours de 15 USD (figure 5.9).

En plus de solliciter les lecteurs des projets Wikimédia au départ de leurs ordinateurs de bureau et leurs appareils mobiles, ces travailleurs de la Fondation récoltent aussi des dons par courriels, par virements automatiques, en contactant de grands donateurs, ou encore en s'adressant aux associations nationales. Dans le but d'observer l'évolution de toutes ces filières d'approvisionnements, voici ci-dessous un tableau qui en illustre la relative stabilité. La seule évolution significative que l'on peut y observer est la diminution des dons effectués depuis des ordinateurs de bureau, mais qui semble compensée par un accroissement proportionnel des dons en provenance d'appareils mobiles et de domiciliations bancaires.

Tab. 5.2. Évolution des dons en US Dollars versés à Wikimédia par origines et par ans
Années 2014/15[S 56] 2015/16[S 57] 2016/17[S 58] 2017/18[S 59] 2018/19[S 60] 2019/20[S 61]
Bureaux 35 900 000 28 800 000 29 200 000 26 885 173 24 812 000 23 566 298
Courriels 8 300 000 16 900 000 23 500 000 24 465 793 29 224 326 30 774 715
Mobiles 7 600 000 6 300 000 8 200 000 13 562 575 19 194 528 21 942 428
Grands donnateurs 10 700 000 9 500 000 10 200 000 11 595 033 14 130 163 14 879 276
Chapitres 6 600 000 6 600 000 8 200 000 11 238 929 9 454 198 10 186 345
Virements 4 400 000 5 200 000 5 524 673 8 599 002 12 684 393
Autres 6 200 000 4 700 000 6 500 000 5 524 673 7 575 655 10 097 593
Totaux 75 300 000 77 200 000 91 000 000 98 796 849 112 989 872 124 131 048
Tab. 5.3. Évolution des dons à Wikimédia en pourcentage, selon leurs origines et par ans[S 62]
Années 2014/15 2015/16 2016/17 2017/18 2018/19 2019/20 2020/21
Ordinateurs 48 % 37 % 32 % 27 % 22 % 19 % 20 %
Courriels 11 % 22 % 26 % 24 % 26 % 25 % 23 %
Mobiles 10 % 8 % 9 % 14 % 17 % 18 % 17 %
Grands dons 14 % 12 % 11 % 11 % 12 % 12 % 12 %
Chapitres 9 % 9 % 9 % 12 % 8 % 8 % 8 %
Ordres permanents 6 % 6 % 7 % 8 % 10 % 13 %
Autres 8 % 6 % 7 % 5 % 7 % 8 % 7 %
 
Fig. 5.10. Graphique issu du rapport d'activité de l'association Wikimédia France illustrant la répartition des dépenses pour l'année 2011 (source : https://w.wiki/3aV5)

Il faut savoir ensuite que la Fondation n'est pas la seule entité du mouvement à récolter des dons. L'association Wikimédia Suisse et Wikimédia Allemagne par exemple, sont deux organisations nationales qui ont le privilège de gérer directement les dons faits par leurs compatriotes lors de ces campagnes orchestrées sur les projets[S 63]. C'était aussi le cas anciennement de l'association Wikimédia France dont la récolte était passée de 515 000 € en 2010 à 1 048 000 € en 2011, suite à une récolte de près de 38 000 dons de 25 € en moyenne[S 64]. Tout comme l'association suisse et allemande, elle devait cependant transférer chaque année à la Fondation, une part de ces revenus dans le but de participer au maintien de l'infrastructure informatique des projets (472 000 € en 2011 figure 5.10).

Dans le courant de 2012 et dans le but de faciliter sa gestion budgétaire, Wikimédia France décida finalement de rejoindre la situation des autres associations nationales[S 65] qui se financent principalement au travers de demandes de subventions adressées chaque année au comité des fonds de la Fondation [M 32]. En complément à cette rentrée financière, s'ajoutent alors d'autres dons récoltés en dehors des projets et qui dans le cas de la France et la plupart des autres pays, sont fiscalement déductibles[S 66][V 4]. Certaines associations locales enfin, telles que Wikimédia Italie[S 67] et Wikimédia Pologne[S 68], bénéficient directement d'un soutien financier de l'État, via un pourcentage des impôts communautaires que les citoyens sont libres d'attribuer à des organismes d'intérêt public.

Tout cet argent est alors investi de manière locale, autonome et de façon très variée selon que l'organisation possède ou non des employés, des locaux, un ou plusieurs sites web à gérer, etc. Comme on peut le voir en France[S 69], une partie des rentrées financières est destinée à financer des projets d'ateliers, concours ou autres, afin d'augmenter le nombre et la participation des éditeurs. Ceci alors que du côté de la Fondation, qui couvre aussi ce type d'activités, il est encore possible de financer des projets collectifs ou individuels dont le but sera d'aider les projets en produisant de nouveaux outils d'édition ou de contrôle.

Répartition géographique des dons et subsides

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Toujours sur la base des multiples rapports produits par la Fondation[S 70], on peut aussi découvrir de quelles régions du monde proviennent les dons faits au mouvement. Alors qu'en 2010, 80 % de ceux-ci provenaient des États-Unis (figure 5.11), l'année suivante, cette proportion se réduit à 60 % (figure 5.12) et même 45,6 % si l'on tient compte de l'ensemble des dons faits au mouvement et non seulement à la Fondation (figure 5.13). Par la suite et à partir de 2013, les dons récoltés par la Fondation se stabilisèrent autour des 60 % pour le continent nord américain, 32 % pour l'Europe, 3.5 % pour l'Australie et la Nouvelle-Zélande, 0.2 % pour l'Afrique et 3.5 % pour l'Asie qui affichait une hausse significative des dons durant la campagne de 2021. Seule l'Amérique Latine jusqu'en 2021 fait preuve d'une certaine instabilité, puisque la proportion des dons en provenance de cette partie du monde varie entre 0.03 à 1.2 % (tableau 5.4).

 
Fig. 5.11. Donations faites au mouvement Wikimédia par pays en 2010 (source :https://w.wiki/382w)
 
Fig. 5.12. Donations faites à la Fondation Wikimédia par pays en 2011 (source : https://w.wiki/382x)
 
Fig. 5.13. Graphique illustrant les donations faites par pays à l'ensemble du mouvement en 2011 (source : https://w.wiki/382y)
Tab. 5.3. Dons offerts à la Fondation Wikimédia au cours des années 2000, par exercices financiers, continents et en millions de US Dollars
Année 13/14[S 71] 14/15[S 72] 15/16[S 73] 16/17[S 74] 17/18[S 75] 18/19[S 76] 19/20[S 77] 20/21[S 62]
Afrique 0,08 0,15 0,15 0,20 0,24 0,24 0,15 0,07
Amérique Sud 0,18 0,05 0,87 0,486 0,71 0,67 0,040 1,05
Asie 1,50 2,70 2,60 3,60 3,60 2,90 4,60 7,80
Australie N.Z 2,00 2,70 2,70 3,10 3,00 3,90 4,40 5,60
Europe 15,40 23,40 25,80 28,70 33,00 36,80 35,30 45.90
Amérique Nord 31,00 45,30 43,00 55,00 58,20 68,50 73,00 89,60
Total trableau 50,16 74,30 75,11 91.08 98,75 113.00 117,48 149.05
Total rapport 52,60 75,50 77,20 91,00 100,00 112,90 124,13 154,76
Tab 5.4. Pourcentages des dons offert à la Fondation Wikimédia par années fiscales selon les continents
Années 2013/14 2014/15 2015/16 2016/17 2017/18 2018/19 2019/20 2020/21 Moyenne
Afrique 0.2 % 0.2 % 0.2 % 0.2 % 0.2 % 0.2 % 0.1 % 0.1 % 0.2 %
Amérique du Sud 0.4 % 0.07 % 1.2 % 0.5 % 0.7 % 0.6 % 0.03 % 0.7 % 0.5 %
Asie 3 % 3.6 % 3.5 % 3.9 % 3.6 % 2.6 % 3.7 % 5.2 % 3.6 %
Australie et N. Zélande 4 % 3.6 % 3.5 % 3.4 % 3 % 3.5 % 3.5 % 3.7 % 3.5 %
Europe 31 % 31.5 % 34 % 31.5 % 33.4 % 32.6 % 30 % 30.7 % 32 %
Amérique du Nord 62 % 61 % 57 % 60.4 % 60 % 60.7 % 62.1 % 60.1 % 60.5 %

Grâce à la publication des formulaires 990 sur le site de la Fondation Wikimédia, il est également possible d'observer la distribution géographique des subventions qu'elle octroie, résumée dans le tableau ci-dessous :

Tab. 5.5. Répartition des subventions offertes par la Fondation en 2018 selon les régions du monde et en USD[S 37]
Région Employé Programme Organisation Individu Bourse Total Pourcent
Europe 44 7 421 547 4 266 695 245 315 16 261 11 949 818 71.8 %
Asie de l'est et pacifique 7 586 617 409 135 84 077 8 168 1 087 997 6.5 %
Asie du Sud 9 441 458 486 595 80 299 30 154 1 038 506 6.2 %
Amériquedu Nord 4 789 853 204 299 7 227 1 001 379 6 %
Moyen-Orient et Afrique du Nord 2 284 770 295 059 8 547 11 306 599 682 3.6 %
Afrique subsahara 5 136 399 118 486 123 907 20 601 399 393 2.4 %
Amérique du Sud 4 121 793 121 797 51 230 4 559 299 379 1.8 %
Russie et états indépendants 2 10 800 234 743 7 808 10 222 263 573 1.6 %

Tous ces tableaux démontrent que le mouvement est principalement financé par les pays industriellement développés, alors que l'argent se voit distribué partout dans le monde, avec cependant une importante part destinée à l'Europe. Comme cela a été vu dans le chapitre précédent, près de la moitié des éditeurs des projets Wikimédia se trouve effectivement dans cette partie du monde, alors que c'est là aussi que se situe le plus grand nombre de groupes et d'associations susceptibles de solliciter la Fondation pour l'octroi de bourses ou de subventions. Quant au continent Nord américain où siège la Fondation, les informations étant absentes du formulaire 990, il n'apparait donc pas dans ce décompte.

 
Vidéo 5.2 Clip de Jimmy Wales dans le cadre de la campagne de récolte de fond de 2007 (source : https://w.wiki/575o).

Une telle analyse budgétaire explique sans doute pourquoi la Fondation Wikimédia est reconnue comme ONG par l'Union européenne[S 78], alors que l'on pourrait la comparer à une organisation d'aide au développement offrant aux pays du Nord une aide en provenance des pays du Sud. Si le mouvement Wikimédia ne revendique pas ouvertement cette appartenance, la vidéo ci-contre, qui fut réalisée lors de la récolte de dons de 2007, semble toutefois y faire allusion de façon relativement explicite. Lors d'une interview réalisée au cours de cette même année, Jimmy Wales n'hésitait d'ailleurs pas à partager son souhait de faire de Wikimédia « une Croix-Rouge de l'information »[M 33].

En qualité d'intervenant lors d'une rencontre avec Jimmy Wales organisée à l'occasion de sa remise du grade de docteur honoris causa par mon université[S 79], j'avais aussi partagé avec lui mes inquiétudes sur un éventuel « soft power »[B 16] occidental perpétué par le mouvement Wikimédia, de manière similaire à ce qui s'observe déjà au niveau linguistique et culturel[B 17] dans des réseaux sociaux[B 18]. Face à mes craintes, il me répondit qu'il s’agissait aussi d'un « soft gift » ou plus précisément d'un « amazing gift for humanity » comme il le dira plus tard durant la cérémonie officielle[V 5]. Un «  incroyable cadeau » dont les pays du Sud ne sont bien sûr pas les seuls à profiter, puisque les personnes qui donnent de l'argent au mouvement sont aussi de grands lecteurs. Sue Gardner, la première directrice en date de la Fondation, en avait d'ailleurs parfaitement conscience lorsqu'elle dit en 2012 que « les gens se servent de Wikipédia et l'apprécient, ils donnent donc un peu d'argent pour qu'elle continue de se développer »[M 34]. Ce qu'elle n'imaginait probablement pas en revanche, c'est que la récolte d'argent parmi les lecteurs des projets Wikimédia allait probablement nuire au recrutement et à la participation des nouveaux éditeurs.

La stagnation du nombre de contributeurs dans les projets

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Fig. 5.14. Graphique illustrant l'évolution du nombre des éditeurs peu actifs en rose, moyennement actifs en mauve et fortement actifs en bleu dans le projet Wikipédia en anglais (source : https://w.wiki/34o4).

LiberalismeAlors que les finances apportées au mouvement ne cessaient de croître, il apparut en mars 2007[S 80], une réduction ou un début de stagnation du nombre des éditeurs dans la plupart des projets Wikimédia en dehors de certaines rares exceptions tel que le projet Wikipédia en langue arable[S 81]. Ce phénomène suscita d'autant plus d'inquiétudes qu'il fut découvert tardivement et que les graphiques qui l'illustraient indiquaient clairement que la situation ne semblait pas évoluer dans le bon sens. Dans le cas du projet Wikipédia en anglais par exemple (figure 5.14), comme dans d'autres versions linguistiques (figure 5.15), la chute du nombre des éditeurs fut si abrupte, qu'elle ne pouvait être déclenchée que par un événement ponctuel. Dans d'autres projets, tel que l'édition francophone de Wikipédia ou hispanophone (figure 5.15), le changement fut plutôt marqué par un ralentissement de la croissance du nombre de contributeurs jusqu'à approcher la stabilisation des effectifs. Chaque projet et version linguistique présentent ainsi une évolution différente, mais une bonne majorité d'entre eux témoignent toutefois d'un changement significatif en fin d'année 2006 début d'année 2007 (figure 5.16)[S 82].

