Armée ou défense civile non-violente ?
Avant-propos
modifierAvant-propos pour cette version numérique (janvier 2018)
modifierC’est par un heureux hasard que l’un d’entre nous a mis au jour cet opuscule, égaré dans la bibliothèque de ses grand-parents (merci à eux du fond du cœur pour cette découverte). Nous avons tous et toutes été frappé·es par la qualité de l’argumentaire et par l’importance du sujet. Nous nous sommes donc rapidement décidé·e·s à partager cette pensée avec le plus grand nombre, et c’est maintenant chose faite avec cette numérisation. Nous espérons que ce livre nourrira autant votre réflexion qu’il a nourri la nôtre. Merci à Olivier Maurel, l’un des auteurs principaux, pour son aimable accord à rendre de nouveau accessible cet ouvrage. Concernant les ajouts ou modifications, nous avons corrigé quelques coquilles et choisi d’utiliser les règles typographiques modernes pour faciliter la lecture. Nous avons aussi fait le choix de supprimer quelques informations désuètes (telles le prix des livres et des revues citées en Francs ou les adresses postales et contacts personnels n’étant plus d’actualités). Enfin, nous avons laissé l’avant-propos, la postface et les annexes.
Avant-propos de l’édition de 1975
modifierQu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, la confiance des Français dans leur système de défense paraît fortement ébranlée. L’Amiral de Joybert, lorsqu’il était chef d’état-major de la Marine, l’a publiquement reconnu : « Il est incontestable que de nombreux Français, de tout âge et de toute condition, s’interrogent sur la nécessité d’une défense nationale et plus précisément, des Forces Armées »[1]. Ces propos ont été confirmés en 1973 et en 1974 par une série de manifestations auxquelles, vu leur importance, la presse et la télévision ont dû largement faire écho : marche sur Paris des paysans du Larzac, manifestations des lycéens et des étudiants contre la suppression des sursis et le service militaire, déclaration des Églises sur le commerce des armes[2], campagne d’opposition aux essais nucléaires, procès d’objecteurs et d’insoumis, appel des 100, agitation dans les casernes, manifestation de Draguignan, etc. De plus, un événement extérieur, le coup d’État des militaires chiliens, est venu relancer la controverse sur la place et le rôle de l’armée dans la nation.
Si, comme l’affirmait Michel Debré dans le « Livre blanc sur la défense nationale », « quelles que soient les modalités d’une défense, aucune politique n’a de valeur sans consentement national », il semble bien que la valeur même de notre politique de défense soit compromise et qu’une révision, peut-être déchirante, s’impose.
Il serait très dangereux, toutefois, de se laisser aller à un antimilitarisme sommaire. L’antimilitarisme actuel, en effet, s’appuie, on le verra plus loin, sur des bases trop diverses et trop mouvantes pour pouvoir constituer un programme d’action.
D’autre part, le gouvernement, les militaires et une bonne part de l’opinion publique ont parfaitement raison d’affirmer qu’un peuple a le droit et le devoir de défendre sa vie et ses droits contre une agression extérieure. Aucune politique extérieure, si pacifique soit-elle, ne peut garantir, à elle seule, un peuple contre l’éventualité d’une agression. Il est même probable que, dans le monde de dominations et de violences où nous vivons, un peuple qui entendrait pratiquer une politique extérieure réellement juste et pacifique se verrait contraint de remettre en question le désordre international établi et ne manquerait pas de s’attirer par là, de nombreuses inimitiés de la part des bénéficiaires de ce désordre (sociétés multinationales notamment).
Autrement dit, la remise en question de la défense armée[3] ne peut et ne doit pas aller sans la recherche d’une autre forme de défense. C’est à cette recherche que notre étude voudrait engager le lecteur. Or, depuis la mise au point des techniques d’action non-violente par Gandhi en Afrique du Sud et en Inde, l’idée s’est fait jour que ces techniques pourraient être utilisées face à un envahisseur étranger. Cette intuition à été confirmée par le succès de certaines luttes non-violentes face à l’occupant nazi. Dans les pays scandinaves et anglo-saxons la « défense civile non-violente » ou « strategy of civilian defence » a déjà fait l’objet de plusieurs ouvrages. En France, cette voie est restée à peu près inexplorée à part quelques études partielles auxquelles vient s’ajouter la nôtre[4].
Nous avons pleinement conscience des limites et des insuffisances de notre travail. Un ouvrage approfondi sur la défense non-violente reste à écrire et nous souhaitons vivement qu’une pareille tâche soit entreprise.
Toutefois, la publication de notre étude nous a paru indispensable à un moment où tant de Français s’interrogent sur leur système de défense et où s’expriment tant de conceptions erronées de la défense non-violente. Témoin l’article « La violence et la force », publié par le général Beauvallet dans la revue « Forces Armées Françaises » d’octobre 1973. L’auteur voit dans la non-violence « un refus de se défendre », une attitude dont « la valeur dissuasive et la valeur libératoire sont à peu près nulles », une option qui, si elle se généralisait, « risquerait d’entraîner une diminution de l’esprit de défense ». Or, l’un des fondements de la non-violence est précisément le refus de collaborer avec l’injustice. De même, Pierre Dabezies, directeur du Centre Universitaire d’Études militaires et stratégiques de l’Université de Paris 1, assimile la non-violence à une forme de « démission collective » ou « d’inconscience démesurée » et parle à son sujet de « passivité » et « d’inhibition »[5]. Nous ne pouvions pas laisser plus longtemps sans réponse de pareils contre-sens sur la non-violence.
Nous avons donc, en premier lieu, essayé de tirer au clair les raisons principales de la crise de confiance qui remet en question notre actuel système de défense. Cette crise nous a semblé avoir quatre motivations principales : politique économique, écologique et morale.
Mais ces critiques ne concernent souvent que les conséquences de la défense armée et les fonctions inavouées de l’armée. Il nous a semblé qu’il était également indispensable d’examiner de près l’efficacité de la défense armée dans sa fonction officielle : la défense du territoire et de la population. La défense armée a-t-elle vraiment rempli cette fonction dans le passé ? Peut-elle la remplir dans le présent et dans l’avenir ? On peut en douter et nous essaierons d’expliquer pourquoi.
Nous exposons ensuite ce que pourrait être une défense civile non-violente et les problèmes que poserait son instauration. La défense d’un pays ne peut être isolée, en effet, de sa politique, de son économie, de ses structures sociales et, pour cette raison, une reconversion de la défense armée n’irait pas sans difficultés. Mais la réciproque est également vraie et le coup d’État des militaires chiliens a cruellement montré que les problèmes politiques. économiques et sociaux ne pouvaient être résolus en faisant abstraction des problèmes militaires.
Il nous semble, enfin, que la prise de conscience qui s’effectue actuellement sur le plan politique dans le sens de la décentralisation, sur le plan économique dans le sens de l’autogestion, sur le plan écologique enfin, dans le sens de la recherche de « techniques légères » ou, selon l’expression d’Ivan Illich, d’outils « conviviaux », se trouve en parfaite convergence avec la recherche d’une défense non-violente. Ce que ces orientations ont en commun, c’est de tendre à restituer aux individus et aux communautés locales, initiatives, responsabilités et pouvoir. Or, le ressort de la non-violence est au cœur de chacun, son efficacité est fonction de la solidarité de ceux qui l’emploient et ses moyens d’action donnent aux individus et aux communautés locales un véritable pouvoir.
C’est pourquoi, si nous souhaitons être lus par les responsables politiques, syndicaux, militaires, religieux, afin qu’ils s’interrogent, à leur niveau, sur la défense civile et sur les problèmes qu’elle pose, c’est plus encore à tous ceux, quels qu’ils soient, qui ont pris conscience des menaces qui pèsent sur nous (et notamment de celles qu’engendrent directement les systèmes de défense armée) qu’est destinée cette étude. Il nous semble, en effet, que c’est, en définitive, par la base, par la pression et la créativité des individus, des groupes et des communautés locales que pourra s’effectuer progressivement la transformation de l’opinion publique qui rendra possible une véritable reconversion de la défense armée en défense civile non-violente.
Est-il nécessaire de préciser que si nous nous en prenons au système de défense armée, nous entendons respecter les personnes qui en sont les responsables (les hommes politiques) et les exécutants (les militaires) et que nous souhaitons engager avec eux un véritable dialogue ?
La défense nationale remise en question
modifierRemise en question politique :
modifierDepuis 1968 surtout, se manifeste, en France, une remise en question politique de l’armée. Elle est formulée le plus souvent par les organisations d’extrême-gauche. Pour celles-ci, l’armée est une armée de classe au service du pouvoir qui l’emploie à la fois, à l’intérieur pour embrigader la jeunesse, briser les grèves, réprimer les mouvements populaires et à l’extérieur pour maintenir et développer l’impérialisme capitaliste.
Nombreux toutefois sont ceux qui refusent cette analyse et continuent à voir dans l’armée, « l’Armée de la République au service de la Nation », le bouclier du pays et, dans le service militaire, le lieu où se réalise la fusion des classes sociales et où prend corps la solidarité nationale.
Cependant, il n’est pas besoin d’adhérer à une formation d’extrême-gauche pour constater un certain nombre de faits :
l’ordonnance n° 59-147 du 7 janvier 1959, portant organisation générale de la défense, définit celle-ci comme « un état permanent qui prévoit et permet de mobiliser et réquisitionner militaires et civils, hommes et femmes, sous la même autorité et avec les mêmes obligations en cas de menace ». Or, la signification du terme « menace » n’est pas précisée. Il peut s’agir aussi bien d’une menace interne que d’une menace externe ; une simple grève peut être considérée comme menace interne : ainsi, en mars 1965, les mineurs des Charbonnages de France, en grève pour une durée illimitée, se sont vus collectivement réquisitionnés en vertu de l’ordonnance de 1959. Ils refusèrent d’obéir à l’ordre de réquisition, y voyant une atteinte au droit de grève. Le gouvernement dut reculer et accepter de négocier, mais l’ordonnance demeure et peut à tout moment être appliquée.
Le secrétaire d’État à la Défense Nationale déclarait lui-même, le 19 janvier 1972 : « La Défense Opérationnelle du Territoire (D.O.T.) est organisée pour éviter tout retour aux événements qui ébranlèrent la France en mai 1968 ». Comme le notait le journal « Le Monde - du 28 janvier 1970, les forces de D.O.T pourraient intervenir aux côtés des forces de maintien de l’ordre pour juguler une subversion interne qui éclaterait, « en rapport ou non avec une agression aux frontières ».
Plus nettement encore, dans un article de « Forces Armées Françaises »[6], le général Beauvallet affirmait : « il faut bien envisager la participation des forces armées autres que la Gendarmerie à cette mission (du maintien de l’ordre) ». Le général justifiait cette participation en rappelant que « cela se fait dans tous les pays du monde » et que « les textes législatifs qui prévoient cette participation sont précis et donnent de sérieuses garanties contre tout abus de pouvoir ». Mais on sait ce qu’il advient des textes législatifs en cas de crise ; quant à l’exemple des autres pays du monde, on voit mal en quoi il est une justification. On sait que les services de renseignements de l’armée n’hésitent pas à ranger sous le terme significatif « d’adversaire intérieur » non seulement les mouvements antimilitaristes, mais également les partis de gauche et les syndicats[7], ce qui peut faire naître quelques doutes sur l’affirmation du général François Maurin selon laquelle « l’armée n’est pas au service du capitalisme ».
Faut-il rappeler que la révolution de 1789, qui a donné naissance à la République Française, était à l’origine, une « subversion interne » caractérisée ?
Le recours à l’armée en cas de grève, comme celles des éboueurs, des transports en commun parisiens, des « aiguilleurs du ciel » ou des P.T.T, satisfait sans doute une partie de la population ; il n’en porte pas moins atteinte au droit de grève.
En mai 1968, la présence de blindés autour de Paris et la visite du Général de Gaulle au Général Massu pour vérifier si l’armée était prête à soutenir le pouvoir montrent que le recours à l’armée comme force de répression interne n’est nullement exclu.
Le révèlent également, les thèmes de manœuvres militaires récentes: « L’armée intervient à huit reprises pour rétablir le pouvoir » (octobre 70) et « les insurrections populaires dans les centres industriels » (octobre 1971).
Enfin, il est indéniable qu’une des principales fonctions de l’armée française depuis près d’un siècle et demi et récemment encore, au Tchad, à Madagascar et à Djibouti a été celle de force d’intervention dans les territoires d’outre-mer, rôle qui n’avait rien de défensif au plan national.
Tous ces faits montrent que la mission officielle et principale de l’appareil militaire, défendre le territoire et la population, s’accompagne, souvent contre le gré des militaires eux-mêmes, de missions semi-clandestines tout aussi importantes aux yeux du pouvoir[8].
Les derniers conflits du Pakistan et du Biafra, les multiples coups d’État militaires qu’a subis l’Amérique du Sud et notamment celui du Chili dont l’armée était pourtant réputée pour son loyalisme, ceux qui ont porté au pouvoir, Franco et les colonels grecs, permettent de vérifier de façon évidente que l’armée est très souvent employée par les gouvernements comme force de répression interne quand elle ne prend pas, elle-même, la place du gouvernement. Le putsch d’Alger et la menace de descente des parachutistes sur la métropole, montrent que la France n’est pas à l’abri de crises semblables. Ainsi, qu’on se place du point de vue de la population ou du point de vue du pouvoir, l’armée n’est, dans le domaine politique, qu’une sécurité fallacieuse.
Néanmoins, ceux qui insistent le plus sur cette critique ne remettent pas toujours en question le principe de la défense armée. Ils sont le plus souvent partisans d’une défense populaire armée, quelquefois même d’une défense nucléaire, dont nous verrons plus loin les inconvénients.
Remise en question économique :
modifierBeaucoup plus générale et populaire est la critique de l’armée pour motif économique. Une armée, et surtout une armée moderne, coûte cher, cela est incontestable. En France, 17 % du budget sont consacrés à la défense nationale. Encore ces 17 % ne représentent-ils que le pourcentage officiel alors que, pratiquement, l’ensemble des dépenses militaires les dépasse.
Dans tous les pays du monde, les crédits affectés aux Forces Armées apparaissent comme une charge écrasante, surtout si l’on compare ces budgets de mort aux budgets de vie : santé, handicapés, recherche, enseignement, écologie, etc. Selon une étude récente de l’UNESCO, chaque soldat coûte en moyenne 7800 dollars par an, alors que la dépense pour chaque écolier n’est que de 100 dollars par an, c’est-à-dire soixante dix-huit fois moins. Dans certains pays, ces budgets atteignent des pourcentages démentiels : 20 % en inde, 32 % en Arabie Saoudite, 47 % en Iran, 50 % en Israël, etc.
De plus, les armements modernes, rapidement périmés doivent être fréquemment renouvelés : « Un armement ne peut rester figé. Il doit en permanence demeurer au niveau optimum que permet la technique » déclarait, en octobre 1972, le général Guernon, Directeur du Centre d’Expérimentation du Pacifique. Plus récemment, le général Martin, ancien chef d’État-major de l’Armée de l’Air écrivait[9] : « Ces types d’armement (nucléaire et électronique) nous entraînent dans une logique contraignante : la lutte technologique, sans fin, du temps de paix ».
Néanmoins l’argument financier ne suffit pas, à lui seul, à remettre en cause la défense armée : car si celle-ci est jugée efficace, on ne peut sérieusement convaincre personne de désarmer pour la seule raison qu’elle coûte trop cher. Les partisans de la défense militaire ont trop beau jeu de lui appliquer le principe selon lequel « l’assurance ne paraît chère qu’avant l’accident ».
D’autre part, il importe de prendre conscience qu’il est contradictoire de critiquer à la fois l’importance du budget militaire et les ventes d’armes à l’étranger, sans remettre en question la défense militaire elle-même. Les armes modernes sont si coûteuses qu’un pays ne peut se constituer un armement indépendant suffisant, sans en vendre une partie à l’étranger, pour rentabiliser la production, il ne faut donc pas dissimuler que si nous renonçons, comme cela est souhaitable, à vendre des armes à l’étranger, il nous faudra assumer une augmentation du budget militaire.
Remise en question écologique :
modifierQui dit armée moderne dit armes modernes. Qui dit armes modernes dits armes chimiques et nucléaires (bon nombre d’États semblent avoir renoncé pour l’instant aux armes bactériologiques, surtout semble-t-il, en raison de la difficulté de contrôler leurs effets, mais ce renoncement n’est ni définitif, ni, sans doute, universel).
Ces armes, avant même de servir en temps de guerre, sont essayées en temps de paix et constituent par là, un véritable danger pour l’environnement. On ignore encore trop souvent, qu’au moment des grandes séries d’essais nucléaires américains et russes dans les années 50 et le début des années 60, le taux de strontium 90 radioactif, dans le lait, était passé, en France, du 3 picocuries environ par litre en 1955, à 8 picocuries en 1957, 9 à 13 picocuries en 1958 et, en novembre 1964 à 30 et parfois à 50 et 100 picocuries. Or, la teneur d’alerte est fixée à 10 picocuries par gramme de calcium et le lait contient de 1 à 1,5 gr de calcium par litre. En Angleterre, le gouvernement avait été sur le point d’interdire la distribution de lait frais aux enfants.
Nous savons bien que tous les experts ne sont pas unanimes et que certains affirment que les essais nucléaires ne présentent aucun danger. Mais quelle raison avons-nous de nous fier davantage à leur optimisme qu’à l’opinion d’un biologiste comme Jean Rostand qui déclare, lui, avec bien d’autres scientifiques, « qu’aucune explosion nucléaire ne peut être tenue pour inoffensive ? ».
Nous avons d’autant plus de raisons de nous méfier que l’opinion des experts semble varier singulièrement avec les circonstances politiques, il est troublant de rapprocher les affirmations de deux présidents américains qui, à huit ans d’écart seulement, et en s’appuyant apparemment l’un et l’autre sur des déclarations d’experts, pouvaient dire : « Le maintien de la cadence actuelle des essais de la bombe A, effectués sous le contrôle des personnalités scientifiques les plus sérieuses et les plus compétentes qui soient... ne met pas en péril la santé de l’humanité ». (Président Eisenhower, octobre 1956). « Le traité sur l’interdiction des expériences nucléaires a stoppé l’augmentation régulière et menaçante des retombées radio-actives. Les mortels produits des explosions atomiques empoisonnent notre sol et notre nourriture, le lait que boivent nos enfants et l’air que nous respirons tous. Des dépôts radioactifs se sont formés, en quantités croissantes, dans les dents et les os des jeunes Américains. Les poisons radioactifs commençaient à menacer la sécurité de l’homme dans le monde entier et constituaient un danger grandissant pour la santé de chaque enfant à naître ». (Président Johnson, octobre 1964)[10].
Laquelle de ces deux déclarations était vraie ?
Quant à la décision prise par le gouvernement français de s’orienter vers la réalisation d’essais nucléaires souterrains, elle n’est pas plus rassurante. Le représentant de la France à l’O.N.U., M. Guiraingaud, déclarait lui-même, le 12 novembre 1973, que les structures des profondeurs terrestres sont encore plus mal connues que celles de l’atmosphère, ce qui permet tous les doutes au sujet des dégagements gazeux qui accompagnent les essais souterrains[11].
Il est indéniable que la France, en poursuivant ses essais nucléaires dans le Pacifique, à une centaine de kilomètres seulement d’atolls habités et dont la population consomme une grande quantité de poisson, prend des responsabilités qu’elle ne peut pas réellement mesurer.
Quant à la guerre classique, les formes quelle a prises, au Vietnam par exemple, sont extrêmement inquiétantes sur le plan de l’écologie. L’Académie nationale des Sciences américaines estime dans un rapport, qu’un siècle sera peut-être nécessaire pour réparer les dégâts causés au Vietnam du Sud par l’usage de produits chimiques... Les herbicides utilisés pendant 10 ans par les Américains ont provoqué des dommages considérables aux forêts de l’intérieur, détruit 36 % des mangroves (forêts côtières) et très probablement fait mourir des enfants des zones montagneuses. En 10 ans, il a été consommé l’équivalent de 3 kilos de produits chimiques par habitant ; plus de 2.200.000 hectares ( du pays) ont été ainsi « traités »[12]. On sait d’autre part, que les Américains ont utilisé pendant plusieurs années au Vietnam le défoliant 2.4.5.T qui provoquait des cancers chez les souris et des développements anormaux chez des animaux en gestation. 13 millions de litres de ce défoliant ont été déversés sur près de 5 millions d’hectares au Vietnam[13].
Remise en question morale et religieuse :
modifierLe recours à la violence et la législation de l’homicide en temps de guerre sont tellement en contradiction avec la morale couramment admise en temps de paix, qu’on aurait pu s’attendre à voir la défense armée partout remise en question par la conscience morale et par les Églises.
Or, cette réaction collective ne s’est pas produite.
Si cruelle soit-elle, la guerre semble être considérée comme un moindre mal par rapport aux maux auxquels elle est censée remédier.
