Ethnométhodologie/Fondements et constitution de l'ethnométhodologie

Fondements et constitution de l'Ethnométhodologie

Harold Garfinkel dit de l'ethnométhodologie qu'elle est orientée vers la tâche d'apprendre de quelle façon les activités ordinaires réelles des membres consistent en des méthodes pour rendre les actions pratiques, les circonstances pratiques, la connaissance de sens commun des structures sociales et les raisonnements sociologiques pratiques, analysables.

L'ethnométhodologie n'est pas une méthodologie de l'ethnologie, mais la discipline qui s'intéresse aux ethnométhodes. La notion d'ethnométhode renvoie à des pratiques spécifiques de groupes étudiés au sujet de toute une série de questions particulières. S'inspirant d'une pluralité de spécialités, le terme d'ethnométhodologie désigne une discipline qui étudie la façon dont un groupe résout ses problèmes concrets. Il s'agit d'un retournement de perspective par rapport aux méthodes d'inspiration structuraliste, dans la mesure où l'ethnométhodologie ne vise pas à observer, avec une certaine extériorité, des phénomènes dont elle offrirait une lecture en fonction de concepts discutés au sein de la discipline, mais s'intéresse de l'intérieur à la manière dont le groupe construit et négocie ses propres notions de l'activité qu'elle est en train de mener. En termes plus simples, là où les disciplines conventionnelles rangent le monde social dans des cases appropriées, l'ethnométhodologie cherche à décrire les cases qu'un groupe se donne à lui-même pour ranger les activités du monde social. L’ethnométhodologie a pour cette raison la prétention d'être une sociologie sans induction.

Un certain nombre de notions clés établissent une méthodologie de description des groupes étudiés sans pour autant prescrire le moindre sujet de recherche. Pour ainsi dire, l'ethnométhodologie est une science qui s'intéresse à la richesse du social immédiat.

Une critique de la sociologie traditionnelle

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L'ethnométhodologie comme toute discipline scientifique, ne s'est pas créée ex-nihilo. Elle s'est au contraire affirmée progressivement dans le paysage de la sociologie moderne en puisant au sein de celle-ci ses acquis fondamentaux et en lui apportant un nouveau regard et de nouveaux éléments constitutifs. Elle s'est construite en opposition à la sociologie classique. Nous allons montrer comment elle a concrètement élaboré un nouveau type de raisonnement sociologique, dans le contexte particulier de la sociologie américaine de l'après guerre.

Historique et constitution du mouvement

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Après la seconde guerre mondiale, la sociologie américaine, sous l'impulsion, entre autre, de Talcott Parsons, sociologue à Harvard, est marquée par un renouveau théorique important qui rompt avec l’empirisme dominant caractérisant la première moitié du XXe siècle. Au moins trois grands paradigmes vont produire des recherches fructueuses. Par ordre chronologique, on rencontrera le fonctionnalisme, le structuro-fonctionnalisme avec Parsons, et l'interactionnisme symbolique avec Erving Goffman courant le plus proche de l'ethnométhodologie. S'inscrivant dans ce foisonnement intellectuel, l'ethnométhodologie va se constituer autour de la personnalité centrale d'Harold Garfinkel instigateur du mouvement.

L'aventure débute donc quand Harold Garfinkel, qui a entrepris des études doctorales à Harvard sous la direction de Parsons, obtient un poste en 1954 à l'université de Californie Los Angeles (UCLA). À la suite de cette nomination, Il va lentement élaborer un courant théorique auquel viendront se rallier progressivement d’autres chercheurs. À commencer par Aaron V.Cicourel qui va jouer un rôle déterminant dans la mise en place d’un réseau de chercheurs entre les différentes universités de Californie.