 
Fig. 5.15. Graphique illustrant l'évolution du nombre de contributeurs dans le projet Wikipédia en français, allemand et espagnole (source : https://w.wiki/$fD)

Lorsque j'ai découvert que les cassures dans la progression du nombre de contributeurs suivaient de près l'apparition des premières bannières annuelles d'appels aux dons, je me suis alors rapidement demandé s’il n'existerait pas une corrélation entre ces deux événements[M 35]. Cette hypothèse fut d'ailleurs retenue lors du sommet de recherche organisé par The Citizens and Technology (CAT) Lab[S 83] juste après la rencontre Wikimania de Stockholm en août 2019[S 84], mais sans qu'elle finisse par être étudiée par mouvement. Elle reposait pourtant sur les résultats d'une enquête canadienne réalisée en 2007, et donc la même année que la chute, l'arrêt ou le ralentissement du nombre de contributeurs dans les projets Wikimédia. Celle-ci abordait précisément des questions liées au « don en temps » par opposition au « don en argent », pour nous faire découvrir sans réelle surprise qu'« une probabilité relativement élevée (0,354) est observée pour que la personne de référence soit un donateur, mais pas un bénévole »[B 19].

 
Fig. 5.16. Graphique illustrant l'arrêt de croissance du nombre mensuel de contributeurs actifs dans 13 différentes versions linguistiques de Wikipédia (source : https://w.wiki/4$Rm).

Un troisième indicateur en faveur d'une corrélation entre les demandes de dons au sein des projets et leurs baisses du nombre de contributeurs m'apparut ensuite lorsque j'en vins à fouiller les archives du Web jusqu'à trouver le contenu des premiers messages d'appels aux dons de 2007. Dans sa version en français, ce message disait : « Participez à la libre-diffusion de la connaissance en faisant un don à Wikipédia ! »[S 85]. De manière tout à fait explicite, cette bannière offrait ainsi pour la première fois aux lecteurs et lectrices de l'encyclopédie, la possibilité de contribuer au partage de la connaissance au départ d'une participation financière et non plus en étant actif dans les projets pour contribuer directement à ce partage. Cette bannière était à peu de chose près une traduction littérale du message diffusé en anglais qui était « You can give the gift of knowledge by donating to the Wikimédia Foundation! » [S 26].

Sauf erreur de ma part, le rapprochement avec la première récolte de fonds et la chute, l'arrêt ou le fort ralentissement des éditeurs actifs dans de nombreux projets, n'aura jamais fait l'objet de discussions au sein du mouvement. Certaines études ont été pourtant réalisées pour tenter d'expliquer ce qui fut finalement diagnostiqué grâce à diverses analyses statistiques comme une baisse de rétention des nouveaux éditeurs.

La première de ces études fut réalisée en 2013[B 20] et uniquement sur le site Wikipédia en anglais[S 86]. Celle-ci affirmait que :

Cette baisse représente un changement dans le taux de rétention des nouveaux arrivants désirables et de bonne foi.

La proportion de nouveaux arrivants de bonne foi qui rejoignent Wikipédia n'a pas changé depuis 2006.

Ces nouveaux arrivants de bonne foi sont plus susceptibles de voir leur travail rejeté.

Ce rejet permet de prédire la baisse de rétention observée.

Cette étude conclut aussi au sujet des causes de rejets des travaux et du départ des nouveaux arrivants que :

Les outils semi-autonomes (comme en:WP:HUGGLE) sont partiellement en cause.

- Il est de plus en plus probable que les outils de retour en arrière fassent revenir le travail des nouveaux arrivants de bonne foi.

- Ces réversions automatisées exacerbent les effets négatifs du rejet sur la rétention.

- Les utilisateurs de Huggle ont tendance à ne pas s'engager dans les meilleures pratiques pour discuter des retours.

Les nouveaux utilisateurs sont écartés de l'articulation des politiques.

- Le processus formalisé d'approbation des nouvelles politiques et des changements de politiques garantit que les changements des nouveaux venus ne survivent pas.

- Les nouveaux venus et les autres éditeurs se dirigent de plus en plus vers des espaces moins formels.[T 6]

 
Fig. 5.17. Graphique illustrant le pourcentage d'éditeurs actifs sur Wikipédia en anglais dans les mois qui ont suivi leur arrivée. La ligne diagonale indique la date d'arrivée d'un groupe d'éditeurs, les premiers arrivés se trouvant dans le coin supérieur gauche. Le prolongement horizontal indique le taux d'édition de chaque cohorte d'arrivants annuel. (source : https://w.wiki/34o5)

Une deuxième étude fut ensuite réalisée dans le courant de l'année 2015 en s'intéressant cette fois à 5 versions linguistiques de Wikipédia en ce qui concerne la rétention des éditeurs et 14 versons au sujet de la rétention des articles[S 87][N 4]. Celle-ci permit d'observer une diminution progressive, de la participation des éditeurs depuis fin d'année 2006 début d'année 2007, avec une diminution plus rapide pour les éditeurs nouvellement arrivés[S 88] (figure 5.17).

Si l'on tient compte de ces deux études, ce qui a changé au niveau de la participation au projet Wikipédia en anglais, ne serait pas le nombre de nouveaux éditeurs arrivants, mais la baisse de leur taux de rétention. Un phénomène qui serait donc lié à l'arrivée des premiers programmes automatiques de maintenance, de nouvelles règles éditoriales et de nouveaux espaces moins formels sur le Web, tels que les réseaux sociaux, blogs, etc. Cependant, rien de tout ce qui est dit dans ces deux études n'explique vraiment pourquoi une chute brutale du nombre de « petits » éditeurs s'observe de manière si brutale dans le projet en anglais, mais aussi dans celui en allemand, les projets en espagnole et en français, qui ont des courbes qui me semblent beaucoup plus compatibles avec des facteurs causaux qui ne sont pas apparus du jour au lendemain. La seule exception pouvant être l'apparition des robots de maintenance, qui effectivement sont des actions tout à fait ponctuelles, en plus des premiers appels aux dons dans les projets qui le sont tout autant.

 
Fig. 5.18. Graphique illustrant l'évolution du nombre d'articles reconnus comme bon et de qualité sur le projet Wikipédia en français (source : https://w.wiki/4mqk)

Tout ceci justifierait, me semble-t-il, une étude historique menée de fond sur différents projets et versions linguistiques pour tenter de comprendre les similitudes et les différences dont il vient d'être question. Et puisqu'il est impossible de retourner dans le passé pour recommencer les premières récoltes dans certains projets et pas dans d'autres pour analyser les conséquences comme on le ferait dans une étude clinique, rien n'empêche cependant de suspendre les collectes de dons sur certains projets ou versions linguistiques dans les années à venir pour en observer les conséquences et les différences avec les autres projets. On peut d'ailleurs se demander pourquoi cela n'a jamais été fait alors que des sommes considérables sont dépensées dans d'autres types de recherche. Pourquoi aussi six ans se sont écoulés avant l'arrivée des premiers résultats d'une étude que l'on peut regretter qu'elle se soit limitée au Wikipédia en anglais ? Car n'oublions pas que déjà lors de la 7ᵉ rencontre Wikimania de 2011, Jimmy Wales avait déjà révélé publiquement[M 36] et qu'il fallut aussi attendre 2013 pour qu'une première publication scientifique soit produite à l'extérieur du mouvement. En plus du phénomène de déclin, celle-ci dénonçait aussi pour sa part d'autres problèmes, tels que la disparité de genre, la présence d'une « bureaucratie écrasante et d'une atmosphère abrasive et dissuasive pour les nouveaux arrivants »[T 7][B 21].

 
Fig. 5.19. Évolution du nombre de fichiers téléchargés sur la plate-forme Wikimedia commons (source : https://w.wiki/4mjM)

La baisse de rétention des contributeurs, surtout là où cela apparaissait brutalement, fut donc, selon moi, un phénomène insuffisamment diagnostiqué. Et il est regrettable que par la suite, la question tomba dans l'oubli pour faire place à de nouvelles préoccupations concernant cette fois les manques d'équité et de diversité parmi les éditeurs. Tandis que ces nouvelles préoccupations s'amplifient dans le mouvement, les projets Wikimédia et leurs noyaux de contributeurs fidèles, firent preuve d'une grande capacité de résilience jusqu'à faire face, rappelons-nous, à la concurrence de Google et son projet Knol[M 37]. Les taux de création de bons articles et d'articles de qualité réussirent à être maintenus (figure 5.18) ainsi que le nombre de fichiers téléchargés sur Wikimedia commons (figure 5.19). Un phénomène d'autant plus surprenant qu'en 2021, l'équipe de la Fondation intitulée Community Resilience and Sustainability[S 89] de la Fondation Wikimédia qui travaille sur le maintien et de la résilience de la communauté, ne rassemblait toujours que deux personnes[S 90].

Tous ces dons de temps en contributions bénévoles, ainsi que tous les dons d'argent offerts au mouvement Wikimédia tels qu'ils ont été étudiés précédemment, nous invitent donc à nous pencher sur ce que Alain Caillé intitule le « paradigme du don »[B 22], et à ce que d'autres préfèrent appeler l'économie de don. On peut le faire en replaçant dans le contexte Wikimédia le « don pur » tel qu'exprimé par Bronisław Malinowski, ou le « don aux inconnus » selon la formule de Jacques T. Godbout du côté des éditeurs, et le contre-don tel qu'il fut théorisé par Marcel Mauss du côté des lecteurs donateurs. Sauf que comme nous allons le découvrir dans la prochaine section de ce chapitre, cette première analyse est trompeuse, puisqu'elle ne permet pas de conceptualiser efficacement ce qui se passe réellement au sein du mouvement.

Le don comme antichambre du marché

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Fig. 5.20. Tableau illustrant les motivations des donateurs au mouvement Wikimédia (source : https://w.wiki/4n6Y page 9).

Contrairement à un organisme tel que Médecins Sans Frontières, le financement du mouvement Wikimédia ne repose pas sur une attitude altruiste et désintéressée des donateurs. On ne donne effectivement pas de l'argent à MSF parce que cette organisation nous a offert quelque chose préalablement, ni pour l'inciter à le faire, alors qu'une enquête de 2015 réalisée dans la sphère anglophone[B 23] apporta la preuve qu'environ 70 % des personnes qui donnent de l'argent au mouvement, le font parce qu'elles utilisent Wikipédia fréquemment (figure 5.20).

Cet argent apparaît dès lors comme un geste de gratitude envers un premier « don pur » en provenance des éditeurs de projets qui, selon la définition de Malinowski, serait « un acte par lequel une personne donne un objet ou rend un service sans rien attendre ni recevoir en retour »[B 24]. Sur cette base, il est donc tentant de considérer les contributeurs bénévoles actifs au sein des projets comme des premiers donateurs et les personnes qui offrent de l'argent au mouvement comme des seconds, que l'on peut alors qualifier en s'inspirant de l'ouvrage Essai sur le don[B 25] de « contre-donateurs », effectuant une sorte de « repaiements ».

 
Fig 5.9. Tableau de réponse illustrant les différentes raisons pour lesquelles les lecteurs des projets Wikimédia offrent des dons au mouvement (source ; https://w.wiki/4n6Y)

Cependant, si l'on poursuit notre lecture du rapport de 2015, on s’aperçoit que seulement 1 à 4 % des personnes interrogées offrent de l'argent dans le but de supporter le travail de la communauté d'éditeurs bénévoles (figure 5.9). Ceci alors qu'un bon nombre des donateurs n'ont jamais été en contact avec les éditeurs et que pour cette raison, ils ne réalisent même pas que ce qu'ils lisent a été écrit par des bénévoles. Ensuite, rappelons-nous aussi qu'une fois redirigé sur la page web dédiée aux dons telle qu'elle fut présentée précédemment, celle-ci n'informe pas les donateurs que les projets qu'ils utilisent sont créés par des éditeurs bénévoles, ni que les dons offerts au mouvement profiteront à ces derniers[S 49].

Dans ces conditions, il serait donc erroné, je pense, d'assimiler l'argent donné au mouvement à un contre-don, ou tout autre geste de gratitude envers les premiers donateurs que sont les contributeurs bénévoles. En réalité, ce que font la majeure partie des donateurs, c'est plutôt payer a posteriori leurs usages de Wikipédia, présenté par la Fondation tel un produit au travers de l'image de Jimmy Wales, son fondateur, qui demande une participation financière pour son bon maintien. Dans le but de maximiser les dons, la Fondation place donc les lecteurs des projets en situation de consommateur pour les solliciter ensuite en tant que donateurs au travers des messages qui font référence de manière implicite font à la gratitude et à une soi-disant menace sur la pérennité du produit.