Il est généralement admis que les conséquences d’une invasion sont pires que la guerre. Les pacifistes radicaux ont constitué dans tous les pays une minorité dont les protestations se brisent sur une adhésion massive au principe : « la fin justifie les moyens ». La guerre est horrible, certes, et terribles les atrocités qu’elle entraîne, mais il faut bien se défendre : telle semble être l’opinion la plus courante.
Cependant, parmi les penseurs athées contemporains, il ne manque pas de voix qui se soient élevées pour dénoncer l’activité militaire comme immorale, néfaste au bonheur de l’humanité, ou pour indiquer les voies de la non-violence comme les mieux adaptées au sauvetage d’un monde « parvenu au bord de l’abîme thermonucléaire » ; ainsi, Alain, Jean Giono, Bertrand Russell, Albert Camus, Jean Rostand, pour ne citer que quelques noms bien connus des Français.
Quant aux chrétiens, s’ils ont, dans la plupart des cas aux trois premiers siècles de l’Église, refusé le service des armes, parfois au prix de leur vie, leur ralliement à l’État constantinien, à partir du IVe siècle, les a conduits à considérer eux aussi la guerre comme « un moindre mal » quand il s’agit de s’opposer à une Invasion étrangère. Ce principe a inspiré la plus grande partie de la chrétienté jusqu’à nos jours. Il a très souvent abouti à une véritable sacralisation de l’armée et de la guerre. Parlant des soldats chrétiens comme de « chevaliers du Christ », saint Bernard par exemple, affirmait, au XIIe siècle, qu’ils sont « les ministres de la justice de Dieu, chargés de poursuivre les méchants et de glorifier les justes... la mort qu’ils donnent est le profit du Christ... »[14]
Toutefois, à l’époque contemporaine, l’attitude de l’Église catholique s’est notablement modifiée. Le concile Vatican II invite les chrétiens à considérer la guerre « dans un esprit entièrement nouveau » et à se libérer de son « antique servitude ».
Depuis, les déclarations du Pape et des Évêques se sont multipliées dans ce sens ; course aux armements, armement nucléaire, ventes d’armes, extension des camps militaires ont été à diverses reprises dénoncés par les évêques, comme d’ailleurs par les Églises protestantes qui ont toujours manifesté à l’égard de l’armée une plus grande indépendance.
On sait à quel degré de tension en est arrivé le face-à-face Église-Armée au moment de la campagne d’essais nucléaires de 1973. Déjà, en octobre 1972, dans le numéro 1 de la Revue des Forces Armées, le gouvernement avait cru bon de rappeler aux Chrétiens, par la plume du général Beauvallet qu’ils devaient participer à la défense militaire de leur pays.
Ce qu’il y a de plus nouveau dans l’attitude des Églises, c’est qu’elles ne s’en tiennent pas à l’objection de conscience et manifestent de plus en plus d’intérêt pour la défense non-violente.
Vatican II reconnaissait déjà : « Nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ». (Gaudium et spes, chap. V). En mai 1973, la Note de réflexion des Églises sur le commerce des armes, invitait les chrétiens à prendre au sérieux ceux qui « proposent d’assurer la sécurité de la communauté nationale par le recours à la non-violence » ; et le synode des évêques à Rome en 1971, demandait « que soit favorisée l’action non-violente et que chaque nation reconnaisse légalement l’objection de conscience ». De même la lettre du Cardinal Roy à Paul VI, pour le dixième anniversaire de Pacem in Terris, affirme un « droit au dissentiment » ou « civisme de dissentiment » qui, lorsqu’il se refuse aux violences corporelles, prend l’appellation, dans certains cas du moins, de non-violence[15].
Ainsi, l’actuelle remise en question de la défense nationale s’appuie sur des analyses très diverses qui émanent de milieux variés. Les organisations qui critiquent le rôle politique de l’armée, refusent souvent de juger l’emploi de la violence à partir de critères moraux et religieux. Inversement, ceux qui se réfèrent à ces critères, ont souvent tendance à soupçonner sous les analyses politiques, des intentions partisanes. Il s’ensuit que l’attitude de l’opinion publique à l’égard de l’armée, si elle est assez critique pour provoquer une crise de confiance et un malaise dans les esprits — crise et malaise sans doute irréversibles — n’est pas assez cohérente pour engendrer un dynamisme créateur susceptible d’aboutir à une solution de rechange.
Il nous paraît donc nécessaire de pousser plus loin l’analyse de l’efficacité de la défense armée. Celle-ci, quelles que soient les formes qu’elle prenne, peut-elle être considérée comme un moyen de défense efficace ?
Si la réponse est positive et si aucun mode de défense n’est aussi efficace, alors le risque d’une invasion ne pouvant être exclu, quel que soit le régime politique en place, il pourra paraître logique de conserver la défense armée. Certains proposeront simplement de l’aménager, par exemple en constituant des milices populaires pour éviter autant que possible les inconvénients politiques, économiques, écologiques et moraux qu’elle présente actuellement.
Mais si la défense armée n’est pas réellement un moyen de défense efficace des populations et des territoires et si, surtout, il existe d’autres méthodes de défense qui permettraient de faire face au risque d’une invasion, alors c’est le remplacement progressif de la défense armée par ces méthodes nouvelles de défense qu’il convient d’envisager.
On voit à quel point peut être décisive la réponse à la question sur l’efficacité de la défense armée.
La défense armée est-elle efficace ?
modifier« Assurer la sécurité et l’intégrité du territoire ainsi que la vie de la population », tel est l’objet de la Défense, défini par l’ordonnance du 7 janvier 1959.
Cette mission, la défense armée l’a-t-elle remplie dans le passé ? Et peut-elle la réaliser aujourd’hui ?
La défense militaire classique :
modifierDepuis le début du XIXe siècle, l’histoire de notre pays offre une impressionnante série d’échecs de la défense militaire.
Cinq agressions contre notre pays : 1814, 1815, 1870, 1914, 1940, se sont soldées par quatre échecs indiscutables : 1814 et 1815 (malgré le génie militaire de Napoléon), 1870, 1940.
Dans ces quatre cas, après la défaite des armées, la population entière de la France a été livrée, sans la moindre défense, aux troupes d’invasion. Lors de la guerre de 1939-1945, c’est au bout de quatre ans seulement qu’une contre-offensive étrangère a pu venir à bout des envahisseurs, au prix d’énormes destructions et d’un bilan de plus d’un demi-million de morts.
Le seul cas douteux pendant cette période, celui de la guerre de 1914-18, se révèle à l’analyse comme un cinquième échec. Certes, le front a été pratiquement bloqué pendant plus de quatre ans par les armes à tir rapide. Mais du simple point de vue de la technique militaire, ce qui s’est produit alors ne peut plus se reproduire. Les blindés qui ont débloqué le front en 1918, l’aviation, les armes nucléaires ont bouleversé les conditions de la guerre et rendent inconcevable aujourd’hui une résistance, militaire de ce type. Et il a fallu l’intervention étrangère, l’offensive conjuguée des armées américaines et anglaises, pour sauver « une situation devenue, selon le général belge E. Wanty[16], inquiétante et même sans grand espoir ». Enfin et surtout, avec 1.390.000 morts et 740.000 mutilés (un homme mobilisé sur quatre, un Français sur vingt) tout le Nord-Est de leur pays ravagé, les Français peuvent-ils sérieusement estimer qu’ils ont été, pendant ces quatre années de guerre, efficacement protégés ? La « Victoire » de 1914-18 a coûté à la France, plus de vies humaines que ses quatre défaites réunies, depuis 1800.
Si l’on ajoute à ces échecs de la défense armée, (cinq, dont quatre indiscutables), les deux revers subis en Indochine et en Algérie, il est légitime de se demander si la confiance de bon nombre de Français dans ce type de défense ne relève pas de l’illusion collective.
Mais la France n’a pas le privilège de ces défaites militaires qu’une certaine propagande a trop souvent tendance à expliquer par un prétendu « pacifisme » des Français qui ne songeraient jamais à s’armer suffisamment. En fait, et cela est essentiel, le même phénomène s’est produit dans tous les pays et les cas où l’armée d’une nation réellement attaquée a pu protéger l’intégrité du territoire et la vie de la population sans se livrer elle-même à une agression préventive, semblent extrêmement rares et justifient mal toutes les dépenses d’armements que nous croyons souvent nécessaires.
Les exemples de réussites de la défense armée que l’on cite le plus souvent, ne sont guère convaincants. L’Angleterre, certes, n’a pas été envahie en 1940, mais Hitler n’a jamais tenté réellement une pareille opération. Et c’est sans doute moins l’Armée Rouge qui a sauvé la Russie que l’hiver russe et la disproportion de l’effort allemand réparti sur trop de fronts. D’autre part, on l’oublie trop souvent, les Russes ont dû abandonner aux nazis, pendant près de trois ans, un territoire équivalent à trois fois la superficie de la France et dont la population s’est trouvée livrée sans défense à l’envahisseur. On oublie également les dimensions de l’URSS, un vrai continent, quarante fois la France, ce qui permettait aux Russes de se retirer sur des milliers de kilomètres devant l’ennemi. Finalement, la guerre a coûté au peuple russe 20 millions de morts, soit un Russe sur treize. La défense armée a-t-elle réellement protégé la population ?
La bataille de la mer de Corail (4-8 mai 1941) qui est habituellement considérée comme le premier coup d’arrêt à l’avance japonaise, s’est déroulée à 6.000 kilomètres du Japon. Rien jusque-là n’avait pu arrêter l’offensive des Japonais et les territoires envahis n’ont pu être libérés par l’offensive américaine que trois ans plus tard.
Quant au Nord-Vietnam, si les Américains lui ont fait subir de terribles bombardements, ils n’en n’ont pas entrepris l’invasion ; et ni l’armée du Nord, ni celle du Sud, renforcée par les Américains, n’ont réellement protégé les populations civiles soumises à de terribles souffrances et à une misère effroyable. Par surcroît, cette guerre du Vietnam a été une catastrophe écologique pour une grande part de ce pays.
L’explication de cette incapacité constante de l’armée à protéger le territoire national et la population est simple. Toutes les fois qu’une armée classique se contente de se défendre, elle est pratiquement vouée à la défaite ; l’agresseur a généralement l’avantage car c’est lui qui choisit le terrain et le moment de l’attaque. Une armée sur la défensive au contraire, est handicapée : d’une part elle se bat sur son propre territoire où elle ne peut, sans quelques scrupules, user de tous les moyens de destruction dont elle dispose, d’autre part, le moral des soldats en état de défense et préoccupés par le sort de leurs familles qu’ils savent en danger, est nécessairement moins bon; la tentation de fuir la bataille qui est nulle chez les envahisseurs, est parfois très grande chez les défenseurs. Ajoutons que la technique des armes offensives prend toujours plus d’avance sur celle des armes défensives.
Pour toutes ces raisons, l’épée l’emporte d’ordinaire sur le bouclier.
Que notre pays ait été deux fois libéré grâce au secours d’armées alliées, ne fait que confirmer cette thèse. Anglais et Américains attaquaient les troupes allemandes sur notre territoire. Celles-ci, réduites à la défensive, ont dû céder malgré la puissance des dispositifs mis en place sur la Manche et l’Atlantique.
Autrement dit, la logique du système de défense militaire est telle, qu’un pays qui veut se défendre efficacement par les armes, doit mener une politique agressive et impérialiste, pour avoir toujours la priorité de l’offensive. Logique absurde qui mène inévitablement à la guerre et, à plus ou moins long terme, à la défaite devant un nouvel agresseur plus fort et mieux armé. L’Allemagne en a fait l’expérience avec la guerre de 1939-45 : 5 millions de morts sur un territoire dévasté et divisé en deux États.
La guerre du Yom Kippour ne contredit qu’en apparence cette logique. Les attaques syrienne et égyptienne ont certes été repoussées par les israéliens. Mais les contre-offensives israéliennes se sont déroulées dans les vastes territoires syrien et égyptien du Golan et du Sinaï que les israéliens avaient précédemment occupés en 1967, par une attaque militaire et qui leur ont servi de tampon. La même règle a donc joué. Les israéliens n’ont pu se défendre efficacement par les armes (et à quel prix !) qu’en se mettant en position d’agresseur, position dans laquelle ils se condamnent à un perpétuel état de guerre. Ils risquent soit de se trouver un jour affrontés à une coalition militaire arabe réellement écrasante, soit de contribuer au déclenchement d’un conflit mondial dont nul ne peut prévoir les conséquences.
La logique de la défense militaire ne peut pas être une logique de paix. De plus, il semble aujourd’hui certain, que les Égyptiens n’ont pas voulu exploiter leur avantage. « En réalité, a déclaré le général israélien Matitiahou Peled, rien n’aurait pu empêcher l’armée égyptienne, si elle l’avait cherché, d’atteindre, dans les premiers jours de la guerre, les cols de Mitla et de Gidi, dans le Sinaï » (Le Monde, 23 janvier 1974).
Certains pensent que le jeu des alliances pourrait permettre de rétablir la situation en faveur des pays attaqués. Il semble que ce soit actuellement la doctrine de l’État-Major français, qui, fin 1972, proposait comme thème de manœuvre à des officiers de réserve : « trois jours après le jour J, jour de l’invasion de la France par l’est, l’armée française sous forme de maquis, se bat dans les Pyrénées et dans la région de Marseille, et effectue des embuscades du côté de Poitiers. On attend la contre-attaque américaine par l’Iran ».
Dire qu’une telle stratégie pourrait rétablir l’équilibre en notre faveur, c’est oublier la mission de la défense armée telle qu’elle est officiellement définie. Protection du territoire : on voit ce qu’il en serait trois jours après le début de l’invasion, du moins en ce qui concerne la partie du territoire située entre Marseille, Poitiers, Lille et Strasbourg ! Protection de la population : on imagine la façon dont elle serait assurée pendant les combats de retardement, pendant l’occupation et pendant l’hypothétique contre-offensive alliée !
Non seulement le système de la défense armée classique paraît inapte à protéger le territoire et la population, mais, fait plus grave encore, il accroît les risques de guerre. En effet, pour assurer son indépendance militaire, une nation doit produire, dans la mesure du possible, son propre armement. Or les armes modernes sont extrêmement coûteuses et leur production n’est rentable qu’à condition d’en vendre une grande part à l’étranger, ce qui a pour effet d’accroître la fréquence des conflits, leur violence potentielle et leur durée[17].
Autrement dit, la logique de la défense militaire est d’accélérer la course aux armements et donc de rendre plus probables des guerres et des invasions dont elle est ensuite incapable de protéger la population.
La défense nucléaire :
modifierC’est en grande partie la prise de conscience de l’inefficacité de la défense militaire classique qui a poussé le gouvernement français à doter notre pays d’un armement nucléaire.
Sommes-nous mieux protégés pour autant ?
On peut sérieusement en douter.
En effet, d’une part la défense nucléaire apporte avec elle un risque nouveau et un risque total, d’autre part, elle multiplie à long terme les risques de guerre.
a) Le principe fondamental de cet armement est qu’il n’est pas fait pour être utilisé, mais seulement pour dissuader l’adversaire, en raison de la démesure du risque encouru, de nous attaquer ou d’entreprendre contre notre territoire, une action qu’il paierait d’un prix exorbitant, hors de proportion avec l’enjeu du conflit. Mais le pari que nous faisons en choisissant ce système de défense ne s’appuie sur aucune certitude.
La paix relative qui règne depuis 1945 entre Américains et Russes[18] ne prouve rien quant à l’avenir. De 1918 à septembre 1939, aucune guerre mondiale n’avait non plus éclaté et après le grand carnage de 14-18, on pouvait penser, comme nous le pensons aujourd’hui après un deuxième carnage, que les chefs d’État avaient enfin compris. On sait la suite.
M. Messmer lui-même, lorsqu’il était ministre de la Défense Nationale, avait reconnu que notre défense était fondée « sur un axiome par définition indémontrable ». Or, ce qu’on nous oblige à parier ; c’est notre existence et celle de nos enfants. Car si nous perdions notre pari et si nous étions attaqués malgré la bombe, c’est notre pays tout entier qui serait, selon l’expression de M. Sanguinetti « rayé de la carte de la terre ».
Quant à la théorie de la « réponse flexible » selon laquelle les armes nucléaires tactiques (« petites » bombes de la puissance de celle d’Hiroshima) permettraient de nuancer « le caractère instantané et définitif de l’engagement nucléaire », elle semble, quand on songe à ce qu’est le climat réel du déclenchement d’un conflit, relever de la stratégie de salon. Un groupe d’officiers chrétiens, qui a publié récemment des « Réflexions sur la défense »[19] reconnaît lui-même que « l’engrenage paraît fragile », il l’est d’autant plus que le contrôle par le pouvoir central des armes nucléaires tactiques, est extrêmement aléatoire.
En nous condamnant à recourir à l’armement atomique en cas d’agression, notre gouvernement fait de notre pays une cible atomique à détruire en priorité en cas de conflit et nous condamne au suicide collectif, qu’il déciderait lui-même, selon ses propres critères ; il fait purement et simplement de nous des otages de sa politique, otages d’autant plus vulnérables qu’il n’existe pratiquement pas d’abris sérieux.
Accepter l’armement nucléaire, c’est donc, en fait, accepter de remettre notre destin et celui de nos enfants entre les mains de quelques hommes dont rien ne dit qu’ils seront toujours suffisamment raisonnables et de sang-froid, et à qui nous confions un pouvoir dont aucun monarque absolu ni aucun dictateur n’a jamais disposé.
La disproportion est flagrante entre l’incertitude de la protection (un pari !) et le caractère absolu du risque (la France rayée de la carte de la terre).
Aucun système de défense n’avait soumis notre pays à un danger aussi grave.
b) Non seulement l’armement nucléaire aggrave les risques et les conséquences des conflits, mais il en accroît la probabilité.
Ceux qui croient aux vertus de « l’équilibre de la terreur », oublient un fait fondamental : cet équilibre est en constante modification ; la vie politique du globe est traversée de courants d’une puissance imprévisible et incontrôlable, et rien, sinon le rideau de fumée des propagandes gouvernementales et l’optimisme béat développé par la société de consommation, ne permet d’exclure la possibilité de déclenchement d’un nouveau conflit.
Des phénomènes comme le développement du racisme dû au déséquilibre croissant entre pays industrialisés et pays du Tiers-Monde, la surpopulation et le chômage qui atteignent massivement ces derniers pays, le terrain favorable qu’ils offrent à l’apparition de dictatures militaires sont à eux seuls, fort capables de renverser comme châteaux de cartes, les fragiles échafaudages des « équilibristes de la terreur ».
Ceux-ci semblent en être restés à l’époque où seuls les États-Unis et l’U.R.S.S, disposaient d’un armement nucléaire. Or, comme le général Gambiez l’a montré dans la « Revue de Défense Nationale » (janvier 1970) la dissuasion est une « peau de chagrin » qui ne cesse de se rétrécir au fur et à mesure que le nombre des « joueurs » augmente.
Actuellement, le « jeu » de la dissuasion réunit déjà cinq partenaires. Mais quelles seront les chances de voir se prolonger la trêve atomique, lorsque 10, 20, 30 États disposeront d’un armement nucléaire ; lorsque, dans un monde surchauffé par la misère que les dépenses de la course aux armements n’auront pas permis de réduire, 10, 20, 30 chefs d’État pourront, à chaque instant, déclencher un conflit atomique et vivront dans la crainte de ne pas le déclencher assez tôt, avant que leurs bases de fusée n’aient été anéanties ; lorsque 10, 20, 30 peuples auront été persuadés par une propagande semblable à celle que nous avons subie, que le danger de l’armement nucléaire est un danger illusoire, lorsque les guerres locales, devenues toujours plus acharnées sous l’effet de la course aux armements, mettront des peuples entiers dans de telles situations de détresse que leurs gouvernements pourront juger le suicide collectif préférable à la défaite ? Qu’on se souvienne des paroles du Dr Habache, leader du Front Populaire de Libération de la Palestine, en septembre 1970 : « Le F.P.L.P, est prêt à accepter les risques d’une troisième guerre mondiale, si cela pouvait servir son objectif ». Il n’y a guère d’exemples dans l’histoire qu’un amoncellement d’armes n’ait fini par servir.
Hypothèses invraisemblables ? Ce qui est certain c’est que notre propre politique tend à en accroître la vraisemblance, puisqu’elle répand par l’exemple, l’idée qu’une nation de quelque importance ne peut se passer d’un armement nucléaire et qu’elle en encourage ainsi la dissémination.
Vingt-deux pays, aujourd’hui[20], produisent suffisamment d’uranium pour se constituer une force nucléaire. Or, le problème des vecteurs qui, jusqu’à présent, était l’obstacle majeur à la constitution d’un armement nucléaire opérationnel, est sur le point de ne plus se poser. Les lasers chimiques, explique le général Gambiez, vont sans doute permettre d’allumer une bombe H sans passer par l’intermédiaire de la bombe A. Or, une bombe H de 10 mégatonnes déposée sur les hauts fonds par un simple chalutier, à 10 kilomètres des côtes d’un pays, provoque un raz-de-marée de 200 mètres de haut. (Si l’explosion se produit à 100 km de la côte, la vague atteint encore 50 mètres de haut à son déferlement). Des moyens aussi puissants, aussi faciles à utiliser, mettent l’apocalypse nucléaire à la portée de la plus grande partie des États.