Malgré la prédominance institutionnelle des universités de la côte Est, la Californie est secouée à l'époque par un bouillonnement intellectuel intense, le contexte est à la découverte de nouvelles idées et aux pensées contestataires ; c’est peut-être ce qui explique que la pensée de H.Garfinkel, opposée à une vision statique et rigide de l'ordre social comme celle développée par T.Parsons va rencontrer un si vif succès. Aussi, en 1964, un réseau est déjà bien établi et comprend au moins 25 membres dont Harvey Sacks, Carlos Castaneda, David Sudnow… qui suivront plus tard des voies originales et apporteront une contribution décisive à la production intellectuelle de l’ethnométhodologie. Prenant appui sur ce réseau en expansion, la diffusion de l’ethnométhodologie va alors s’accélérer et prend acte avec la parution en 1967 du livre fondateur « Studies in ethnomethodology », si bien qu’en 1972, le mouvement est fort bien installé et a produit de nombreux travaux. Apparaît alors une première scission, un premier groupe sous la houlette de A.Cicourel se concentre sur les aspects linguistiques et cognitifs de l’ethnométhodologie, tandis que l’autre reste plus fidèle à une analyse proprement sociologique. Par la suite, l’ethnométhodologie va connaître une expansion assez rapide hors des frontières de la Californie et des États-Unis, sans forcément éveiller un réel assentiment chez tous les sociologues, dont les réactions pourront d’ailleurs être assez vives (Lewis Coser, par exemple, en 1975, attaquera de façon virulente l’ethnométhodologie depuis son poste très prestigieux de directeur de l’Association Américaine de Sociologie).

Aujourd’hui, l’ethnométhodologie a atteint une certaine maturité et une notoriété suffisante pour qu’on puisse raisonnablement convenir d’un début d’institutionnalisation. Ce qui dans la pratique pourrait conduire à une certaine sclérose du mouvement, mais la potentialité du programme de recherche qu’elle a ouvert et la confrontation relativement récente avec les courants de pensée européens semblent contrarier un possible affaiblissement du mouvement. Il apparaît donc, au final, que malgré la mise en parenthèses de ses aspects les plus contestataires, l’ethnométhodologie a finalement réussi à s’imposer comme un paradigme théorique consistant, sans pour autant devenir dominante, la place étant encore occupée par l'analyse formelle.

la rupture créatrice

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Comme nous l’avons suggéré, l’ethnométhodologie s’est d’abord construite en opposition à la sociologie traditionnelle, elle a trouvé ses marques, ses repères, dans la critique du paradigme théorique dominant aux États-Unis.

H.Garfinkel cible son attaque sur l’un des axiomes fondateur de la sociologie traditionnelle : l’existence de faits sociaux, objectifs et extérieurs aux individus, qu’on doit considérer comme des choses dotées de lois qui leur sont propres et possédant une propriété de permanence (ils survivent aux individus). La tradition positiviste assigne en effet aux individus un rôle essentiellement passif et schématique. Le sociologue calque sur les acteurs des comportements attendus déterminés par un ensemble de valeurs et de normes intériorisées. Quant à la société, elle est perçue comme une structure objective extérieure aux individus qui la composent, généralement stable bien qu’éventuellement sujette aux conflits d’intérêts des acteurs. H.Garfinkel va renverser cette perspective en affirmant qu’au contraire les faits sociaux doivent être envisagés comme l’aboutissement de processus. Ils sont la résultante de l’activité permanente des acteurs qui mettent en pratique dans la vie de tous les jours, un savoir pratique et un sens commun servant à la réalisation de tâches routinières. À la proposition célèbre d’Émile Durkheim, « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses », H.Garfinkel rétorque, « il faut considérer les faits sociaux comme des accomplissements pratiques ». Il annonce ainsi à propos des études ethnométhodologiques « ce n’est donc pas une indifférence à la structure. C’est un intérêt pour la structure en tant que phénomène d’ordre réalisé ».

Ce changement de postulat et de programme de recherche est justifié selon H.Garfinkel par les difficultés théoriques que rencontre la théorie de l’action de Parsons. Celle-ci postule, pour simplifier que la stabilité de l’ordre social découle de l’intériorisation des normes par les individus. Cette intériorisation suit deux cheminements complémentaires, la socialisation (qui peut être rapprochée de l’éducation) et l’interaction (l’expérience ordinaire du monde) qui vont être en relation de la façon suivante : la socialisation impose à l’agent une motivation à agir selon des normes de conduite, permettant ainsi à l’interaction d’avoir lieu sans écarts importants. La contestation de H.Garfinkel porte sur la fragilité de ce postulat qui laisse un vide théorique entre système de socialisation et système d’interaction (que Parsons comblera en introduisant le surmoi freudien) , pour lui il paraît plus pertinent de supposer que l’ajustement aux normes découle de la signification que les acteurs donnent aux actes en fonction du contexte. Les individus utilisent la connaissance qu’ils ont des normes pour l’appliquer de manière à donner le sentiment qu’ils agissent normalement. Cette conception s’avère donc très différente des théories culturalistes ou fonctionnalistes, l’individu n’agit plus de façon mécanique suite à l’intériorisation de normes culturelles qui guideraient son comportement.