À sa décharge, il faut savoir que la transformation du donateur en consommateur n'est pas propre à ce qui se passe dans le mouvement Wikimédia, puisque ce phénomène fut déjà observé depuis plus de vingt ans dans le milieu de la philanthropie. Dans un ouvrage publié au cours de l'année 2000, Jacques T. Godboud explique en effet que ce tiers secteur qui se dédie à la gestion du « don aux étrangers », s'est vu « colonisé » par la logique du système marchand[B 26] dans lequel « Celui qui donne devient un consommateur de don, [...] Il représente la demande »[B 26]. Pour illustrer ce fait, il reprend un article de presse du quotidien Le Devoir publié en 1996, dans lequel on entend le président du Forum québécois de la philanthropie affirmer que « Chacune des causes doit se mettre en marche si elle veut recueillir des fonds. Ce n'est pas parce que l'on a une bonne cause que l'on va se vendre nécessairement »[B 26]. Selon l'analyse de Godboud donc :

Pour trouver des donneurs, les organismes de bienfaisance font donc appel au moyen qui leur semble le plus efficace : l'appel aux entreprises commerciales. Il n'y a a priori rien d'inquiétant dans une telle opération, qui ne peut qu'accroître le nombre de dons et donc bénéficier, en final, aux personnes que ces organismes aident. Ce n'est qu'un moyen de plus pour atteindre une même fin. Il n'y a aucune raison de penser, à première vue, que l'introduction de ces agences puisse modifier les valeurs, la " philosophie " de la philanthropie elle-même. Pourtant, on constate que « l'esprit » du moyen tend à envahir l'ensemble du système.

Cet « esprit du moyen », s'est effectivement installé petit à petit au cœur du mouvement au fur et à mesure que la Fondation et les autres organisations hors ligne s'y seront développées, pour ensuite engager un nombre croissant d'employés et partir à la recherche de nouveaux moyens qui permettent de garantir les salaires. Néanmoins, l'originalité du mouvement par rapport aux associations caritatives qui choisissent de sous-traiter l'aspect commercial de la récolte de dons, fut de gérer cette tâche en interne au niveau de la Fondation et des associations satellites nationales.

Comme le disait Pierre-Joseph Laurent lors d'une rencontre avec mon comité d'accompagnement doctoral, le don tel qu'il vient d'être décrit, ne serait donc que l'antichambre du marché. Un marché qui mobilise en novembre 2021 pas moins de 12 % du budget annuel et près d'un dixième du personnel de la Fondation pour acquérir de nouveaux clients et assurer la fidélité des anciens[S 91]. À ces chiffres, faut-il encore ajouter depuis la fin d'année 2021, un autre budget pour financer une nouvelle infrastructure et une nouvelle équipe d'employés grandissante, dans le but de développer cette fois la première entreprise commerciale du mouvement intitulé Wikimedia Enterprise. Si du don au marché, il n'y a qu'un pas à franchir, il semblerait donc qu'il en soit de même pour passer du marché au commerce.

Le début d'un commerce

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Au cours de l'année 2021 le mouvement Wikimédia a vu naître en son sein le premier « produit commercial de la Fondation Wikimédia, dont le contenu est créé par des volontaires du monde entier »[S 92]. Intitulé Okapi avant d'être rebaptisé Wikimedia Enterprise, ce produit open source hébergé par la compagnie Amazon en attente d'une solution interne au mouvement[S 93], est géré par une Limited liability company créée par la Fondation Wikimédia. Cette forme juridique quelque peu particulière, permet à la Fondation de profiter d'une entité commerciale à responsabilité limitée exonérée d'impôt sur les bénéfices et qui resterait soumise à la gouvernance de son conseil d'administration. Quant aux buts du projet, il est de vendre aux grandes entreprises du Web un accès privilégié au contenu des projets Wikimédia à travers une interface de programmation adaptée à leurs exigences de grands utilisateurs et agrémentée d'un Service-level agreement[S 93]. Selon sa présentation, l'objectif du projet est triple[S 94] :

- Rendre le contenu créé par notre mouvement davantage disponible dans des formats cohérents et lisibles par des machines, et disponibles gratuitement pour tous les chercheurs et réutilisateurs.

- Faire en sorte que les réutilisateurs les plus intensifs (en termes de fréquence et volume) n’aient pas besoin d’interroger nos serveurs principaux en permanence pour en lire notre contenu

- Offrir aux plus grands réutilisateurs un moyen plus clair et plus cohérent de réinvestir dans le mouvement les bénéfices qu’ils en dérivent, au lieu de faire des dons occasionnels dont la taille varie.

En pratique, l'utilisation du produit se négocie au départ de la page https://enterprise.Wikimédia.com/ apparue sur le Web en mars 2021. Wikimedia Enterprise ne fut opérationnelle qu'en octobre de la même année[S 95], bien qu'en décembre 2020, la directrice générale du département Avancement de la Wikimédia Foundation informait déjà le conseil d'administration de la possible signature de deux clients payants d'ici à la fin de l'exercice financier[S 96]. En visitant le site fin octobre 2021, j'y découvrais les informations tarifaires suivantes : à partir de 25 000 $ par an il est possible d'avoir un accès illimité à la demande, à partir de 50 000 $ par an, on bénéficie d'une livraison journalière du flux de données en vrac, et selon un prix à négocier, la livraison des données peut se faire en temps réel[S 97].

Une tel changement de pratique au sein du mouvement ne manqua bien sûr pas de provoquer certains débats sur la page de discussions de la présentation du projet[S 98]. Durant ma candidature au conseil d'administration de la Fondation en août 2021, j'avais même pris l'initiative de lancer un appel à commentaires de manière un peu rapide et maladroite, il faut bien le dire, dans le but de relayer le sujet vers les électeurs[S 99]. Bien après le début des débats lancés sur ces deux espaces de discussions qui récoltèrent des avis très partagés, le projet Wikimédia entreprise reçut finalement l'approbation officielle du conseil d'administration fraichement élu dont la présidente transmettait ce message :

Finalement, le conseil d'administration perçoit Enterprise comme une étape vers un traitement plus équitable des entreprises et des personnes qu'elles traitent. Les grandes entreprises, qui dépendent fortement des services de Wikimédia et qui, jusqu'à présent, n'ont pas suffisamment contribué en retour, disposeront d'un moyen clair pour le faire ; tandis que les organisations plus petites, disposant de moins de ressources techniques, pourront bénéficier d'un service de haute qualité qu'elles n'auraient pas pu obtenir autrement. »[T 8][S 100]

En ayant précisé au préalable que :

La Fondation et Wikimedia Enterprise ne chercheront pas à obtenir des revenus commerciaux au-delà de cette limite de 30%. Ceci est en accord avec les conseils des auditeurs de la Fondation concernant les limites de l'Internal Revenue Service (IRS) des États-Unis sur les revenus commerciaux perçus par les organisations caritatives publiques.

[...]

L'équipe de Wikimedia Enterprise informera le conseil d'administration de tous les accords censés générer des revenus supérieurs à 250 000 dollars américains par an et permettra au conseil d'administration de faire part de ses préoccupations, si les membres du conseil en ont. Ceci est cohérent avec la façon dont la Wikimédia Foundation traite les dons des grandes entreprises.[T 9][S 100]

Par ces mots, le conseil d'administration de la Fondation entérinait ainsi ce que certains, dans une perspective entrepreneuriale, appellent déjà le « Wikipedia business model »[S 101][M 38] ; alors qu'un site francophone dédié aux start-up y verra « un virage à 180° dans sa stratégie, en faisant le choix de l’alliance avec les GAFA »[M 39]. Question d'en savoir plus, j'ai alors joué le jeu en fixant un rendez-vous avec un responsable du projet afin de savoir s'il était possible d'utiliser les services de Wikimedia Enterprise dans le cadre de recherches en sciences sociales et plus précisément en bénéficiant d'un accès aux pages de discussions présentes au sein des projets.

Cette rencontre fut très conviviale et me permit d'être rassuré par l'attitude bienveillante exprimée par Lane Becker ,le responsable d'affaires du projet Wikimedia Enterprise. En toute simplicité, et en se connectant de chez lui à notre rencontre vidéo, il m'informa que le projet ne prévoyait pas actuellement d'offrir un accès aux pages de discussion comme je le demandais, mais que je pouvais compter sur lui pour relayer ma demande. En retour, je l'informai pour ma part de mes préoccupations concernant cette décision de franchir cette barrière qui nous tenait à l'écart du milieu commercial. Un point de vue que Lane Becker comprenait parfaitement tout en partageant avec moi certaines inquiétudes. Celle par exemple expliquée plus en détail dans la section 14 de ce chapitre qui serait de voir les grandes entreprises commerciales récupérer du contenu Wikimédia soumis à la licence CC-0, dépourvue de copyleft et comparable aux conditions fixées pour le domaine public, dans le but de créer de nouveaux produits commerciaux privatisés en vue de nouvelles rentrées financières, tout en éloignant les lecteurs des projets Wikimédia.

Cet échange avec l'un des principaux gestionnaires de Wikimedia Entreprise ne m'a donc pas empêché de voir le premier projet commercial Wikimédia comme une perversion de la philosophie de partage qui avait fait le succès du mouvement. Mais il me permit de comprendre que le danger de ce projet se situait au niveau d'une nouvelle ouverture à l'ingérence du monde des affaires au sein du mouvement et de l'écosystème du partage de la connaissance, bien plus qu'au niveau d'une réelle attirance de la Fondation vers le développement de nouvelles activités commerciales.

Une perversion du partage et des biens non rivaux

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Dans le rapport d'enquête de 2015 déjà présenté dans la section précédente, on y découvrait que moins de 10 % des donateurs au mouvement Wikimédia souhaitent supporter par leurs dons la libre connaissance pour tous. En tenant compte de ce premier indicateur, on peut donc raisonnablement croire que la philosophie du partage développée au sein des projets Wikimédia telle qu'elle fut inspirée du mouvement des logiciels libres[N 5] n'est pas partagée par les lecteurs. Alors qu'au niveau des contributeurs, et ce aussi bien dans le mouvement Wikimédia que dans celui des logiciels libres et de bien d'autres mouvements ou projets actifs dans la culture libre, le code informatique, la musique, comme autres types de connaissances et de productions de l'esprit ne se donne pas, il se partage.

Souvenons-nous à ce sujet des motivations exprimées dans les nombreux témoignages recueillis dans le précédent chapitre. L'activité volontaire sur les projets ne fut jamais abordée telle un don mais toujours comme un hobby, un passe-temps, durant lequel on ressent précisément cette satisfaction de pouvoir partager, tel que le démontre encore ce nouveau témoignage[M 40] :

Aujourd'hui, je suis professeur d'anglais. Je contribue également à Wikipédia, en éditant des articles sur des écrivains comme Mary Shelley, l'auteur de Frankenstein, et Jane Austen, qui a écrit Orgueil et préjugés.

Quand je pense à mon travail sur Wikipédia, je ne me considère pas seulement comme quelqu'un qui ajoute des informations ; Je me considère comme une enseignante. Grâce à Wikipédia, ma portée s'étend bien au-delà de n'importe quelle salle de classe. Au cours du mois dernier, mon article de Wikipédia sur Jane Austen a été consulté plus de 144 000 fois.

Dans mon université, j'ai accès à de nombreuses ressources de qualité. Mais la plupart des gens ne peuvent pas accéder à ces sources ; ils sont cachés derrière un paywall. En éditant Wikipédia, je peux aider à réparer cette injustice. J'aime apprendre. J'ai toujours aimé. C'est pourquoi je crois si fermement que cela devrait être possible pour tous.[T 10]

Dans ce témoignage, il apparait donc clairement que l'activité bénévole dans le mouvement Wikimédia se nourrit d'un besoin de réciprocité dans le partage d'une connaissance qui malheureusement n'est pas accessible à tous. Or, il se fait que la connaissance, dès lors qu'elle se constitue d'informations pouvant se transmettre sous forme de code informatique, fait partie d'une catégorie de biens très spécifique que l'on appelle les biens non rivaux, ou autrement dit, des biens que l'on peut transmettre sans en perdre ni la possession, ni l'usage.

Les biens non-rivaux sont souvent de nature immatérielle et se retrouvent aussi en dehors de l'espace numérique, lors de transmissions orales, telles que les mythes, les contes ou les chansons, ou tout autre production de l'esprit que l'on partage avec d'autres sans pour autant les oublier ou en perdre le droit d'usage. À ceci s'ajoutent ensuite toutes les pratiques gestuelles entre les êtres vivants et dont certaines sont essentielles quant à la survie de l'espèce. Chez l'être humain, dont les facultés innées sont très peu développées comme en attestent les histoires d'enfants sauvages, mais dont le cerveau comme tout autre Hominoidea est riche en neurones miroirs[B 27], les biens non-rivaux peuvent donc apparaitre comme le substrat de la culture, ou du patrimoine immatériel selon une formulation plus récente, que l'on oppose parfois à celle de culture matérielle.

 
Vid. 5.2. « Copying Is Not Theft » vidéo illustrative des biens non rivaux (source : https://w.wiki/4oao)

Par opposition aux biens non-rivaux, se trouvent alors les biens rivaux que l'on ne peut pas transmettre sans en perdre la possession, soit de manière totale lorsqu'il s'agit d'un bien indivisible tel qu'un couteau par exemple, soit partiel lorsque l'on décide de partager une part de sa nourriture. Mais il se fait qu'à l'intérieur de l'écoumène numérique et de l'infrastructure informatique qui l'héberge, il n'en existe aucun. Qu'il s'agisse en effet d'une information en provenance d'un site Wikimédia, d'un programme informatique, d'un univers complet de MMORPG ou encore d'un fichier électronique comprenant de la musique, des photos, de la vidéo, ou autre, tous les biens qui existent au sein de l'écoumène numérique ne sont en définitive qu'une suite de 0 et de 1 que l'on peut copier et transmettre sans en perdre la possession et l'usage. D'une telle prise de conscience sera alors né cette phrase rendue célèbre par les défenseurs de la liberté numérique en réponse aux lois liberticides : « copier ce n'est pas voler ! » (vidéo 5.2[V 6]).