S’imaginer que de telles possibilités de destruction vont assagir les chefs d’État et rendre la guerre impossible, c’est croire que le phénomène de la guerre n’obéit qu’à des motivations rationnelles ; c’est renouveler l’erreur d’Alfred Nobel à la fin du XIXe siècle : la puissance de la dynamite, pensait-il, par l’horreur qu’elle provoquerait, conduirait les nations à démobiliser leurs troupes et mettrait fin à la guerre. En fait, comme l’écrit le général Arnaud de Foïard : « toute action de guerre sécrète des toxines de déraison, d’autant plus virulentes que le niveau de violence est élevé. Or la violence nucléaire atteint d’emblée un seuil proche de l’intolérable et nul ne peut prévoir si un comportement raisonnable est encore possible dans une telle ambiance. Le seuil nucléaire est donc assimilable à celui de l’absurde, quiconque le franchit, pénètre dans le domaine de l’irrationnel et court le risque considérable de ne plus pouvoir conserver le contrôle de la montée aux extrêmes ». (Revue de Défense Nationale, octobre 1973).
Ainsi l’armement nucléaire, loin de protéger le territoire et la population de notre pays, multiplie les risques de guerre et en accroît la gravité. On ne peut le considérer comme un système de défense raisonnable[21].
La défense populaire armée :
modifierConscients de l’inefficacité, du danger et du caractère très peu « populaire » de la défense nucléaire d’autre part, plusieurs organisations de gauche et d’extrême-gauche préconisent un système de défense qui consisterait à armer la population et à fonder la défense sur des milices populaires. Les partisans de cette forme de défense se réfèrent aux divers exemples de guerilla que rapporte l’histoire, à la guerre civile en URSS, aux diverses formes qu’a prises la résistance armée en Europe sous l’occupation nazie, aux guerres de libération chinoise, indochinoise, algérienne, aux systèmes de défense suisse, yougoslave et albanais et sur le plan théorique, aux ouvrages de Mao Tsé Toung, du général Giap, voire de Jaurès.
Il est, en fait, assez difficile de préciser ce que pourrait être une guerre populaire armée contre une invasion militaire. La systématisation de la défense populaire armée, est, en effet, relativement récente et il n’existe à notre connaissance, aucun exemple historique, de pays pourvu d’un tel système de défense qui ait été envahi par une armée étrangère. Ni la Suisse, ni la Yougoslavie (depuis 1945), ni l’Albanie, ni la Chine (depuis la proclamation de la République populaire dans ces deux pays) n’ont eu a faire face à une invasion. D’autre part, les guerres de guérilla chinoise, indochinoise et algérienne étaient et sont des guerres révolutionnaires de décolonisation, conflits très différents de ce que pourrait être une guerre de résistance à une invasion étrangère qui se produirait lorsque la défense populaire armée est déjà organisée.
On se trouve donc réduit à imaginer, en se référant à ces divers exemples, ce que pourrait être la résistance d’une population armée à une invasion. Elle consisterait sans doute moins à résister aux frontières (la guerre populaire est une guerre sans frontière ni front, sans avant ni arrière) qu’à obliger l’ennemi à disperser ses forces en le harcelant sur toute l’étendue du territoire jusqu’à ce qu’il abandonne le terrain.
Un tel système de défense permettrait-il d’atteindre le but assigné à toute défense : préserver le territoire et la population ?
Certains pensent tout d’abord, qu’un pays dont le peuple serait en armes, exercerait sur tout agresseur éventuel un tel effet dissuasif qu’il serait à l’abri de toute invasion. Cet effet de dissuasion expliquerait que la Suisse n’ait pas été envahie par Hitler, la Yougoslavie par Staline, le Vietnam Nord par les Américains. Ces trois exemples, néanmoins, ne sont guère probants car bien d’autres raisons, de politique internationale notamment, peuvent expliquer que ces trois pays n’aient pas subi l’invasion qu’ils pouvaient craindre. Les Chinois, de leur côté, malgré l’immensité de leur territoire, l’importance de leur population, sa composition sociologique essentiellement rurale, — trois facteurs éminemment favorables à une défense populaire armée et donc propres à dissuader un agresseur éventuel — n’ont pas cru ce système de défense suffisant et se sont pourvus d’un armement nucléaire. Il faut, d’autre part, rappeler que la dissuasion ne joue qu’à la condition que l’adversaire soit relativement raisonnable. Or l’histoire a suffisamment prouvé que des chefs d’État pouvaient se lancer dans des entreprises parfaitement démentielles. Aucun pays ne peut donc se fier au simple effet de la dissuasion, nucléaire ou populaire, et tout système de défense doit être capable de faire preuve de son efficacité face à une invasion effective.
Il importe ici de rappeler quelques-unes des caractéristiques de la guerre de guérilla dont les partisans de cette forme de défense ont souvent tendance à ne pas tenir compte.
La première de ces caractéristiques tient au ravitaillement de la résistance en armes. On peut penser qu’un pays qui déciderait d’organiser une défense populaire armée aurait pour premier soin, de décentraliser à l’extrême les industries d’armement, afin qu’il soit aussi difficile que possible à un envahisseur éventuel de les contrôler. Mais, si une décentralisation des usines d’armement léger est concevable, celle des usines d’armement lourd l’est beaucoup moins, surtout dans un petit pays. On voit mal comment il serait possible d’empêcher ces dernières de tomber rapidement aux mains d’un agresseur décidé à s’emparer à tout prix de ces usines, à les détruire ou seulement à interdire à tout convoi d’armes d’en sortir. Une fois cette main-mise réalisée, la population ne disposerait plus que de fournitures en armes légères. À quoi serait alors réduite la résistance d’une population clouée au sol, face aux blindés, aux hélicoptères, aux avions, au napalm d’un adversaire prêt à tout ? Comme le disait Engels : « les épées ne poussent pas sur les arbres » ; les mitrailleuses, les bazookas et les missiles non plus. Dans un pays où les usines d’armement seraient ou détruites ou contrôlées par l’ennemi, la résistance ne pourrait plus se ravitailler en armes qu’à l’étranger. Mais encore faudrait-il, Régis Debray l’a bien montré dans son ouvrage : « La critique des armes »[22], que la résistance dispose du soutien d’un pays ami limitrophe. La guerre de guérilla n’a, en effet, connu de succès incontestables que dans les cas où cette condition s’est trouvée réalisée (Chine pour l’Indochine en lutte contre les Français, Vietnam Nord pour le Vietnam Sud, Tunisie, pour le FLN algérien, Guinée indépendante, pour le P.A.I.G.C, de Guinée Bissau, Zambie pour l’Angola, Tanzanie pour le F.R.E.L.I.M.O.). L’étude de toutes les guerres populaires contemporaines, particulièrement dans les petits pays en butte aux agressions directes de grandes puissances coloniales ou impériales aux moyens techniques infiniment supérieurs, met en relief partout et toujours, le rôle décisif joué par le « sanctuaire » d’un pays ami ou neutre limitrophe. En ce qui concerne la France, et dans l’hypothèse d’une invasion de l’Europe par l’est ou par l’ouest, de quel pays voisin parviendraient assez longtemps et en assez grand nombre, les armes nécessaires à la poursuite de la lutte ?
D’autre part, les partisans de la résistance populaire armée oublient souvent que les succès de la guérilla ont toujours été obtenus dans des pays où se trouvaient réalisées deux conditions essentielles : l’existence de vastes abris naturels difficilement pénétrables (jungle indochinoise et africaine, djebels algériens) et une population essentiellement rurale. On sait, depuis la dernière guerre, que la géographie physique et humaine de la France se prête très mal à ce genre de lutte : « À l’exception peut-être du Mont Mouchet (haut plateau d’Auvergne où de violents combats se sont déroulés en juin 1944 et que les résistants français ont été, en fait, contraints d’évacuer) toutes les batailles rangées soutenues par les maquis français se sont terminées par des défaites »[23].
On sait également quelle a été la fin tragique de la bataille du Vercors. Les problèmes que pose à la guerre de guérilla la géographie humaine sont aussi très importants. Cette forme de résistance, déjà difficile à pratiquer au sein d’une population en majorité rurale, devient à peu près inconcevable dans un pays largement urbanisé et dont le développement technique est assez élevé, il en faut peu pour priver d’eau, d’électricité et d’alimentation, une ville entière. Combien de Français, habitués au mode de vie urbain, conserveraient un esprit de résistance au bout d’un ou deux ans du régime qu’a connu le Vietnam pendant près de 30 ans ? La résistance populaire armée, dans un pays moyennement ou hautement industrialisé est, en fait, un anachronisme et n’aurait très probablement aucune chance de succès, face à un adversaire prêt à tout. C’était déjà vrai durant l’occupation nazie. « Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître : en comparaison de la Yougoslavie, ou même de la Grèce, le maquis français est resté un phénomène limité. Notre pays connaissait déjà un niveau de vie et d’équipement (les routes par exemple) qui rendait la guérilla plus difficile que dans les contrées arriérées ; un niveau de civilisation tel qu’on hésitait à risquer la vie et les biens des habitants, car l’histoire des maquis est moins militaire que civile : leur efficacité dépendait étroitement des dispositions de la population environnante »[24].
De plus, il faut insister sur les progrès réalisés par la technique militaire, pour quadriller efficacement un territoire. Laissons ici la parole à Régis Debray : « La transmission instantanée des ordres et la centralisation des renseignements par radio, qui permettent à un commandement militaire unifié de coordonner les mouvements de troupes, la dissémination des bases opérationnelles sur un vaste territoire (aéroports militaires, bases aéronavales, bâtiments de la flotte, dépôts de combustible, et arsenaux) ainsi que la protection des sites et des engins contre toute attaque ou coup de main terrestre, le contrôle absolu des airs moyennant l’utilisation de l’aviation de chasse et même des bombardements (avec roquettes à têtes chercheuses éventuellement) contre des objectifs civils, même situés en plein cœur d’une ville, et des hélicoptères blindés contre les francs-tireurs sur les toits, la faculté de contrôler toutes les voies de communication et les moyens de transmission normaux (téléphone, courrier, circulation automobile, etc.), le déploiement de blindés contre des cibles fixes sans protection, un support logistique pratiquement sans limites, enfin, face à des forces civiles dispersées, aux liaisons précaires, sans défense anti-aérienne, sans forces motorisées, ni poste de commandement souterrain, sans moyens électroniques et avec des munitions limitées, font, d’une confrontation armée de ce genre, pour une armée professionnelle, un jeu d’enfant sadique. Si le haut-commandement d’une armée moderne prend la décision politique de déployer toute la puissance de feu dont elle est capable en laissant de côté toute pudeur, toute considération humanitaire, en suspendant toute garantie individuelle (loi martiale, exécutions sommaires de résistants, bombardements par l’artillerie et l’aviation du siège de l’Exécutif et des grands partis populaires, occupation des centres de télécommunications et des postes de commande des principaux services publics, couvre-feu rigoureux sur plusieurs jours, tortures des prisonniers et chantages sur la famille, etc.), rien ni personne ne peut arrêter ce rouleau compresseur, tant que le combat reste circonscrit à la capitale, sur le terrain d’une résistance armée conventionnelle et à partir d’emplacements fixes (quartiers, usines ou ministères) ». Nous avouerons que cette dernière phase nous semble superflue et que le déploiement de moyens dont sont capables les armées modernes rend, en fait, illusoire, toute tentative de défense populaire armée. L’avantage des armes est aujourd’hui toujours du côté des minorités prêtes à la répression la plus impitoyable. C’est à d’autres moyens que les peuples doivent avoir recours s’ils veulent réellement se défendre.
Il suffit, pour s’en persuader, de voir quels traitements ont été réservés aux populations civiles qui ont eu à subir des années de guérilla. En Algérie comme en Indochine, ratissages, massacres de civils, tortures, viols, déportations ont été le pain quotidien du peuple, pendant toute la durée du conflit (la guerre d’Indochine dure depuis trente ans, les objectifs d’Ho Chi Minh ne sont pas encore atteints et 200.000 prisonniers politiques sont encore sous les verrous ou dans les « cages à tigres » du Vietnam Sud).
Le moins qu’on puisse dire de cette forme de résistance populaire, c’est qu’elle répond assez mal à la définition d’un bon moyen de défense de la population et du territoire.
Il nous faut encore ajouter un mot au sujet de « l’autogestion » de cette forme de défense : « les chefs seront élus » disent ses partisans, « l’encadrement naîtra de l’action ». Il nous semble que de tels propos relèvent du romantisme ou de « l’illusion lyrique » que dénonçait déjà Malraux, dans « l’Espoir », au temps de la guerre d’Espagne. La lutte contre une armée moderne présente de telles exigences (secret militaire, clandestinité, centralisation des décisions, hiérarchisation fondée à la fois sur la compétence militaire et technologique, etc.) qu’elle ne peut, à notre avis, engendrer qu’un système de défense hiérarchisé et pyramidal, incontrôlable par la base et dans lequel la très grande majorité de la population civile serait en fait réduite au rôle passif de victime et d’otage.
Concluons : aucune méthode de défense armée — défense militaire classique, défense nucléaire, défense populaire armée — ne permet vraiment d’atteindre l’objectif fixé : protéger l’intégrité du territoire et la vie de la population. L’effort militaire déployé par toutes les nations du monde (effort financier, effort intellectuel, effort technique, sacrifice des valeurs morales les plus élémentaires) s’il aboutit souvent à provoquer des guerres, à les aggraver, à les prolonger, ne semble pas véritablement protéger les peuples.
Il ne paraît donc nullement déraisonnable de rechercher et d’étudier les possibilités d’une stratégie de défense non armée.
La défense civile non-violente
modifierLa défense non armée ou défense non-violente a été préconisée à plusieurs reprises dans divers pays et ceux qui l’ont fait n’étaient pas toujours des pacifistes ou des non-violents.
Le Major Stephen King-Hall, officier supérieur anglais, préconise dans son livre « Defence in the nuclear age »[25] la renonciation à l’armement nucléaire et la création d’un système de défense fondé sur la non-violence.
En 1964, Alastair Buchan, directeur de l’institut des Études Stratégiques de Londres, écrivait : « Puisque les stratégies directes classiques pour protéger l’intégrité des nations perdent de leur réalité avec le développement d’armes capables de détruire des civilisations, et puisque les vieilles stratégies défensives sont devenues complètement démodées, à cause des découvertes techniques, il est essentiel que nous accordions une attention de plus en plus grande aux stratégies indirectes pour préserver nos sociétés de la domination ou de l’autorité étrangère ».
« Il est possible en effet, que ce soit dans des concepts comme celui de la défense non-violente que réside la clé de la sauvegarde de la société, dans un monde qui contient tellement de formes explosives de puissance que les armes vont devenir trop dangereuses pour être employées »[26].
Il faut lire également (voir annexe en fin de volume) la déclaration du stratège britannique Sir Basil Liddell Hart, sur la défense civile non-violente.
Le gouvernement suédois, d’autre part, a demandé à Adam Roberts, une étude très détaillée sur ce sujet. En Norvège enfin, les objecteurs de conscience sont officiellement initiés à la théorie et à la pratique de la défense non-violente.
L’heure est venue où les responsables politiques et les citoyens français doivent enfin prendre en considération ce mode de défense.
Quelles sont, d’une façon générale, les techniques de la lutte non-violente ? Que pourraient être les phases d’une défense non-violente en cas d’invasion ? Quelles sont les conditions préalables pour qu’un tel système de défense puisse être efficace ? Comment pourrait-on passer du système de défense actuel à la défense non-violente ?
Quatre questions auxquelles nous essaierons de répondre.
Techniques de la lutte non-violente :
modifierCes techniques ont été pratiquées avant d’être mises en théorie et cela, dans des circonstances politiques, économiques, sociales et culturelles, extrêmement diverses : dans le Tiers-Monde comme dans les pays industrialisés, par des paysans ou des populations urbaines, par des peuples profondément religieux ou officiellement athées, par des minorités opprimées ou des masses colonisées, lors de luttes internes contre un gouvernement national ou contre un envahisseur étranger, etc.
Plus précisément, les luttes auxquelles on peut se référer sont notamment : la lutte contre la colonisation en Inde ; certains épisodes de la résistance des Norvégiens, des Danois et des Bulgares, face aux Nazis durant la dernière guerre mondiale ; le combat mené par Danilo Dolci, Lorenzo Barbera et les Siciliens contre la Mafia et le sous-développement de la Sicile ; la lutte pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis ; la résistance des Tchécoslovaques aux troupes du Pacte de Varsovie ; l’action de la minorité mexicaine en Californie contre les grands trusts agricoles ; celle des Juifs d’U.R.S.S. contre le pouvoir soviétique, etc.
Les méthodes employées dans ces diverses campagnes offrent des points communs qui doivent être précisés. Il importe de les envisager d’abord d’une manière générale avant d’étudier comment on pourrait s’en servir face à une invasion armée.
La non-violence à l’égard des personnes :
modifierCe premier point, qui n’est en fait qu’un de ses aspects, est sans doute celui qui a valu à la non-violence d’être le plus mal comprise. En la réduisant au refus de faire violence aux personnes, on l’a caricaturée et facilement confondue avec la passivité ou même la lâcheté. La non-violence, réduite à ce refus, n’aurait sans doute jamais obtenu de succès.
Il est d’ailleurs très équivoque de ne placer le refus de la violence que sur le plan moral. On peut être, du point de vue moral, incomparablement plus coupable en étant complice par sa passivité d’un système violent, qu’en s’attaquant par la violence aux agents de ce système. Ceux qui, par scrupule moral ou par un faux pacifisme ont accepté passivement l’occupation nazie, ont été complices de plus de violences que les résistants qui ont pris les armes pour mettre fin à la violence monstrueuse du système nazi.
Étant entendu qu’un peuple envahi par une armée étrangère a de justes raisons de défendre sa vie et sa liberté, c’est essentiellement sur un plan tactique que nous nous placerons ici, pour exposer le principe du refus de la violence à l’égard des personnes.
ll importe d’abord de souligner que le terme d’adversaire utilisé dans le langage de l’action politique doit être soumis à une analyse. On risque, en effet, en l’employant sans en préciser le sens, d’assimiler à une personne un système collectif complexe. Respecter l’adversaire dans la lutte non-violente, c’est respecter les personnes, ce n’est pas respecter le système dont elles prennent la défense, ou dont elles sont les instruments et qu’il s’agit de réduire à l’impuissance ou même d’abattre.
Mais l’erreur est de croire que la seule manière d’abattre un système injuste est d’utiliser la violence armée contre les personnes qui le défendent.
Un système politique, en effet, n’est jamais un bloc homogène et monolithique. On peut toujours y discerner trois grandes composantes :
- une minorité qui détient les leviers de commande politiques et économiques ;
- une « majorité silencieuse » convaincue ou résignée, traversée de courants d’opposition et soumise le plus souvent à une intense propagande ;
- des policiers et des militaires, force armée du système, qui permettent au pouvoir de se maintenir en place.
Chacune de ces composantes est, elle-même, traversée de courants divers qui peuvent à chaque instant compromettre l’unité de l’ensemble.
Lutter contre un système politique (et une armée d’invasion n’est qu’un élément d’un système politique) en utilisant la violence armée, c’est d’abord renforcer ce système qui devient un bloc uni, cimenté par le nationalisme et l’exaltation militariste des uns et par l’instinct de conservation des autres.
Une fois cette unité réalisée, il ne sera possible de venir à bout du système par la violence armée, qu’en constituant un système opposé, aussi monolithique et porteur des mêmes tares que celui contre lequel on voulait lutter.
L’absence de violence à l’égard des personnes au contraire, à condition qu’elle soit liée à des actions clairement perçues comme attaquant l’injustice, loin de favoriser la formation d’un bloc uni chez l’adversaire, tend à isoler la minorité responsable de cette injustice en affaiblissant sa liaison avec l’opinion publique et avec ses agents. En ce cas, en effet, les possibilités de dialogue restent intactes entre les victimes de l’oppression, la majorité silencieuse, et les agents du pouvoir (policiers et militaires). Or, cette communication est un véritable danger pour la minorité au pouvoir, parce qu’elle compromet l’efficacité de sa propagande et rend plus difficilement applicable la répression qu’elle peut tenter d’exercer.
Contrairement à ce qui se passe dans la lutte armée où, bien souvent, « des gens qui ne se connaissent pas se tuent au profit de gens qui se connaissent bien et ne se tuent pas », la lutte non-violente permet à ceux qui, en d’autres circonstances, se seraient entretués, de mieux se connaître et affaiblit le pouvoir de ceux qui auraient bénéficié du carnage.