En rétablissant l’importance du rôle des accomplissements pratiques et de la capacité de l’acteur à réagir par lui-même aux situations vécues, H.Garfinkel rejette donc la vision traditionnelle que les sociologues ont habituellement de l’acteur. Ainsi pour H.Garfinkel, il n’y a pas « d’idiot culturel », l’acteur n’agit pas seulement conformément à des alternatives d’actions fournies par la culture. Ce qui a sur le plan méthodologique des conséquences importantes, puisque la recherche doit désormais se diriger vers les accomplissements pratiques des acteurs et donc vers les méthodes et les raisonnements qu’ils emploient dans des situations d’action courantes. Les ethnométhodologues vont rejeter les méthodes d’investigation traditionnelles en sociologie, celles-ci étant accusées de créer une distance par rapport à l’expérience et de calquer sur la réalité des modèles présupposant une stabilité de l’ordre social. Il importe de reconnaître que l’activité de tous les jours recourt à un mode de connaissance pratique et à un sens commun qu’on ne peut artificiellement détacher du mode de production du savoir scientifique. Ainsi, sociologie profane et sociologie professionnelle utilisent les mêmes procédés interprétatifs (et tombent donc toutes deux sous le regard ethnométhodologique) ; et l’erreur que commettent habituellement les sociologues est de chercher à négliger la capacité des acteurs à donner un sens à leurs actes, à utiliser un savoir commun et à élaborer une vision du monde, pour calquer sur les individus des hypothèses comportementales déterminées à priori. Les méthodes qu’utilisent l’ethnométhodologie vont donc différer fortement des méthodes utilisées traditionnellement en sociologie. Sans rejeter forcément l’analyse quantitative, l’accent est mis sur les procédés courants de la vie quotidienne auxquels on ne prête parfois aucune attention (traverser une route, apprendre un métier, se serrer la main…) et sur les compétences des acteurs qui sont propres au terrain étudié (ce qui implique que la connaissance d’un milieu suppose une immersion totale, voire l’apprentissage des méthodes employées par ses membres, comme ce fut le cas pour certains ethnométhodologues qui ont appris des métiers divers, publiés dans des revues de mathématiques pour les besoins de l’étude…). De plus Garfinkel récuse la tendance des sciences sociales à interpréter les faits et gestes des acteurs, qui implique que seul le sociologue professionnel est à même de saisir le sens caché et les motivations latentes de l’action. Il y a une arrogance propre des sociologues professionnels qui croient connaître mieux que l’acteur lui-même les raisons qui le pousse à agir. Contre cette arrogance professionnelle, Garfinkel réhabilite l’acteur comme sociologue profane capable mieux que quiconque de donner les raisons de son action et d’en comprendre le sens. Il emprunte d’ailleurs cette idée à Schütz qui déclarera « Nous sommes tous des sociologues à l’état pratique ».

L’ethnométhodologie va également porter une critique sévère à l’objectivisme, ce qui au moment de l’essor de l’ethnométhodologie, s’avérait être relativement neuf. Sans entrer dans les détails qui seront abordés ensuite, elle con-teste la posture commune en sociologie qui consiste à imposer une coupure artificielle entre l’objet d’observation et le sujet observant, visant à obtenir une extériorité de l’analyse et une reproductibilité de l’expérience. Inversement, le subjectivisme, réhabilite le sujet observant comme faisant partie du champ de l’objet d’observation et donc autorise la prise en compte de la subjectivité du chercheur comme outil d’analyse. Les implications d’un tel renversement sont loin d’être nulles puisque, in fine, elles débouchent sur deux conceptions radicalement différentes du social : dans une perspective objectiviste, on mettra l’accent sur la stabilité et la permanence des institutions au sens large tandis qu’inversement dans une optique subjectiviste, on insistera sur la dynamique de la construction incessante de l’ordre social, qui résulte de l’ajustement ponctuel ou durable de l’intersubjectivité des acteurs. Cependant H.Garfinkel cherchera plus dans son œuvre à dépasser les limites des deux approches qu’à adopter explicitement le subjectivisme. Quoiqu’il en soit il a soulevé un débat qui était dans les années 60 plus ou moins enfoui sous le triomphe de l’objectivisme.