Au niveau de l'espace matériel, et même si la dégradation pouvait toujours faire l'objet de discussions, il est aussi possible de partager quelque chose sans en perdre la propriété et l'usage. C'est le cas par exemple d'un outil que l'on prête à son voisin en étant sûr de le récupérer à la seconde où l'on en aura besoin et dans le même état qu'il se trouvait au moment de son départ. C'est encore le cas d'une chambre que l'on prête dans les mêmes conditions à une personne rencontrée sur un site de partage tel que BeWelcome, et ce sera toujours le cas de sa voiture lorsqu'elle dépanne un proche quand on n'en a pas l'usage. Dans tous ces cas de figures, on pourrait donc aussi parler de biens non rivaux, puisque leur partage sur un temps limité ne limite en rien l'usage du propriétaire. Ceci sans oublier que dans un système d'échange de type Freecycle, où il s'agit d'offrir à qui le voudra des biens dont on n'a plus l'usage et dont on veut se débarrasser, toute rivalité dans le partage en viendra de nouveau à disparaitre.

Distinguer les biens rivaux des biens non rivaux ainsi que les différents systèmes de partage dont ils peuvent faire l'objet, aide ainsi à mieux comprendre comment les lecteurs des projets Wikimédia ont pu basculer du paradigme du partage vers celui du don, juste avant de basculer de nouveau vers une logique de marché. En demandant ce bien rival artificiel par excellence qu'est l'argent aux lecteurs des projets alors qu'ils profitaient légitimement jusque là du partage de ce bien non rival qu'est la connaissance, la Fondation a ainsi transformer des millions de lecteurs en «  consommateurs donateurs », plutôt que de les encourager à devenir des membres de la communauté de partage Wikimédia.

Certains diront à nouveau que ce fut un mal nécessaire pour payer le matériel informatique sur lequel reposent tous les projets de partage Wikimédia. Toute cette infrastructure est en effet un bien rival que l'on ne pourrait dupliquer sans frais et que, pour acquérir ce matériel, il faut bien de l'argent. Mais faut-il oublier pour autant que cette quantité d'argent n'est qu'en très lente augmentation dans l'absolu, et que sa proportion par rapport au budget annuel de la Fondation est en constante diminution jusqu'à atteindre moins de trois pour cent des dépenses totales en 2020 ?

Il serait de plus tout à fait concevable de pourvoir, partiellement tout du moins, aux besoins informatiques du mouvement par le partage du matériel informatique sous-utilisé dans le monde. Ce type de partage ne serait pas une nouveauté en soi, puisqu'il existe déjà au travers du réseau dit Pair-à-pair (peer to peer) développé depuis la fin des années 90 via Internet. Un protocole de transfert de données appelé BitTorrent y fit d'ailleurs son apparition pour permettre de partager des fichiers de manière extrêmement rapide et décentralisée, en récupérant des petites parts de celui-ci au départ d'une multitude de fichiers clones situés partout dans le monde et rendus accessibles par le réseau Internet. Des solutions techniques, qui seront présentées plus en détail dans le prochain chapitre, existent donc bel et bien.

D'autres idées basées sur le partage et non sur une logique de marché ou commerciale pourraient être imaginées dans le but de promouvoir le partage de la connaissance dans le monde. Alors qu'elles diminueraient les besoins d'argent, il serait alors parallèlement possible de récolter celui-ci en dehors des projets, et donc sans risquer de détourner les lecteurs de la connaissance Wikimédia de l'idée de partage qui est l'essence même du mouvement depuis ses origines. Car en jouant sur la corde sensible de la gratitude tout en prétextant un péril imaginaire de l'encyclopédie, ces récoltes d'argent disproportionnées par rapport aux réels besoins du mouvement, n'ont finalement abouti qu'à un recrutement excessif de nouveaux employés. Un excès dont découla ensuite une situation problématique étant donné que le conseil d'administration de la Fondation, qui pour rappel n'est pas rémunéré pour ses fonctions, se vit contraint en 2020 de pratiquement doubler ses effectifs[S 102] dans le but de pouvoir en assumer le suivi.

Au lieu de considérer l'extension de la Fondation comme une fatalité pour finalement doubler l'effectif de son conseil d'administration, ces personnes en charge du bon fonctionnement de la Fondation auraient très bien pu tenir compte de certaines recommandations qui préconisent de limiter la taille de toute entreprise. Le nombre de Dunbar indique par exemple qu'au-delà de 100 à 230 personnes et selon les capacités cognitives de chacun, il devient très difficile de conserver des liens de confiance et donc une cohésion sociale au sein d'un groupe. En connaissant ce nombre et en le comparant aux plus de 600 personnes employées par la fondation et dont la grande majorité exerce leur travail à domicile, le développement excessif de la Fondation apparait donc inévitablement comme un échec de gouvernance de la part de son conseil. Une erreur dont les conséquences inévitables sont la perte de cohésion et de contrôle entre les parties prenantes, couplée à des risques de corruptions plus élevés et une lourdeur administrative qui transparait déjà dans la gestion de la redistribution des dons offerts au mouvement.

Du don inconditionnel au concours et subsides contraignants

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Parmi les dons offerts au mouvement, une partie croissante, qui a atteint les vingt pour cent du budget annuel de la Fondation en 2020, est redistribuée sous forme de prix et de subvention vers des projets ou institutions divers (figure 5.6). La manière de redistribuer ces fonds fit l'objet de plusieurs réformes dont la plus récente de 2020-2021[S 103][M 41], déboucha sur la création de la Wikimédia Alliances Fund spécialement dédiée aux régions sous-représentées[M 42]. Cette redistribution des fonds est en réalité une tache compliquée et délicate, tant pour les employés de la Fondation et les bénévoles actifs au sein des commissions responsables de la sélection des projets, que pour les candidats parmi lesquels seront souvent favorisés les organismes spécialisés dans ce genre de requêtes et parfois, voire souvent, extérieurs au mouvement[B 28].

Comme je n'ai bien sûr pas été en mesure d'expérimenter toutes les formes de subsides depuis leurs créations, je me limite donc ici à décrire ce que j'ai vécu. Mais avant cela, voici déjà deux avis pour le moins contrastés en provenance de deux études qui furent commanditées par la Fondation Wikimédia. Le premier avis fut tiré des conclusions du cabinet Lafayette Practice[B 29] qui aura réalisé son étude au sein même de la Fondation et auprès de ses employés et quelques membres des comités. Quant au deuxième, il fut produit lors d'une étude réalisée par Concept Hatchery[M 43] qui s'est intéressé aux organisateurs bénévoles actifs au sein du mouvement.

Ce que nous dit Lafayette Practice :

WMF possède la plus grande équipe d'octroi de subventions de tous les fonds que nous avons étudiés à ce jour, de loin les plus grandes ressources d'octroi de subventions, et un sens profondément partagé de l'objectif, de l'innovation et du développement du mouvement. Avec une capacité rare à financer, nourrir et élever les meilleures idées, leaders et pratiques du mouvement, WMF est très prometteur pour la durabilité en tant qu'institution véritablement pionnière. De plus, la Fondation a prouvé qu'elle peut apporter les véritables changements structurels, de développement et innovants qui seront nécessaires dans le paysage en constante évolution d'une plate-forme et d'un domaine en évolution rapide. Nous avons constaté que l'équipe partageait un sens des priorités, avait une clarté dans son travail et était profondément connectée aux besoins, aux tendances et aux opportunités sur le terrain. Les programmes de subventions de la Wikimedia Foundation sont un exemple puissant de subventions participatives, exploitant et catalysant la puissance d'un mouvement international pour le développement durable d'espaces ouverts et de connaissances libres qui changent le monde.[T 11]

Ce que nous dit Concept Hatchery :

L'interaction avec la Wikimédia Foundation sur la gestion des subventions crée une quantité importante de stress pour les organisateurs. Bien que le financement soit toujours nécessaire, la quantité de travail nécessaire pour obtenir des fonds par le biais du processus de subvention de Wikimédia n'est parfois pas proportionnelle au montant de l'aide reçue. Le rapport de subvention, une activité non rémunérée, prend du temps bénévole dont les Organisateurs ont besoin pour d'autres activités de Wikimédia. Les paramètres et les mesures qui ne correspondent pas aux objectifs des organisateurs sont également sources de frustration. La question de savoir pourquoi certaines mesures sont choisies et priorisées reste sans réponse pour certains Organisateurs. Plusieurs organisateurs ont déclaré avoir choisi d'ignorer la Wikimédia Foundation en tant que bailleur de fonds et de travailler avec d'autres bailleurs de fonds avec lesquels il est plus facile de travailler, tels que les bureaux locaux des organisations internationales non gouvernementales.[T 12]

Suite à ces deux extraits, je vais donc à présent témoigner de mes propres demandes de subventions, qui, elles aussi, ont demandé beaucoup de temps quant à leurs applications. Parmi les neuf demandes déposées, trois seulement me furent accordées et parmi celles-ci aucune de celles adressées à la Fondation, alors qu'elles étaient de loin celles qui m'ont demandé d'y consacrer le plus de temps et d'énergie. Les procédures de constitution de dossier imposées par le système en 2015, 2017 et 2018 étaient en effet très lourdes pour une simple personne ne maîtrisant pas l'anglais. Lors de ma deuxième demande adressée à la Fondation, j'ai ainsi dû programmer une rencontre Internet avec deux professeurs de mon université, un partenaire et un membre de l'association Wikimédia Belgique, tôt en matinée, afin de répondre à une série de questions qui nous furent adressées en anglais par une employée de la Fondation chargée de vérifier le sérieux et la faisabilité du projet.

Tout comme les candidatures déposées dans mon université dans le but de financer mes activités de recherche, toutes ces démarches furent de grandes dépenses d'énergie inutiles. La première de mes demandes de 585 € pour financer un voyage au Cap-Vert[S 104] fut considérée comme inappropriée[S 105]. La troisième de 15 467 € déposée dans le cadre de mes activités d’employé dans une ONG[S 106] fut refusée par le comité[S 107]. La quatrième, une demande de financement rapide de 1 802 € qui faisait suite à ma demande précédente[S 108], fut laissée sans suite après avoir été sabotée par un administrateur de Wikimédia Belgique avec qui j'étais en conflit[S 109]. Et la cinquième, une nouvelle demande de financement rapide d'un montant de 700 € pour organiser des ateliers d'édition[S 110], fut, elle aussi, refusée après un long temps de silence, par une employée de la Fondation chargée de gérer seule toutes les demandes de subventions rapides adressée à la Fondation [S 111].

Quant à ma seconde demande de 16 600 € [S 112], celle pour laquelle j'avais dû rassembler quatre personnes pour une rencontre en ligne, elle fut considérée comme « intéressante ». Cependant, suite à tous les efforts déjà fournis, cinq jours me furent accordés, pour répondre à de nouvelles exigences bureaucratiques qualifiées de demandes de « planification » par le comité. Cette nouvelle épreuve eut raison de mes forces restantes. Après avoir perdu deux heures de travail suite à un bug informatique, je décidais d’arrêter les investigations. Il faut dire qu'à l'époque, j'avais 45 ans, je vivais dans une chambre de 8 m² en étant tributaire des services sociaux, tout en réalisant un certificat universitaire en éthique sociale et économique et en luttant au tribunal pour tenter d'avoir la garde partagée de mon fils. Autant de facteurs qui ne contribuaient donc pas à m'approvisionner en énergie positive.

Suite à mon abandon, je me suis toutefois entretenu avec deux membres bénévoles du comité de financement afin de leur faire part de mon ressenti. Voici quelques extraits de nos échanges[S 113] :

Premier membre : nous sommes confrontés à un grand nombre de propositions enthousiastes et optimistes émanant de volontaires du monde entier et nous disposons d'un montant limité à consacrer à ces propositions[T 13].

Moi : Votre mission, qui consiste à répartir une somme d'argent limitée entre un nombre illimité de demandes de subvention, est plus frustrante que productive et crée finalement un très mauvais sentiment de concurrence entre les bénéficiaires[T 14].

Deuxième membre : Je crois toujours que le projet est bon et je crois toujours que tu es une personne qui peut le faire avancer, mais il a besoin d'une figure d'une personne qui pourrait t'aider à gérer la bureaucratie et les aspects diplomatiques qui sont fondamentales.

Moi : C'est problème bureaucratique et diplomatique sont créés par le système de grant. Au niveau de l'Université, tout se passait très bien. C'est le système de financement qui a tué le projet. Pas moi, ni toi. Quand un projet est bon, il faut le soutenir pas lui mettre des barrières bureaucratiques.