De plus, alors que la lutte armée réduit le plus souvent les femmes, les enfants et les vieillards au rôle d’otages et de victimes, la lutte non-violente permet à toute la population de prendre une part active à l’action. Les effectifs militants se trouvant ainsi multipliés et la participation de femmes et de personnes âgées aux manifestations publiques ne peut que faire obstacle à la dureté de la répression et la rendre plus odieuse.
La mise en évidence de l’injustice :
modifierAucun pouvoir ne peut se maintenir longtemps en place, sans sauvegarder au moins les apparences de la justice aux yeux de l’opinion internationale, de la majorité silencieuse et des agents sur lesquels il s’appuie. Un pouvoir même dictatorial ne peut se passer d’une couverture honorable sans laquelle il risquerait de perdre des soutiens qui lui sont indispensables. Le pouvoir hitlérien lui-même — on le verra plus loin — a dû reculer devant la simple révélation d’une de ses atrocités.
Autrement dit, face à une injustice, la première action qui s’impose est de la faire connaître. Ses auteurs se trouveront dans une situation d’autant plus difficile que l’injustice deviendra évidente pour toutes les catégories de l’opinion publique, y compris celle des agents du pouvoir en place.
L’un des avantages majeurs de la lutte non-violente est de maintenir constamment ouvert le dialogue à tous les niveaux, ce qui interdit au pouvoir adverse de brouiller les cartes : il est facile d’assimiler à du brigandage l’action des maquisards armés ; l’accusation devient plus difficile lorsque c’est toute une population qui vient, les mains nues, affronter la police ou l’armée et accepte sans résister de se faire arrêter, profitant d’ailleurs de l’occasion pour expliquer sa situation aux policiers ou aux soldats.
Ce comportement, qui suppose que la peur du gendarme et de la loi ait été surmontée par les opprimés, et qu’ils soient prêts à supporter les conséquences de leur attitude, n’a rien de plus héroïque que celui du soldat sur le champ de bataille. L’expérience a prouvé en Inde, aux États-Unis, en Tchécoslovaquie, que les peuples les plus divers en étaient capables. De plus, ce comportement présente l’énorme avantage de permettre à tous les observateurs de voir où est l’injustice, où est l’oppression. Les actes de violence finissent toujours, au contraire, par cacher la cause, si juste soit-elle, pour laquelle on se bat.
Certains des moyens à employer pour révéler une injustice n’ont rien de spécifiquement non-violent : tracts, communiqués aux journaux, etc. De même, les victimes de l’injustice auront recours à toutes les ressources de la légalité, ou de ce qui en reste en cas de crise, avant de passer à d’autres formes d’action.
Mais la non-violence offre en outre des moyens particulièrement adaptés à la proclamation de l’injustice, même lorsque les moyens d’information normaux sont aux mains de l’adversaire : grève de la faim, sit-in, enchaînements, occupations de locaux, le tout accompagné de distribution de tracts soigneusement préparés. Ces diverses manifestations peuvent permettre la révélation publique d’injustices que le pouvoir en place tenait à dissimuler. L’intervention de personnalités ou de notables gagnés à la cause des résistants peut être décisive dans ces circonstances.
La non-coopération :
modifierLa non-violence à l’égard des personnes et la révélation au grand jour des injustices ne sont que deux aspects de la lutte non-violente, qui comporte également des méthodes de pression et de contrainte beaucoup plus actives.
La première est la non coopération. Un pouvoir, s’il ne peut subsister sans une couverture d’honorabilité, a besoin également de la collaboration active ou passive d’une large minorité au moins de la population. Il lui faut des fonctionnaires, des contribuables, des travailleurs, des consommateurs actifs, etc. Dès qu’une catégorie importante de la population refuse de coopérer, la situation du pouvoir devient difficile. Elle devient impossible si le refus se généralise.
La stratégie non-violente offre une série de techniques de non-coopération qui correspondent aux divers modes de participation des citoyens à la vie de la société : grève sous toutes ses formes (partielle, générale, tournante, grève du zèle) pour les travailleurs, boycott pour les consommateurs, refus ou redistribution de l’impôt pour les contribuables, démission, renvoi de titres ou de décorations pour les « notables ».
La non-coopération peut être symbolique et minoritaire en début de lutte, pour attirer l’attention sur un problème ; elle vise alors essentiellement l’opinion publique. Lorsque celle-ci est informée, la non-coopération peut devenir massive ; elle vise alors directement à affaiblir le pouvoir des responsables de l’injustice.
La désobéissance civile.
modifierLa désobéissance civile non-violente est désobéissance ouverte à des lois injustes. La différence avec la non-coopération est relative : la grève est simple non-coopération là où elle est légale ; elle devient désobéissance civile si les lois l’interdisent, inversement, le refus de l’impôt est déjà désobéissance civile. Celle-ci est, en un sens, une forme de non-coopération qui appelle et provoque la répression. Son bon usage est donc lié à l’appréciation des forces en présence. Il serait absurde, dans une lutte politique, de pratiquer cette désobéissance de telle manière que sa répression n’ait aucun écho dans l’opinion publique et entraîne la liquidation des militants les plus actifs. Une campagne de désobéissance civile devrait toujours être précédée d’une campagne d’information orientée à la fois vers la majorité silencieuse et vers les forces de répression.
Obliger le pouvoir responsable de l’injustice à réprimer tout en l’empêchant de le faire efficacement grâce au maintien d’une liaison étroite avec la majorité silencieuse et les agents du pouvoir, lui ôter ainsi le soutien de la population, poursuivre l’information, la non-coopération et la désobéissance civile jusqu’à ce qu’il soit obligé de céder sous la pression de l’opinion publique ou de la contrainte non-violente, tel est, au fond l’essentiel de la stratégie non-violente.
Le recours à la désobéissance civile est un des points qui interdisent de réduire l’action non-violente à l’action politique légale. (C’est cette dernière qui a échoué au Chili et non, contrairement à ce que l’on dit souvent, la non-violence).
Institutions parallèles et contre-pouvoir.
modifierAu-delà du refus de coopérer avec les responsables de l’injustice, au-delà également de la résistance à leurs lois, la lutte non-violente peut aller, doit aller lorsqu’elle devient très dure, et même dès les premières phases du combat, jusqu’à la création d’un contre-pouvoir et d’institutions parallèles.
Il s’agit, quand la situation le permet, de faire fonctionner les services publics, les circuits de production et de consommation, les moyens de communication, etc., au seul bénéfice de la population et, à la limite, de créer un contre-gouvernement chargé de coordonner les actions de résistance sur le plan national.
La non-violence, on le voit, peut offrir à un peuple un ensemble de moyens très souples pour faire respecter ses droits. Ces moyens, évidemment, ne sont pas des recettes qui assureraient le succès en toutes circonstances. La lutte non-violente, pas plus que la lutte armée, ne dispense ceux qui la mènent d’une analyse rigoureuse des forces en présence et de la situation politique, économique, sociale et militaire. Elle ne les dispense surtout pas de discipline, d’imagination d’invention tactique et de courage. (« Je vois bien, disait Gandhi, comment je peux enseigner la non-violence à un violent, mais je ne peux l’enseigner à un lâche »).
Néanmoins, l’exposé de ces techniques montre suffisamment, nous semble-t-il, qu’un peuple sans armes meurtrières est loin d’être désarmé, et que l’usage combiné de ces diverses techniques à chaque moment de la lutte donne de véritables prises sur un adversaire politique, si fort soit-il.
On aura compris, nous l’espérons, que la lutte non-violente ne consiste nullement à s’imaginer que l’adversaire se conduira en « gentleman »; elle ne sous-estime pas sa capacité de violence ni ne prétend « évacuer la violence de l’histoire ».
La tactique non-violente tient compte de la violence. Mais, au lieu de s’efforcer de la vaincre par une violence plus grande, elle cherche d’abord à en rendre l’emploi plus difficile, puis à tirer parti de la violence du système adverse pour le déséquilibrer, désorganiser son unité et, finalement, le réduire à l’impuissance. Contrairement aux méthodes de la lutte armée qui exigent toutes, en fait, le soutien de grandes puissances, cette méthode de défense, comme le judo dans la lutte individuelle, permet aux minorités les plus faibles et, à plus forte raison, aux peuples décidés à se faire respecter, d’assurer leur propre défense.
L’argument des marxistes selon lequel un affrontement violent serait inévitable au cours d’une transformation révolutionnaire de la société nous semble devoir être analysé de près. Les partisans de la résistance non-violente, en effet, ne nient pas que leurs adversaires puissent recourir à la violence et qu’une effusion de sang puisse se produire. Ce recours semble même inévitable de la part d’un pouvoir oppresseur. Ce qu’ils nient, c’est que les opprimés ne puissent venir à bout de cette violence que par une violence contraire. L’histoire montre qu’il est possible d’utiliser la violence d’un adversaire collectif pour le mettre dans une telle situation qu’il ne puisse plus recourir à cette même violence de peur de perdre les appuis qui lui sont indispensables et dans l’opinion publique et dans les forces armées qu’il emploie pour maintenir son pouvoir.
Ceux qui affirment qu’une fois atteint un rapport de forces favorable aux opprimés l’affrontement violent et donc la violence populaire deviennent inévitables nous semblent éliminer dogmatiquement le fait que, dans de telles circonstances, une action massive de non-coopération, de désobéissance civile, d’obstruction civile associée à une information intensive de la police et de l’armée aurait de bien plus grandes chances d’être plus efficace que des barricades ou une guerre civile qui livrent le sort des opprimés au sort des armes. Dans un tel contexte, toutes les exactions que le pouvoir pourrait commettre se retourneraient contre lui pour désolidariser de sa cause et la « majorité silencieuse » et les agents qu’il utilise pour exercer sa répression. Ainsi, si dans un affrontement entre oppresseurs et opprimés la violence est inévitable, ce n’est que du côté des oppresseurs et non du côté des opprimés. La non-violence permet à ceux-ci d’utiliser la violence des oppresseurs pour les réduire à l’impuissance.
De plus, dans le cas d’une transformation révolutionnaire non-violente, l’initiative pourrait rester constamment à la base et le risque de voir le mouvement révolutionnaire manipulé par une « avant-garde » qui prétendrait le régenter et l’amener à une dictature serait beaucoup moins grand.
Reste à dire comment ces moyens non-violents pourraient être employés face à un envahisseur étranger.
Schéma d’une campagne de défense civile non-violente.
modifierAfin de montrer sans plus attendre ce que pourrait être une défense non-violente face à une invasion étrangère, nous exposerons dès maintenant le déroulement que pourrait suivre une telle campagne. Nous parlerons ensuite des préparatifs et des conditions indispensables pour que cette campagne puisse se réaliser. Que le lecteur ait donc bien présent à l’esprit, durant l’exposé qui va suivre, qu’une défense non-violente ne peut fonctionner avec efficacité qu’à la condition d’avoir été précédée d’une sérieuse préparation.
Trois phases peuvent être distinguées.
Pendant l’invasion.
modifierSi malgré tous les efforts de négociation et de concertation menés dans une perspective non-violente, une invasion se produit, la défense non-violente ne pourra sans doute pas davantage l’arrêter que la défense militaire. Actuellement, (mais peut-être faute d’étude de la question) son but n’est pas la défense des frontières géographiques. Ce qui serait réalisable dans une rue de grande ville — à Bratislava, les Tchécoslovaques se sont assis devant les chars soviétiques — ne peut l’être sur une ligne de défense étendue, il serait évidemment utopique de prétendre arrêter des blindés aux frontières en se couchant en travers de leur chemin[27].
En revanche, pendant cette première phase, la résistance non-violente présenterait trois avantages très importants par rapport à une résistance armée.
Tout d’abord, l’absence de résistance armée rendrait vraisemblablement cette période du conflit beaucoup moins meurtrière que les invasions auxquelles l’histoire nous a habitués, il est même probable que très peu de violences seraient commises par les troupes d’invasion sur la population, l’envahisseur tenant, en général, à se présenter comme un libérateur. Si toutefois cela se produisait, des méthodes d’auto-défense indiquées plus loin devraient alors être employées.
Second avantage sur la résistance militaire : toute la population, hommes compris, resterait et résisterait sur place, là où sa résistance serait la plus efficace. On éviterait ainsi l’affaiblissement considérable qui résulte de la mobilisation militaire : rupture des familles, ralentissement de l’activité économique, envoi des hommes dans des régions ou pays qu’ils ne connaissent pas. Les troupes d’invasion composées, elles, de soldats déracinés, arrachés à leur famille par la mobilisation, se trouveraient donc face à une population dont la texture sociale serait intacte et qu’une longue habitude de l’action non-violente aurait accoutumée à ne pas trop s’émouvoir d’affrontements avec des forces de répression. De plus, l’invasion aurait pour effet, comme cela se produit même en cas de résistance militaire, de souder la population contre l’envahisseur.
Troisième avantage enfin : dans une action non-violente bien préparée, une attaque de l’adversaire n’est nullement ressentie comme un échec mais comme une imprudence de sa part, imprudence que l’on va pouvoir exploiter. Une population réellement consciente de ce qu’est la non-violence ressentirait l’invasion comme le début de nombreux ennuis, certes, mais aussi comme l’entrée de l’armée adverse dans un piège et s’apprêterait à tirer tout le profit de cette situation. Cette attitude offensive, fréquemment constatée dans les campagnes d’action non-violente, est diamétralement opposée au défaitisme qui menace toute population envahie et constituerait, contre lui, la meilleure des protections.
La tactique à adopter durant cette phase du conflit serait, d’une manière générale, d’éviter les affrontements avec les troupes d’occupation tant que celles-ci ne seraient pas stabilisées et n’auraient pas eu le temps de connaître la population telle qu’elle est en réalité, et non pas telle que la propagande la leur a présentée. L’action non-violente est, en effet, d’autant plus efficace qu’elle est moins anonyme et que ceux qui s’affrontent ont eu l’occasion de se connaître.
À l’intérieur de cette tactique, deux modes d’action peuvent être envisagés selon les circonstances :
- la population reste chez elle et laisse les rues vides au passage des troupes d’invasion ; des inscriptions sur les murs peuvent toutefois leur rappeler sans haine qu’elles n’ont rien à faire dans ce pays ;
- la population au contraire envahit les rues, entre en dialogue avec les militaires et, soit directement, soit par voie de tracts écrits dans la langue des envahisseurs, informe les soldats de la situation réelle et les prévient que la population, sans leur faire aucun mal, n’acceptera jamais de leur obéir.
Il est à noter que dans la préparation d’un système de défense non-violent, l’étude du plus grand nombre possible de langues par la plus grande partie de la population serait une nécessité. En cas de danger imminent, des cours accélérés pourraient être donnés. Et, en temps de paix, cette étude, par les contacts et les échanges qu’elle favoriserait entre les peuples rendrait plus difficile la naissance du nationalisme et du chauvinisme.
Dans les premiers moments de l’invasion et selon les circonstances et l’attitude des troupes, des mesures pourraient être prises pour ralentir leur progression et compliquer leur tâche : notamment l’interversion ou la suppression des panneaux indicateurs sur les routes et des plaques indiquant les noms des rues et les numéros des maisons dans les villes. De telles mesures transformeraient le pays en labyrinthe inextricable et rendraient notamment très difficile la recherche et l’arrestation des personnalités susceptibles de prendre la tête de la résistance.
Pendant l’occupation militaire.
modifierUne fois les troupes stabilisées, commencerait la deuxième phase de la résistance qui comporterait elle-même deux aspects : l’un défensif, l’autre offensif.
L’entraînement à la défense non-violente consisterait notamment, nous y reviendrons, à provoquer dans la population une prise de conscience très approfondie de ce qui doit être défendu.
La défense non-violente porte non pas, nous l’avons vu, sur des frontières territoriales, mais sur des frontières morales et politiques ; il s’agit de défendre la vie de la population et ses droits fondamentaux : droit à la liberté de parole et de réunion, droit de presse, de vote, de grève, mode de vie, croyances.
La tactique défensive consisterait donc à interdire à l’envahisseur toute atteinte aux droits de l’homme et à défendre pied à pied les libertés publiques. Un système de liaison et de transmission rapide devrait être organisé d’avance, de telle façon que la moindre atteinte aux droits de l’homme, la moindre arrestation soient immédiatement suivies de manifestations adaptées aux circonstances et destinées à informer à la fois l’ensemble de la population et les agents de la répression.
Une précision importante : ce système de liaison devrait être décentralisé au maximum de façon à interdire à l’envahisseur de le prendre en main (multiplication des émetteurs de radio, des imprimeries, des machines à polycopier, au fonctionnement desquels le plus grand nombre possible de gens devrait être initié).
Cette information, autant que faire se peut, s’effectuerait au grand jour, et le droit à l’information est de ceux qu’il faudrait défendre avec le plus d’intransigeance. Néanmoins, si les circonstances l’exigeaient, le recours à ces moyens d’information pourrait devenir clandestin (on sait l’importance des émetteurs clandestins durant la résistance tchécoslovaque et des « Samizdat », textes polycopiés circulant sous le manteau en U.R.S.S.).
Une population habituée à ne pas tolérer les atteintes aux droits des personnes et à réagir immédiatement, devient, pour un envahisseur ou un pouvoir dictatorial, un mur sur lequel sa violence se brise.
Le pire dictateur, en effet, quel que soit son mépris pour les droits de l’homme, ne peut, nous l’avons vu, se passer de la collaboration d’une bonne part de la population. Dès que cette collaboration lui manque, sa puissance est compromise et il est faux de dire qu’il peut tout se permettre.
Le pouvoir hitlérien était l’un des moins soucieux des droits de l’homme que l’histoire ait connu. Or, à plusieurs reprises, sur des points précis, ce pouvoir s’est brisé sur le refus d’obéissance de personnes ou de peuples désarmés qui lui refusaient leur collaboration. Et Hitler a dû reculer.
[Exemples1Debut]
Ainsi, le 1er septembre 1939, Hitler ordonne de tuer sur le territoire allemand tous les aliénés et les incurables. Ces exécutions se poursuivent jusqu’en 1941, malgré les diverses protestations émises en privé par certains évêques. Le 3 août 1941, Mgr Galen, évêque de Munster, décide de dénoncer publiquement ces meurtres. Son sermon, prononcé à l’église Saint-Lambert de Munster est distribué dans toute l’Allemagne et sur le front parmi les soldats. Plusieurs officiels proposent de faire supprimer Mgr Galen et Bormann acquiesce, mais Goebbels est d’un avis contraire : « Si quoi que ce soit était tenté contre l’évêque, il serait à craindre que la population de Munster ne doive être considérée comme perdue pour toute la durée de la guerre et que soit perdue à coup sûr la Westphalie tout entière ». Peu après le sermon, le programme d’euthanasie est officiellement arrêté et ne sera jamais repris[28].
En mars 1941, une conférence d’experts nazis décide la dissolution forcée des mariages inter-raciaux : le conjoint juif sera déporté. En février 1943, lors de la déportation des derniers Juifs allemands, la Gestapo s’empare de plusieurs milliers de chrétiens d’origine juive. Le 17 février à Berlin, la Gestapo en arrête environ 6.000. Mais alors se produit une chose inattendue : les épouses aryennes suivent leurs maris jusqu’au lieu de détention provisoire et les réclament pendant des heures en hurlant : le secret du mécanisme de destruction étant menacé, la Gestapo cède et les israélites mariés à des chrétiennes sont relâchés[29].
Au Danemark, le refus de collaboration du peuple danois et de son roi, s’il ne put empêcher la persécution contre les Juifs, la retarda considérablement et en limita les conséquences. Dès que les Allemands ordonnèrent aux Juifs de porter l’étoile jaune, le roi Christian X poussa les Danois à se solidariser avec les Juifs. Lorsque la menace se précisa, les Danois aidèrent les familles menacées à fuir en Suède. Grâce à la non-coopération de ce peuple désarmé, le génocide nazi fut beaucoup moins ressenti au Danemark que dans les autres pays occupés. Sur plus de 7.800 Juifs danois, écrit Hannah Arendt, la police allemande ne put arrêter que 477 personnes. L’effet de la résistance non-violente sur les responsables nazis les amena à demander eux-mêmes que les Juifs danois soient envoyés dans un ghetto relativement privilégié : celui de Theresienstadt en Tchécoslovaquie. Or, là encore, les Juifs danois « jouissaient plus que tout autre groupe, de privilèges spéciaux parce que les institutions et des particuliers danois ne cessaient de s’enquérir de leur sort ». Quarante-huit d’entre eux moururent chiffre relativement bas étant donné l’âge moyen de ce groupe. Lors de son procès, Eichmann opina, après avoir mûrement réfléchi, que, « pour différentes raisons, les opérations projetées à l’endroit des Juifs du Danemark avaient échoué ».
Il enregistra un échec semblable en Bulgarie où la population et les autorités prirent ouvertement le parti des Juifs. Dans ce pays, raconte Hannah Arendt, le résultat fut encore plus spectaculaire : malgré les efforts des nazis, aucun Juif ne fut déporté, aucun ne mourut de cause autre que naturelle.
En Norvège, enfin, s’est déroulée une des plus remarquables actions de résistance non-violente pour sauver une institution fondamentale : l’école.