Dans cette optique, une bonne partie des concepts fournis par l’analyse formelle ou objectiviste est à rejeter. Ainsi les ethnométhodologues vont par exemple s’atteler à déconstruire les notions de statuts et de rôles et introduire une flopée de nouveaux concepts qu’ils puisent parfois dans la linguistique. De même la prise en compte de l’indexicalité du langage dans l’analyse rompt avec la tradition objectiviste qui cherche à réduire au maximum la contextualité des concepts qu’elle emploie.

Les prolongements de la contestation originelle s’avèrent extrêmement variés, tant sur le plan théorique que sur le plan applicatif, et c’est certainement la raison pour laquelle il est assez difficile de préciser nettement les contours de la discipline, ceci d’autant plus que ceux qui pratiquent l’ethnométhodologie ont tendance à affirmer la spécificité de leur discipline par rapport à l’analyse formelle dans laquelle ils entassent pelle-mêle bien des courants différents du leur. Mais en réalité, il paraît possible de mieux préciser les relations qu’entretient l’ ethnométhodologie avec d’autres courants.

L'ethnométhodologie dans le champ sociologique

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L'ethnométhodologie peut être analysée sous deux angles différents. D'une part, elle s'impose comme une synthèse constructive de différents courants, d'autre part, elle se définit et se positionne dans la critique de l'analyse formelle.

Les fondements théoriques

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L'ethnométhodologie est née de la synthèse de trois courants sociologique, à laquelle on peut rajouter l'apport des théories linguistiques modernes. On peut résumer brièvement ces courants afin de mettre en lumière leur importance dans la démarche ethnométhodologique. Nous insisterons cependant sur le courant phénoménologique étant donné qu’il définit la base « épistémologique » des aspects théoriques de l’ethnométhodologie.

La phénoménologie
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Ce courant de pensée a été initié par Edmund Husserl philosophe allemand et a connu depuis des développements importants notamment pour ce qui nous intéresse, en France avec Maurice Merleau-ponty et avec le sociologue viennois Alfred Schütz dans le cadre de la sociologie phénoménologique. Prise dans un sens général, la phénoménologie est « l’étude descriptive d’un ensemble de phénomènes tels qu’ils apparaissent dans l’expérience qu’on en a sans référence à quelque réalité dont ils seraient la manifestation ». Husserl en retient cependant une conception plus spécifique.

Il démarre sa réflexion sur une problématique ontologique, à savoir qu’on ne peut définir ce qui est et ce qui n’est pas, l’ essence des choses nous échappe. En effet, en dehors de mon existence en tant qu’être pensant, je n’ai aucune connaissance indubitable sur le monde et les autres, l’être se réduit au moi pensant. Considérons ce moi, cet ego : celui-ci doit admettre que les perceptions qu’il a du monde sont incertaines. Cependant, le monde ne peut pas ne pas exister puisque le phénomène (les apparences) est mien, le monde est là pour moi, bien que je m’abstienne de le considérer comme existant (c’est la mise en parenthèses ou réduction phénoménologique). L’existence du monde présuppose donc l’existence antérieure de l’ego et de ses pensées, et je me découvre en tant qu’ego transcendantal, lorsque je vise mon existence en tant que conscience du monde. L’être est donc réduit, dans ses derniers retranchements, au moi transcendantal (le cogito), et à ses pensées (cogitationes). L’attitude phénoménologique ou epochē dissocie ainsi le moi psychologique, tourné vers le monde, du moi transcendantal, observant les états de conscience. Quels sont-ils ? La conscience est, nous dit Husserl, une visée de quelque chose, une intention vers : la conscience vise quelque chose, par exemple, percevoir un chat c’est le viser sur le mode perceptif. Elle porte donc en tant que cogito, la matière de ce qu’elle pense (le cogitatum, le monde saisi comme phénomène), en elle-même. La description de la conscience peut suivre alors deux cheminements : elle prend pour objet les modalités du cogito (perception, mémoire…), c’est la noétique, ou elle s’adresse à l’objet intentionnel, le cogitatum, c’est la noématique. Enfin, chaque état de la conscience est une synthèse des différentes modalités (noétiques et noématiques) de la conscience. Comment alors valider ontologiquement un objet ? Il faut pour cela que les synthèses soient conformes à l’objet visé.

Quelles implications peut on retirer de la réduction phénoménologique ?