Concernant les financements qui me furent accordés, le plus important fut de 500 € pour l'achat de matériel informatique destiné à faire des démonstrations du logiciel Kiwix[S 114], Mais en raison d'un manque de suivi, l'argent n'aura finalement jamais été versé par l'association suisse, tandis que le matériel me fut finalement envoyé gratuitement et dans une configuration plus simple par un membre du projet Kiwix. Quant aux deux autres financements accordés, ils étaient chacun d'un montant de 100 € et accordés par Wikimédia France[S 115][S 116]. Malheureusement pour moi, avant qu'ils n'arrivent sur mon compte en banque, il me fallut envoyer plusieurs courriels contenant un relevé d'identité bancaire et patienter durant une période de près d'un an.

Au-delà de ses trois financements, il y eut ensuite quelques déplacements remboursés par l'association belge à la fin du mois au cours duquel j'avais envoyé mes preuves de paiements[S 117]. Dans la situation précaire dans laquelle j'étais à l'époque, toutes ces incertitudes et ces délais étaient vraiment problématiques. Si cette situation n'a pas changé, tandis que le mouvement s'organise actuellement pour financer les communautés sous-représentées au sein des projets Wikimédia, je pense très sincèrement que les petites structures ou des individus qui ne disposent pas des moyens financiers nécessaires pour anticiper leurs dépenses seront à coup sûr mis hors-jeu.

Dans un souci d'objectivité, voici à présent quelques chiffres qui permettront de situer ma propre expérience par rapport à ce qu'il se passe dans l'ensemble du mouvement. Avec 949 subventions rapides accordées par la Fondation en date 19 avril 2021[S 118], contre 45 inéligibles le 26 novembre 2020[S 119], et 128 rejetées avant la date du 17 avril 2021[S 120], on peut donc en déduire que j'aurai fait partie des 15 % des mal doués ou mal chanceux. Une proportion rehaussée à 34 % pour les subventions de déplacement puisque 90 furent refusées[S 121] contre 171 accordées[S 122] et près de 39 % pour les financements de projets à long terme, les plus exigeants au niveau administratif, dont 74 étaient refusés jusqu'au 22 janvier 2021[S 123] contre 117 sélectionnés le 20 novembre 2021[S 124].

Toutes ces demandes refusées représentent donc une quantité d'énergie humaine importante qui aurait pu être investie dans la mission du mouvement qui, ne l'oublions pas, consiste à partager la connaissance humaine et non à gérer de l'argent. Or, ce que l'on observe au niveau de la Fondation, c'est qu'une grande quantité d'énergie est dépensée pour récolter de l'argent et qu'une quantité d'énergie probablement équivalente, si pas plus grande, est ensuite dépensée pour le redistribuer. Dans le meilleur des cas, pour les acteurs cette dépense d'énergie fait l'objet d'un salaire pour les employés de la Fondation, alors que dans le pire des cas, lorsqu'un financement est refusé, elle n'apportera que démotivation ou dégoût chez les acteurs bénévoles.

Bien sûr, en cas d'acceptation, les peines du bénévole seront récompensées par le plaisir de mener à bout une idée de projet et peut-être si le projet est bien ficelé, d'y trouver une petite rentrée d'argent personnelle. C'est dans tous les cas ce que je souhaite à tous les organisateurs bénévoles qui seraient dans le besoin, car une fois le financement accepté, il ne faut pas alors oublier qu'ils devront ensuite consacrer beaucoup de temps pour rapporter tout ce qu'ils auront fait. Tout ceci pour, dans le pire des cas et comme cela a été vu dans le chapitre précédent, espérer recruter un participant sur vingt au sein du mouvement. Restent ensuite les modifications, les articles créés et les fichiers téléchargés, mais ce qui n'apparait jamais dans les rapports, c'est la part du travail d'édition qui fut refoulée par les communautés d'éditeurs sur les projets Wikipédia en raison du manque d'expérience des participants, du manque de notoriété des informations ou sujets proposés, ou encore du manque de sources disponibles pour justifier un ajout.

À côté des subsides, il y a ensuite les concours qui permettent à nouveau de recycler l'argent récolté par le mouvement sous forme de participation au sein des projets. Organisés par les associations locales, elles-mêmes financées par la Fondation la plupart du temps, ces concours apparaissent comme une autre forme d’incitation à la contribution, mais avec des règles explicitement compétitives cette fois, puisqu'il y aura toujours une petite minorité de vainqueurs qui ressortiront contents de leur expérience, et une majorité de perdants déçus voir même frustrés. Au niveau du mouvement, ces concours ont bien sûr pour avantage d'impliquer directement les participants dans la réalisation de sa mission, sans risque de gaspiller de l'énergie dans de pénibles processus bureaucratiques tels que décrits précédemment, ni de rassembler des personnes sans qu'ils ne deviennent finalement des contributeurs.

Dans la pratique cependant, les concours ne sont pas toujours aussi efficaces que ce que l'on pourrait croire. Le concours WikiChezNous par exemple, organisé par l'association Wikimédia France, fut une réussite dans le sens où il permit de faire cette promotion de projets éditoriaux autres que Wikipédia, Wikimedia commons, voir Wikidata comme cela se fait trop souvent. Au niveau de Wikiversité pour se limiter au projet que je connais le mieux, ce concours offrait un bon d'achat de 200 € à celui qui aura « le plus grand nombre de contributions en termes de caractères ajoutés »[S 125]. Le vainqueur dans cette catégorie fut un contributeur répondant au pseudo Aymen11, qui faisait partie des 514 participants inscrits, qui auront dans l'ensemble créé 5 450 pages web, téléchargé 24 700 fichiers, et effectué 155 000 modifications[S 126].

Hélas, les contributions de Aymen11 déclenchèrent une première réaction de la part d'un administrateur sur sa page de discussion pour l'informer que ce qu'il faisait ne correspondait pas aux attentes du projet[S 127]. Par la suite et comme il n'y eut aucune réaction au message, toutes les pages furent finalement supprimées par un autre administrateur[S 128]. Dans le strict cadre du projet Wikiversité pour le moins, ce concours fut donc une initiative tout à fait contre-productive, puisqu'elle aura demandé l'intervention de deux personnes déjà très occupées par le projet, pour récompenser finalement une personne qui aura fait au total 15 contributions sur l'ensemble des projets Wikimédia dont aucune ne fut gardée[S 129].

Quant aux vainqueurs dans les autres projets éditoriaux tel que Wikidata et Wiktionnaire par exemple, j'ai pu y retrouver des contributeurs déjà extrêmement actifs au sein des projets. Alors que je ne remets pas en doute le fait que ces contributeurs très prolifiques méritent un tel geste de reconnaissance et d'encouragement, je me dis toute fois que le faire au travers d'un concours n'est sans doute pas la chose la plus appropriée. Car cela diminue alors fortement les chances de réussites des autres participants tout en produisant des expériences plus frustrantes qu'autre chose.

Comme deuxième exemple, il y a ensuite le concours Wiki Love Héritage Belgium 2018 dans lequel je fus actif en tant que jury et présentateur des résultats. La sélection des cinq photos gagnantes, même si elle était assistée par un logiciel, nous avait demandé pas mal d'heures de travail cumulées au cours d'une activité bénévole qui pour ma part ne m'a pas déplu, même si cela ne m'aura pas donné envie de reproduire l'expérience. La remise des prix fut aussi une agréable occasion de retrouver le président de l'association avec qui j'ai beaucoup d'affinité. À titre personnel, l'expérience fut donc positive, alors que le projet fut une réussite étant donné qu'il totalisait 4362 téléchargements de photos sur le projet Wikimedia commons dont 1152 étaient déjà en usage le premier juillet 2019 pour illustrer les articles des projets Wikimédia[S 130].

En revanche, je fus par la suite très surpris en explorant le profil des cinq gagnants du concours[S 131]. Parmi ceux-ci, le premier n'avait téléchargé que deux photos dans le cadre du concours pour un total de 18 jusqu'en 2022[S 132], la seconde 23 et aucune autre suite au concours[S 133], le troisième 3 et rien d'autre ensuite[S 134] et la quatrième une seule en tout et pour tout[S 135]. Seul le gagnant en quatrième place avait pour sa part poursuivi ses activités en tant que contributeur au sein du mouvement en continuant à télécharger d'autres photos suite à la centaine de celles soumises au concours[S 136].

Pendant que le système de financement pose son lot de critiques en matière de gaspillage d'énergie et de manque d'efficacité dans l'accomplissement de la mission du mouvement, il apparait donc que les concours qui y sont organisés, même s'ils garantissent à moindre coût un meilleur résultat en matière de participation au partage de la connaissance, peuvent aussi faire preuve d'injustices tout en étant critiquables sur d'autres points de vue. Ceci alors que dans les deux cas de figure, un autre questionnement d'ordre éthique se pose, puisque au sein du mouvement apparait une redistribution contraignante de biens rivaux originairement obtenus de manière inconditionnelle sous forme de dons. Ce passage de l'inconditionnel au conditionnel peut donc être vu comme la récupération d'un pouvoir initial offert par des donateurs sous forme d'argent, alors que ceux-ci, pour peu qu'ils ne répondent pas aux qualités de votants, ne sont pas aptes à participer aux décisions politiques prises au sein du mouvement.

Il est donc interpellant, et éthiquement discutable, qu'en passant par la Fondation et les associations régionales, les dons généreusement offerts au mouvement se transforment subtilement en instrument de pouvoir. Distribués sous forme de salaire, ils obligent à la signature et au respect d'un contrat de travail ; sous forme de subsides, ils soumettent les candidats à de lourdes démarches bureaucratiques ; sous forme de concours, ils obligent alors les participants à s'inscrire dans une compétition et à suivre un règlement de participation. Toutes ces contraintes et autres actions coercitives produites au départ d'argent dépensé par le mouvement peuvent donc apparaître comme autant d'actes illégitimes et finalement indésirables.

En compensation dirons-nous, il est rassurant de savoir que le système d'octroi de subsides aux personnes, projets et organisations est géré principalement par des comités qui rassemblent des équipes composées d'une majorité de bénévoles cooptés et souvent assistés par des membres du personnel de la Fondation. Une telle organisation évite sans doute de concentrer trop de pouvoir dans les mains de la Fondation et des associations affiliées, mais sans empêcher toutefois l'apparition d'une certaine élite décisionnelle à l'intérieur du mouvement, ni la poursuite d'une dérive de la mission première de partage provoquée par l'attrait et la gestion de l'argent.

La dérive de la mission Wikimédia

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La dérive de la mission est une notion très peu connue dans la francophonie à l’exception peut-être du milieu de la microfinance[S 137]. Ce concept qui peut s'appliquer à tout type d'organisation, y compris commerciale[M 44], fut rendu populaire en milieu anglophone par les travaux de Burton Weisbrod, dont le premier ouvrage à traiter du sujet fut publié en 1998 sous le titre To Profit or Not to Profit: The Commercial Transformation of the Nonprofit Sector. Voici un extrait du résumé fait par l'auteur[B 30] :

Les organisations sans but lucratif ressemblent de plus en plus à des entreprises privées. Cette transformation entraîne un déplacement de la dépendance financière des dons de charité vers une activité de vente commerciale, avec des conséquences peu reconnues. To Profit or Not to Profit est un ensemble coordonné d'études sur les raisons pour lesquelles la collecte de fonds pour les organisations à but non lucratif imite celle des entreprises privées. et quelles en sont les conséquences. Les frais d'utilisation et les revenus provenant d'activités "auxiliaires" – à savoir celles qui ne contribuent pas directement à la mission de l'organisation, à l'exception des bénéfices générés – se multiplient, chacune ayant des effets secondaires importants. Les frais liés aux activités auxiliaires peuvent exclure une partie du groupe cible d'en profiter alors que ces mêmes activités peuvent détourner l'organisme sans but lucratif de sa mission centrale.[T 15]

Nous pouvons donc constater que ce qu'il se passe au sein du mouvement Wikimédia, n'est pas un phénomène récent ou isolé et que ce sur quoi Burton Weisbrod attire notre attention, c'est qu'une bonne part des activités liées aux récoltes de dons et à la gestion budgétaire de ceux-ci, peuvent être considérées comme des activités auxiliaires. Autrement dit, ces activités ne contribuent donc pas directement à la mission Wikimédia, qui, pour rappel, repose sur la vision d'un monde dans lequel chaque être humain pourrait partager librement la somme des connaissances[S 138]. Au niveau des statuts officiels de la Fondation, cette mission s'exprime ensuite de la sorte[S 139] :

La mission de la Wikimedia Foundation est de donner au monde l’envie et les moyens de rassembler et développer des ressources éducatives, sous licence libre ou dans le domaine public, pour les diffuser dans le monde entier[T 16].

Parmi les activités auxiliaires liées à la rentabilité des récoltes et dépenses orchestrées par le mouvement, il a été vu que certaine d'entre elles pouvaient être contre-productives en créant plus de problèmes que de solutions. Elles ont réduit, selon moi, la participation au travail bénévole qui est le seul finalement à répondre directement à cette part de la mission qui consiste à produire et développer des ressources éducatives, pour que sa diffusion soit ensuite assurée par une infrastructure informatique produite et développée par la Fondation bien sûr, mais également par d'autres bénévoles. Et puisque les sources de dérives peuvent être multiples[B 31], rien d'étonnant dans ce cas de constater que la Fondation s'engage dans de nombreuses pratiques inspirées du secteur commercial[B 30].