En février 1942, alors que la Norvège est occupée depuis près de deux ans, Vidkun Quisling, homme de confiance des nazis, devient chef du gouvernement. Il décide de fonder un État corporatif qui aurait eu pour base le corps enseignant et un mouvement de jeunesse semblable aux jeunesses hitlériennes. Tous les enseignants doivent devenir membres d’un nouveau syndicat dirigé par la Hird, Gestapo norvégienne.
Le 20 février, à la demande des leaders de la résistance, de 8 à 10.000 professeurs sur 11.000 envoient une lettre par laquelle ils refusent d’adhérer à cette nouvelle organisation des enseignants. Quatre jours plus tard, les évêques, par solidarité, démissionnent de leurs fonctions officielles et 150 professeurs d’Université protestent contre le nouveau mouvement de jeunesse.
La répression s’abat alors : 1.300 professeurs sont arrêtés et déportés dans un camp de concentration, à 200 kilomètres au nord d’Oslo ; quelques semaines plus tard, la moitié d’entre eux est envoyée à l’extrême nord de la Norvège, à 400 kilomètres au-delà du cercle polaire arctique. Mais, pendant ce temps, un réseau de solidarité soutient leurs familles, et les professeurs demeurés en liberté continuent à refuser d’adhérer à l’organisation créée par le gouvernement.
Finalement, au bout de huit mois, Quisling, sur l’ordre d’Hitler, s’avoue battu et libère les professeurs déportés : « Vous les professeurs vous avez tout ruiné pour moi », devait-il reconnaître.
[Exemples1Fin]
Ces quatre exemples de résistance non-violente face au système le plus dictatorial que l’Europe ait jamais connu, montrent que cette forme de défense donne aux populations un réel pouvoir face aux adversaires les plus décidés. Et pourtant, dans ces quatre cas, la résistance non-violente a été improvisée, la population n’y ayant été nullement préparée. Si un peuple consacrait à la préparation de la résistance non-violente le dixième des efforts et des ressources que l’on réserve à la défense militaire, il serait, presque sans aucun doute, beaucoup mieux défendu que par un système de défense armée[30].
Le stratège britannique Sir Basil Liddell Hart rapporte d’ailleurs à ce sujet le témoignage de généraux allemands qu’il a eu l’occasion d’interroger après la deuxième guerre mondiale : « Leur témoignage, écrit-il, tendait à montrer que les formes de résistance violente n’avaient été efficaces au point de leur causer des difficultés que dans les régions désertiques ou montagneuses, comme en Russie ou dans les Balkans. Leur témoignage montrait aussi l’efficacité de la résistance non-violente... Il apparaissait encore plus clairement qu’ils avaient été incapables d’y faire face, ils étaient des experts de la violence entraînés à affronter des adversaires qui utiliseraient la violence. Devant d’autres formes de résistance, ils s’étaient trouvés déconcertés, d’autant plus que les méthodes employées gardaient un caractère subtil et caché. Ils étaient soulagés en voyant la résistance devenir violente »[31].
Ajoutons qu’en cas d’extrême péril (tentative de déportation massive par exemple) la défense non-violente n’interdirait pas de recourir à des actes de sabotage non meurtrier, réalisés de telle façon qu’ils paralysent les moyens de transport sans donner aux soldats d’occupation le sentiment d’une menace contre leur personne.
La tactique non-violente, toutefois, n’est pas seulement défensive. Elle comporte aussi un aspect offensif.
La stratégie défensive militaire, qui consiste à répondre par la violence armée aux troupes d’invasion, renforce par l’instinct de conservation qu’elle exacerbe en elles, la chaîne hiérarchique qui unit ces troupes à leur gouvernement. Elle cimente, en quelque sorte l’union entre l’armée et l’État agresseur et également entre l’armée, l’État et la population du pays agresseur. Ainsi, les bombardements de villes ouvertes provoquent une terreur qui, loin de couper la population de son gouvernement, l’en rapproche. Elle voit alors en lui sa seule protection.
La tactique non-violente, au contraire, consiste à affaiblir la liaison entre l’État agresseur et les individus qui composent son armée en privant cette liaison du ciment de la peur, il s’agit de faire prendre conscience aux militaires de l’État adverse qu’ils ne courent aucun risque en tant que personnes, qu’il ne leur sera fait aucun mal, mais qu’on leur opposera systématiquement le plus ferme des refus d’obéissance toutes les fois qu’ils agiront en tant qu’agents de l’État qui les envoie.
Cette attitude a un véritable pouvoir corrosif. La population envahie devient, pour le moral des troupes, un bain d’acide dans lequel aucun gouvernement ne peut se permettre de faire tremper plus longtemps son armée de peur d’ennuis sérieux au moment du retour des soldats dans leur pays.
[Exemples2Debut]
Ainsi, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie, les États du pacte de Varsovie ont dû rapatrier des troupes complètement démoralisées par la résistance non-violente à laquelle elles s’étaient heurtées.
Mais c’est au Danemark que les effets de la résistance non-violente sur les Allemands eux-mêmes furent les plus stupéfiants. En août 1943, Himmler décide de s’attaquer au « problème juif » dont la solution attendait, selon lui, depuis longtemps. Mais, écrit Hannah Arendt, « ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que les responsables allemands qui habitaient le Danemark depuis des années n’étaient plus les mêmes ! Le général Von Hannecker, chef militaire de la région, refusa de mettre ses troupes à la disposition du plénipotentiaire du Reich, le Dr Werner Best ; à plusieurs reprises les unités spéciales de S.S. affectées au Danemark, les Einsatz Kommando, protestèrent contre les « ordres des agences centrales » selon le témoignage de Best à Nuremberg. Quant à Best lui-même, on ne pouvait plus lui faire confiance, encore qu’à Berlin on ne sut jamais à quel point il était devenu « irresponsable ». Le service d’Eichmann expédia au Danemark un de ses meilleurs hommes, Rolf Günther, que personne ne pouvait accuser de manquer de « dureté sans pitié », Günther ne fit aucune impression sur ses collègues de Copenhague. Et voici que Hannecker refusait même de décréter que les Juifs pointent lorsqu’ils allaient au travail ! Best se rendit à Berlin et obtint la promesse que tous les Juifs du Danemark, quelle que fut leur catégorie, seraient déportés à Theresienstadt[32].
Du point de vue nazi, c’était là une concession de taille.
L’on décida que les Juifs seraient capturés et aussitôt évacués dans la nuit du 1er octobre. Dans le port les bateaux étaient prêts. Comme on ne pouvait compter ni sur les Danois, ni sur les Juifs, ni sur les troupes allemandes affectées au Danemark, il fallut importer des unités de police d’Allemagne pour procéder à la recherche des Juifs, maison par maison.
Au dernier moment Best informe ces policiers qu’ils n’avaient pas le droit de défoncer les portes, parce que la police danoise pourrait alors intervenir. Or les deux polices ne devaient pas s’affronter. Les policiers allemands ne pouvaient donc capturer que les Juifs qui les laissaient entrer de plein gré. Sur un total de plus de 7.800 Juifs, la police allemande trouva très exactement 477 personnes chez elles et prêtes à ouvrir leur porte.
C’est que quelques jours avant la date fatidique, un agent de transport allemand Georg F. Duckwitz, probablement renseigné par Best lui-même, avait révélé tous les projets allemands à des fonctionnaires danois (...) Politiquement et psychologiquement l’aspect le plus intéressant de cet incident est le comportement des autorités allemandes affectées au Danemark, il est évident qu’elles ont saboté les ordres de Berlin.
[Exemples2Fin]
Autant que nous le sachions, poursuit Hannah Arendt, c’est l’unique occasion qu’eurent les nazis d’apprécier la résistance déclarée des populations autochtones. Et il semble que ceux des nazis qui l’ont constatée aient simplement changé d’avis ; qu’eux-mêmes en soient venus à croire que l’extermination d’un peuple entier n’allait pas de soi. Rencontrant une résistance de principe, leur « dureté » fondit comme beurre au soleil et certains nazis eurent même quelques velléités de courage authentique »[33].
Or, là encore, la résistance non-violente était improvisée par des populations qui n’y étaient nullement préparées.
On peut légitimement penser qu’un peuple aguerri à la pratique de la non-violence constituerait un danger redoutable pour le moral d’une armée d’invasion, il serait en tout cas très risqué d’ordonner à celle-ci une répression féroce.
Mais le but de l’action non-violente est précisément d’obliger l’adversaire soit à réprimer, soit à laisser faire. S’il laisse faire, il se ridiculise et paraît faire preuve de faiblesse. S’il veut réprimer, il se heurte à une population déterminée dans sa désobéissance et devra avoir recours à un nombre important de militaires et de policiers dont le contrôle idéologique sera d’autant plus difficile qu’ils seront en contact constant avec une population amicale, toujours prête au dialogue en même temps que fermement déterminée dans son refus d’obéissance.
En somme, la population doit garder l’initiative et obliger l’adversaire à employer la menace tout en le rendant incapable de la mettre en pratique.
S’il est vrai que l’action non-violente exige parfois de l’héroïsme, il serait faux d’en conclure qu’elle n’est pratiquement accessible qu’à une minorité.
Il existe, en effet, divers degrés dans la lutte non-violente. Certaines formes d’action ne peuvent efficacement être employées que par des groupes entraînés à aller jusqu’au bout. Ce sont les actions d’intervention ou de non-coopération qui supposent une confrontation directe avec l’adversaire ou qui comportent un risque sérieux pour ceux qui les exécutent (sit-in, obstruction. grève de la faim, contrôle ouvrier, sabotages non meurtriers qui peuvent être associés à la résistance non-violente dans les cas d’extrême péril).
Mais l’action non-violente comporte toute une gamme d’actions très efficaces et dont certaines sont en grande partie anonymes.
Ainsi le « hartal », journée de grève générale où toute la population est invitée à déserter les lieux de travail, les rues, les lieux de distraction, et à rester chez elle ; le renvoi de titres et de décorations, geste essentiellement symbolique ; le boycott, par lequel le pouvoir d’achat des consommateurs devient un véritable pouvoir social qui s’oppose au pouvoir de l’adversaire ; le refus collectif, total ou partiel, de l’impôt.
Sont également accessibles à tous, bien des formes de protestation civile dont le caractère est en général symbolique, mais qui ont pour effet d’entretenir la volonté de résistance de la population. Ainsi, les Norvégiens, au début de l’occupation allemande, exprimaient leur union contre l’occupant au moyen d’insignes qu’ils portaient jusqu’au moment où le gouvernement s’apercevait de leur signification. Les occupants se sont trouvés alors contraints de sévir contre le port d’agrafes à papier à la boutonnière. Cette répression les ridiculisait et renforçait la cohésion de la population.
Le risque majeur, dans une résistance de ce type, serait la provocation : attentats (ou pseudo-attentats) commis contre les troupes d’invasion ou contre la population, pour provoquer une révolte violente de celle-ci qui permettrait ensuite une répression impitoyable. Mais la résistance à la provocation fait partie des rudiments de la discipline non-violente.
Pour un citoyen initié à la non-violence, un attentat contre les troupes adverses est un acte de trahison qui pourrait être suivi de manifestations de deuil pour confirmer, dans l’esprit des soldats, le sentiment qu’ils ne sont nullement détestés en tant qu’hommes.
De même toute violence exercée sur la population serait suivie de manifestations de masse et surtout chacun devrait être bien conscient que même si la résistance non-violente devait coûter des vies humaines, ce qui ne peut être exclu, toute forme de résistance violente en coûterait bien davantage.
Certes une telle forme de résistance ne peut, ainsi d’ailleurs que la résistance militaire, être assurée d’un succès immédiat. Mais on voit mal comment elle pourrait avoir des résultats aussi catastrophiques que la défense armée. Les conséquences de l’échec apparent de la résistance non-violente en Tchécoslovaquie n’ont rien de comparable avec celles qu’auraient eues une résistance armée. Il ne s’agissait pourtant que d’une résistance improvisée. Or, dans ce pays, la suppression physique des adversaires du néo-stalinisme n’a pu avoir lieu ; la population est toujours hostile aux occupants, et il n’y a guère de doute que le « Printemps de Prague » refleurira un jour. Quant au colosse soviétique, il a été profondément ébranlé, la résistance des intellectuels est devenue plus vive malgré la répression, et le soutien des partis communistes des pays étrangers est devenu beaucoup moins inconditionnel.
De plus, comme le reconnaît Michel Tatu dans « Le Monde » (27 août 1973) « la forme de résistance non violente adoptée spontanément par la population aurait pu se prolonger beaucoup plus longtemps et conduire à une situation bien différente, si les dirigeants n’y avaient pas mis fin volontairement par une politique de collaboration synonyme de capitulation ». Si les six jours de résistance non-violente en Tchécoslovaquie ont suffi à mettre en difficulté l’État soviétique, on peut imaginer l’efficacité que pourrait avoir une résistance non-violente dûment préparée pendant des années, par une population maîtresse d’elle-même et consciente de ce qu’elle veut défendre.
Après l’occupation militaire.
modifierFace à une résistance collective non-violente, aussi dangereuse pour le moral de l’armée que pour la réputation internationale de l’État agresseur – résistance qui interdirait à cet État de porter la lutte sur le plan militaire et qui la ramènerait constamment sur le plan politique et moral – la tactique de l’envahisseur consisterait sans doute à mettre en place un gouvernement de collaboration qu’il chargerait du « maintien de l’ordre ».
La résistance se réduirait alors à une lutte politique intérieure à laquelle la non-violence fournirait son esprit et ses techniques. Cette lutte pourrait notamment consister à mettre en place des gouvernements parallèles très décentralisés, qui s’efforceraient de répondre eux-mêmes aux besoins de la population et qui permettraient ainsi de boycotter le gouvernement de collaboration.
Conditions nécessaires
modifierPas plus que la défense armée, la défense non-violente ne peut évidemment s’improviser. Elle demande une sérieuse préparation et ne pourrait avoir son efficacité optimale dans l’état actuel de notre société.
Quatre conditions semblent indispensables à la réalisation d’une telle défense, quatre conditions qui sont liées, la réalisation de la première entraînant progressivement celle des trois autres par l’effet même de la dynamique de la non-violence. a) La résistance non-violente suppose une population bien informée des principes et des techniques de la non-violence. Cette information devrait être à la fois théorique (connaissance des grands principes de la non-violence et des actions antérieures) et pratique (entraînement aux diverses technique, résistance à la provocation, etc.).
L’étude de la non-violence aurait sa place dans les écoles, les collèges, les lycées, les universités, en même temps que la pratique en serait enseignée dans la vie active par des groupes déjà convaincus et informés. Un tel enseignement exige des méthodes pédagogiques qui feraient surtout appel à la responsabilité, à la solidarité et à la créativité des élèves et des étudiants.
Tout cet effort d’information reviendrait, en définitive, à pourvoir la population d’armes non-violentes et ainsi à démilitariser, à décentraliser, à « civiliser » la défense.
b) La réalisation de cette première condition favoriserait progressivement la réalisation de la seconde, c’est-à-dire la reprise en main par les individus et les collectivités locales d’une grande partie de leurs responsabilités politiques actuellement dévolues à l’État.
La pratique de la non-violence exige une connaissance des rouages politiques et économiques du pays nettement supérieure à celle qui est actuellement le fait de la plupart d’entre nous. La passivité civique de la grande majorité des Français est due, en bonne partie, à un profond sentiment d’impuissance et de dégoût face à la politique. Parce qu’elle donne des moyens d’action efficaces, la non-violence restitue à la politique son vrai sens et sa noblesse et devient un puissant moyen de formation des citoyens. La formation à la non-violence serait en même temps information et éducation civique, et cela hors de tout conditionnement politique ou idéologique.
Or un peuple pourvu d’un sens réel de ses responsabilités et habitué à l’action non-violente serait, pour un envahisseur, un adversaire redoutable et constituerait une véritable « force de dissuasion ».
c) Un des obstacles les plus graves à la réalisation d’une résistance non-violente demeure l’injustice sociale et la disparité des niveaux de vie qui règne dans la majorité des pays, notamment en France. On voit mal comment des travailleurs exploités pourraient se sentir réellement solidaires de leurs exploiteurs.
Or le sens de la solidarité est une condition essentielle à l’action non-violente. D’autre part, faut-il attendre l’instauration d’une parfaite égalité sociale pour envisager de renoncer aux armements et de recourir à la défense non-violente ? Cette solution semble d’autant moins indiquée que les dépenses de la course aux armements contribuent à rendre insolubles les problèmes sociaux.
Ici encore, il faut tenir compte de la dynamique de la non-violence. Celle-ci, en effet, donne aux exploités des moyens d’action qui ont fait leurs preuves dans les luttes sociales.
La généralisation des méthodes d’action non-violente accroîtrait l’efficacité de l’action syndicale et permettrait de réduire les écarts de salaires et de niveau de vie.
D’autre part, la formation à la non-violence et la prise de conscience politique qui en découlerait aurait sans doute pour effet de favoriser le soutien des classes les plus défavorisées par les classes moyennes[34], et de rendre plus efficace le combat pour la justice et pour une société où les chances soient plus égales.
Contrairement à ce que l’on pense souvent la décision de renoncer à la violence pourrait avoir un effet de libération beaucoup plus que d’inhibition. La peur de voir dégénérer les conflits bloque beaucoup d’initiatives qui pourraient être fécondes, en même temps qu’elle prive les mouvements de revendication de soutiens qui leur seraient nécessaires.
Ainsi, alors que l’armée sert bien souvent d’instrument au pouvoir et aux puissances d’argent contre le peuple, les méthodes d’action non-violente sont un instrument au service du peuple, contre les abus du pouvoir et des puissances d’argent.
d) Dernière condition essentielle : une politique extérieure réellement pacifique. Cela suppose :
- D’une part le renoncement à toute politique de défense fondée sur la terreur militaire et sur la course aux armements ainsi qu’à toute forme d’impérialisme colonial ou néo-colonial.
- D’autre part la reconversion des industries de guerre en industries civiles, l’achat à leur juste prix des matières premières produites par les pays du Tiers-Monde, l’accueil et la formation des travailleurs étrangers, formation qui leur permette, une fois rentrés chez eux, de travailler au développement de leur propre pays, etc...
La création, par ces moyens, d’un réseau international de sympathies entrecroisées rendrait la tâche plus difficile à un gouvernement qui chercherait à obtenir un soutien populaire pour une politique belliciste, et favoriserait la solution pacifique d’éventuels conflits.
Mais une telle modification de notre politique étrangère ne pourrait s’effectuer sans luttes internes, compte tenu des choix actuels du gouvernement (force de frappe, ventes d’armes, etc...). C’est donc dans cette lutte contre la course aux armements et dans la lutte pour la justice sociale que pourrait commencer, qu’a déjà commencé, l’expérimentation des méthodes non-violentes. La résistance non-violente à une invasion se prépare ici et maintenant par la résistance à une politique de défense et à des structures sociales en contradiction radicale avec la justice et la paix.
e) On peut se demander si le recours aux techniques non-violentes n’exige pas, comme préalable, l’adhésion à une doctrine spirituelle fondée sur le sacrifice de soi, l’amour fraternel et toutes les valeurs qui sont, notamment, le propre de la religion chrétienne. On parle volontiers de la sainteté de Gandhi et de la prétendue « non-violence innée » des Indiens qui expliqueraient le succès de la décolonisation non-violente de l’Inde. Autrement dit, les techniques non-violentes ne seraient accessibles qu’à ceux qui « croient au ciel ».
En fait, l’étude des diverses campagnes non-violentes qui se sont déroulées jusqu’à nos jours semble montrer deux choses.
D’une part, comme nous l’avons dit au début, des campagnes d’action non-violente peuvent se dérouler avec succès dans des contextes culturels extrêmement variés. S’il est vrai que des luttes non-violentes ont été conduites par des hommes qu’animait ou qu’anime une profonde spiritualité (Gandhi, Martin-Luther King, César Chávez, Danilo Dolci et bien d’autres), il est vrai également que d’autres luttes non-violentes, parmi les plus dures (Danemark, Norvège, Tchécoslovaquie) ont été menées par des populations qui se trouvaient dans l’impossibilité de recourir à d’autres moyens, et donc sans référence spirituelle explicite. Ces campagnes ne semblent pas avoir été, pour autant, moins efficaces.
D’autre part, la continuité et le développement de toutes ces luttes non-violentes semblent avoir été assurés par la volonté commune de résistance des populations, volonté à laquelle l’action non-violente a conféré, en retour, son propre dynamisme. Or, cette affirmation de dignité humaine que constitue la révolte d’un peuple ou d’une minorité contre l’injustice et l’oppression, et l’acceptation du sacrifice qui est inséparable de cette révolte, constitue sans doute, avec tout le faisceau de valeurs vécues qu’elle suppose, le vrai préalable spirituel à l’action non-violente, celui qui contient en germe toutes les autres valeurs.
Mais cette volonté de résistance peut, il est vrai, déboucher aussi bien sur la résistance armée que sur la résistance non-violente.