Husserl en tire deux conclusions importantes : tout d’abord, la réduction eidétique, qui consiste à substituer la considération des essences (le type de perception qu’on atteint indépendamment du fait, de la perception particulière) à celles des expériences contingentes, est l’objectif ultime de la philosophie ; ensuite, il introduit dans sa philosophie l’alter ego, l’autre, le reflet du moi, que l’on vise intentionnellement, c’est l’intersubjectivité transcendantale. Pour pratiquer l’eidétique et atteindre les essences, il faut selon Husserl recourir au procédé de la variation imaginaire des essences. On fait varier l’objet arbitrairement, obéissant seulement à l’évidence actuelle et vécue du je peux ou je ne peux pas. L’essence de l’objet est ainsi constituée par l’invariant qui demeure identique à travers les variations. Cette intuition des essences est à la base de la science eidétique. Il faut par exemple étudier le fait physique dans son essence avant de passer à l’expérimentation.

Schütz, pour l’essentiel, applique les méthodes proposées par Husserl à la sociologie et il en tire diverses conséquences et applications qui changent radicalement la perspective de la sociologie en insistant sur l’expérience vécue des acteurs.

Rejetant une conception naïve de la rationalité, il élabore une théorie phénoménologique de l’acteur et de l’action, plus proche des réalités quotidiennes que celle de Husserl. Il prend pour point de départ le fait que l’action et l’interprétation du monde dans lequel on vit, ne sont que très rarement rationnels. On se contente d’une perception naïve du cosmos social (allant de soi), dont on est le centre, et dont l’organisation permet de « faire de son vécu quotidien et de celui de ses semblables une question de routine ». En réalité, nous organisons nos activités quotidiennes sans même y réfléchir, selon la séquence du faire, seul notre intérêt pratique relié à des situations de notre vie, est pertinent pour la construction d’une structure d’interprétation du monde social, de la vie quotidienne. Il existe donc une structure des catégories de familiarité et d’étrangeté, d’intimité,... au sein de laquelle le monde s’organise pour l’individu, rien n’empêchant, au demeurant, que cette structure varie dans ses traits les plus grossiers d’une culture à l’autre. Il existe certes des moments où l’on cherche à évaluer ou corriger une action, lorsque la séquence du faire est interrompue, mais les procédés d’évaluation que nous utilisons alors sont loin de se plier à un schéma rationnel. Les émotions, et le fait que nous attendions pour évaluer l’action de l’avoir réalisée (c’est la structure temporelle du projet), contrebalancent un éventuel raisonnement épuré, que les sociologues professionnels calquent arbitrairement sur nos comportements (attitude de typification, prise dans le sens Wéberien que dénonce Schütz).

Continuant son analyse, Schütz estime que nous typifions les objets qui nous entoure sous l’influence et grâce à un langage commun, un stock de connaissances socialement distribué et structuré. De là il tire une théorie du choix en situation d’incertitude tendant à montrer que nous substituons de nouvelles conceptions allant de soi à des situations de doute, par le biais de la décision qui termine un processus de mise en questionnement.

La différence fondamentale entre Husserl et Schütz tient certainement à leur conception différente de l'intersubjectivité. Très abstraite et inachevée dans la phénoménologie husserlienne, elle est nettement plus sociologique chez Schütz. Pour lui, « toute communication avec d'autres hommes présuppose (au moins) une structure similaire des pertinences thématiques et interprétatives », (ce qu’on pourrait également définir par la réciprocité des perspectives) et pour cela, l’étude des situations de face à face, du fait de leur caractère gestuel potentiellement interprétable par les acteurs est primordiale dans l’analyse sociologique. Comme on va le voir Garfinkel reprendra une bonne partie des concepts développés par Schütz (la réciprocité des perspectives, les allant de soi...) à tel point qu’une partie non négligeable de sa réflexion peut être considérée comme la mise en pratique sociologique et empirique de la pensée de Schütz.

La théorie de l’action de Parsons
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Talcott parsons a élaboré une théorie totalisante du social. La construction théorique qu’il met en œuvre synthétise les pensées des sociologues classiques (Weber, Durkheim,…) en y introduisant un cadre conceptuel de type systémique. Pour Parsons, le système de l’action sociale, doit être envisagé comme un cadre qui influe et contraint l’acteur dans l’orientation de son action finalisée. Le système d’action se compose de sous-systèmes (psychiques, culturels, …) structurés par des éléments structurants (valeurs, normes, statuts…) et possédant des propriétés invariantes (adaptation, intégration, réalisation de fins, maintien de modèle de contrôles). Ce cadre conceptuel permet d’expliquer que les motivations des acteurs au sein du système se régulent et font émerger un ordre social stable et permanent (il se reproduit). Quant à l’intégration des normes (qui se réfère au positionnement de l’acteur par rapport aux normes, déterminées par les propriétés du système), elle s’explique par l’existence du surmoi freudien, lieu de cristallisation des normes et règles de la vie en société qui, pour simplifier, contraint le moi à effectuer un investissement dans le refoulement de ses pulsions dans l’inconscient et à adapter son comportement à la norme inculquée. Le surmoi joue donc un rôle écran entre les pulsions inconscientes et l’action permettant aux individus d’adapter leurs conduites conformément au cadre de l’action et de se coordonner entre eux.