Il est ensuite intéressant de poursuivre la réflexion sur la dérive de la mission de la Fondation Wikimédia en s'inspirant des conclusions de deux chercheurs[B 32] qui ont produit une observation de cette dérive dans deux entreprises sociales italiennes :

Notre étude a souligné l'importance de l'engagement des parties prenantes pour contrebalancer le positionnement stratégique d'une entreprise sociale. Cependant, la dérive de la mission peut délégitimer les entreprises sociales auprès des parties prenantes externes, sapant ainsi leur volonté de collaborer avec l'entreprise. Des recherches supplémentaires pourraient étudier les stratégies adoptées par les entreprises sociales délégitimées pour capter l'attention des parties prenantes externes. Enfin, des recherches supplémentaires pourraient étudier comment les variations culturelles affectent l'efficacité de l'engagement des parties prenantes[T 17].

Cette présente étude du mouvement Wikimédia, je l'espère, a déjà apporté quelques éléments de réponse aux questions laissées en suspens par ces deux chercheurs. On peut déjà affirmer que la « stratégie » de la Fondation semble être le développement de pratiques commerciales jusqu'à aboutir au lancement d'un premier produit reconnu comme tel. Quant aux variations culturelles, nous avons aussi vu qu'elles s'observent entre pays riches et pays pauvres financièrement parlant. Avec les pauvres du côté des exclus, puisqu'ils peinent à juste titre à rejoindre la participation financière aux pratiques marchandes. Alors que du côté de la participation éditoriale, ils se voient confrontés à un manque de ressources informatiques, de reconnaissances épistémiques et de temps libre à offrir en dehors de ce qui leur est déjà nécessaire pour vivre décemment.

Dans l'idée cette fois d'appuyer les conclusions des deux chercheurs italiens, nous devons aussi nous remémorer que la première des parties prenantes externes à la Fondation Wikimédia est sans aucun doute la communauté des contributeurs bénévoles actifs dans les projets qu'elle héberge. Or, c'est précisément grâce à cette communauté que Wikipédia, en tant que projet initial du mouvement, réussit à se préserver de la publicité pour devenir ensuite un projet sans but lucratif qui donna naissance à plus d'une dizaine de projets frères similaires. Ce fut aussi cette même communauté qui rappela à l'ordre la Fondation lorsqu'il fut question de se lancer dans des opérations de parrainage avec des entreprises commerciales (Vigin Unit) ou de changer de nom pour adopter celui de l'encyclopédie (rebranding).

Toujours dans le but de corroborer les analyses des deux chercheurs, on peut encore reprendre leurs propres termes, pour se souvenir comment les récoltes de dons au sein de projets éditoriaux Wikimédia auront eu pour conséquence de « délégitimer » les projets de partage de la connaissance, aux yeux de certains contributeurs qui se seront vu « saper » leur volonté de participation. De manière insidieuse, ces demandes d'argent sous forme de dons, auront ainsi substitué l'arrivée de la publicité qui avait déjà en son temps provoqué une vague de désertion rendue visible par le fork du côté espagnol. Ceci alors que la redistribution conditionnelle de dons inconditionnels offerts au mouvement, génère de nouvelles sources de démotivation fondées sur un sentiment d'injustice. Ce même sentiment qui me conduisait un jour à demander, sans jamais recevoir de réponse, quel était le salaire de l'employée qui me semblait rendre si compliqué l'aboutissement de ma demande de subside.

Ce qu'il reste à présent à découvrir, c'est pourquoi et comment ces dérives sont apparues. Pour le savoir il faudrait sans doute vérifier sur base de nouvelles données empiriques auxquelles je n'ai pas eu accès, c'est à dire ce qu'il se passe au niveau des employés de la Fondation. Sont-ils eux-mêmes conscients de ces dérives ? Les occultent-ils consciemment ou insouciamment en raison du profit personnel qu'ils en retirent ? Ou peut-être qu'en raison d'un passé dans le secteur marchand et du monde des affaires, antérieur à leur arrivée, ont-ils eux-mêmes été les acteurs de cette dérive sans même s'en rendre compte ? Toutes ces options sont en réalités possibles et demanderaient à être vérifiées, tandis que du reste, il est tout à fait évident que c'est l'argent qui, encore une fois, semble être le nerf de la guerre, ou plus précisément dans le cadre du mouvement Wikimédia, la source de nombreux problèmes.

La question de l'argent par rapport au mouvement

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Suite à ce qui a été dit dans ce chapitre, personne ne sera surpris d'apprendre que je ne donnerai jamais d'argent à la Fondation Wikimédia, ni à toute autre organisation ou mouvement qui œuvre pour le partage de la connaissance. Même si en revanche, je suis toujours prêt à leur offrir de mon temps et que je serais même disposé à partager des ressources matérielles en ma possession, quand je ne les utilise pas. Ce qui ressort effectivement de cette étude de l'économie Wikimédia, c'est que le mouvement a effectivement plus besoin de contributeurs que de donateurs, et que l'argent qui lui est offert semble apporter plus de problèmes que de solutions, exception faite pour les salariés bien entendu.

Rappelons-nous que la grande majorité de cet argent est centralisée au niveau de la Fondation. Imaginons donc à partir de cela, les enjeux de pouvoir, les risques de dérive et de corruption, ainsi que le manque de rendement que cela engendre. En ce début d'année 2022, c'est plus de 300 millions de dollars qui sont thésaurisés par cette Fondation. Comment tout cet argent est-il géré ? Comment sont gérés les 100 millions de dollars du fonds de dotations ? Les 117 millions d'investissements à court terme de 2021[S 35] sont-ils éthiques ? Et qu'en est-il ensuite des près de 87 millions[S 35] de liquidités ? Est-ce bien raisonnable qu'ils enrichissent les banques à coups d'intérêts négatifs, comme cela se fait aussi du côté de l'association Wikimédia Suisse, qui est pourtant près de cinquante fois plus petite que la Fondation au niveau de son revenu d'exploitation ?

N'est-il pas non plus indécent de bloquer tout cet argent pour quelque chose qui repose sur le travail de bénévoles et le partage de biens non rivaux ? Ceci, alors qu'il existe d'autres secteurs tels que la santé, qui se voient confrontés à d'énormes déficits, y compris dans mon pays. Contrairement à ce qu'il se passe dans le mouvement Wikimédia, les soins de santé nécessitent effectivement l'usage d'une très grande quantité de biens rivaux alors que la participation bénévole se voit fortement limitée en raison du haut seuil de compétences techniques et des grandes responsabilités demandées aux acteurs.

Que doit-on aussi penser lorsqu'une personne finance elle-même la location d'une salle pour organiser son premier atelier de présentation Wikimédia suivi d'une séance d'édition à Charleroi[S 140], alors que cinq ans plus tard et au même endroit, elle annule la même activité[S 141], suite au rejet d'une demande de financement adressée à la Fondation [S 142] ? Que penser encore d'une personne qui réalise un rapport très détaillé[M 45] suite à une expérience autofinancée d'ambassadeur Wikimédia en Inde, alors qu'à la suite du refus d'une subvention pour soutenir une deuxième expérience au Cap-Vert[S 143], cette même personne aura abandonné l'idée d'un second rapport ? Ne sont-ce pas là des conséquences fâcheuses introduites au cœur du mouvement en même temps que l'argent excédentaire au strict maintien et développement de l'infrastructure informatique ?

Voici donc pourquoi, quand quelqu'un me demande s’il faut donner de l'argent à Wikipédia lors des campagnes de récoltes de fonds, je réponds qu'il vaut mieux donner de son temps en éditant les projets. Lorsque l'on me répond que l'on manque de temps, en raison d'une vie professionnelle ou familiale très accaparante, par exemple, je conseille alors de faire un don à une association locale. Comme elles sont toutes, à l'exception de la Suisse et l'Allemagne, subsidiées par la Fondation, cela évite déjà de doubler des frais de transactions internationales. Et puis surtout, cela soutient ces associations plus petites qui sont souvent plus proches des bénévoles puisqu'elles s'expriment dans la langue du pays et pas systématiquement en anglais.

Après ces réflexions personnelles, nous pouvons ensuite nous tourner vers les acteurs de terrain. Comme toujours les avis sont très partagés, mais en ce qui concerne la sphère hors ligne du mouvement seulement. Car il est effectivement intéressant d'apprendre qu'en mai 2003, et donc avant même la création de Fondation Wikimédia, les projets Wikipédia en anglais, en français, en chinois et en japonais, avaient tenté d'instaurer une WikiMoney gérée au sein de WikiBanques. Le principe reposait sur une sorte de crédit mutuel fondé sur une devise virtuelle frappée du sigle ψ et comptabilisée entre les éditeurs désireux d'en faire usage pour motiver d'autres utilisateurs à contribuer sur certaines pages.

Il se fait que le projet tomba rapidement en désuétude dans l'encyclopédie anglophone dès septembre 2004[S 144], pour disparaitre en février 2007 au niveau du projet francophone suite à une période d'inactivité de huit mois[S 145], et quelques mois plus tard encore au niveau du projet Wikiversité[S 146]. Dans la communauté des éditeurs de Wikipédia en français, il y eut même la création d'un groupe d'opposition à l'usage de la monnaie composé d'une centaine de personnes rassemblées sous la bannière des « WikiSchtroumpfs » ! De manière humoristique, leur activisme se fondait sur le récit de l'album Le Schtroumpf financier, qui permet d'illustrer comment l'arrivée de l'argent parmi cette communauté de petits hommes bleus qui n'en avaient jamais eu l'usage, entraina par la suite des conséquences désastreuses[S 147].

Tout comme le système d'échange de service entre éditeurs, que l'on tenta de mettre en place sur le projet Wikipédia en allemand, l'histoire de la WikiMonnaie sera ainsi tombée dans l'oubli. Pourtant, elle n'en reste pas moins importante à ce jour pour se rappeler à quel point l'argent, comme toute autre forme d'échange marchand, est l'ennemi du partage, et qu'à ce titre il est finalement assez naturel de ne pas mélanger ces deux concepts et pratiques dans les interactions humaines. L'observation empirique de ce que l'argent a engendré dans le mouvement Wikimédia, apparaît donc telle une plaidoirie en faveur d'une interdiction de la récolte de dons d'argent au sein des projets dédiés au partage de la connaissance, ou tout autre incitation à but lucratif à l'image de cette invitation à utiliser un moteur de recherche qui rapporte de l'argent à l'association Wikimédia France[S 148].

Au lieu de ceci, il est tout à fait envisageable de substituer les récoltes de dons en argent par des récoltes de dons en temps de contribution. À la place de solliciter les lecteurs pour le prix d'une tasse de café, pourquoi ne pas, en effet, les solliciter pour le temps qu'il est nécessaire pour la boire ? Cela fait un moment déjà que des choses sont mises en place pour accueillir les nouveaux contributeurs au sein des projets, pourquoi dès lors de campagnes annuelles, ne pas substituer l'hyperlien pointant vers la page de don par un autre pointant vers la page d’accueil des nouveaux arrivants ? Ces quelques simples mesures pourraient ainsi, me semble-t-il, renfoncer l'esprit de partage transmis par le mouvement des logiciels libres plutôt que de perdre cet héritage au même titre que le fut copyleft avec l'adoption de la licence CC-0, alors qu'à lui seul il permet de garantir la continuité du partage en le protégeant de toute appropriation privative.

L'importance du copyleft dans la mutation du marché numérique

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La clause de partage à l'identique dite « sharealike », que l'on surnomme copyleft compte tenu du fait qu'elle reprend la législation sur le copyright pour la mettre au profit de la collectivité, fut sans doute la plus belle des trouvailles de Richard Stallman lors de la création des logiciels libres. Grâce à celle-ci, toute republication ou commercialisation d'un travail produit sous licence libre doit rester sous licence identique. Cette condition de partage qui pourrait apparaître comme un détail de l'histoire numérique, est donc en dernier ressort, une véritable révolution idéologique qui prit naissance au cœur même de la révolution numérique, celle même qui aura permis aux projets Wikimédia de ne pas être absorbés par des organismes à but lucratif.

Afin d'être aussi précis que possible, voici repris ci-dessous les conditions de la clause sharealike (SA) traduite en français par l'expression « partage dans les mêmes conditions » ou « partage à l'identique » telle qu'elle fut récupérée sur le site Web de la Fondation Creative Commons[S 149] : « Dans le cas où vous effectuez un remix, que vous transformez, ou créez à partir du matériel composant l’œuvre originale, vous devez diffuser l’œuvre modifiée dans les mêmes conditions, c'est-à-dire avec la même licence avec laquelle l'œuvre originale a été diffusée.»[T 18]

 
Fig. 5.10. Le symbole Copyleft, un Copyright renversé. (source : https://w.wiki/4MWf)

Depuis son apparition en 1989[B 33], la clause de partage à l'identique aura ainsi permis plusieurs grandes victoires politiques de la culture du partage sur l'hégémonie culturelle néolibérale marchande[M 46]. La première déjà présentée en sixième section du second chapitre de cet ouvrage, fut d'empêcher l'appropriation commerciale du code source de l'espace Web qui, avant de passer du domaine public vers une licence libre, aurait pu être récupéré dans le but de déposer un brevet qui aurait permis de faire du Web un espace privé et à l'accès payant. La deuxième fut le dépassement en popularité des navigateurs libres, Firefox et Chrome, par rapport aux autres produits propriétaires. Et comme cela vient d'être vu, la dernière fut le succès de Wikipédia face à la concurrence de deux autres encyclopédies en ligne qui pourtant furent développées par de grandes entreprises capables d'instaurer un quasi-monopole dans d'autres domaines.