Les raisons qui peuvent faire pencher un peuple vers la résistance non-violente sont diverses. Elles peuvent être d’ordre spirituel comme d’ordre moral ou humanitaire. Mais elles peuvent aussi provenir, comme dans les cas évoqués ci-dessus, de l’absence de choix. Dans le cas de notre pays, aujourd’hui, ce pourrait être la prise de conscience de l’inefficacité de la violence, à moyen et à court terme, pour assurer la paix, en raison de l’enchaînement inéluctable auquel elle soumet ceux qui l’emploient ; enchaînement dont témoignent la course aux armements et le commerce des armes.
Le principe de Gandhi selon lequel « la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence » peut-être, en effet, autant une constatation objective de simple bon sens, qu’un précepte moral. Ajoutons que pour un peuple habitué à l’action non-violente, la confiance dans les moyens de lutte qu’elle procure pourrait être déterminante dans le choix d’une méthode de résistance face à une invasion.
Il est certain qu’une lutte non-violente de longue durée ne pourrait être menée que par des hommes non seulement conscients de la justice et de la vérité de leur cause, mais aussi capables de communiquer leur conviction à une bonne partie de leurs adversaires et de leurs alliés, dans les multiples dialogues et confrontations qu’exige cette forme de lutte. Car, contrairement à la lutte armée qui peut servir à défendre n’importe quelle cause y compris et de préférence les pires, la lutte non-violente n’est adaptée qu’à la défense des causes réellement justes.
On peut donc affirmer, semble-t-il, que l’emploi des moyens non-violents exige, comme ressort moral et spirituel, la ferme volonté de défendre une cause juste. À partir de ce minimum irréductible, chaque communauté, chaque peuple peut faire appel à ses propres valeurs morales et notamment à celles qu’il partage avec son adversaire.
La société française étant marquée à la fois par une tradition chrétienne et une tradition révolutionnaire, il n’y a aucune raison de douter qu’elle ne dispose dans son héritage et sa créativité propres, de ressources morales suffisantes pour mettre sur pied et employer efficacement un système de défense non-violente. La préparation à la défense populaire non-violente comporte même un encouragement pour chacun à approfondir et développer les valeurs morales propres à sa tradition philosophique, politique ou religieuse.
Conclusion
modifierAu terme de cette étude, il nous semble possible de considérer comme acquis un certain nombre de points :
- La défense armée, quelle que soit sa forme, présente sur le plan national et sur le plan mondial, de très graves inconvénients politiques, économiques, écologiques et moraux. Ceux-là même qui la préconisent ne cachent pas qu’elle est un mal, mais disent-ils, un mal nécessaire, un « moindre mal ».
- Contrairement à une opinion courante, la défense armée est très loin d’assurer la sécurité des territoires et des populations qu’elle est censée protéger ; il semble même qu’elle ne les assure que très exceptionnellement. De plus elle tend, par la course aux armements et la prolifération nucléaire, à aggraver les risques de guerre et donc d’agression.
- Des populations sans armes ont pu, par la défense civile non-violente, défendre efficacement leurs droits face à des adversaires dénués de toute pitié alors même que leur résistance non-violente avait été improvisée.
Ces constatations nous amènent à penser qu’il serait beaucoup plus raisonnable de nous orienter vers la mise en place d’une défense civile non-violente que de poursuivre le renforcement de notre défense armée.
Nous croyons, en effet, qu’une population résolue à se défendre énergiquement pourrait non seulement empêcher de nuire un envahisseur éventuel en exerçant un effet d’inhibition sur la capacité agressive et répressive de ses soldats et de ses policiers, mais même le dissuader de se risquer à une invasion en lui faisant craindre de voir le « moral » de ses troupes fondre au contact d’une population toute prête à fraterniser mais rétive à tout embrigadement, à toute soumission et à tout acte contraire à ses convictions.
De plus alors que la mise en place de puissants systèmes de défense armée accroît les risques de totalitarisme, aggrave les inégalités économiques contribue à dégrader notre équilibre écologique et compromet les valeurs morales les plus élémentaires, la résistance non-violente offrirait à la fois un ressort et des moyens efficaces pour lutter contre ces dangers en temps de paix. En effet, face aux dangers du totalitarisme qui tend à « atomiser » la société et à isoler les individus, la non-violence est un ferment de communication et de solidarité ; ses moyens d’action pourraient être tout aussi efficaces contre une dictature interne que contre un envahisseur étranger. Des actions comme celle de César Chávez, en Californie ont montré que des minorités exploitées peuvent se défendre efficacement par les moyens non-violents face aux adversaires les plus puissants. Enfin, la non-violence est non seulement compatible avec les valeurs morales fondamentales (solidarité, sens de la justice, sacrifice de soi) mais de plus elle tend à les développer à travers les dialogues à la fois fraternels et rigoureux qu’elle exige.
Ainsi, que l’on considère son efficacité défensive, son dynamisme libérateur, la force qu’elle donne à tous ceux qui luttent pour la défense de leurs droits légitimes ou le ressort moral qu’elle porte en elle, la défense non-violente nous paraît présenter incomparablement plus d’avantages que la défense armée.
Reste à préciser maintenant comment pourrait se faire le passage de l’une à l’autre.
On peut essayer de répondre à cette question de deux manières : de façon théorique, en considérant la logique de la non-violence ; de façon pratique, en considérant la situation actuelle de la non-violence en France.
La logique ou la dynamique de la non-violence peut difficilement s’accommoder de décisions autoritaires prises brutalement par le pouvoir établi. On voit mal le gouvernement actuel ou même un gouvernement de gauche décider brusquement de remplacer la défense armée par une défense non-violente ! Le passage de la défense armée à la défense populaire non-violente ne peut sans doute se faire progressivement qu’à l’initiative de la base, et d’abord sur le plan local, il ne serait pas logique, dans ce domaine, d’attendre du gouvernement qu’il prenne des décisions. C’est aux citoyens de prendre eux-mêmes leurs responsabilités et de commencer à réaliser ce qu’ils souhaitent, là où ils sont. Des décisions gouvernementales pourraient aider à progresser dans ce sens mais elles devraient suivre et non précéder l’évolution de l’opinion publique.
Quant au développement actuel de la non-violence en France, il semble se faire de deux manières. D’une part, il existe un peu partout des groupes ou des communautés qui se donnent pour tâche de vivre et de faire connaître la non-violence. D’autre part, on voit fréquemment, au cours de diverses luttes, des individus, des minorités ou des groupes organisés recourir à des formes d’action non-violente sans se réclamer explicitement de la non-violence : grèves de la faim, enchaînements, marches, grèves des loyers, occupations non-violentes d’édifices publics, ateliers clandestins lors de la grève de Lip, création d’institutions sauvages (crèches, écoles parallèles, circuits de production et de consommation, etc.). On a vu à plusieurs reprises des groupes non-violents apporter leur appui théorique et pratique à ceux qui s’étaient engagés, quelquefois sans le savoir, dans des formes d’action non-violentes. Ces rencontres peuvent certainement favoriser une prise de conscience de la valeur de la non-violence dans son ensemble.
Mais la création d’une véritable défense non-violente exige non seulement que la majorité des citoyens sache ce qu’est la non-violence, mais également qu’elle ait le sens de ses responsabilités et la possibilité de les assumer réellement.
Or, une réelle démocratie paraît impraticable à l’intérieur d’un État centralisé comme la France l’est actuellement, et où tous les pouvoirs (politique, économique, technique, militaire) sont situés au sommet d’une pyramide de cinquante millions d’habitants ou même à l’extérieur de cette pyramide (pouvoir des sociétés multinationales notamment). Une telle structure sociale engendre, quel que soit le parti au pouvoir, un profond sentiment d’impuissance, l’irresponsabilité et la passivité. Toutes les bonnes paroles sur la démocratie ou la participation n’y peuvent rien.
Il nous semble donc qu’une défense non-violente comme la démocratie d’ailleurs, ne pourra s’instaurer que dans la dynamique d’un mouvement de décentralisation dans tous les domaines. La non-violence permet précisément d’envisager une forme de décentralisation qui s’effectuerait non pas d’autorité, par le sommet, mais par la base. La non-coopération et la désobéissance civile, conjuguées avec la création d’institutions locales indépendantes et la mise au point de techniques légères ou d’outils « conviviaux » contrôlables par tous, permettraient de réaliser, après un profond travail de sensibilisation et d’information, une libération progressive par la base, il ne serait pas impossible de constituer alors de véritables « territoires libérés » dont la gestion serait prise en main par la population locale.
Ces « territoires » pourraient être soit géographiques, soit institutionnels (circuits de production et de consommation, écoles, défense). L’exemple que nous donnent les paysans du Larzac montre que cette hypothèse n’a rien d’utopique. La construction d’une « bergerie-pirate » dans la zone d’extension du camp militaire, la réfection d’une route, la mise en culture d’une terre en friche appartenant à un député de la majorité, tout cela montre que la désobéissance civile peut être constructive. Une coordination entre les communes « en voie de libération », coordination un peu semblable à celle qui est en train de se créer entre les localités menacées par l’extension de camps militaires, pourrait accroître la force de ce mouvement et, dans beaucoup de cas, contraindre le pouvoir à reculer et à modifier la loi, ou porter au pouvoir des hommes plus ouverts à une réelle décentralisation.
Sur le plan militaire, une démilitarisation par la base serait très concevable : l’objection de conscience des jeunes, le refus par les adultes de payer la part d’impôt destinée à la défense nationale et sa redistribution à la commune[35], une action des sections syndicales locales en faveur de la reconversion des usines d’armement vers le secteur civil, dans un sens favorable à l’autonomie économique de la région, tout cela, et bien d’autres moyens encore qu’il faudrait imaginer, constitueraient des modalités pratiques de démilitariser une région ou une commune et de « civiliser » sa défense. De telles actions pourraient se faire en constant dialogue avec les militaires locaux et avec leurs familles qui devraient être constamment tenus au courant des objectifs du mouvement. Dans une phase de transition ou une phase définitive (selon les régions) les unités militaires locales et leur matériel non-armé pourraient être constitués en corps de secours en cas de catastrophe locale, régionale, nationale ou internationale, ils aideraient également aux travaux entrepris localement pour donner à la région son autonomie économique.
Telle pourrait être une des voies de la décentralisation sur le plan militaire. Nous n’affirmons pas que les choses se passeront ainsi. Nous disons seulement qu’elles pourraient se passer ainsi, que la voie est ouverte et que si les personnes ou les groupes déjà sensibilisés et orientés vers la décentralisation s’y engagent. ils peuvent créer un dynamisme qui rende réalisable beaucoup plus rapidement qu’on ne le croit ce qui paraît actuellement utopique.
Certes un tel mouvement rencontrerait de nombreux obstacles, mais les plus importants ne sont peut-être pas ceux auxquels on pense d’abord. L’opposition de l’État, de l’armée et des puissances économiques pourrait être assez facilement rendue inopérante par les moyens de la non-violence et l’effet d’inhibition qu’elle pourrait exercer sur toute tentative de répression. Le plus difficile serait de créer, à la base, un mouvement vraiment solidaire, surtout dans les grandes villes où la société est déjà extrêmement « atomisée ». Les communes rurales et les petites villes, très nombreuses en France, constitueraient sans doute une base beaucoup plus solide pour un tel mouvement. L’exemple du Larzac, encore une fois, montre quel degré d’efficacité et de solidarité les paysans peuvent atteindre lorsqu’ils s’organisent et prennent en main leur existence, et quelle capacité d’imagination ils peuvent déployer. Il est vrai, dira-t-on, que leur cohésion s’est faite face à un danger précis ; mais aujourd’hui le danger est partout et souvent très proche. Celui de la pollution ne contribue-t-il pas à susciter un changement de mentalité dont les effets sont déjà sensibles ?
Une prise de conscience de ces dangers, qui n’aboutirait pas à un pessimisme négatif et qui s’associerait au contraire à la construction progressive d’une société où les relations entre les hommes et avec le milieu naturel seraient différentes, pourrait être un élément dynamique puissant. Dans cette dynamique, la constitution d’une défense civile non-violente aurait une place importante et la non-violence elle-même offrirait ses moyens d’action.
Il doit être clair, maintenant que ce que nous proposons n’est pas, à proprement parler, un processus de désarmement mais, plus exactement, selon l’expression d’Adam Roberts, un processus de « transarmement », c’est-à-dire une voie de passage d’une forme de défense à une autre forme de défense, évolution inséparable du passage d’une forme de société à une autre forme de société.
Il importerait que ce passage s’effectue, dans toute la mesure du possible, en étroite coordination avec les peuples étrangers : jumelage de communes, création d’un véritable service civil international fondé sur le volontariat et permettant aux jeunes qui le souhaiteraient d’aller travailler à l’étranger, échanges culturels... tout cela en renforçant la liaison à la base entre les populations contrecarrerait la naissance de mouvements nationalistes, xénophobes et bellicistes.
Nous ne voudrions pas en fait donner de conclusion à cette étude. Nous souhaiterions au contraire que cette plaquette offre l’occasion au lecteur, soit d’un début de dialogue, soit d’un effort d’information et peut-être d’action.
La résistance civile, par Sir Basil Liddell Hart
modifier(Extrait de l’ouvrage collectif : « The strategy of civilian defence » Faber and Faber ltd Londres)
(Note des auteurs : il nous a semblé important de joindre à notre étude la traduction de l’article que Sir Basil Liddell Hart a écrit sur la défense civile. Liddell Hart, critique et théoricien militaire anglais, a acquis par sa clairvoyance une réputation internationale. Son étude est un des signes de l’intérêt qui a été porté, dans les pays anglo-saxons, à ce mode de défense méprisé ou totalement ignoré par la plupart des militaires français.
Le lecteur se rendra compte cependant assez vite que le point de vue de Liddell Hart diffère sur de nombreux points de celui qui est exposé dans notre étude, il ne nous semble pas évident, par exemple, que les généraux allemands aient été plus « empreints d’humanisme » que leurs homologues soviétiques et qu’ils aient toujours eu de la difficulté « à se montrer aussi impitoyables que les principes de la lutte armée l’exigeaient ». L’effet de la résistance non-violente sur les généraux ou les dirigeants des États agresseurs est d’ailleurs loin d’être le seul élément qui entre en jeu dans une résistance civile ; Liddell Hart lui-même insiste sur l’importance des contacts directs entre armée et population. L’affirmation selon laquelle « une force non-armée est dans la dépendance de ses éléments les plus faibles » nous paraît aussi discutable ; s’il est évidemment souhaitable que tous les résistants manifestent le maximum de force et d’héroïsme, la présence de collaborateurs dans la population ne paralyse pas la résistance non-violente : celle des professeurs norvégiens, par exemple, a été menée sous un gouvernement de collaboration. Enfin, il nous semble très discutable de présenter comme un des meilleurs moyens de résistance civile la finasserie et la semi-collaboration et de songer à utiliser la résistance non-violente comme un dernier recours après l’échec de la résistance armée.)
En interrogeant les généraux allemands après la seconde guerre mondiale, j’ai eu l’occasion de recueillir leurs témoignages au sujet des différentes formes de résistance qu’ils avaient rencontrées dans les pays occupés. Ces témoignages tendaient à montrer que les formes violentes de résistance n’avaient pas été efficaces au point de leur causer des difficultés sérieuses, sauf dans les régions désertiques ou montagneuses, telles que la Russie ou les Balkans, ou la topographie favorisait les actions de guérilla... Dans les régions plates et très peuplées d’Europe occidentale de telles actions ne posaient des problèmes que dans les cas où les armées alliées étaient à même d’exercer une pression simultanée.
Les déclarations de ces généraux révélaient aussi l’efficacité de la résistance non-violente telle qu’elle fut pratiquée au Danemark, en Hollande, en Norvège et, dans une certaine mesure en France et en Belgique. D’après leurs propres déclarations, ils avaient été incapables d’y faire face, ils étaient experts en violence et avaient été entraînés à affronter des adversaires qui employaient les méthodes violentes. Mais d’autres formes de résistance les déconcertaient et cela d’autant plus que les moyens employés étaient subtils et secrets. ils étaient soulagés quand la résistance devenait violente et quand aux méthodes non-violentes venaient se joindre des actions de guérilla. Car il était alors plus facile d’appliquer des mesures sévères de répression contre les deux formes de résistance à la fois.
Il faut reconnaître toutefois — ce qui n’a pas toujours été fait objectivement — que les généraux allemands furent influencés dans leur comportement par la tradition relativement empreinte d’humanisme dans laquelle ils avaient été formés. Ils éprouvaient certaines difficultés à se montrer aussi impitoyables que la logique de la violence et une stricte application des principes de la lutte armée, tendaient à l’exiger, il est indispensable de garder présente à l’esprit, l’existence de telles inhibitions lorsqu’on veut réfléchir à la résistance non-violente.
Celle-ci a démontré à plusieurs reprises son efficacité et a même obtenu quelques succès importants.
Mais ses partisans sont enclins à négliger le fait que ses principaux succès ont été obtenus contre des adversaires avec lesquels les résistants avaient en commun un code de morale dont ils partageaient les valeurs fondamentales. De ce fait, la cruauté de la répression se trouvait limitée, il est très douteux que la résistance non-violente ait pu avoir quelques succès contre les conquérants tartares dans le passé, ou a une époque plus récente, contre Staline. Le seul effet qu’elle semble avoir eu sur Hitler fut de l’inciter à écraser ceux qui, pour lui, ne faisaient que manifester une faiblesse méprisable[36]. Mais il demeure qu’elle a embarrassé beaucoup de ses généraux lesquels avaient reçu une meilleure éducation morale. Elle les a mis en difficulté plus que n’ont pu le faire les mouvements de résistance armés dans les pays occupés.
D’une façon générale il est probablement vrai que, même dans les cas ou la résistance non-violente ne peut avoir un impact direct sur les dirigeants d’un pays ennemi, elle a un effet sur le moral et le loyalisme de ses troupes et de ses fonctionnaires et par conséquent, elle peut avoir un impact indirect en affaiblissant les supports de leur pouvoir.
Il importe de distinguer entre ce que pourrait être la résistance non-violente dans un conflit entre États et ce qu’elle est dans un conflit intérieur opposant par exemple à un gouvernement les membres d’un groupe religieux ou d’un mouvement politique ayant entre eux une grande cohésion et des affinités spirituelles. Dans le premier cas elle ne pourrait avoir quelques chances de réussir que si se trouvait réalisée dans la nation tout entière une discipline collective jointe à une détermination qu’on n’a jamais trouvées dans aucune armée.
L’efficacité d’une armée est assurée par des chefs de qualité pouvant compter sur un noyau de troupes hautement entraînées. Mais l’efficacité de la résistance non-violente se trouve compromise dès l’instant où une partie de la communauté, si restreinte soit-elle, joue le jeu de l’adversaire, que ce soit par faiblesse, par intérêt ou par des manifestations d’agressivité. On peut dire qu’une armée est dans la dépendance de ses éléments les plus forts, tandis qu’une force non-armée est dans la dépendance de ses éléments les plus faibles.
Faire de la résistance civile non-violente une affaire nationale est une tâche extrêmement difficile. La chose qui est probablement la plus nécessaire pour la rendre possible est d’éduquer les gens et de les convaincre que c’est une politique réalisable.
Il apparaît toutefois que les difficultés sont de moindre importance lorsqu’une résistance de ce type est conduite d’une manière « indirecte » plutôt que dans la perspective d’une opposition déclarée et d’un refus sans nuances d’accueillir les exigences du pouvoir d’occupation et d’obéir à ses ordres. Un acquiescement apparent masquant une stratégie de désobéissance systématique et faisant partie intégrante de cette stratégie est beaucoup plus propre à déconcerter ledit pouvoir. Si cette méthode est appliquée avec le sourire et l’air de quelqu’un de bonne volonté qui se trompe par maladresse ou parce qu’il a mal compris les ordres, les choses peuvent aller très loin.
Des individus épris de liberté ont souvent adopté cette méthode avec succès sous des régimes autoritaires. Pendant la seconde guerre mondiale les Danois en particulier l’ont appliquée d’une manière concertée et sur une grande échelle. Les Allemands ont reconnu après la guerre qu’ils s’étaient sentis frustrés par cette forme de résistance plus que par aucune autre. En France une méthode analogue fut adoptée par un certain nombre de hauts fonctionnaires et de cadres de l’industrie appelés à faire face aux exigences allemandes (en matière par exemple de livraison de vivres). Les Allemands ne purent trouver de moyens efficaces pour contrecarrer cette attitude.
De temps en temps, exaspérés, ils exigeaient le remplacement de tel administrateur qu’ils suspectaient de les tromper, mais le successeur continuait la même politique.
Ces tactiques fondées sur la temporisation et une apparente politesse ne sont pas des formes de résistance héroïques et spectaculaires. Mais, comme l’expérience l’a prouvé, elles peuvent être appliquées avec continuité sur une vaste échelle, concédant le minimum au pouvoir d’occupation et créant chez lui un sentiment de frustration de plus en plus paralysant, il n’est pas possible de faire face par la force à cette forme subtile de résistance.