Ce qui importe est que la théorie de l’action de Parsons envisage le social dans sa dimension pratique : le déroulement de l’interaction. Cela implique qu’elle se concentre sur le problème de l’ordre social, de sa stabilité dans une optique communicationnelle, puisque la communication est le socle des relations interpersonnelles.

Garfinkel retiendra cet aspect de la théorie de Parsons. Tout en soulignant les brèches dans le modèle de l’action parsonien, il conserve le questionnement fondamental du pourquoi de l’ordre, de la structure, et du fait social et maintient le cadre interactionnel que suggère Parsons et qu’approfondiront les interactionnistes symboliques.

L'interactionnisme symbolique
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Le courant de l’interactionnisme symbolique est sans conteste celui qui se rapproche le plus de l’ethnométhodologie. La proximité entre les deux courants est telle qu’on les range parfois sous la même enseigne. Certains s’accordant à considérer l’ethnométhodologie comme une version radicale de l’interactionnisme symbolique, poussant les préceptes de celui-ci dans leurs extrémités.

Apparus tous deux durant la même période, il prolongent la thématique et les méthodes de l’école de Chicago qu’on peut résumer en trois grands points : le refus de l’objectivisme (ce sont les acteurs qui définissent la situation) ; le refus de l’explication par la structure ou par un sens préexistant, et donc l’étude des mécanismes grâce auxquels une situation se construit et acquiert un sens (ce qui implique des méthodes d’enquêtes comme l’observation participante, l’entretien, l’immersion…) ; l’étude des interactions concrètes et de la construction du sens qui en découle. L’interactionnisme va donc focaliser son attention sur les interactions entre acteurs et leur capacité à se coordonner. La société est perçue comme un effet émergent des échanges interindividuels, les interactions entre acteurs créent le sens qui guide l’action, et les acteurs ont la capacité d’interpréter ce sens et de le modifier. Tout comme l’ethnométhodologie, l’interactionnisme symbolique rejette donc le postulat objectiviste ou positiviste de Durkheim qui extériorise le fait social puisque l’objet essentiel qu’on doit étudier est l’interaction, et la capacité d’interprétation par les acteurs du milieu social. Dans Outsiders, par exemple Becker montre que la déviance repose plus sur les représentations des acteurs, vis à vis de la norme et l’action du déviant, que sur une donnée substantielle. Et ces représentations prennent acte dans l’interaction, elles surgissent au cours d’un processus d’étiquetage qui transforme le statut du déviant : il y a une relation de désignation entre le déviant et la société.

Pour comprendre la distinction entre ethnométhodologie et interactionnisme, on peut évoquer l’approfondissement que fait Cicourel de la théorie de Becker. Réduisant la désignation à sa dimension pratique, plutôt qu’à un rapport abstrait société/individu, il la replace dans un cadre relationnel contextualisé. Elle émerge dans un contexte relationnel spécifique, l’activité de la police et de la justice.

À travers cet exemple, on voit que l’ethnométhodologie, bien qu’elle retienne l’idée d’une réalité qui construit et se construit dans l’interaction, garde toujours le souci de renvoyer cette construction à une dimension pratique et aux capacités interprétatives ou cognitives des acteurs, et c’est, je pense, une ligne de démarcation avec l’interactionnisme qui utilise une orientation purement descriptive de l’interaction dans le but d’en tirer des résultats abstraits qui n’ont pas forcément de pertinence avec les catégories et méthodes qu’utilisent les acteurs.

La linguistique moderne
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Étant donné la place essentielle qu’elle accorde aux échanges verbaux et au langage dans la production des interactions, l’ethnométhodologie ne pouvait passer à côté des apports de la linguistique moderne. Et de fait, elle lui emprunte une multitude de concepts, l’indexicalité, les corpus, la réflexivité, le lexique… qu’elle transfère dans le domaine de l’analyse sociologique.