On peut d'ailleurs trouver étrange et même paradoxal[M 47][B 34], que les systèmes d'exploitations GNU/Linux libres et gratuits, alors qu'ils furent les premiers à bénéficier de la licence libre, n'auront jamais réussi à évincer le produit commercial et payant fourni par le géant Microsoft. En janvier 2022 et selon les logs de la W3Schools[S 150] et Statista[M 48], 70 à 73 % des ordinateurs personnels fonctionnent toujours avec un système d'exploitation Microsoft, entre 9 à 14 % avec un de ceux fournis par Appel et 2.5 à 4.5 % avec une des nombreuses distributions GNU-Linux.

Cependant, si l'on regarde les choses sous un autre angle grâce à de nouvelles statistiques fournie par Statcounter[S 151], on découvre alors qu'au niveau des appareils mobiles (smartphones et tablettes), le système Android maintenu par Google fait fonctionner près de 70 % des appareils, alors qu'un peu plus de 29 % repose sur iOS d'Appel et que le reste, y compris ce qui est fourni par Microsoft, ne dépasse pas les 1 %. Ce qui vient donc à rétablir la parité des choses au niveau global en janvier 2022 et toujours selon Statcounter[S 152], à un peu moins de 40 % au profit d'Android, 32 à celui des produits Microsoft et un peu plus de 24 % pour Appel.

Or, il se fait qu'Android fonctionne sur un noyau Linux et de nombreux logiciels libres dont les codes sources furent publiés dès octobre 2008[S 153]. Grâce à la licence libre et son copyleft, il est donc possible aujourd'hui de faire fonctionner des smartphones ou tablettes de manière tout à fait indépendante des services commerciaux de Google. Parmi ces distributions alternatives d'Android que l'on appelle ROM Custom en anglais, on retrouve par exemple : LineageOS et /e/ qui en est dérivé, ainsi que Replicant 100 % libre, mais qui hélas, ne permet pas d'activer toutes les fonctionnalités d'un appareil.

 
Fig. 5.11. Graphique illustrant la vente des smartphones en fonction de leurs systèmes d'exploitation. En bleu apparait android, en mauve Apple et noir Microsoft. (source : https://w.wiki/4PoV)

La licence libre et sa clause copyleft en particulier ont donc suscité une certaine mutation dans le marché des produits numériques. Alors que Microsoft et Apple maintiennent le cap de la vente de produits commerciaux développés en interne et protégés par des licences propriétaires, l'entreprise Google, quant à elle, choisit une tout autre approche, en libérant le code de ses logiciels et distribuant des millions de dollars sous forme de prix, lors de deux concours intitulés Android Developer Challenge[S 154].

Faisant l'impasse sur des profits générés par la vente de licence d'exploitation comme le fait Microsoft, ou d'ordinateurs, de téléphones et autres produits numériques, tout comme l'entreprise Apple, Google s'est donc spécialisé dans un nouveau type de rente financière. Celle-ci se base d'une part sur la récolte, le traitement et la vente d'informations récoltées chez les personnes qui utilisent ses services, et d'autre part, sur des services marketing clef en main, souvent extrêmement ciblés, à l'image des vidéos publicitaires intempestives qui apparaissent au lancement de chaque nouvelle vidéo sur YouTube.

Située aux premières loges du développement du système d'exploitation utilisé par une grande majorité des propriétaires de tablettes ou smartphones, cette entreprise profite dès lors d'une situation très avantageuse qui lui permet d'envahir le marché avec des applications propriétaires gratuites et efficaces. Une fois adoptées par un grand nombre d'utilisateurs, il est alors facile pour l'entreprise, et sous le couvert de conditions d'utilisation que personnes ne lit, de récolter des informations en provenance de ses propres logiciels. Qu'il s'agisse du logiciel de navigation GPS, de navigation web, de messagerie ou autre, tous les produits Google deviennent dès lors autant d'outils favorables à l'émergence d'un nouveau type de capitalisme, appelé depuis peu : « capitalisme de surveillance »[B 35]. Une expression sans doute difficile a comprendre à ce stade, mais qui sera développée plus en détails dans le prochain chapitre, après avoir assimilé un certain bagage technique indispensable.

Pour l'heure limitons-nous de constater que la Fondation Wikimédia fait étalage, elle aussi, d'un modèle économique original qui lui permet en fin de compte de récolter, de stocker et de redistribuer de grandes quantités d'argent tout en restant un organisme sans but lucratif. Il va de soi bien entendu que le modèle Wikimédia se distingue des entreprises commerciales citées précédemment. D'une part, ses bénéfices n'enrichissent pas d'actionnaires ou autres types d'investisseurs sous forme de dividendes, mais seulement des employés sous forme de salaires. D'autre part, la Fondation tourne le dos à tout type de capitalisme de surveillance, non pas en interdisant la surveillance des sites qu'elle héberge, bien au contraire, mais en rendant impossible la commercialisation des informations que l'on peut y récolter en les protégeant à nouveau par un Copyleft tout en assurant une complète protection sous forme d'anonymat pour les utilisateurs des projets qu'elle héberge.

La clause de partage à l'identique produite par Richard Stallman apparaît donc à nouveau telle une garantie vitale pour maintenir le mouvement Wikimédia et le travail qui y est produit à l'écart de toute forme de récupération par le système capitaliste. Cependant, suite à l'arrivée du projet Wikidata en tant que base de données factuelles structurées de manière sémantique, une nouvelle licence est apparue au sein du mouvement pour être adoptée ensuite au niveau des informations descriptives des fichiers téléchargés sur Wikimedia commons. Il s'agit de la licence CC0, dont la particularité première est de renoncer à tout droit d'auteur, de manière à se rapprocher le plus possible du domaine public, et selon ces précisions qu'il est important de signaler[S 155] :

Toute personne qui possède ou pourrait détenir des droits d’auteur et des droits voisins et connexes (tels que des droits de base de données) sur une œuvre n’importe où dans le monde peut utiliser CC0 pour renoncer à ces droits. Mais s’il vous plaît soyez prudent. CC0 est une rue à sens unique. Une fois que vous appliquez CC0 à votre travail, vous ne pouvez pas changer d’avis plus tard et faire valoir à nouveau les droits d’auteur ou les droits de base de données sur l’œuvre. Dans certains cas, il est difficile de décider si quelque chose est admissible à la protection du droit d’auteur (par exemple, une base de données contenant principalement des données factuelles). Même dans ce cas, CC0 peut être un moyen utile d’assurer aux autres que vous vous êtes engagé à renoncer à toute protection possible du droit d’auteur que vous pourriez avoir.[T 19]

Le principal avantage octroyé par le code légal de cette licence[S 156] est la flexibilité d'usage des banques de données par l'absence de contrainte et le renforcement de la compatibilité des sources. Imaginons seulement qu'il soit nécessaire de citer l'auteur de chaque information reprise dans une base de données, à l'image de chaque mot contenu dans un texte. Cela rendrait effectivement son usage impossible. Cependant, il existe aussi un revers à la médaille puisque cette licence se voulant la plus permissive possible, ne garantit plus une bonne traçabilité des sources d'information qui, une fois transformées en produit dérivé propriétaire dont tous les droits seraient réservés, pourront alors être utilisées à des fins lucratives.

Dans un schéma similaire à ce que j'ai pu observer en biologie synthétique au travers du concept de Bio-briques[M 49], les grandes entreprises commerciales peuvent alors utiliser en toute liberté les données produites dans Wikidata pour nourrir leur programme d’Intelligence artificielle. Leurs services d'assistance vocale n'auront alors plus besoin de citer aucune source, tandis que les droits d'auteurs déposés sur les nouvelles informations produites permettront alors d'en interdire la reproduction dans le but de les mettre en vente.

Si en plus, la Fondation se charge grâce aux projets Wikimédia entreprise de faciliter la récupération de ces informations au travers un service payant, n'en arrive-t-on pas alors à faire du travail bénévole réalisée dans le projet Wikidata, Wikimedia commons, une nouvelle forme de travail numérique ? Grâce à des outils de production surpassant la concurrence, ces grandes entreprises ne vont-elles pas alors offrir comme elles le font déjà, mais cette fois avec l'aide du mouvement Wikimédia, de meilleurs produits qui ne manqueront pas d'attirer les utilisateurs dans le piège du capitalisme de surveillance ?

Il ressort de tout ceci que la simplification de l'usage des bases de données produites au sein du mouvement Wikimédia fut donc une bonne chose dans le cadre de la mission de libre partage portée par le mouvement. Mais il aurait été préférable de retirer uniquement la clause « BY » de la licence CC.BY.SA sans pour autant retirer la clause « SA » de partage à l'identique dite copyleft, puisque cette dernière clause d'utilisation garantit effectivement à elle seule que le fruit d'un travail des bénévoles restera, sous toutes ses formes dérivées, libre d'usage et bon marché en cas de commercialisation du support.

Hélas, s'il existait bien à un moment donné une licence CC.SA 1.0[S 157], elle fut cependant abandonnée en raison d'une demande insuffisante[S 158]. Faute d'autre choix, je suppose, il fut donc décidé d'utiliser la licence CC0 pour simplifier l'usage des bases de données produites au sein du mouvement Wikimédia. La licence CC0 ne fut donc pas, selon moi, un choix optimum au regard de la déclaration d'intention du règlement administratif de la Fondation Wikimédia stipulant qu'elle « conservera les informations utiles issues de ses projets disponibles gratuitement sur Internet, à perpétuité. »[S 159]. Voici donc une nouvelle preuve selon laquelle l'aspect juridique, autant que l'aspect technique qui va être développé dans le prochain chapitre, a autant d'importance si pas plus que l'aspect économique.

Un mouvement tiraillé entre marché et partage

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En arrivant au bout de ce chapitre, on voit donc comment le mouvement Wikimédia se retrouve coincé entre deux imaginaires antagonistes dont l'un repose sur la notion de marché bien connue par tous, et l'autre sur celle du partage telle qu'elle vient d'être décrite tout au long de ce chapitre. Une situation d'autant plus compliquée que la question du don qui aura fait couler tant d'encre, a complètement occulté la question du partage. En témoigne encore cette citation incomprise tirée de l'ouvrage Ce qui circule entre nous, où, à la suite d'une conférence donnée par l'auteur, quelqu'un lui avait dit  : « Je ne sais pas pourquoi vous parlez du don à propos du bénévolat. Pour moi, ce n'est pas un don. Je le fais pour mon plaisir »[B 36]. N'était-il pas évident que ce plaisir n'était rien d'autre que celui du partage ?

Contrairement au partage, nous savons que le marché repose sur un principe de propriété privée qui transforme toute chose en marchandises, pour en permettre la vente et la revente. C'est là une sorte de simplification drastique des relations humaines, où tout se résume à des transferts de propriété orchestrés par une compétition globale de nature chrématistique. De ceci résulte une perception du monde dans laquelle chaque chose a un prix, et se voit dépossédée de sa propre nature tel que Karl Marx[B 37] l'avait déjà observé en son temps :

En tant qu'elle ne revêt que la forme prix, la marchandise reçoit sa signification d'un imaginaire social organisé qui dépouille la marchandise de son corps naturel, qui lui substitue une quantité de valeur et rapporte ce prix imaginaire à une quantité d'or elle-même imaginée.

Cet imaginaire du marché, on peut ensuite le déconstruire en commençant par remplacer le terme de propriété par celui d'appropriation tel que l'a fait Éric Fabri dans un article intitulé : « De l’appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d’un malentendu devenu classique »[B 38]. On découvre en effet dans ce brillant article que le terme propriété n'a en fait aucun autre fondement que celui de légitimer l'appropriation d'éléments, qui selon mon point de vue et l'ordre naturel des choses devrait circuler librement ou être reconnu en tant que biens communs. Parler d'appropriation ou de privatisation comme cela se fait plus couramment, ne fait donc plus de la propriété un vol comme aura tenté de l'expliquer Pierre-Joseph Proudhon dans son ouvrage intitulé « Qu'est-ce que la propriété ? »[B 39] mais bien une privation de quelque chose qui devrait être naturellement partagée. D'ailleurs, si l'on considère ces éléments que sont la terre, l'eau, l'air et la lumière, on remarque que si le premier fait bien l'objet d'une privatisation et d'un contrôle absolu, le second quant à lui est difficilement appropriable, puisqu'au niveau de l'atmosphère, il échappe cependant à tout contrôle tout comme au niveau des 64 % de la superficie des océans que constitue la haute mer. Ceci alors que les deux autres, n'ont jamais connu aucune forme d'appropriation en dehors au niveau de leur forme naturel ceci alors que pourtant leurs présences, au même titre que l'eau, est indispensable à vie sur terre.

Suite à ce qui vient d'être dit, la réponse de la nouvelle directrice de la Fondation à la question de réduire son salaire[S 41] reprise en section 4 de ce présent chapitre, permet alors de poursuivre le débat au niveau du mouvement Wikimédia.