À vrai dire rien ne permet d’y faire face : il n’y a en réalité aucune réponse adéquate à ces tactiques « douces ». Plus l’action est généralisée et étendue à de vastes régions, plus elle est difficile à combattre en raison de la complexité des problèmes posés aux forces d’occupation, il me semble que toute stratégie de défense civile devrait être fondée sur des principes tirés de ces constatations.
De même que la lutte de guérilla, la défense civile applique le principe de la multiplicité des actions offensives (au sens psychologique) en multipliant les contacts humains avec les forces d’occupation. Contrairement à ce qui se passe pour la guérilla, la défense civile est indépendante des facteurs géographiques. D’une façon générale, elle est d’autant plus efficace qu’elle est mise en œuvre au sein d’une population nombreuse et dense.
Dans la résistance non-violente des contacts tout a fait amicaux peuvent s’établir entre la population d’une part et, d’autre part, les soldats, les fonctionnaires, etc., du pays occupant. Ces contacts ont par eux-mêmes leur efficacité en créant une situation qui inquiète l’État adverse et sape la cohésion et le moral de son personnel.
On dit souvent que c’est la bombe atomique qui a empêché les Russes d’envahir l’Europe dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale. C’est argument n’emporte pas ma conviction. En 1946-47 et dans les années qui ont suivi, quand les Américains et les Anglais ont démobilisé, les Russes auraient pu envahir l’Europe s’ils l’avaient voulu. S’ils étaient dépourvus d’armes atomiques, ils avaient une très forte supériorité militaire, et il faut rappeler que les U.S.A., n’avaient à cette époque que relativement peu d’armes atomiques et ne possédaient pas de bombes à hydrogène. Plus j’avance dans la connaissance des problèmes et plus il m’apparaît que ce qui a dissuadé les Russes, c’est l’idée que leurs troupes allaient se mêler aux populations de l’Ouest. Les dirigeants russes craignaient leur propre peuple et il est clair que leur principal souci était d’éviter des contacts qui auraient permis aux soldats de l’U.R.S.S, de comparer les conditions de vie à l’Est et à l’Ouest. Aussi ils ne cessèrent de déplacer leurs officiers et leurs divisions pour éviter les contacts qu’ils redoutaient. Les fréquentes mutations de personnel civil et militaire étaient surtout pratiquées dans l’Allemagne de l’Est, et on sait qu’il en était de même dans d’autres pays satellites.
Dans un système de défense civile, on ne doit jamais perdre de vue la distinction entre gouvernants et individus ordinaires. Certains Allemands de mes amis qui furent prisonniers en Russie pendant la guerre m’ont raconté qu’ils ont eu maintes fois à souffrir d’un système terriblement brutal, mais que par ailleurs ils ont reçu quantité de bienfaits de la part des individus, ils rencontraient souvent chez leurs gardiens le sentiment que ces derniers étaient, comme eux, victimes du régime. Une forme analogue de solidarité peut se développer dans une nation occupée. Les méthodes de la résistance armée tendent à faire de tous les membres des forces d’occupation des ennemis alors qu’il est extrêmement profitable de se concilier leurs membres en leur manifestant des sentiments amicaux, il ne faut pas oublier par ailleurs qu’un refus total de coopération peut entraîner d’immenses souffrances pour le peuple occupé. On n’a pas tenu assez compte des misères causées aux innocents par ce type de résistance.
J’ai déjà indiqué que, selon les généraux allemands, les formes violentes de résistance étaient généralement assez dépourvues d’efficacité et qu’en outre elles tendaient à contrarier la résistance non-violente. Le sabotage, toutefois soulève un problème intéressant, il est à la limite des deux formes de résistance : on peut dire qu’il y a deux sortes de sabotages, les sabotages violents et les sabotages non-violents. On conviendra qu’il parait difficile de faire entrer dans la deuxième catégorie les destructions par explosifs de ponts et d’édifices divers. Pourtant ne doit-on pas faire une distinction en fonction des choix qui ont présidé à la détermination de l’objectif et du moment de l’action ? Faire sauter un train plein de soldats, ou le pont par lequel ce train est engagé, est évidemment un acte de violence. Mais, si le pont est détruit avant le passage du train sans qu’aucune vie humaine ait été mise en danger, alors je pense qu’il s’agit d’autre chose.
On pourrait proposer sur ce sujet deux illustrations. La première se réfère à la crise de Berlin. J’avais été frappé par le manque de réalisme des plans établis en vue d’acheminer des blindés à Berlin et j’avais soutenu que pour rendre la tâche extrêmement difficile aux Occidentaux, il suffirait aux Russes d’obstruer la route, de démolir les ponts et d’aligner leurs troupes sur la rive opposée du fleuve sans tirer un seul coup de feu et en se contentant d’affirmer leur présence avec détermination. Je pense que les troupes alliées se seraient trouvées dans l’impossibilité morale d’avancer dans de telles conditions. La seconde illustration concerne les armes nucléaires. L’emploi des armes nucléaires tactiques présente un sérieux danger d’escalade. si elles sont utilisées directement contre l’armée adverse. Mais envisageons le cas où elles seraient employées par exemple dans un pays de montagnes pour bloquer un passage bien avant l’arrivée de l’envahisseur. Le risque d’escalade serait alors écarté. Un emploi analogue pourrait être fait des mines atomiques. De telles actions d’obstruction empêcheraient la réalisation rapide d’un plan d’invasion sans causer les pertes de vies humaines qui entraîneraient inévitablement des représailles.
Il s’écoulera beaucoup de temps avant qu’un gouvernement accepte de prendre en considération l’idée d’une défense civile. Pendant la seconde guerre mondiale, certains États ont reconnu la valeur de la résistance populaire, mais celle-ci a pris la forme violente. C’est quand un gouvernement réalise son incapacité à organiser une défense militaire efficace qu’il prend au sérieux la défense civile. Aussi ai-je trouvé dans les pays scandinaves beaucoup plus d’intérêt pour ces systèmes de défense qu’en Angleterre, en Allemagne ou en France.
La question doit toujours être examinée de savoir si la résistance armée a des chances d’être efficace dans tel ou tel pays déterminé. Si elle ne l’est pas, plus la résistance restera non-violente, plus elle sera efficace. Dans certains cas, il serait peut-être indiqué d’offrir d’abord une résistance militaire, puis, en cas de défaite, de passer résolument à la résistance non-violente, tactique qui serait de nature à embarrasser considérablement l’envahisseur.
Pour amener les gens à aborder ce sujet sérieusement, il importe grandement d’éviter d’être confus et vague, il faut au contraire démontrer aussi clairement que possible qu’il s’agit d’une politique réalisable et qu’elle est plus efficace que la défense militaire.
il serait du plus grand intérêt d’étudier rigoureusement la défense civile, ce qui n’a pas été fait suffisamment jusqu’à présent. Ce qui manque le plus pour une telle étude, ce sont peut-être des rapports détaillés sur des cas particuliers de résistance et sur les leçons qui peuvent en être tirées.
(Traduit par Aimé LEAUD)
Une alternative : la défense sociale
modifier(Interview de Theodor Ebert publiée dans « Le résistant à la guerre » bulletin de la section suisse des résistants à la guerre - Mars 1974. Traduction de Henri Pidoux).
La défense sociale est une alternative à la défense militaire ; elle tente par des pratiques non-violentes (« poursuite dynamique du travail sans collaboration », dit Ebert), d’amener l’occupant à se retirer du pays occupé. Ce peut être en faisant prendre conscience à l’occupant de l’absurdité de sa situation dans un pays qui refuse de se laisser régir ou bien devant les problèmes croissants, en l’obligeant à y faire venir un grand nombre de ses soldats et de ses civils, pour assurer un fonctionnement du pays occupé tel qu’il le souhaite.
La défense sociale présuppose une préparation des actions défensives et une démocratie sociale (justice sociale, haut niveau de participation, d’homogénéité, etc.) : c’est la valeur propre de la situation sociale et non pas la façon dont on se représente l’ennemi qui doit motiver et mobiliser la défense.
Cette interview de Theodor Ebert (professeur de sciences politiques — recherches sur la paix — à l’Université libre de Berlin et auteur de nombreux travaux sur la théorie de la défense sociale) a été accordée durant l’été 73, à Berlin.
Rudolf Epple-Sissach.
R.E. : Monsieur Ebert, pourquoi doit-on, selon vous, chercher de nouvelles formes de défense qui puissent remplacer la défense militaire ?
T.E. : il faut partir d’une critique du militarisme, telle que nous la connaissons dans l’histoire de l’antimilitarisme et du pacifisme. Elle présente un double aspect : politique intérieure et politique extérieure. Du point de vue de la politique extérieure, les systèmes de défense militaire créent, par leur effet de menace un surcroît de tension et, le plus souvent, leur forme actuelle détruit précisément ce qui doit être conservé. Depuis l’invention de la bombe atomique et son emploi à la fin de la deuxième guerre mondiale, ce danger s’est encore accru. D’où, selon moi, la nécessité, sur le plan militaire et stratégique, de réfléchir à de nouveaux moyens de régler les conflits internationaux.
Au point de vue de la politique intérieure, les systèmes de défense militaire ont toujours servi les groupes déjà au pouvoir, c’est dire qu’ils avaient un caractère conservateur. D’ailleurs, l’armée qu’on légitime sur le plan extérieur, est assez souvent utilisée à l’intérieur. Ajoutons à cela que, dans le cadre du système économique capitaliste, les dépenses d’armement représentent un poste important et qu’il peut se former aussi bien dans les petits États que dans les grands un complexe économico-militaire. Voilà, en bref, quels seraient les motifs justifiant la recherche d’une alternative en matière de défense.
R.E. : À part ces motifs basés sur la critique du militarisme, y a-t-il d’autres aspects à mentionner ?
T.E. : Oui, il faut encore ajouter ceci : nous avons fait, au XXe siècle, l’expérience constructive de nouvelles formes de défense. C’est ainsi que pendant la seconde guerre mondiale, la résistance civile a joué un rôle important dans les territoires occupés et nous avons souvent fait l’expérience — la plus dramatique étant celle de la Tchécoslovaquie — qu’un petit État, même armé, n’a raisonnablement aucune chance de résister militairement à l’attaque d’une grande puissance. Les expériences positives de résistance civile et les expériences franchement négatives de résistance militaire incitent à des recherches scientifiques: celles-ci tentent de parvenir à un programme cohérent et complet, ayant pour base la résistance civile de la population.
R.E. : Est-ce que certains pays sont déjà suffisamment avancés dans des réflexions de ce type, pour qu’on puisse penser à un changement de la politique de défense dans ces pays ?
T.E. : C’est dans les pays nordiques, surtout en Suède et en Finlande que ces réflexions sont le plus développées. On y trouve des mouvements pacifistes qui demandent le remplacement total de la défense militaire par la défense civile, c’est-à-dire qu’ils réclament un désarmement militaire unilatéral et le passage à la résistance civile. Les ministères de la défense nationale essayent de récupérer ces mouvements en se disant d’accord pour combiner résistance civile et résistance militaire, ils pensent à un modèle en trois étapes : d’abord résistance militaire conventionnelle, ensuite guérilla et, enfin, résistance civile.
R.E. : Que pensez-vous de ces formes de résistance combinées ?
T.E. : J’estime que ce modèle est impraticable puisque toutes les conséquences destructrices de la résistance militaire sont conservées et ont un effet psychologique néfaste pour la résistance civile qui doit suivre. Mais, ce que je trouve intéressant, c’est que les gouvernements de ce pays envisagent à long terme l’option de renoncer dans certaines conditions à une défense militaire. Cela n’est pas encore exprimé directement mais indirectement, c’est admis.
R.E. : La Suisse connaît également la notion de « défense à plusieurs niveaux ».
T.E. : Le concept suisse de résistance totale me paraît critiquable à maints égards. D’abord parce qu’il n’y a pas de conception concrète, connue et élaborée publiquement, de la résistance civile de la population. Le manuel de résistance civile est beaucoup trop un appel moral et il est trop peu élaboré au niveau de l’organisation et des formes concrètes qu’elle doit prendre.
Par exemple, ne sont pas considérées les possibilités du mouvement ouvrier. Je présume que les auteurs du manuel de défense civile voient d’un œil très sceptique toutes les formes de résistance du mouvement ouvrier, à savoir grève, boycott, etc. Et, bien sûr, ils ne veulent pas admettre le rapport entre l’usage de ces techniques de combat dans les conflits de politique intérieure pour transformer la société et la capacité de les mettre en œuvre contre des agressions extérieures. Pour le citoyen passif, qui, certes, se rend aux urnes régulièrement, mais qui, pour le reste, n’agit pas au sein d’organisations démocratiques, qui ne participe pas à des manifestations ou à des grèves, ce n’est pas la lecture d’un manuel de défense civile qui va lui permettre de résister à l’agresseur. Si l’on veut remplacer ou compléter la défense militaire par la défense civile, il faut être prêt à admettre ces techniques de combat dès aujourd’hui, dans la vie quotidienne en Suisse.
R.E. : Pour en revenir à l’évolution des pays scandinaves, a quoi attribuez-vous le fait que, là-bas, la discussion soit aussi avancée ?
T.E. : il y a de nombreuses raisons : l’une des plus Importantes est l’expérience de l’occupation pendant la seconde guerre mondiale où on a pu directement l’observer chez les voisins danois ou norvégiens. De plus, la recherche sur la paix qui, dans ces pays, est relativement développée, a créé une contre-partie théorique à ces expériences pratiques. Enfin les petits pays apprécient avec un certain réalisme leurs possibilités de défense militaire ; ils se rendent compte que leurs chances de suivre l’évolution de l’armement moderne sont de plus en plus minces, et par conséquent, ils se mettent en quête de solutions de remplacement ou de complément.
RE. : À quoi attribuez-vous le fait qu’en Suisse la discussion sur la défense sociale soit relativement en retard ?
T.E. : En Suisse aussi, on trouve un certain intérêt pour la résistance civile; mais si, pour une fois, je peux me permettre d’être agressif dans mon argumentation, je dirai que les Suisses me paraissent être, au fond, les derniers militaristes naïfs d’Europe; ils ont une confiance un peu naïve dans leur système de milice et ses techniques défensives. Je crois qu’une réflexion très fructueuse serait de se demander : et si les puissances de l’Axe, l’Italie et l’Allemagne avaient gagné la guerre ? Est-ce que la résistance militaire n’aurait pas été abandonnée aussitôt ? Est-ce que les Suisses n’auraient pas eu pour seul recours la défense civile ? Avec le recul du temps, je considère que les Suisses ont commis une négligence des plus grave en n’envisageant pas assez l’aspect civil de la résistance à cette époque. Je ne conteste pas que l’armement militaire de la Suisse ait exercé quelque effet dissuasif sur l’Allemagne hitlérienne mais c’était limité. À mon avis, dans une perspective d’avenir cette fois, une préparation à la résistance civile exerce une dissuasion tout à fait comparable. En outre, elle offre au gouvernement beaucoup de possibilités d’action. Ce n’est pas, contrairement à ce que signifierait la défense suisse dans bien des cas l’annonce qu’on est prêt à se suicider aux yeux de tous, mais, bel et bien, une réponse modulable. Le gouvernement peut chercher une réponse adaptée à toutes les formes prises par l’agression et tenir, le cas échéant, pendant des années, des dizaines d’années. Ce n’est pas la stratégie du « tout ou rien » et, en ce sens, elle me paraît plus pragmatique. Pour dire les choses très clairement, j’estime que le gouvernement d’un petit pays neutre qui exclut cette alternative ou ne la voit que comme un complément de la défense militaire, agit de manière irresponsable.
R.E. : Dans la perspective d’une transformation des défenses européennes, quelle valeur particulière attachez-vous aux États neutres ?
T.E. : Si vous parlez de transformation, il s’agit, bien sûr, d’une perspective d’avenir qui implique un processus d’évolution et la question qui se pose est la suivante : où commence ce processus de réduction des forces, de désarmement unilatéral ? Je verrais très bien que le désarmement unilatéral d’un petit État neutre, par exemple l’Autriche, et le passage à la défense civile déclenchent des réactions d’imitation ou, au début, de réflexion. Quand je dis ça, on me reproche de vouloir utiliser les petits États neutres comme cobayes. Mais comme j’estime que cette expérience tournerait à l’avantage de ces États et qu’en tant qu’Autrichien je ferais la même déclaration, je peux m’en tenir à ce conseil : ce sont les États neutres qui doivent prendre les devants. Ce qui importe, en dernier lieu, c’est que les États membres de blocs militaires fassent ce pas ; il faut nous y employer de toutes nos forces. Au Danemark, aux Pays-Bas et en R.F.A. des groupements poursuivent ce but. Leurs efforts seraient renforcés si des États neutres prenaient les devants.
R.E. : Dans ce groupe d’États neutres, la Suisse a-t-elle, à vos yeux, une importance particulière ?
T.E. : Le plus notable, en ce qui concerne la Suisse actuellement, c’est qu’elle fait très nettement office de frein dans la discussion sur la défense sociale. Quand l’Autriche avance en direction d’un désarmement ou dans la réduction de la durée du service militaire, ce sont les militaires suisses qui sonnent l’alarme et qui y voient un péril. Je n’attends pas de la Suisse qu’elle joue les pionniers dans cette évolution, mais le place quelque espoir dans la multiplication des voix en faveur de la défense sociale ; elles constituent un contrepoids face aux forces conservatrices et neutralisent leur rôle de frein. En ce qui concerne la théorie et les expériences modèles, j’attends beaucoup des Suisses. Il y a en Suisse une longue tradition de réflexion en matière stratégique et défensive. Cela vaut même pour les objecteurs de conscience suisses. Ils sont beaucoup mieux instruits des questions stratégiques que leurs homologues des autres États neutres. Cette tradition, on pourrait l’utiliser également pour une politique de défense non-armée.
R.E. : Quelles seraient, en Suisse, les tâches principales des groupes pacifistes à propos de la défense sociale ?
T.E. : Je pense qu’au cours des dernières années. les groupes pacifistes suisses ont travaillé dans la bonne direction : campagne d’explication antimilitariste, défense du droit à l’objection de conscience, critique de la production et de l’exportation suisses d’armements, critique du dressage à l’armée, etc, il faudrait conserver tous ces éléments. Mais ce sont des négations et ce qui me parait important, c’est que les groupes pacifistes suisses développent maintenant un programme constructif qui ne s’en tienne pas seulement à une alternative en matière de politique de défense ; il doit aussi prendre en compte ceci : la défense sociale ou la résistance civile ne peut fonctionner que si s’effectue un processus de transformation dans la société : plus de démocratie, plus de participation, plus de justice sociale, plus d’égalité économique. II faut voir très clairement le rapport entre des attaques non-violentes à « l’establishment » pour démocratiser la société et la capacité de résistance civile à des interventions. Ce n’est qu’à partir du moment où les citoyens s’engagent directement par des initiatives, des grèves ou autres que l’on peut espérer que la population sera prête à résister. Je crois que les groupements pacifistes ne peuvent pas se permettre d’être isolés socialement et politiquement. En quelque sorte, on ne peut pas être seulement antimilitariste, il faut intégrer son engagement dans un engagement plus général pour plus de démocratie.
R.E. : Quelle actions concrètes devraient être entreprises par les mouvements pacifistes à propos de la défense sociale ?
T.E. : Il y a encore dans les organisations pacifistes suisses un certain manque d’information en ce qui concerne le règlement non-violent des conflits intérieurs ou internationaux, et en particulier le concept de défense sociale. Il me paraîtrait important qu’il se forme un groupe de travail pour rattraper le niveau des recherches et des expériences internationales et faire une brochure d’information. Ce groupe devrait chercher une collaboration avec des groupes qui s’intéressent aux mêmes choses au sein des partis, en particulier du parti socialiste qui a indiqué son intérêt pour le concept de défense sociale, ainsi qu’avec des groupes confessionnels.
L’étape suivante serait l’élaboration de propositions concrètes sur ce que peut représenter la défense sociale en Suisse ; quels sont les conflits possibles et comment la défense sociale peut-elle être conçue à partir des expériences de conflits faites dans le passé ? Il faudrait faire connaître ce travail et, dans ces conditions, une critique constructive, mais au bout du compte destructive, du « Manuel de défense civile » me semblerait tout indiquée. Le groupe de travail devrait voir s’il ne pourrait pas élaborer un manuel d’actions directe pour les conflits intérieurs et extérieurs ; ce serait une alternative au manuel de défense civile.
Lettre accompagnant le renvoi de livrets militaires
modifierLa lettre suivante, adressée au Ministre de la Défense Nationale, accompagnait les livrets militaires de ses signataires. Des dizaines de personnes, en France, ont déjà effectué ce geste de désobéissance civile par lequel elles risquent une forte amende, la privation de leurs droits civiques et la prison. Elles ont pu, en prenant ce risque effectuer autour d’elles une large information sur la non-violence.
Monsieur le Ministre,
Responsable des destinées d’une nation, nous comprenons que vous désiriez garder intacte l’estime que l’on doit à l’armée, seul garant, selon beaucoup de la sécurité commune.