Sous l'impulsion d’Aaron Cicourel, elle va également introduire la linguistique générative transformationnelle dans son champ d’analyse. L’ambition de celui-ci étant d’étudier le rôle du langage dans l’interprétation de l’environnement comme lieu de l’interaction, par les acteurs. L’accent est mis sur le rôle du langage dans les capacités cognitives des acteurs. Capacités qu’ils utilisent pur interpréter leur environnement et lui attribuer une signification. Il cherche à déterminer « comment les membres d’une société acquièrent un sens de la structure sociale qui leur permet de négocier les activités quotidiennes ». Pour cela, A. Cicourel dans la sociologie cognitive établit une correspondance entre d’une part l’opposition faite par les linguistes entre structure profonde (correspondant à l’attribution d’une attribution sémantique aux phrases) et structure de surface (la désignation de l’interprétation sémantique de ces phrases), et d’autre part la distinction entre les procédés interprétatifs et les règles de surface (les normes). Cette analogie doit lui permettre d’expliquer comment « l’acquisition des procédés interprétatifs fournit à l’acteur une base pour attribuer une signification à son environnement l’orientant ainsi vers les règles de surface ou normes qui correspondent à la situation ». L’idée de A.Cicourel est alors de supposer que l’association entre les procédés interprétatifs et les règles de surface (transformés en comportements du fait de l’interprétation) exige un modèle génératif similaire à celui des travaux de Chomsky. La démonstration est trop complexe pour être exposée ici, mais la démarche de Cicourel prouve de manière visible, que la linguistique fournit un cadre de réflexion aux ethnométhodologues et tout particulièrement dans la description qu’il font des procédés interprétatifs et cognitifs des acteurs.

Une position radicale : le parallélisme entre ethnométhodologie et analyse formelle

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Ayant spécifié les fondements théoriques de l’ethnométhodologie, il nous faut désormais montrer comment elle se positionne dans le champ de la pensée sociologique prise dans son ensemble. Pour cela, nous utiliserons en premier lieu une démarche classique consistant à déterminer la position d’un élément dans le champ en le situant sur des axes d’opposition structurant le champ, puis nous laisserons la parole à Garfinkel qui propose une complémentarité entre analyse formelle et ethnométhodologie.

Comment situer l’ethnométhodologie dans le débat holisme/individualisme ? Rappelons les propositions respectives des deux cadres conceptuels : à l’extrême, d’un côté on trouve des courants comme la théorie des choix rationnels et l’individualisme méthodologique qui conçoivent l’acteur comme un être abstrait, rationnel ou utilitariste dans ses actes, qui ajuste son comportement en fonction des contraintes qu’imposent la structure ou le système, qui résultent de l’effet d’agrégation des comportements individuels ou de contraintes naturelles. De l’autre, on retrouve des conceptions structuralistes ou systémique du social : l’orientation de l’action individuelle et les représentations sont surdéterminée par la structure dans laquelle se trouve l’acteur. Ces deux conceptions se heurtent à des problèmes incontournables : pour les théories individualistes, il est très difficile d’expliquer comment les structures se mettent en place et comment on parvient à des états stables, de plus leur conception de l’acteur est irréaliste ; quant aux théories holistes, elles butent systématiquement sur le problème de la genèse de la structure et sur les canaux de transmission de la structure vers ses éléments constitutifs.

L'ethnométhodologie semble chercher à dépasser ce débat en rejetant d’une part le modèle de l’agent rationnel et en affirmant d’autre part que la permanence de la structure sociale est le fruit de la réalisation pratique des membres de la société et de leur interprétation de la structure. Il y a un va et vient perpétuel, une dialectique entre les procédés interprétatifs que les acteurs utilisent pour se repérer et donner un sens à la structure sociale et les processus d’élaboration de cette structure qui trouvent leur origine dans les accomplissements pratiques. On est donc loin d’une vision structuraliste ou individualiste du social, puisque structure et acteurs sont en perpétuelle état de réciprocité.