[...] Ayant passé la dernière décennie à travailler sur le chômage des jeunes en Afrique, je sais à quel point il est difficile de trouver du travail et de gagner de l'argent. (L'Afrique du Sud a l'un des taux de chômage les plus élevés au monde). Je sais aussi que les inégalités ne font que s'aggraver dans toutes les sociétés. Je ne considère donc pas comme acquise ma chance d'avoir un emploi sûr et de gagner un bon salaire. Dans tous mes postes de PDG, j'ai prêté une attention particulière à la comparaison de mon salaire avec celui de la personne la moins bien payée et j'ai posé des questions à ce sujet lors du processus de recrutement pour la Fondation Wikimédia. Les salaires des hauts dirigeants, notamment du PDG, sont souvent fixés par le conseil d'administration. Pour ce faire, je pense que les conseils d'administration prennent en compte de nombreux facteurs tels que la complexité du poste aujourd'hui et à l'avenir, la disponibilité des compétences requises, ce qu'il faut pour recruter les bonnes personnes, ainsi que des données provenant d'organisations similaires pour fournir des informations supplémentaires. Le conseil d'administration de la Wikimedia Foundation réexaminera régulièrement mon salaire ainsi que le cadre de rémunération de l'ensemble de l'organisation. MIskander-WMF (talk) 15:29, 19 February 2022[T 20]

En répondant de la sorte, la directrice de la Fondation explique que si elle s'approprie une partie importante des dons offerts au mouvement, c'est suite aux décisions du conseil d'administration et non selon sa propre volonté, ce qui disqualifie d'emblée l'idée de « vol ». Elle justifie ensuite ce transfert de propriété par sa propre valeur économique, son prix en quelque sorte, celui que doit payer une organisation pour posséder une bonne directrice générale. Ce sont là des explications assez banales somme toute, qui pourraient s'appliquer à la plupart des sociétés commerciales et même caritatives, mais qui dans le cadre du mouvement Wikimédia adopte un caractère quelque peu étrange. Car comment doit-on considérer les volontaires qui s'investissent au sein du mouvement, tout en gardant à l'esprit ce principe éthique élémentaire selon lequel « Le bénévolat n'est pas un produit » ?[B 40].

Les bénévoles qui constituent le conseil d'administration de la Fondation sont eux aussi confrontés à la complexité du mouvement, de même que les contributeurs les plus actifs sur les projets Wikimédia offrent, eux aussi, leurs nombreuses compétences durant des périodes parfois supérieures à celles d'un employé. La différence est qu'ils ne se considèrent pas tels des produits sur un marché de l'emploi, mais bien comme des êtres humains investis dans d'un processus de partage. Or, si l'on resitue tous ces gens dans l'imaginaire du marché, leur réelle nature se transforme en une sorte de « masse salariale gratuite » productrice d'une marchandise destinée à être vendue, sous la forme d'appel aux dons, à une clientèle de lecteurs.

Tout à l'opposé de l'imaginaire du marché, celui du partage repose donc pour sa part sur une règle d'or commune à toute morale selon laquelle nous devrions « traiter les autres comme l'on voudrait être traité ». C'est là un principe de base que l'on explique parfois aux enfants en leur disant : « Si tous les enfants, tout comme toi, ne veulent pas partager leurs jouets, alors tu n'auras que tes jouets pour jouer. Mais si tout le monde partage ses jouets, à commencer par toi, alors chaque enfant peut profiter des jouets de tous les autres, et tu auras tous les jouets du monde pour jouer ». Un tel raisonnement peut bien sûr s'appliquer à toute chose, qu'elle soit matérielle ou non, et peut aussi s'appliquer au contenu des projets Wikimédia selon cette formule que j'ai exprimée un jour et qui fut reprise par le journal RAW du projet Wikipédia en français[S 160] :

Avec un peu de recul par rapport à ce système de production/consommation, on se rend compte rapidement que, quel que soit son investissement, on sera toujours gagnant puisqu'il est très improbable sur une expérience à long terme que la quantité d'informations que l'on produit sur l'encyclopédie durant ses contributions dépasse la quantité d'informations récoltées durant sa consultation.

Tout en signalant qu'une logique similaire s'observe dans la sphère des logiciels libres avec des projets tel que Debian[B 41], la simple application de la règle d'or dans un monde envahi par l'idéologie de marché provoque alors d'inévitables dissonances cognitives. L'une d'entre elles m'est apparue visible à la suite d'une prise de décision qui concernait l'affichage d'une bannière d'appel aux dons supplémentaire à celle affichée par la Fondation Wikimédia chaque année. Deux contributeurs justifièrent leur refus de ce nouvel appel en affirmant que « l'argent détruit tout sur son chemin »[S 161]. Cependant, lorsque j'en suis venu à visiter la page de présentation de l'un d'entre eux, je découvris avec surprise qu'il cotisait financièrement à Wikipédia[S 162].

Ce n'est là qu'un simple exemple des nombreux paradoxes et contradictions que l'on peut rencontrer dans le mouvement Wikimédia, et de manière plus générale, dans un monde envahi par une hégémonie culturelle qui encourage la compétition égoïste de l'appropriation. D'ailleurs, n'est-ce pas là en résumé ce qu'est la loi du marché ? Un imaginaire collectif dans lequel apparait soudainement une « main invisible »[B 42], comme source d'un bien-être tout aussi invisible. Ou alors seulement visible aux yeux des capitalistes qui tant bien que mal, mais non sans succès, arrivent à maintenir sur pieds cette immense supercherie, ce « sophisme économiste »[B 43] qui prive l'imaginaire humain de concevoir le monde sans propriété, sans argent, sans marché et finalement sans domination[N 6].

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  1. Wikipedia contained around four inaccuracies; Britannica, about three.
  2. Nobody is going to make even a simple buck placing ads on my work, which is clearly intended for community, moreover, I release my work in terms of free, both word senses, I and [sic] want to remain that way. Nobody is going to use my efforts to pay wages and or maintain severs. And I'm not the only one who feels this way. I've left the project. […] Good luck with your wikiPAIDia
  3. Wikipedia has created a large foundation of wage earners, and each year he has to ask for ever-increasing amounts of money. This is what I didn't want to happen:a large, money-centred organisation made possible by the free work of the community
  4. Não deixe de ler isto. Nesta terça-feira, pela primeira vez nos últimos tempos, pedimos humildemente que você defenda a independência da Wikipédia. Os 98% dos nossos leitores não doam. Eles não prestam atenção a este pedido. Se você doar apenas R$ 10, ou o que puder, a Wikipédia pode continuar crescendo. A maioria das pessoas doa porque a Wikipédia é útil. Ao doar R$ 10, você mostra aos editores que trazem informações neutras e verificadas que o trabalho deles é importante. Se você é um dos nossos raros doadores, somos imensamente gratos. Sua doação é importante.
  5. Hello Maryana, welcome in the Wikimedia Projects. I wish you success in your position and hope that you collaborate good with the people who participate in the Wikimedia Projects and learn about how the projects work in the next months. I for myself think that you have a responsibilty as the CEO of the Wikimedia Foundation that you dont take so much money for your work and my ideal vision is that the compensation for the CEO is not much higher as for other employees. I dont see good reasons for that. Please think about the compensation you get and if it is possible to reduce it.. You could say to the board that you take only a part of the compensation and that where from my point of view a good signal for other people. As long as there are people who have no work and who are poor it is from my point of view better to pay more people instead of a few people a lot.
  6. The decline represents a change in the rate of retention of desirable, good-faith newcomers. The proportion of good-faith newcomers who join Wikipedia has not changed since 2006. These good-faith newcomers are more likely to have their work rejected. This rejection predicts the observed decline in retention. Semi-autonomous tools (like en:WP:HUGGLE) are partially at fault. Reverting tools are increasingly likely to revert the work of good-faith newcomers. These automated reverts exacerbate the negative effects of rejection on retention. Users of Huggle tend to not engage in the best practices for discussing reverts. New users are being pushed out of policy articulation. The formalized process for vetting new policies and changes to policies ensures that newcomers' changes do not survive. Newcomers and other editors are moving increasingly toward less formal spaces.
  7. a crushing bureaucracy with an often abrasive atmosphere that deters newcomers.
  8. Finally, the Board perceives Enterprise as a step towards treating corporations, and being treated by them, more fairly. Large corporations, which rely on Wikimedia services heavily, and so far have not adequately contributed back, will have a clear way to do so; while smaller organisations, with fewer technical resources, will be able to get high quality service that they would not be able to obtain otherwise.
  9. The Foundation and Wikimedia Enterprise will not seek commercial revenue beyond that 30% limit. This is in line with advice from the Foundation’s auditors regarding the U.S. Internal Revenue Service (IRS) limits on commercial revenue earned by public charities. [...] The Wikimedia Enterprise team will notify the Board of all agreements expected to generate revenue in excess of $250,000 USD annually and allow the Board to raise concerns, should Board members have any. This is consistent with how the Wikimedia Foundation treats large corporate donations.
  10. Today, I’m an English professor. I also contribute to Wikipedia, editing articles about writers like Mary Shelley, the author of Frankenstein, and Jane Austen, who wrote Pride and Prejudice. When I think of my work on Wikipedia, I don't just think of myself as someone who adds information; I think of myself as a teacher. Through Wikipedia, my reach extends far beyond any classroom. In the past month alone, Wikipedia's article on Jane Austen has been viewed more than 144,000 times. At my university, I have access to many quality resources. But most people can't access these sources; they’re hidden behind a paywall. By editing Wikipedia, I can help fix this injustice. I love learning. I always have. Which is why I believe so strongly that it should be available to everyone.
  11. WMF has the largest grantmaking team of any of the funds we have studied to date, by far the largest grantmaking resources, and a deeply shared sense of purpose, innovation, and movement development. With a rare capacity to fund, nurture, and elevate the movement's best ideas, leaders, and practices,WMF holds much promise for sustainability as a truly trailblazing institution. Moreover, the Foundation has proven that it can make the real structural, developmental, and innovative changes that will be necessary in the ever-changing landscape of a quickly-evolving platform and field. We found that the team shared a sense of priorities, had clarity in their work, and were deeply connected to the needs, trends, and opportunities in the field. The Wikimedia Foundation Grantmaking programs are a powerful example of participatory grantmaking, harnessing and catalyzing the power of an international movement for the sustainable development of world-changing open spaces for free knowledge.
  12. Interacting with the Wikimedia Foundation on the management of grants creates a significant amount of stress for Organizers. While funding is always needed, the amount of work involved in procuring funding through the Wikimedia grant process sometimes does not feel proportional to the amount of aid received. Grant reporting, an unpaid activity, takes volunteer time that Organizers need for other Wikimedia activities. Metrics and measurements that don’t align with Organizer goals also create frustration. The question of why certain measurements are chosen and prioritized  remains unanswered for some Organizers. Several Organizers reported opting to skip Wikimedia Foundation as a funder in favor of working with other funders who are easier to work with, such as their local offices of International Non Governmental Organizations.
  13. we face a great number of enthusiastic and optimistic proposals from volunteers worldwide and we have a limited amount of money to spend on these proposals.
  14. Your mission to distribute a limited amount of money between unlimited grant submission make more frustration than productivity and in the end create a very bad feeling of competition between grantee.
  15. Nonprofit organizations are becoming increasingly like private firms. The transformation is bringing a shift in financial dependence from charitable donations to commercial sales activity, with little-recognized consequences. To Profit or Not to Profit is a coordinated set of studies of why fundraising for nonprofits is mimicking that of private firms and what consequences it is having. User fees and revenue from "ancillary" activities - those not contributing directly to the organization mission except for the profit generated - are mushrooming, with each having important side effects. User fees may price out of the market some of the nonprofit's target group. Ancillary activities may distract the nonprofit from its central mission.
  16. The mission of the Wikimedia Foundation is to empower and engage people around the world to collect and develop educational content under a free license or in the public domain, and to disseminate it effectively and globally.
  17. our study has pointed out the importance ofstakeholder engagement to counterbalance the strategicpositioning of a social enterprise. However, mission driftmay delegitimize social enterprises with external stake-holders (Dacin et al. 2011), thus undermining their will-ingness to collaborate with the venture. Further researchcould investigate strategies adopted by delegitimized socialenterprises to capture the attention of external stakeholders.Finally, further research pould investigate how culturalvariations affect the effectiveness of stakeholder engagement.
  18. If you remix, transform, or build upon the material, you must distribute your contributions under the same license as the original.
  19. Anyone who owns or could possibly hold copyright and neighboring and related rights (such as database rights) in a work anywhere in the world can use CC0 to give up those rights. But please be careful. CC0 is a one-way street. Once you apply CC0 to your work you can’t change your mind later and re-assert copyright or database rights over the work. In some cases, it’s hard to decide if something qualifies for copyright protection (for example, a database of mostly factual data). Even then, CC0 can be a useful way to assure others that you have committed to surrendering any possible copyright protection you may have.
  20. Hi Hogü-456 - It was nice talking to you briefly at the Conversation with Trustees last week. Thank you for reposting your question. Having spent the last decade working on youth unemployment in Africa, I know how difficult it is when people can’t find work and don’t have enough money. (South Africa has one of the highest rates of unemployment in the world). I also know that inequality is only getting worse in every society. So I don’t take for granted my fortune to have secure employment and earn a good salary. In all of my CEO jobs, I paid close attention to how my salary compared to the lowest paid person and I asked about this in the recruitment process for the Wikimedia Foundation. Salaries of senior leaders, especially the CEO, are often set by a board. In doing this, I think boards consider many factors like the complexity of the job now and in the future, the availability of the required skills, what it takes to bring in the right people, and also data from similar organizations to provide additional information. The Wikimedia Foundation Board will review my salary regularly as well as the compensation framework for the entire organisation.
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