Cependant, qu’il soit permis à d’autres citoyens d’envisager autrement le problème. Car, de nos jours, l’armée ne peut plus rien pour répondre des conflits et des antagonismes qui, pour le fond des choses, sont d’un autre ordre que ceux du passé.
En ce domaine, comme en tant d’autres, un effort de réflexion et d’imagination doit être fait pour trouver des moyens à la fois efficaces et dignes de l’homme, de résister à l’agression ou à l’injustice.
Ces moyens existent. Ils ont été expérimentés dès la fin du XIXème siècle par Gandhi et il est permis de penser que ce qui fut, à l’origine, événements locaux et insolites attachés à un homme de génie, doit devenir la norme si l’on veut éviter que l’arme atomique ne tranche, un jour, par l’absurde, nos débats et nos conflits. Oui, au fond de lui-même, est assez naïf pour croire que la dissuasion sera éternelle et que, lorsque ces armes terrifiantes seront à la portée de n’importe qui, elles ne seront pas employées ?
C’est donc pour attirer votre attention sur le devoir où, semble-t-il, nous sommes tous — et vous-même en particulier — d’étudier de nouveaux modes de résistance à l’agression, que nous vous renvoyons nos livrets militaires : ne pas chercher d’alternative à l’armée et à l’armement, c’est, de nos jours, accepter la fatalité de la guerre. Or, il est du devoir de tout homme de réagir contre cette fatalité, même au prix de sa propre vie ; quant à nous, nous voulons être les témoins, modestes et déterminés, de cette réaction.
Sans doute y a-t-il un risque réel à envisager un type de défense fondée sur la préparation à la non-coopération avec l’envahisseur. Mais ce risque est-il plus grand que celui de préparer la guerre atomique et donc de la subir. Nous sommes acculés à une certaine sagesse même si nous pensons que les hommes n’en sont pas capables. Mais comment en deviendraient-ils capables si les responsables de l’État, par une philosophie trop courte, s’enferment dans des modes de pensée et des comportements périmés ?
Il semble profondément illogique, anormal et immoral que le gouvernement de la France se refuse systématiquement à étudier d’autres modes de défense que la préparation à la guerre alors qu’il est peut-être dans le génie de notre nation d’être l’instigateur d’une telle recherche. Il n’est pas sûr, Monsieur le Ministre, que votre patriotisme soit plus éclairé que le nôtre.
Nous vous renvoyons donc nos livrets militaires en union avec les paysans du Larzac, victimes d’une politique de défense nationale à nos yeux sans profondeur et sans sagesse, dans l’espoir que, peut-être, vous voudrez bien prêter attention à cette lettre.
Veuillez croire, Monsieur le Ministre à nos sentiments respectueux.
Georges BERTHONEAU, retraité.
René MACAIRE, psychologue.
Pierre ROY, vacher.
Jean-Marc GODARD, cultivateur.
Michel PENISSON, enseignant.
Lettre de démission de l’enseigne de vaisseau[37] Gérard Millischer, adressée au Ministre de la Défense
modifierToulon, le 1er mars 1975
En raison de mes convictions personnelles, je vous demande de bien vouloir accepter ma démission.
Mes motivations consistent en une remise en question de notre système de défense, avec essentiellement une proposition concrète : la défense civile non-violente ; la présentation de ma démission est associée à la publication de la plaquette ci-jointe « Armée ou défense civile non-violente ? » dont je suis cosignataire, et que je me permets de soumettre à votre examen.
Ma démarche part d’une constatation : la déraison de notre actuelle politique de défense. Fondée sur la stratégie de dissuasion nucléaire anti-cités, cette politique consiste donc à considérer des populations entières comme des otages menacés de destruction totale ; elle comporte, en outre, l’inacceptable éventualité d’un suicide collectif en cas d’échec de la dissuasion. L’absurdité de ce principe et les multiples inconvénients politiques, économiques et écologiques de cette stratégie pourraient à la rigueur être considérés comme un « moindre mal » si celle-ci assurait parfaitement la sécurité des territoires et des populations. Or, on peut sérieusement en douter, au regard, surtout, des conséquences qu’une telle politique entraîne : nécessaire rentabilité d’où ventes d’armes à l’étranger et accroissement de la fréquence des conflits, course aux armements et dissémination des armes nucléaires d’où aggravation des risques de guerre.
Instrument de notre politique de défense, l’institution militaire elle-même, qui connaît actuellement une crise grave, doit, elle aussi, être remise en question : organisation verticale à la hiérarchie rigide et à la discipline contraignante, elle n’autorise que des responsabilités ou initiatives fictives, et tient d’une forme de paternalisme qui ne permet pas aux individus de s’épanouir et de se gouverner eux-mêmes. Le militaire étant soumis à un règlement spécifique qui restreint l’exercice de ses droits de citoyen, il échappe à la loi commune. L’armée devient de ce fait un monde à part, érigé en absolu ; elle puise sa raison d’être en elle-même, et non dans le service de la nation ; et ne servant plus la nation, elle sert le pouvoir politique en place.
Face à une telle politique militaire, qui comporte certes sa cohérence et sa logique interne, mais dont les moyens ne me paraissent pas à même d’assurer la fin qu’elle se propose, et considérant qu’un peuple a le droit et le devoir de défendre sa vie, sa liberté et ses droits, je devais m’interroger. C’est dans la non-violence que j’ai trouvé une réponse, tant au plan des relations humaines que du problème de la défense.
La non-violence n’est pas caractérisée par une attitude de refus, mais par la volonté de substituer à la violence en tant que méthode d’action des moyens compatibles avec le respect de l’homme, il y a, dans le recours à la « contre-violence » face a une agression, une sorte de complicité avec l’oppresseur : le fait qu’on emploie les mêmes armes et les mêmes moyens que lui, signifie qu’on partage sa philosophie de l’action et finalement sa conception de la liberté humaine. L’étude ci-jointe, étayée d’exemples historiques, montre ce que pourrait être une défense non-violente, prise en charge par la population avec tous les moyens qu’offrent la non-coopération et la désobéissance civile, ses avantages sur la défense armée, sa « stratégie », son efficacité, les problèmes posés par sa mise en place et notamment la nécessité d’une conversion politique dans le sens d’une décentralisation dans tous les domaines. Une des raisons essentielles qui me font donc prendre cette décision est la conviction, devant l’enchaînement inéluctable de la violence et son incapacité à régler en profondeur les conflits, que c’est par le refus de toute collaboration avec un envahisseur et les moyens de la non-violence active, que peut être mise en place une véritable stratégie défensive, et que peut ainsi se constituer une véritable force de dissuasion.
Si mes convictions m’amènent à donner ma démission et à publier cette lettre en tant que témoignage dans l’étude ci-jointe, je le fais sans prétendre juger ni condamner qui que ce soit, en particulier les militaires eux-mêmes.
À l’heure des débats sur notre défense nationale, du « malaise militaire » que l’on ne peut nier, n’est-ce pas d’un problème de fond qu’il s’agit : celui de la fin et des moyens ? La non-violence lui apporte peut-être une réponse.
Gérard MILLISCHER
Postface de l’édition de 1975
modifierUne réimpression de cette étude nous donne l’occasion de faire le point trois ans après sa publication en mars 1975.
Où en est l’idée de défense civile non-violente en France ?
Nous nous contenterons, pour répondre à cette question, de citer quelques faits qui permettront au lecteur de se faire lui-même une opinion.
Les publications consacrées à la défense non-violente n’ont pas été très nombreuses depuis 1975 mais elles ont permis un réel approfondissement de cette question. Citons d’abord le Texte d’Orientation Politique du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) publié en avril 1976 qui consacre une trentaine de pages à la défense non-violente en la replaçant dans les perspectives générales de ce mouvement qui se propose, entre autres, de « mener une recherche sur les possibilités concrètes d’une défense populaire non-violente et sur ses conditions politiques, culturelles, économiques ».
Le Mouvement International de la Réconciliation a publié de son côté plusieurs monographies très documentées sur diverses campagnes d’action non-violente dont plusieurs sont citées dans notre étude. On pourra lire dans cette collection :
- Norvège 40-45, de Magne Skodvin ;
- La Bataille de la Rhur, de Wolfgang Sterstein ;
- Allemagne de l’Est 1953, de Theodor Ebert ;
- Danemark 40-45, de Jeremy Bennet ;
- Tchécoslovaquie 1968, d’Adams Robert, Anders Roserup et Andrew Mack ;
- Guérilla et résistance non-violente de Liddell Hart.
La lecture de ces monographies est vivement recommandée à tous ceux qui s’intéressent à la défense civile non-violente.
L’Union Pacifiste de France axe la plus grande partie de son action sur une Proposition de Loi pour un Désarmement Unilatéral qui mentionne, elle aussi, dans son préambule, la résistance non-violente.
Dans la presse, le journal qui accorde le plus de place à la non-violence est l’hebdomadaire « La Gueule ouverte – Combat non-violent ». La revue Alternative Non-Violente qui s’est donné pour tâche d’effectuer un travail d’approfondissement sur tous les aspects de la non-violence a consacré un numéro à la défense non-violente en juin 1976 (N° 17, Pour une autre défense)
D’autre part, il n’est pas rare maintenant de voir des ouvrages sur les problèmes de la défense mentionner, pour le critiquer le plus souvent (mais c’est le signe qu’on ne peut plus l’ignorer) la défense civile non-violente.
Ainsi trouve-t-on une critique de la défense civile dans L’Adieu aux armes du Général Gallois (Éditions Plon), dans Armée-Nation : un rendez-vous manqué de Rémy Baudoin, Michel Stack et Serge Vignemont (Éditions PUF) et un chapitre sur la non-violence dans La Paix nucléaire de l’Amiral de Joybert (Plon). Une annexe du livre de Charles Hernu : Soldat Citoyen (Flammarion) est également consacrée à la défense civile non-violente mais le texte même de Charles Hernu n’en tient aucun compte.
Le ralliement des partis de gauche à l’armement nucléaire a provoqué un débat sur la défense au cours duquel la défense non-violente a été fréquemment évoquée. On pourra lire notamment L’Héritage, de Jean-Marie Muller (Éditions La Gueule Ouverte) et le numéro de février 1977 de la revue Faire, du Parti Socialiste. Il est à noter également que plusieurs sections de ce parti ont émis des motions critiquant le ralliement des partis de gauche à l’armement nucléaire et mentionnant la défense civile non-violente comme substitut à la défense nucléaire.
Signalons enfin, en ce qui concerne les publications, que quinze mille exemplaires de la présente brochure ont été diffusés à la date où nous écrivons cette postface et qu’elle a été traduite et éditée en espagnol par Gonzolo Ariassous le titre Defensa armada o defensa popular no violenta ? et en espéranto par Jacqueline Lepeix. Quant au tract de présentation de cette brochure, il en a été tiré et diffusé à plus de cent mille exemplaires.
Mais le signe le plus net de la progression de l’idée de défense civile est la mise en pratique des techniques non-violentes par un nombre croissant de Français.
Le Larzac reste le foyer le plus actif d’action non-violente avec un grand nombre d’actions réalisées depuis trois ans sur le plateau même et avec deux campagnes de désobéissance civile auxquelles participent plusieurs centaines de Français :
- La campagne de refus - redistribution de 3 % de l’impôt qui a permis aux paysans de financer de nombreux travaux sur le plateau ; plus de deux mille contribuables y ont participé.
- La campagne de renvois de livrets militaires qui a concerné, en quatre ans, environ mille cent personnes et qui a provoqué près de deux cents procès, chaque procès étant l’occasion d’une campagne d’information locale.
Il faut ajouter à ces actions de désobéissance civile, l’action légale des Groupements Fonciers Agricoles qui a permis aux paysans d’acheter plus de mille hectares de terrain dans le périmètre d’extension du camp militaire.
En liaison avec l’action des paysans et avec leur aide, un centre de recherche et de rencontre pour une autre défense, Le Cun, est en train de s’édifier au Larzac dans la zone d’extension du camp et donc dans l’illégalité. Le centre, animé par une communauté, comportera une bibliothèque de prêt et organise déjà des sessions sur les problèmes de la militarisation et la défense civile non-violente.
Autre action importante : celle des objecteurs insoumis qui sont plus d’un millier à refuser, par l’insoumission, un statut inadapté et défiguré par le décret de Brégançon.
La lutte contre le programme nucléaire donne aussi lieu à un bon nombre d’actions non-violentes (occupations des sites, obstruction civile, etc.) et une vaste campagne d’autoréduction de 15 % des taxes de l’EDF est en train de se mettre en place dans l’ensemble de la France.
Il faut aussi mentionner l’action des travailleurs de Lip qui ont eu recours à plusieurs reprises à des actions de désobéissance civile (paie sauvage, ventes sauvages de montres) et qui occupent leur usine depuis 1973 en pleine illégalité.
À noter également que la technique du boycott est actuellement popularisée par les organisations de consommateurs ; elle a déjà permis, en quelques mois, la suppression d’un bon nombre de colorants dans les produits alimentaires. Un boycott des bombes aérosols et des lessives polluantes est aussi en cours. De leur côté, les organisations anti-apartheid ont lancé un boycott des oranges Outspan d’Afrique du Sud.
Il faudrait aussi évoquer une multitude d’actions locales ponctuelles organisées par des comités de quartiers, des associations de parents d’élèves, des comités d’intérêts local, des syndicats, qui montrent que la population craint de moins en moins de recourir à l’action directe illégale lorsque l’action légale s’est révélée inefficace.
Le développement du courant écologique, auquel participent d’ailleurs les organisations non-violentes. permet d’espérer une popularisation croissante des techniques d’action non-violente qui sont en parfaite convergence avec les techniques légères, décentralisées et « conviviales » que cherchent à promouvoir ces mouvements dans tous les domaines.
Le bilan de ces trois années nous paraît donc positif et il nous semble plus nécessaire que jamais de faire connaître le plus largement possible la théorie et la pratique de l’action non-violente.
Références
modifier- ↑ « Le Monde », 27 janvier 1973.
- ↑ Ce texte et d’autres déclarations épiscopales sont réunis dans le dossier : « Des évêques face au problème des armes », présenté par P. Toulat (Le Centurion).
- ↑ Qu’il soit bien clair pour le lecteur que nous employons l’expression « défense armée » pour signifier une défense dotée d’armes meurtrières, par opposition a une défense non-violente, qui est, elle aussi, « armée », mais de moyens d’action respectueux des personnes.
- ↑ Voir : « Une nouvelle force de frappe », de Jo Pyronnet (Ed. Témoignage Chrétien). Un chapitre est également consacré à cette question dans « Les chrétiens et la violence » (Jean Lasserre), « L’Évangile de la Non-Violence » (Jean-Marie Muller), « La bombe ou la vie » (Jean Toulat). En outre Olivier Maurel et le groupe non-violent de Toulon ont publié une plaquette : « Défense nationale armée ou défense populaire non-violente ».
- ↑ Revue Projet, novembre 1973.
- ↑
Janvier 1974.
- ↑
« Le Monde », 17 octobre 1973.
- ↑ Sur le phénomène de la militarisation lire : « La France militarisée », de O. Brachet, C. Pons et M. Techon (Editions du Cerf, Coll. Objectifs - 1974).
- ↑ « Le Monde », du 28 septembre 1974.
- ↑ Citations extraites de « Quelle terre laisserons-nous à nos enfants », de Barry Commoner (Le Seuil 1969).
- ↑ « Le Monde », 14 novembre 1973.
- ↑ « Le Monde ». 29 mars 1974.
- ↑ « Le Monde ». 19 avril 1970.
- ↑ St Bernard, « Éloge de la nouvelle milice ».
- ↑ Il faudrait, sans doute, ajouter ici une remise en question psychologique de l’armée que nous ne pouvons qu’ébaucher. Les ouvrages d’Hannah Arendt (« Procès a Jérusalem : essai sur la banalité du mal », éditions Gallimard), du psychanalyste anglais R.-E. Money-Kyrle (« Psychanalyse et politique », à paraître aux éditions de « l’Age d’homme ») et surtout du psychologue américain Stanley Milgram (« Soumission a l’autorité », éditions Calmann-Lévy) ont montré, de façon difficilement réfutable que la cause profonde des conduites les plus cruelles est beaucoup moins le sadisme de quelques individus que la soumission collective a l’autorité. Cette idée, confirmée par des expériences menées sur des centaines d’individus appartenant à toutes les catégories sociales, devrait nous amener à penser qu’il est absurde de prétendre lutter contre l’agression d’un État totalitaire au moyen d’un système de défense militaire tout entier fondé sur la soumission à l’autorité hiérarchique. En effet, en développant celle-ci, on ne fait que rendre plus probable l’avènement de ce contre quoi on voulait lutter, c’est-à-dire d’un système fondé sur la torture et la terreur. Au contraire, le développement de la pratique de la désobéissance civile qui est une des techniques essentielles de l’action non-violente a des chances de former des individus plus libres a l’égard de toute autorité, plus responsables et donc plus capables de d’obéir à des ordres inhumains et d’entraver l’avènement d’une dictature totalitaire.
- ↑ L’art de la guerre (Editions Marabout - Tome 2, p. 237).
- ↑ Lire à ce sujet : « Les trafics d’armes de la France », (Ed. Maspéro, 1977).
- ↑ Les deux puissances se sont affrontées par peuples interposés. Georges Thayer (Les marchands de guerre - Julliard), dénombre, depuis 1945, plus de 300 conflits armés dont 45 guerres importantes. La « paix nucléaire » est en fait une guerre mondiale ininterrompue mais dont les combats se déroulent sur des champs de bataille limités et constamment mouvants. En fait, la guerre mondiale n’a pas cessé depuis 1945.
- ↑ Revue de la Défense Nationale, octobre 1973.
- ↑ « L’Express », 2 septembre 1974.
- ↑ Il faut ajouter que les risques d’une utilisation privée, des armes nucléaires, s’accroissent avec leur multiplication et leur dissémination. « Est-il vrai qu’il soit possible d’acheter une bombe atomique ? » demandait Yves Barraud à Max Z., trafiquant d’armes suisse. « Exact » lui fut-il répondu : « plus précisément, un obus atomique tactique ». (Nouvel Observateur, 26 novembre 1973). Le New-York Times a révélé, le 29 décembre 1974, que plusieurs tonnes d’uranium et de plutonium ont disparu, aux États-Unis, et qu’il n’est pas impossible que des organisations terroristes s’en soient emparées pour fabriquer des bombes artisanales, il suffit, en effet, à un petit groupe d’hommes, de 40 livres d’uranium enrichi ou de 12 livres de plutonium pour mettre au point une arme nucléaire capable de tuer des milliers d’êtres humains. On peut juger, à partir de là, quelle sorte de sécurité nous promet la dissémination de l’armement atomique et la multiplication des centrales nucléaires dites « pacifiques ».
- ↑ Ed. Seuil - Coll. Combats.
- ↑ Jean-Marie Domenach. « Le Monde » 28-7-74.
- ↑ Jean-Marie Domenach. « Le Monde ». 29-8-74.
- ↑ Gollancz, London, 1958.
- ↑ Avant-propos de l’étude Civilian Defence, éditée par « Peace-News », Londres.
- ↑ Il est à noter que les partisans de la défense armée, eux-mêmes, ne croient plus à la possibilité d’arrêter une invasion aux frontières : « Dans son contexte moderne, la garde aux frontières est une notion périmée » affirmait M. Robert Galley, Ministre des Armées, dans un discours prononcé à Barcelonnette (1er février 1974).
- ↑ Guenter Lewy : « L’Église catholique et l’Allemagne nazie », p. 231. Stock, 1964.
- ↑ Id., p. 250.
- ↑ En U.R.S.S., c’est par l’occupation non-violente du hall du Comité central du parti communiste, à Moscou, occupation accompagnée d’une campagne de protestations et notamment de grèves de la faim, que les Juifs soviétiques ont obtenu le droit d’émigrer en Israël.
- ↑ « The Strategy of Civilian Defence » - Faber and Faber - Londres 1967, p. 205.
- ↑ Ville de Tchécoslovaquie où les nazis rassemblèrent dans un ghetto, à des fins publicitaires, les Israélites dont la notoriété empêchait provisoirement qu’on les supprime.
- ↑ Hannak Arendt. « Eichmann à Jérusalem » (Collection Témoins, Gallimard).
- ↑ Sur l’efficacité de l’action non-violente dans la lutte syndicale, et son effet sur l’opinion publique, lire « César Chávez, un combat non-violent », de Jean-Marie Muller et Jean Kalman, Ed. Fayard-Le Cerf, 324 p.
- ↑ On lira à ce sujet, avec intérêt, dans la revue « Alternatives non-violentes », n° 3 le compte rendu de l’action de Lorenzo Barbera et des habitants de la vallée de la Bélice, en Sicile.
- ↑ Les exemples cités dans le présent ouvrage (p. à et à ) démentent cette affirmation.
- ↑ « Enseigne de vaisseau » est un grade militaire d’officier subalterne dans la marine, NdE (2017)