Dans le débat objectivisme/subjectivisme (que l’ethnométhodologie a contribué à remettre au cœur des débats sociologiques) la position de ethnométhodologie est plus tranchée, elle rejette systématiquement la coupure entre le sujet observant et l’objet d’étude. Ce rejet de l’objectivisme ou du positivisme est à rapprocher de la démarche phénoménologique. Si l’observateur n’est pas extérieur à l’objet qu’il décrit, il doit renoncer à tout positivisme de façon à reconquérir la dynamique d’engendrement de la structure d’intersubjectivité (pour les phénoménologues) ou d’interactivité (pour les ethnométhodologues). Pour Husserl, il faut réintroduire l’acte de conscience lui même (perceptif, remémorant, imaginatif) par lequel on vise l’objet et se le « donne ». Mais à la différence des approches de Schütz et Husserl, Garfinkel ne cautionne pas non plus réellement le subjectivisme, il ne se limite pas à une vision intersubjective de la réalité sociale. Il se focalise sur le monde de la vie quotidienne, sur l’interaction qui procure les indices observables et racontables, permettant une signification et une interprétation. Les interactions et conversations prennent sens en situation, par le jeu de la réflexivité et de l’indexicalité. Garfinkel transforme ainsi en quelque sorte l’intersubjectivité en interactivité, insistant sur le caractère contextuel de l’analyse, ne pouvant être comprise que dans l’interaction même.

Pourtant, en pratique, Garfinkel ne rejette pas forcément l’objectivisme ou l’analyse formelle, il leur reconnaît une place non négligeable et ne conteste pas forcément leurs résultats. Par analyse formelle, Garfinkel entend toute forme d’analyse qui repose sur des procédés habituels de validation des faits fondés sur l’objectivité (reproductibilité de l’expérience à l’aide d’instructions, inférence pouvant servir à l’action, travail de terrain, découpage du réel en variables, distance sujet/objet, schéma cause/effet...), il peut s’agir de l'ethnologie, de la sociologie positiviste, l’économétrie, l’histoire... L’analyse formelle applique des modèles qu’elle construit et s’en sert pour interpréter les signes en provenance du réel. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Garfinkel ne souhaite pas critiquer l’analyse formelle, « l’ethnométhodologie se préoccupe de remédier à ses travers et a acquis une compétence en ce domaine », et il est un travers de première importance, lorsqu’elle cherche à décrire la société en terme de procédures, l’analyse formelle est désarmée, elle ne parvient pas à expliciter les procédures de « fabrication de la société », on ne sait comment elle est assemblée. Au mieux parvient-on à dégager des liens de causalité entre des phénomènes. Au pire, « le procédé de la représentation générique guidée par la théorie substitue une collection de signes aux détails observables des pratiques » faisant par la même « s’évanouir » le phénomène qu’elle décrit.

Pour Garfinkel, l’ethnométhodologie a par exemple fait deux découvertes essentielles en ce qui concernent le travail et les métiers : « 1) les réalisations du métier avec les descriptions précises qui les accompagnent ;2) la théorisation naturelle », ce qui implique que le phénomène de la validité praxéologique de ces descriptions est fondamental. En d’autres termes, si les descriptions peuvent être considérées comme des instructions d’action alors l’analyse ethnométhodologique est adéquate. Ce que résume bien Garfinkel « Quand sur le lieu de travail on lit un compte rendu descriptif comme une série d’instructions, on peut accéder au phénomène que le texte décrit en suivant ces instructions ». Ce qui est le gage d’une analyse ethnométhodologique correcte.

En fait, à chaque fois que l’analyse formelle décrit des activités courantes, on trouve à côté de celle-ci une description ethnométhodologique qui lui fait pendant, qui forme une paire avec elle. À vrai dire, le travail de l’ethnométhodologie consiste tout autant à souligner les imperfections de l’analyse formelle qu’à décrire le terrain proprement dit. Elle cherche délibérément à trouver ce qui manque dans les textes de l’analyse formelle, à en souligner les failles, les « trous », et les incohérences. Par exemple, prenons le cas des cartes routières, l’analyse formelle en fait un simple objet de perception, elle les subjectivise, or, Garfinkel nous explique que dans le cadre du déplacement, les propriétés des cartes (ordre, logique, sens,...) sont « incorporées dans les pratiques territorialement historicisées et constitutives de l’action de se déplacer ». Les cartes en tant qu’objets prennent donc un sens dans l’action de se déplacer et on ne peut dissocier la carte de cette pratique. On voit bien que l’analyse formelle est incapable de rendre compte de la teneur de l’objet « carte », elle en ignore l’aspect interprétationnel qui se construit dans la pratique et seulement dans la pratique.

L'ethnométhodologie livre donc une analyse procédurale des faits sociaux toujours complémentaire de l'analyse formelle. Elle la survole également chaque fois, étant donné qu’elle peut l’incorporer, en ayant pris soin auparavant d’en souligner les faiblesses, dans l’analyse.

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